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Quand il fut parti et que l’écho de ses pas fut englouti par le silence, elle se secoua et respira profondément.
— Je n’aurais jamais cru voir ça ! murmura-t-elle surtout pour elle-même, et s’adressant à tous, retrouvant ses forces, elle lança :
— Alors c’est vrai ?
— Pour Bertred, reconnut honnêtement Cadfael, je n’en suis pas sûr et je ne pourrai jamais l’être tant qu’il n’aura pas avoué, ce qui, je crois, n’est pas impossible. Quant à Eluric, il n’y a aucun doute. Vous avez entendu votre tante. Dès qu’il s’est rendu compte de ce qu’il avait laissé d’incriminant derrière lui, il s’est débarrassé des bottes. Simplement pour se couvrir et non pour que Bertred soit accusé à sa place. Pas à ce moment. Pour moi, il en était vraiment venu à croire que vous alliez prendre le voile en lui confiant la boutique et le commerce. Il a pensé que ça valait le coup d’essayer de rompre le droit de l’abbaye sur la maison du faubourg et de tout empocher.
— Il ne m’a jamais encouragée à prononcer mes vœux, au contraire, s’étonna-t-elle. Mais il lâchait parfois une allusion. Il avait toujours ça présent à l’esprit.
— Seulement cette nuit l’a transformé en assassin, ce qu’il n’avait jamais envisagé, et il ne pouvait plus revenir en arrière. Qu’aurait-il décidé s’il avait appris que vous vouliez aller voir l’abbé et renoncer au loyer de la rose, ça je l’ignore, mais quand ce bruit lui est venu aux oreilles, il était trop tard et une tierce personne a contrecarré ses plans. Son affolement n’était pas feint, c’est sûr ; il tenait désespérément à vous retrouver, craignant que vous ne cédiez et que vous ne vous remettiez, vous et votre fortune, entre les mains de votre ravisseur, ce qui l’aurait laissé le bec dans l’eau, nanti d’un nouveau maître, sans pouvoir espérer l’héritage ni la puissance pour lesquels il avait tué.
— Et Bertred, comment a-t-il été mêlé à tout cela ?
— En participant à la battue avec mes hommes, expliqua Hugh. Il nous avait devancés... ou avait deviné juste, mais il s’est bien gardé d’en parler. Il est donc parti de nuit pour vous libérer lui-même et récolter les lauriers de sa victoire. Or, en tombant, il a réveillé le chien, comme vous le savez. Après, mystère. On l’a sorti de la Severn, sur l’autre rive, le lendemain. Ce qui s’est passé entre-temps et les causes de sa mort sont matière à conjectures. Vous vous rappelez toutefois avoir entendu ou cru entendre des bruits comme s’il y avait quelqu’un d’autre dehors, après la fuite de Bertred, pendant que vous dressiez vos plans pour vous rendre au gué de Godric la nuit suivante.
— Et vous pensez que c’était Miles ?
Elle prononça le nom de son cousin avec une étrange tristesse persistante. Elle n’aurait jamais imaginé que celui qui était son bras droit pût vouloir attenter à ses jours.
— Tout ça se tient, soupira Cadfael. Qui d’autre avait l’occasion de remarquer l’air satisfait de Bertred ? Qui avait plus de facilité pour l’observer et le suivre quand il est ressorti ? Et si votre cousin a pu se rapprocher après qu’on s’est lancés à la poursuite de Bertred et surprendre votre conversation, vous comprendrez qu’il avait tous les atouts en main. Dans la forêt, quand votre compagnon vous a quittée, rien de plus simple que de vous tuer en vous laissant sur place. On aurait cru à un crime de rôdeur, et si ça ne marchait pas, on se serait retourné contre votre ravisseur qui vous avait amenée en cet endroit perdu pour s’assurer de votre silence définitif. Je ne pense pas, continua Cadfael après mûre réflexion, que l’idée d’un meurtre lui soit venue à l’esprit avant que l’occasion ne se présente, et ce crime a dû lui paraître la solution idéale, meilleure que de vous pousser à entrer au couvent. Car tout lui serait revenu. Supposons qu’il ait presque cédé à la tentation : il découvre Bertred à moitié assommé. Il a sûrement eu une de ses horribles inspirations. Bertred vivant pouvait gêner ses projets, mais mort il n’avait rien à craindre, et quand on le retrouverait, il porterait les bottes de l’assassin. Il s’était fabriqué un bouc émissaire même en cette occurrence.
