13

 

 

Maintenant que son esprit parvenait à relier des détails qui donnaient un sens horrible à ce qui semblait jusqu’alors un faisceau d’éléments disparates, il ne pouvait penser qu’à cela. D’un bout à l’autre de vêpres, il essaya de se concentrer, mais la séquence lamentable de catastrophes liées au loyer de la rose lui revenait inexorablement en tête, et commençait à obéir à un ordre logique. D’abord, il y avait Judith qui, au bout de trois ans de solitude, n’était toujours pas remise de son deuil. Elle était persécutée par une théorie de soupirants, jeunes et moins jeunes, qui avaient un œil sur sa personne et l’autre sur sa fortune, mais ils avaient soupiré en vain, et aujourd’hui ils s’inquiétaient de voir qu’elle risquait de finir bonne sœur. Ensuite, il y avait eu l’attentat contre le rosier, histoire, sait-on jamais, de se réserver la possibilité de récupérer la maison offerte à l’abbaye, avec pour résultat la mort de frère Eluric qui n’avait très certainement pas été préméditée, mais due à la panique. Après cela, qu’il l’ait ou non voulu, un homme s’était retrouvé avec un meurtre sur la conscience, et l’on pouvait s’attendre à ce que désormais il ne recule devant rien. Mais ensuite, pour tout compliquer, il y avait eu l’enlèvement de Judith, lui aussi perpétré dans l’affolement pour l’empêcher de rendre son offrande inconditionnelle et essayer de la persuader de se marier, éventuellement sous la menace. Même s’il n’avait jamais été nommé, on connaissait le responsable de cette folie. La mort de Bertred nuitamment aurait aussi eu un sens si le coupable était le ravisseur, mais manifestement, ça n’était pas le cas. Judith avait témoigné en sa faveur, ainsi, en cas de besoin, que la mère de Vivian Hynde, car il était apparu, une fois le marché conclu entre la captive et le geôlier, que Judith avait été emmenée dans une maison confortable, qui avait déjà été fouillée ; quant à la pièce condamnée de l’entrepôt, elle avait été hâtivement mais soigneusement nettoyée pour effacer toute trace de sa présence. Jusqu’ici, pas de problème ! Mais dans la nuit, les murs avaient eu des oreilles, Bertred d’abord, puis peut-être quelqu’un d’autre, à moins que Vivian n’ait fui pour se trouver dans un tel état qu’une souris ou une araignée aurait pu le tuer d’une crise cardiaque. On avait peut-être surpris leur conversation, le cheval avec ses deux cavaliers avait peut-être été suivi, et pas seulement par Niall. Et ainsi la boucle désastreuse serait bouclée d’autant plus sûrement si celui qui l’avait déroulée le premier cherchait à la refermer.

Cadfael se perdait dans ses pensées, alors qu’il aurait dû s’attacher à des choses plus paisibles et intemporelles. Il se dit que Vivian représentait un bouc émissaire parfait pour l’agresseur de Judith dans la forêt. L’homme qui l’avait enlevée et s’était vainement efforcé de la contraindre au mariage était à cheval avec elle dans les bois, en pleine nuit ; peut-être s’était-il méfié de sa promesse de ne pas le trahir et avait-il préféré, une fois qu’elle était descendue, mettre pied à terre et revenir se débarrasser d’elle une fois pour toutes. Il fallait cependant reconnaître que Judith l’avait tiré d’affaire et assuré qu’il n’avait qu’une idée en tête, rentrer chez lui ou gagner Forton, où son père gardait les troupeaux. Oui, mais si le coup avait réussi, si Judith avait été tuée et s’il n’y avait donc pas eu de témoin à décharge ?

