CHAPITRE VI

— Demandez-moi tout ce que vous voulez, dit Cadfael, essayant de trouver sur le mur la position la moins inconfortable. Moi aussi, j’ai des questions à vous poser.

— Et vous me direz honnêtement ce que j’ai besoin de savoir ?

Il y avait du défi dans sa voix qui, tout en gardant le timbre aigu, clair et direct des enfants, n’en était pas moins celle d’une châtelaine.

— C’est entendu.

Elle la méritait, la vérité, elle y était même prête. Et qui connaissait mieux qu’elle le personnage déroutant qu’était Meriet ?

— Est-il sur le point ou non de prononcer ses voeux ? Quels ennemis s’est-il fait ? Quelles bêtises a-t-il encore bien pu commettre avec sa vocation de martyr ? Racontez-moi tout ce qui lui est arrivé depuis qu’il s’est éloigné de moi.

Il nota qu’elle avait dit « de moi », pas « de nous ».

Cadfael s’exécuta. S’il ne le fit pas sans ménagement, il ne lui cacha cependant rien. Elle écouta en silence, très attentivement, hochant la tête à l’occasion quand cela lui parut s’imposer, la secouant d’un air critique à d’autres moments, et puis, elle avait soudain un bref sourire. Contrairement à Cadfael qui ne le connaîtrait jamais à fond, elle comprenait parfaitement l’homme qu’elle avait choisi. Il finit par lui parler en toute franchise d’un châtiment que Meriet s’était attiré sur les épaules et même, mais non sans avoir été tenté de passer cet épisode sous silence, de cette tresse brûlée qui lui avait amené cette épreuve. Il remarqua que cela ne sembla pas l’affecter sérieusement. Elle ne s’attarda guère sur ce détail.

— Si vous saviez le nombre de fois où il a été fouetté auparavant ! Personne ne le fera céder en s’y prenant ainsi. Et votre frère Jérôme a brûlé son colifichet – c’est bien fait. S’il n’a plus son joujou, il ne pourra plus se raconter des histoires bien longtemps.

Cadfael soupçonna un moment qu’il n’était pas à sa place dans cette histoire de jalousie de femmes, et il la soupçonna de s’en douter. Elle se tourna vers lui et grimaça un sourire. Elle s’amusait franchement.

— Oh, mais c’est que je vous ai vu leur parler ! Je vous observais, seulement ils ne s’en doutaient pas ; vous non plus, d’ailleurs. Ne l’avez-vous pas trouvée jolie ? Si bien sûr, et c’est justice. Est-ce qu’elle ne s’est pas mise en frais pour vous aguicher ? Et soyez sûr que c’est pour vous qu’elle minaudait – pourquoi se donnerait-elle tant de mal pour Nigel ? Elle le tient bien en main ; c’est la seule conquête qu’elle désire vraiment. Mais elle ne peut pas s’empêcher de provoquer les hommes. C’est elle, bien sûr, qui a donné cette boucle de cheveux à Meriet ! Elle supporte mal qu’un homme lui échappe.

C’était si précisément ce que Cadfael avait pensé dès qu’il avait jeté les yeux sur Roswitha qu’il ne sut que répondre.

— Je n’ai pas peur d’elle, ajouta Isouda, avec indulgence. Je la connais trop bien. Il n’a commencé à s’enticher d’elle que parce que c’est la fiancée de Nigel, et qu’il lui faut désirer tout ce que Nigel désire et aussi jalouser tout ce que possède Nigel et que lui n’a pas.

Pourtant, je vous jure qu’il n’aime personne comme il aime Nigel. Du moins pas encore.

— Il me semble que vous en savez bien plus long sur ce garçon qui me déroute et que j’aime beaucoup malgré mes réserves, remarqua Cadfael. Je voudrais que vous me disiez tout ce qu’il ne me dit pas, sur la maison où il est né, comment il y a grandi. Car il a besoin de notre aide à tous deux, et je suis tout disposé à vous représenter dans cette histoire, si, comme moi, vous lui voulez du bien.

Elle remonta les genoux, les entoura de ses bras minces, et se décida à parler.