— Mais il s’agit seulement d’une supposition, objecta Judith bouleversée, incrédule. Vous n’avez rien pour corroborer vos dires.
— Pas sûr, déclara Cadfael d’un ton lourd. Je crains le contraire. Il se trouve en effet que quand votre cousin est venu à l’abbaye avec une charrette pour ramener le corps de Bertred il s’est aperçu que ceux qui avaient déshabillé ce malheureux n’avaient prêté aucune attention à ses brodequins, ni moi non plus. Je n’y avais même pas songé quand j’ai apporté le paquet de vêtements à Miles. Il a fallu qu’il les bouscule et les renverse à mes pieds pour que je les ramasse avant de les regarder et de comprendre ce que j’avais entre les mains. Il voulait absolument que je remarque une preuve aussi évidente.
— Ce n’était pas très malin, observa-t-elle, dubitative. Alison aurait confirmé sans difficulté que son fils tenait les chaussures de Miles.
— Encore eût-il fallu qu’on le lui demande. Mais rappelez-vous, on avait découvert le criminel. Mort... pas de procès en perspective, plus de mystère, à quoi bon poser des questions, torturer un cadavre, à plus forte raison une pauvre femme qui se retrouve seule ? expliqua Hugh. A supposer que j’aie été absolument sûr de mon fait, et je ne sais pas pourquoi j’ai toujours eu un léger doute, je n’aurais pas empêché qu’on l’enterre paisiblement. Sa mère avait déjà assez souffert comme ça. Pourtant c’était un risque à courir, peut-être aurait-il dû nous tenir tête. Mais on ne saurait penser à tout, n’est-ce pas ? Et il n’était pas habitué à ce genre de filouterie.
— Il a certainement passé des moments terribles, toute cette nuit où je lui ai échappé, dit Judith. Il savait que je reviendrais mais pas ce que je pourrais raconter. Et quand il a appris sans qu’il subsiste la moindre ambiguïté que j’ignorais tout de mon agresseur, il s’est senti rassuré. C’est drôle, ajouta-t-elle, fronçant les sourcils en repensant à tous ces événements sur lesquels elle n’avait plus prise, quand vous l’avez emmené, je n’arrivais pas à le considérer comme dangereux, vicieux ou conscient de sa culpabilité : il avait seulement l’air effaré ! Comme s’il se retrouvait dans un endroit où il n’aurait jamais cru parvenir un jour, et qui lui était étranger.
— D’une certaine façon, répondit sobrement Cadfael, je pense que vous avez raison. C’est un peu l’histoire de l’homme qui a commencé à glisser dans un marais. Il ne peut plus reculer, et à chaque pas il s’enfonce plus profondément. Depuis l’attaque contre le rosier jusqu’à sa tentative contre vous, il s’est laissé entraîner. Rien d’étonnant s’il ne savait plus où il en était et s’il ne se reconnaissait plus quand il se regardait dans une glace.
Ils étaient tous partis, Hugh Beringar avait regagné le château pour y interroger son prisonnier, encore sous le coup de la culpabilité qui l’écrasait et chez qui la ruse froide, l’instinct de conservation n’avaient pas reparu afin de couvrir de leur chape un esprit et une conscience que la vérité avait forcés à s’ouvrir. Sœur Magdeleine et frère Cadfael s’étaient rendus à l’abbaye, elle pour dîner avec Radulphe, après s’être assurée qu’on pourrait se passer d’elle dans cette maison pendant quelques heures, lui pour reprendre ses occupations dans la clôture maintenant que cette affaire avait été menée à son terme. Il convenait de laisser le temps et le silence reprendre leurs droits, effacer ces cris et cette angoisse. Il ne restait plus personne, même pas le pauvre Bertred qu’on avait porté au cimetière de Saint-Chad. La demeure était plus vide que jamais, à moitié dépeuplée par la mort, et le fardeau qui retombait sur les épaules de Judith s’était alourdi de deux veuves sans enfant sur qui elle aurait à veiller, mais elle n’y manquerait pas. Elle avait promis à sa tante de lui raconter tout ce qu’elle avait besoin de savoir et elle avait tenu parole. Le calme dû à l’épuisement avait suivi les lamentations. Même les fileuses avaient déserté les ateliers pour la journée. Les métiers étaient au repos, pas une voix ne s’élevait.