Un bouc émissaire qu’on trouve avant même de commettre un meurtre, songea Cadfael. Et s’il y en avait eu un autre pour le premier crime, pas avant, puisqu’il n’y avait pas eu préméditation, mais après ? Un bouc émissaire, tout prêt à être envoyé à l’échafaud, vulnérable, impuissant, qui amène en un clin d’œil l’idée de l’utiliser et la certitude de sa mort ? Encore une fois, il ne s’agissait pas de hasard, mais de la conséquence ironique et amère des événements précédents.

Et tout cet imbroglio de logique et de culpabilité dépendait de deux chaussures gauches qu’il n’avait pas encore examinées. Plus elles seront usées, mieux cela vaudra, avait-il précisé quand Magdeleine, fine mouche et qu’il en fallait plus pour étonner, lui avait demandé des détails, il me faut des brodequins qui aient servi. Rares sont ceux, à part les riches, qui en possèdent plusieurs paires, mais l’un de ceux auxquels il pensait n’aurait plus l’usage des siens et l’autre en avait sûrement de rechange. Cadfael avait été très clair, pas de chaussures neuves, car il en a certainement. Les vieilles ne lui serviraient plus.

Les vêpres étaient terminées et Cadfael avait trouvé un moment pour se rendre à son atelier avant le souper, au cas où l’enfant l’y attendrait. Le fils du maître charpentier connaissait très bien l’endroit, qu’il avait fréquenté quelques années auparavant[4] ; c’est certainement là qu’il viendrait le rejoindre. Mais tout était calme à l’intérieur où régnait une agréable fraîcheur ; seule une jarre de vin bouillonnait mollement au ralenti, les bouquets d’herbes sèches bruissaient doucement sous l’auvent et entre les poutres ; le brasero était éteint. C’était les jours les plus longs de l’année, dehors la lumière était à peine moins éclatante que dans l’après-midi, mais d’ici une heure elle s’adoucirait avec les rayons presque horizontaux du crépuscule et ses lueurs verdâtres.

Rien encore. Il ferma la porte de son petit royaume personnel et supporta sans broncher les reproches de Jérôme, d’une extrême onction, car il avait deux minutes de retard. Cadfael y prêta à peine attention et s’excusa presque automatiquement. La maison de la rue Maerdol devait être trop occupée et sens dessus dessous pour que sœur Magdeleine se livrât à son petit larcin aussi facilement qu’il l’avait espéré. Tant pis ! Quand elle entreprenait quelque chose, elle ne renonçait pas aisément.

Il manqua les collations mais se rendit dûment à complies. Toujours aucun signe. Il se retira derechef dans son atelier qui représentait toujours une bonne raison de ne pas être là où il aurait dû selon les règles, même tard dans la soirée. Mais la nuit était complètement tombée et les moines déjà couchés quand Edwy Bellecote arriva en courant, des excuses plein la bouche.

— Mon père m’a envoyé en course à Frankwell et je n’avais pas le droit de mentionner que vous m’aviez chargé d’une mission, frère Cadfael, alors j’ai jugé bon de tenir ma langue et d’y aller. Ça m’a pris plus longtemps que prévu, et j’ai dû raconter que j’avais oublié mes outils pour rentrer si tard. Mais la religieuse me guettait. C’est une rapide, celle-là ! Et voilà ce que vous avez demandé.

Il sortit de sous son manteau un paquet enveloppé et s’installa confortablement, sans y avoir été invité, mais certain d’être le bienvenu, sur le banc contre le mur.

— Pourquoi diable avez-vous besoin de ces deux chaussures dépareillées ?

Cadfael connaissait bien ce garçon, qui venait d’atteindre ses dix-huit ans. Il était grand pour son âge, très mince, d’esprit aventureux ; il avait d’épais cheveux châtains, et bien peu de choses échappaient à ses yeux noisette. Il les écarquillait à présent tandis que Cadfael ouvrait l’emballage et posait les souliers par terre.

— Pour étudier convenablement deux pieds dépareillés, pardi ! (Et il les regarda un moment sans y toucher.) Laquelle est à Bertred ?