— Je suis la châtelaine d’un manoir, orpheline de bonne heure et j’ai pour tuteur mon oncle Léoric, le voisin de mon père, qui n’est d’ailleurs pas mon oncle. C’est un brave homme. Je sais que mon manoir est parfaitement géré et que mon oncle, à qui j’ai été confiée, ne garde rien pour lui. Il faut vous dire que c’est quelqu’un de la vieille génération, scrupuleusement honnête. Si on est un garçon, et son fils de surcroît, il n’est pas facile à vivre. Mais je suis une fille et il s’est toujours montré bon et indulgent envers moi. Dame Avota qui est morte il y a deux ans – c’était..., c’était d’abord sa femme avant d’être la mère de Meriet. Vous avez vu Nigel. Qui pourrait vouloir un autre héritier ? Ils n’avaient nul besoin de Meriet qu’ils n’ont jamais seulement désiré. Ils ont fait leur devoir envers lui quand il est né, mais ils n’avaient d’yeux que pour Nigel et n’ont jamais prêté attention au cadet. Il était tellement différent !

Elle s’arrêta un instant pour réfléchir à tout cela et penser précisément à ce qui les rendait si différents.

— Croyez-vous, demanda-t-elle, dubitative, que des petits enfants se rendent compte qu’ils ne semblent pas de premier choix ? Je pense que Meriet l’a compris très jeune. Rien qu’à le regarder, il était différent. Mais le problème n’était pas là. Pour moi, il a toujours fait le contraire de ce qu’on attendait de lui. Si son père disait blanc, Meriet disait noir ; et on pouvait crier ou tempêter, impossible de l’en faire démordre. Il a appris malgré lui, car il est vif et curieux, alors il a fini par savoir lire et écrire ; mais quand il a su qu’on prétendait le transformer en clerc, il s’est mis à rechercher la compagnie de tous les galopins de la région et il s’est ingénié à faire tourner son père en bourrique. Il a toujours été jaloux de Nigel, dit la jeune fille, d’un air méditatif, la tête sur les genoux, mais il l’a toujours adoré. Il cherche volontairement à faire enrager son père, parce qu’il se sait moins aimé, et qu’il en souffre énormément, mais il n’arrive pas à en vouloir à Nigel malgré tout. Comment le pourrait-il, alors qu’il l’aime tant ?

— Et Nigel, qu’éprouve-t-il pour lui ? demanda Cadfael, se remémorant l’air troublé de ce dernier.

— Oh, il l’aime beaucoup lui aussi. Il l’a toujours défendu. Et bien souvent il s’est arrangé pour qu’on ne le punisse pas. Il le prenait aussi toujours avec lui, quoi qu’ils fassent, quand ils jouaient tous ensemble.

— Tiens, pourquoi n’avez-vous pas dit « nous » ?

Isouda cracha son brin d’herbe et se tourna vers lui, à la fois surprise et souriante.

— Je suis la plus jeune. J’ai trois ans de moins que Meriet. J’étais la gamine qu’ils traînaient derrière eux, pas toujours de bon gré. Enfin, pendant un temps. J’en ai vu des choses, si vous saviez. Vous connaissez les autres ? Il y avait les deux garçons qui avaient six ans de différence, et les deux Linde au milieu. Et puis moi qui étais trop jeune, parce que je suis venue après la bataille. Vous avez vu Roswitha, mais je ne pense pas que vous ayez rencontré Janyn.

— Si, si. En venant. C’est lui qui m’a montré le chemin.

— Ils sont jumeaux. Vous en seriez-vous douté ? Maintenant, si vous voulez mon avis, c’est lui qui a reçu toute l’intelligence en partage. Elle ne sait faire qu’une chose, dit Isouda d’une voix sans appel, s’attacher les hommes et les garder bien serrés. Elle s’attendait à ce que vous vous retourniez en partant, et elle vous en aurait remercié d’un petit coup d’oeil. Vous me prenez pour une idiote, n’est-ce pas, jalouse d’une fille plus jolie qu’elle ? lança-t-elle, déconcertante, et elle rit en constatant qu’elle avait vu juste. Bien sûr que j’aimerais être jolie, mais je n’envie pas Roswitha. Et puis, à notre façon, nous avons toujours été très proches. Ça oui ! Il faut bien que toutes ces années comptent pour quelque chose.

— Il me semble que parmi tous ces gens, c’est vous qui connaissez le mieux ce garçon, dit Cadfael. Alors, si vous le pouvez, expliquez-moi donc quelle raison l’a poussé à un choix pareil. Je ne suis pas plus bête qu’un autre, je vois bien qu’il y tient mordicus, mais je consens à être pendu si je comprends pourquoi. Vous avez une réponse ?

— Malheureusement non, dit-elle, secouant la tête avec véhémence, et pourtant ça ne lui ressemble vraiment pas.