Judith s’était assise dans son cabinet où elle s’était enfermée pour réfléchir à cette succession de catastrophes, mais il lui sembla plutôt qu’elle ne voyait que du vide et que le terrain était dégagé pour laisser place à quelque chose de nouveau. Elle n’avait plus personne sur qui s’appuyer dans sa vie professionnelle, tout reposait sur elle désormais. Il lui faudrait retrouver un premier tisserand en qui elle pourrait avoir confiance, un clerc pour tenir les comptes dont Miles se chargeait naguère. Elle n’avait jamais refusé ses responsabilités ni joué les martyrs. Elle n’allait pas commencer aujourd’hui.
Quel jour était-on ? Elle avait presque oublié. Une chose était sûre, le loyer de la rose, c’était du passé. Le rosier avait entièrement brûlé, il ne donnerait plus ces petites roses blanches si parfumées qui lui rappelaient ses années de mariage. C’était sans importance maintenant. Elle était libre, hors de danger, maîtresse de ses biens qu’elle pouvait donner ou garder à son gré. Peut-être irait-elle voir l’abbé Radulphe pour rédiger un nouveau document dûment contresigné par des témoins, dans lequel elle offrirait la maison et son terrain sans condition aucune. Il ne restait certainement plus grand-chose des calculateurs intéressés qui l’entouraient, mais elle allait mettre bon ordre à tout cela une fois pour toutes. Ce qui demeurait, après les roses, c’était une sensation douce-amère de regret pour ces années de bonheur dont chaque fleur annuelle était un souvenir et un garant. À présent il n’y en aurait plus.
Au milieu de l’après-midi, Branwen passa timidement la tête à la porte et lui annonça qu’un visiteur attendait dans la grande salle. Indifférente, Judith demanda qu’on l’introduise.
Niall entra, hésitant. Il tenait une rose d’une main et un enfant de l’autre. Il s’arrêta un moment sur le seuil afin de s’orienter dans une pièce où il n’avait jamais mis les pieds. Par la fenêtre ouverte, un large rayon de soleil entrait à flots et coupait le cabinet en deux, laissant Judith dans l’ombre d’un côté et les nouveaux arrivants de l’autre. Elle s’était levée, étonnée de le voir là. Elle demeura sur place, les yeux écarquillés, le cœur soudain plus léger, comme si une brise légère venue d’un jardin, traversant de son souffle un endroit sombre et triste, lui rappelait la splendeur de l’été, la fête prochaine d’une sainte. Sans avoir été invité, sans crier gare, le seul être qui ne lui ait jamais rien demandé, qui n’attendait rien d’elle, lui rendait visite. Il n’exigeait rien, ne cherchait à profiter de rien, il ne connaissait ni l’envie ni la vanité et elle lui devait bien plus que la vie. Il lui avait apporté une rose, la dernière du vieux rosier, et c’était déjà en soi un petit miracle.
— Voici le loyer qui vous est dû.
Il avança de quelques pas dans sa direction et lui tendit la fleur à demi ouverte, fraîche, blanche, immaculée.
— Je croyais que tout avait été détruit, qu’il ne demeurait rien, s’étonna-t-elle. Comment est-ce possible ?
A son tour elle se porta à sa rencontre, presque à pas comptés, comme si les pétales pouvaient être réduits en cendres à son contact.
Très doucement, Niall retira sa main de celle de l’enfant qui recula, timide.
— Je l’ai cueillie pour vous hier, quand nous sommes rentrés.
Leurs mains se tendirent et se rencontrèrent dans le rayon lumineux. La corolle ouverte prit le lustre rosé d’une perle. Leurs doigts se touchèrent et se refermèrent sur la tige douce et dépourvue d’épines.