— Celle-ci. Je l’ai dérobée pour la sœur, dans l’endroit où il rangeait ses quelques affaires, mais elle a dû attendre le bon moment pour prendre l’autre, sinon j’aurais pu être là avant qu’on m’envoie à Frankwell.

— Aucune importance, murmura Cadfael distraitement, et il la retourna, la semelle en l’air.

Pour être usagée elle l’était, l’extrémité s’amincissait au bout du pouce et portait une pièce ; la semelle à une seule épaisseur était renforcée par un triangle de cuir épais au talon. Elle appartenait à cette espèce toute simple, sans attache, où l’on glisse simplement le pied. Le morceau de cuir à la couture, sur l’extérieur du cou-de-pied, était presque troué. Mais après toutes ces années où elle avait probablement servi, la semelle présentait une usure égale, depuis l’arrière du talon jusqu’au bout des orteils. Aucune pression latérale, elle n’était pas affaissée au talon ni ne portait une marque oblique au bout du pied.

L’autre était une bottine qui arrivait assez bas sur la cheville, fabriquée sur le même modèle en une seule pièce jusqu’à la partie supérieure et également cousue sur le cou-de-pied, légèrement pointue, avec un talon un peu surélevé et un lacet qui entourait la cheville et s’attachait avec une boucle. L’extérieur, à l’arrière du talon, était assez profondément affaissé, et une usure pareille apparaissait à l’intérieur, au bout du pied. La petite lampe de Cadfael, toute proche, mais qui tombait en biais, accentuait les lumières et les ombres. Ici on distinguait le début d’une déchirure sous le gros orteil qui existait au même endroit sous la botte qu’on avait retirée à Bertred. C’était suffisant.

— Et ça prouve quoi ? s’étonna Edwy qui, dévoré de curiosité, penchait la tête vers le brodequin.

— Que je suis un imbécile, lâcha Cadfael sans enthousiasme, mais je m’en doutais déjà un peu. Non, cela démontre qu’un homme qui porte une chaussure une semaine n’est pas forcément le même que celui qui s’en servait la semaine d’avant. Tais-toi maintenant, laisse-moi réfléchir.

Fallait-il agir immédiatement ? Il ne parvenait pas à se décider. Mais, se rappelant les propos tenus dans l’après-midi, il pensa que l’affaire pouvait attendre au lendemain. La conviction de Judith d’avoir été attaquée par hasard sur un chemin de forêt le rassura. Un brigand était tombé sur une femme qui voyageait la nuit ; il avait profité de l’aubaine, ne fût-ce que pour lui voler ses vêtements si elle n’avait pas d’autres objets de valeur. En ce cas, inutile de rameuter la garde ni de réveiller Hugh avant l’aube, le meurtrier étant fondé à se croire en sûreté.

— Je n’ai décidément plus vingt ans, mon fils. J’ai besoin de repos. Et tu serais bien inspiré d’aller te coucher toi aussi, sans quoi ta mère va me reprocher de t’attirer hors du droit chemin.

 

Quand le garçon fut parti, Cadfael, dont la curiosité n’était toujours pas satisfaite, resta assis, immobile, silencieux, pensif, commençant enfin à admettre ce qu’il s’obstinait à refuser jusqu’alors. Car l’assassin, persuadé de son impunité à présent, ne s’arrêterait pas en si bon chemin. Après avoir été aussi loin, il n’allait pas tourner casaque. En outre, il ne lui restait guère de temps. Il l’ignorait mais il ne disposait plus que de cette nuit et, compte tenu de la présence dissuasive de sœur Magdeleine, il ne voudrait ni ne pourrait attenter à la vie de Judith. Il préférerait guetter le moment favorable, ne sachant pas que durant le jour qui allait se lever tout serait consommé.

Cadfael se redressa brusquement et la flamme du lumignon vacilla. Non Judith ne risquait rien ! Mais s’il était si sûr de son fait, l’autre disposait encore d’une nuit pour tenter de conserver la maison du faubourg, car demain le loyer de la rose serait payé et le titre de propriété de l’abbaye inattaquable pendant un an. C’était le rosier et non Judith qui courait un risque.

Il se gronda, se reprocha ses soupçons exagérés. Personne, en effet, pas même un criminel enhardi par l’impuissance des représentants de la loi, n’oserait entreprendre quoi que ce fût aussi tôt mais, au moment où il terminait mentalement sa phrase, il avait déjà traversé la moitié du jardin. Arrivé dans la grande cour, il se dirigea vers le portail. Il connaissait bien la route et l’obscurité ne le gênait pas ; d’ailleurs, le ciel était très clair, ponctué d’étoiles grosses comme des clous dans la noirceur de minuit. Il régnait un calme absolu sur la Première Enceinte où seul un chat en maraude errait parfois dans les coins sombres. Mais un peu plus avant, près de l’angle du mur de l’abbaye, à hauteur du champ de foire aux chevaux, une lueur rouge vibrait pas plus haut que le toit des maisons, et son frémissement irrégulier mettait en relief leur silhouette noire avant de les absorber de nouveau dans la pénombre. Cadfael se mit à courir. Puis il perçut, étouffées par la distance, des voix inquiètes, passablement incrédules. Soudain le rougeoiement se transforma en flamme haute qui envahit le ciel à grand bruit de bois qui craque. Les murmures cessèrent, laissant place à des cris d’hommes et de femmes, sur différents modes, auxquels, de mur en mur, les aboiements de tous les chiens du faubourg répondirent.

Les portes s’ouvraient, on se précipitait sur la route en finissant de s’habiller à la hâte, avant de se fondre dans le flot humain désordonné, attiré par l’incendie. On se posait au hasard des questions dont chacun ignorait les réponses. Cadfael rejoignit les autres à la porte de la cour de Niall, déjà grande ouverte. À travers le guichet menant au jardin, le feu, écarlate comme un pavot, étincelait. Au-dessus du mur, de la crête des flammes s’élevait un tourbillon d’air brûlant où voletaient des cendres floconneuses à plus de trois toises de hauteur avant de se dissoudre dans l’obscurité. Dieu merci, songea Cadfael, il n’y a pas de vent, le brasier n’atteindra ni la maison ni la forge du maréchal-ferrant de l’autre côté. Et à en juger par son intensité, tout devrait s’éteindre rapidement. Il n’empêche qu’en entrant il savait déjà le spectacle qui l’attendait.

Au milieu du mur du fond le rosier n’était qu’un immense bouquet de flammes au rugissement de fournaise, dans un vacarme de craquements d’os cependant que les épines se tordaient en crachant dans cette chaleur. Le feu avait atteint le vieux cep noueux derrière lequel il n’y avait plus rien, qu’une paroi de pierre pour l’alimenter. Les arbres fruitiers étaient assez éloignés pour survivre malgré le dommage causé aux branches les plus proches. Du rosier, il ne resterait que des rameaux noircis, comme des bras tendus, et de la cendre blanche. Autour de la lueur aveuglante s’agitaient quelques ombres impuissantes, incapables d’approcher. L’eau qu’on projetait à bonne distance explosait en vapeur et disparaissait en un sifflement furieux, sans aucun effet. Les hommes renoncèrent à leurs efforts inutiles et se reculèrent en balançant leurs seaux pour regarder le vieux tronc tordu, qui avait fleuri pendant tant d’années, se déformer, se fondre et gémir dans son agonie.

Niall s’était mis à l’écart et restait là, désolé, le visage tout sale, les sourcils froncés. Quand Cadfael le rejoignit, il se tourna, reconnut le moine, lui adressa un bref signe de tête avant de reprendre sa surveillance interrompue.