— Vous allez bien ? Votre blessure ne s’est pas infectée ?
— C’était une simple égratignure. Vous avez, je le crains, été touchée beaucoup plus sérieusement.
— C’est fini maintenant. Je m’en souviens à peine.
Mais elle sentait qu’il avait compris à quel point elle était seule. Ils se regardèrent dans les yeux sans ciller, avec une intensité difficile à soutenir et plus encore à rompre. La petite fille se décida à faire un ou deux pas, sans oser s’aventurer plus loin.
— Votre fille ? demanda Judith.
Il répondit oui et se tourna pour reprendre la main de l’enfant.
— Il n’y avait personne à qui je puisse la laisser, ajouta-t-il.
— J’en suis heureuse. Pourquoi la confier à autrui quand vous venez me voir ? Je vous assure qu’elle est la bienvenue.
Dans un soudain élan d’abandon, la fillette se rapprocha de son père en voyant cette inconnue à la voix douce lui sourire. À cinq ans, elle était grande pour son âge, avec un visage ovale solennel et une peau laiteuse dorée par le soleil. Elle avança dans la lumière où elle resplendit telle la flamme d’une bougie, car ses cheveux qui bouclaient sur ses tempes et pendaient sur ses épaules avaient la teinte chaude de l’or rouge et de longs cils dorés frangeaient ses yeux bleu nuit. Elle ploya brièvement le genou en guise de révérence sans détourner son regard brillant, plein de curiosité, de celui de Judith. Puis elle se décida en un tournemain, sourit et, sans qu’on puisse s’y tromper, leva la tête, acceptant qu’on l’embrasse.
Cela revenait à plonger sa petite main dans la poitrine de Judith pour toucher un cœur qui, depuis tant d’années, se languissait d’enfant. Quand elle se pencha vers la joue offerte, elle faillit se mettre à pleurer. La bouche de la fillette était fraîche et douce. C’est elle qui tenait la rose lorsqu’ils traversaient la ville et l’odeur lui en était restée. Pour le moment elle se taisait, trop occupée par cette femme et cette pièce. Elle pérorerait bien assez plus tard quand elles se connaîtraient mieux.
— C’est le père Adam qui lui a donné son nom, murmura Niall, couvant son héritière des yeux avec un sourire grave. Un nom pas ordinaire, elle s’appelle Rosalba.
— Je vous envie, murmura Judith.
Une certaine contrainte pesait sur eux, rendant la conversation délicate. Ils avaient si peu parlé, si malaisément en ce lieu. Il reprit la main de Rosalba et se dirigea vers la porte, pénétra dans la zone d’ombre, laissant Judith presser contre elle la rose toujours illuminée. L’autre petite rose blanche[5] tourna les talons ; elle avait envie de partir, mais elle regarda par-dessus son épaule et sourit en prenant congé.
— Allez, ma mignonne, on rentre à la maison. On a accompli notre tâche.
S’ils s’en allaient tous les deux, il n’y aurait plus de rose à porter, plus de loyer à payer le jour de la translation de sainte Winifred. Et s’ils disparaissaient comme ça, un tel moment privilégié ne se reproduirait peut-être jamais.
Il était à la porte quand Judith cria soudain :
— Niall !...
Il se retourna, le visage brusquement éclairé, et la vit toute droite dans le soleil, aussi claire que sa rose.
— Niall, ne t’en va pas !
Elle avait enfin trouvé les mots qu’il fallait au moment opportun. Elle lui répéta ce qu’elle lui avait dit au cœur de la nuit, au portail du gué de Godric :
— Ne me laisse pas maintenant !
[1] Cf [Cadfael-10] Le Pèlerin de la haine, (n°2177) du même auteur et dansla même collection.
[2] Étendue de terre fertile bordant la Severn.
[3] Bateau très léger en osier et peau de mouton qu’on trouve encore au pays de Galles et en Irlande. (N.d.T.)
[4] Voir [Cadfael-04] La foire de saint Pierre du même auteur, dans la même collection (n°2043)
[5] « Rosalba » est formé de deux mots latins signifiant « rose blanche ». (N.d.T.)