— Comment s’y est-il pris ? demanda Cadfael. Il ne s’est pas contenté de silex, d’acier et d’amadou alors que vous étiez à deux pas, ça me paraît évident. Il lui aurait fallu un bon quart d’heure avant de provoquer la moindre étincelle.

— Il a pris le même chemin que la première fois, marmonna Niall, sans détourner ses yeux mornes de la colonne tournoyante de fumée et de cendres mêlées. L’enclos de derrière, où le sol est plus haut. Il est resté hors du jardin cette fois. Je suppose qu’il a répandu de l’huile sur le massif et la vigne depuis le mur ; il les a aspergés complètement, puis il a laissé tomber une torche. Bien allumée... Ensuite il s’est sauvé dans le noir. Et on n’a aucun moyen de lutter, aucun !

Il n’y avait qu’à se tenir loin du brasier et à observer la scène. Bientôt la fureur s’apaisa et les branches noircies se détachèrent, projetant des nuées de fines cendres grises qui montaient comme un vol de papillons de nuit. Il fallait rendre grâce au mur de pierre qui avait empêché l’incendie de se propager vers les habitations.

— Elle y tenait beaucoup, murmura Niall, amer.

— Oui, mais au moins elle est encore en vie, une vie dont elle a redécouvert la valeur. Elle sait à qui elle le doit, Dieu mis à part.

A cela Niall ne sut que répondre et son regard ne s’éclaira pas. Le feu se calmait, prenait des allures de fleuve pourpre. Les volutes de fumée, qui n’étaient plus aspirées par le tourbillon, redescendaient vers le jardin. Les voisins se reculèrent, heureux de constater que le pire était passé et, petit à petit, ils retournèrent se coucher. Niall poussa un grand soupir et s’ébroua pour se ressaisir.

— J’envisageais de ramener ma fille ici aujourd’hui, articula-t-il lentement. On en parlait pas plus tard que la nuit dernière. Ce n’est plus un bébé, ce serait bien qu’elle soit avec moi. Mais là, je me pose des questions ! Avec ce fou qui hante cette maison, elle est plus en sûreté chez ma sœur.

— Mais non ! s’exclama Cadfael. Ramenez-la donc. Vous n’avez rien à craindre. D’ici à demain, il sera hors d’état de nuire, je m’en porte garant !

 

Le jour de la translation de sainte Winifred se leva, clair et ensoleillé ; une brise fraîche accompagnait la lumière de l’aube, qui dispersa l’odeur de brûlé parmi les toits de la Première Enceinte, tandis que le premier ouvrier qui traversait le pont rapportait les nouvelles de la nuit précédente. Elles parvinrent à la boutique des Vestier dès que les volets furent retirés et que le client le plus matinal franchit le seuil. Miles entra en coup de vent dans le cabinet privé, la consternation sur le visage, comme si on l’avait chargé de transmettre une mauvaise nouvelle et qu’il ne sût pas comment s’en acquitter sans brusquerie.

— Judith, il semble que nous n’en ayons pas fini avec les mésaventures qui s’acharnent sur ton rosier. Je viens d’apprendre à l’instant qu’il s’est encore passé quelque chose d’étrange. Ne t’inquiète pas outre mesure, il n’y a eu ni mort ni blessé, ce n’est donc pas trop grave. Je me rends compte cependant que tu en auras du chagrin.

Un préambule aussi long et filandreux n’était pas de nature à la rassurer, en dépit de son ton lénifiant. Elle se leva du banc encastré dans l’embrasure de la fenêtre sur lequel elle était assise avec sœur Magdeleine.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Que pouvait-il arriver d’autre ?

— Un incendie... on a mis le feu au rosier. Il n’en reste rien, ni un bourgeon ni une branche, à plus forte raison une fleur pour te payer ton loyer.

— Et la maison ? s’écria-t-elle, atterrée. A-t-elle brûlé ? Y a-t-il eu des dégâts ? Niall a-t-il été blessé ? Ou est-ce le rosier seulement ?

— Non, non, ne te mets pas en peine pour lui. S’il y avait autre chose à déplorer, ça se saurait. Allez, calme-toi, c’est fini, et ça n’est pas un mal, si tu veux m’en croire. Il n’y a que ce fichu rosier qui a disparu. Et je te le répète, c’est aussi bien. Regarde tous les ennuis qu’il t’a valus. Mais quel drôle de marché ! Te voilà tranquille à présent.

Il la prit fraternellement par les épaules et lui sourit.

— Il n’y avait aucune raison pour que ces roses aient causé du tort à qui que ce soit, se désola-t-elle, se dégageant gentiment de son étreinte. Cette propriété était à moi, j’avais le droit d’en disposer. J’y avais été heureuse. Je voulais l’offrir à Dieu et qu’elle soit bénie.

— Eh bien, maintenant tu peux la reprendre, car tu n’auras pas de rose pour loyer cette année, ma fille. Ce qui t’autorise à récupérer ton bien. Rien ne t’empêche de l’apporter en dot si tu te décides à entrer chez les bénédictines, poursuivit-il avec un regard en biais très bleu, très clair et un sourire à sœur Magdeleine. Libre à toi de retourner y vivre si tu en as envie ou de nous céder la maison, à Isabelle et moi, après notre mariage. De toute manière, l’ancien contrat est rompu. Si j’étais toi, je prendrais mon temps avant d’en établir un nouveau, étant donné les conséquences.

— Je ne reprends pas mes cadeaux, répliqua-t-elle, surtout à Dieu.

Miles avait laissé la porte du cabinet privé ouverte derrière lui, et l’on percevait les murmures des femmes à l’autre bout de la longue pièce, brusquement interrompus par d’autres voix à l’entrée, celle d’un homme d’abord, courtoise et grave, puis celle de sa tante, pleine de douceur et d’urbanité. Il pourrait y avoir un certain nombre de visites, car c’était le jour de l’enterrement de Bertred. Au milieu de la matinée on l’emporterait au cimetière de Saint-Chad.

— En voilà assez, murmura Judith, la tête tournée vers la fenêtre. Est-ce vraiment le moment de parler de ça ? Si le massif a brûlé...

Il y avait quelque chose de biblique et de prémonitoire dans son intonation, évoquant le buisson ardent de la Révélation, mais celui-ci ne s’était pas consumé.

— Judith, ma chérie, vint la prévenir Agathe, montrant le bout de son nez, le seigneur shérif est ici, ainsi que frère Cadfael.

Ils entrèrent calmement, sans rien de menaçant dans leur allure, mais deux sergents étaient sur leurs talons, qui allèrent se poster de part et d’autre de la porte. Judith s’avança vers eux, pensant qu’ils venaient l’informer de ce qu’elle savait déjà.

— Je vous cause encore bien des ennuis avec mes histoires, messire. J’espère de tout cœur que ce sera la dernière vague de ce tourbillon.

— Je ne demande qu’à vous croire, affirma Hugh, après une brève et cérémonieuse révérence à Magdeleine, assise très droite à la fenêtre, en femme qui sait tenir sa langue quand c’est nécessaire. Toutefois c’est maître Coliar que je suis venu voir ce matin. Une question très simple, si vous pouvez nous aider : les bottes que nous avons trouvées sur Bertred, demanda-t-il fort aimablement d’une voix de velours, suffisamment vite pour qu’il ne pût être sur ses gardes, celles qu’il portait quand on l’a sorti de la rivière... quand les lui avez-vous données ?

D’ordinaire, Miles réagissait vite, mais pas cette fois. Il eut le souffle coupé un instant et, avant qu’il tentât de répondre, sa mère, toujours aussi bavarde, l’avait devancé, fière de tout savoir sur son fils.

— Le jour où on a découvert le cadavre de ce pauvre jeune homme de l’abbaye. Tu te rappelles, Miles, tu es parti chercher Judith dès qu’on a su. Elle était allée récupérer sa ceinture...

Il s’était repris, mais impossible d’arrêter sa mère une fois qu’elle était lancée.

— Tu te trompes, mère, rétorqua-t-il avec un petit rire dénotant l’indulgence d’un fils habitué à ce que sa mère perde parfois un peu la tête. C’était il y a des semaines. J’avais vu que les siennes étaient dans un piteux état. C’était normal, non ? Ça coûte cher, les chaussures, ajouta-t-il, soutenant hardiment le regard de Hugh.

— Mais non, mon chéri, protesta Agathe, imperturbable, sûre d’elle. Avec ce qui s’est passé ce jour-là, je ne risque pas de me tromper, tu penses. Le même soir, tu as observé que Bertred allait bientôt marcher pieds nus, ce qui ne serait pas du meilleur effet si on l’envoyait en course aussi mal chaussé...

Elle avait débité sa tirade comme à l’accoutumée, sans prêter la moindre attention à ses auditeurs. Elle s’aperçut toutefois progressivement que son fils s’était pétrifié. Sa figure devenait livide et il dardait sur elle un regard dénué d’amour, de tendresse, brûlant de méchanceté. Sa voix aimable, un peu frivole, se transforma en un murmure inintelligible, puis se tut. Si sa mère était intervenue, c’était à cause de son aveuglement et de son innocent égoïsme.

— Après tout, balbutia-t-elle, les lèvres tremblantes, essayant de trouver les mots qui lui plairaient afin d’effacer cette expression terrible sur son visage. Je ne suis plus très sûre... j’ai pu confondre...

C’était trop tard, le mal était irréparable. Les larmes l’aveuglèrent, l’empêchant de voir les yeux haineux, couleur d’aigue-marine, de Miles. Abasourdie, bouleversée, Judith se força à bouger et alla rapidement se placer auprès de sa tante, dont elle entoura les épaules frissonnantes de son bras.

— Est-ce tellement important, messire ? Qu’est-ce que tout cela signifie ? Je n’y comprends goutte. Soyez clair, je vous en prie.

En vérité, tout s’était produit si vite que le dialogue lui avait en partie échappé et qu’elle n’en avait pas saisi les implications, mais dès qu’elle eut ouvert la bouche, tout devint clair, et ce fut comme si on la poignardait. Elle blêmit, se raidit, dévisageant tour à tour Miles, enfermé dans un silence inutile, frère Cadfael, qui se tenait à l’écart, sœur Magdeleine, et enfin Hugh. Elle forma silencieusement le mot « Non ! » qu’elle ne prononça pas.

La scène se passait chez elle et c’était elle la maîtresse de maison. Elle affronta donc Hugh sans sourire ni perdre son calme.

— Je pense, monsieur, que ma tante n’a nul besoin de s’inquiéter, c’est une affaire que nous pouvons tranquillement discuter et régler entre nous. Tante Agathe, il vaudrait mieux que tu ailles aider Alison à la cuisine. La pauvre, elle a énormément de travail ; c’est une journée très dure pour elle. Tu ne devrais pas la laisser s’occuper seule de tout. Je te raconterai plus tard ce que tu as besoin de savoir, promit-elle, et s’il y avait dans ses paroles un sous-entendu sinistre, Agathe n’y vit que du feu.

Elle sortit docilement de la pièce au bras de sa nièce, mi-rassurée, mi-soumise, puis la jeune femme revint et tira la porte derrière elle.

— Bon, nous pouvons parler sans être dérangés. Je ne vois pas trop à quoi rime tout cela. Je sais bien que deux personnes se souviennent très différemment des événements vieux d’une semaine au plus. J’ai aussi appris par frère Cadfael que les brodequins que portait Bertred quand il s’est noyé ont laissé les mêmes empreintes que celles du meurtrier de frère Eluric sous la vigne, quand il a sauté le mur. Il est donc excessivement important, Miles, de savoir qui était ainsi chaussé cette fameuse nuit. Toi ou Bertred ?...

Son cousin s’était mis à transpirer abondamment ; son propre corps le trahissait. Sur son front blême, glacé, de grosses gouttes de sueur se formaient, frémissantes.

— Je vous le répète, je les ai offerts à Bertred il y a longtemps...

— Il n’a pas eu le temps de les faire à son pied, intervint Cadfael. C’est votre marque qu’on y trouve, pas la sienne. Vous avez sans doute gardé en mémoire le moulage de cire que j’ai relevé. Vous l’avez vu quand vous avez ramené Judith. Vous avez deviné ce que c’était et ce que cela signifiait. Le soir même, selon votre mère, vous avez donné vos souliers à Bertred, qui n’avait rien à voir dans tout ça. On n’avait pas de raison de s’intéresser à lui ou à ce qu’il possédait.

— Non ! cria Miles, avec un geste violent de dénégation. Ce n’était pas à ce moment, mais bien avant !

— Votre mère affirme le contraire, mentionna Hugh doucement. Celle de Bertred confirmera, j’en suis sûr. Je vous conseille d’avouer, on vous en tiendra compte lors du procès. Parce que procès il y aura, Miles ! Pour le meurtre de frère Eluric...

C’est là que Miles s’effondra ; il se tassa sur lui-même et prit sa tête dans ses mains, pour la cacher et aussi pour la soutenir.

— Non ! protesta-t-il d’une voix rauque entre ses doigts crispés. Ce n’était pas un meurtre... non... Il m’a sauté dessus comme un fou. Je n’avais rien contre lui, je voulais simplement m’en aller...

Et la vérité vit le jour, à peu de frais en définitive. Après cela il n’avait plus de moyen de défense : il avouerait ses autres forfaits dans l’espoir d’atténuer la gravité de ses crimes. Il était prisonnier d’une situation et d’un personnage qui ne lui laissaient pas d’issue. Et tout cela par ambition et appât du gain !

— ... Peut-être aussi pour l’assassinat de Bertred, poursuivit Hugh impitoyable, sur le même ton dépourvu de sentiment.

Il resta sans réaction. Il avait retenu son souffle, glacé, s’attendant à tout sauf à ça.

— ... Et troisièmement pour tentative de meurtre sur la personne de votre cousine dans la forêt, près du gué de Godric. On a beaucoup glosé, Miles Coliar, et à juste titre, sur les nombreux soupirants qui persécutaient Mme Perle et pourquoi ils tenaient tant à l’épouser avec toute sa fortune et pas seulement la moitié.

Mais le seul qui aurait profité de sa mort, c’était vous en tant que son plus proche parent.

Judith se détourna de son cousin en chancelant. D’un pas vacillant elle alla se rasseoir près de sœur Magdeleine, s’entourant de ses bras comme si elle avait froid, sans émettre un seul mot, ni manifester de répulsion, de peur ou de colère. Ses traits étaient tirés, figés, sa chair s’était creusée sous ses pommettes blanches et ses yeux gris semblaient tournés vers le dedans. Elle se tenait loin des autres, cependant que les mains que Miles avait éloignées de son visage atone pendaient mollement.

— Ce n’était pas un meurtre ! Non ! répéta-t-il. Il m’a sauté dessus comme un fou, je n’ai jamais voulu le tuer. Et Bertred s’est noyé ! Je n’y suis pour rien. Ce n’était pas un meurtre... articula-t-il, prêt à recommencer sa litanie.

Mais il ne prononça pas le nom de Judith, évitant obstinément de la regarder jusqu’à la fin, horrifié. Bientôt Hugh se secoua, partagé entre la haine et l’incompréhension, et il adressa un signe de la main à ses deux sergents en faction à la porte :

— Emmenez-le !

Une rose pour loyer
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