— Tant pis. Dites-moi tout ce que vous vous rappelez sur l’époque où il a pris cette décision. Et commencez donc par la visite à Aspley du messager de l’évêque, ce Peter Clemence. Vous savez comme tout le monde – sinon vous seriez bien la seule – qu’il n’est jamais arrivé à l’étape suivante et que nul ne l’a revu depuis.

— Il paraît qu’on a retrouvé son cheval, répondit-elle en tournant vivement la tête vers lui. Près de la frontière du Cheshire. Vous ne pensez tout de même pas que ça puisse avoir un rapport avec les lubies de Meriet. Ce n’est pas possible ! Et cependant...

Avec son esprit vif et décidé, elle s’empressa d’additionner deux et deux.

— C’est la huitième nuit de septembre qu’il a dormi à Aspley. Il n’y avait rien de bizarre à ça, vous savez. Il est arrivé seul au début de la soirée. Oncle Léoric est sorti l’accueillir. J’ai pris son manteau quand il est entré et j’ai demandé aux servantes de lui préparer un lit.

Meriet, lui, s’est occupé de son cheval. Il s’entend toujours bien avec les chevaux. On s’est mis en frais pour lui faire fête. Il y avait encore de la musique dans la grande salle quand je suis allée me coucher. Le lendemain matin, il a déjeuné et oncle Léoric, avec Fremund et deux palefreniers, l’a accompagné un bout de chemin.

— Et à quoi ressemblait-il, ce clerc ?

— Il présentait très bien – et il le savait, dit-elle, partagée entre l’indulgence et un léger mépris. Un tout petit peu plus âgé que Nigel, je crois. Mais il avait vu du pays et il était très sûr de lui. Très beau, plein d’esprit et courtois avec ça ! ce qui n’était pas vraiment du goût de Nigel ! Vous avez vu Roswitha, vous commencez à la connaître. Eh bien, ce jeune homme était tout aussi sûr de ne laisser aucune femme indifférente. Ils étaient faits l’un pour l’autre, ces deux-là, et Nigel n’appréciait pas ça du tout. Mais il a tenu sa langue et il est resté poli. Du moins pendant que j’étais là. Meriet non plus n’a pas aimé leur petit jeu. Il est allé aux écuries dès qu’il a pu. Manifestement il préférait le cheval au cavalier.

— Roswitha aussi a passé la nuit ici ?

— Oh non ! Nigel l’a raccompagnée à la tombée du jour. Je les ai vus partir.

— Donc son frère n’était pas avec elle cette nuit-là ?

— Janyn ? Sûrement pas ! La compagnie des deux tourtereaux ne le passionne guère. Il se moque d’eux. Non, il est resté chez lui.

— Et le lendemain ?... Nigel n’a pas accompagné son père ? Meriet non plus ? Qu’est-ce qu’ils faisaient ce matin-là ?

Elle fronça les sourcils, essayant de se rappeler.

— Nigel a dû se rendre chez les Linde, très tôt je crois. Il est jaloux d’elle, mais il ne voit rien à lui reprocher. Il me semble qu’il a été absent presque toute la journée. Je dirais même qu’il n’est pas rentré souper. Quant à Meriet, je sais qu’il était avec nous lorsque maître Clemence est parti, mais après ça, je ne l’ai pas revu avant la fin de l’après-midi. Oncle Léoric a sorti ses chiens après le dîner avec Fremund, le chapelain et le maître de chenil. Je me rappelle que Meriet est rentré avec eux, mais il est parti de son côté. Il avait son arc, ça lui arrive souvent de s’en aller tout seul, surtout quand il n’est pas dans son assiette. Ils sont tous rentrés, donc. Je ne sais pas pourquoi, la soirée a été très calme. J’ai pensé que c’était dû au départ de l’invité. Il n’y avait plus besoin de se mettre en frais. Je ne crois pas que Meriet soit venu souper dans la grande salle ce soir-là. Je ne l’ai pas revu de toute la soirée.

— Et après ? Quand avez-vous entendu parler pour la première fois de son désir d’entrer dans les ordres ?

— C’est Fremund qui me l’a dit la nuit suivante. Comme je n’avais pas revu Meriet de toute la journée, il ne pouvait guère me l’apprendre lui-même. Mais je l’ai aperçu le lendemain. Il vaquait au château comme à l’ordinaire. Il n’avait pas l’air bizarre. Enfin, rien qui pût m’inquiéter. Il est venu m’aider à m’occuper des oies dans l’arrière-cour. Je lui ai dit ce que j’avais appris, qu’il devait être tombé sur la tête, et je lui ai demandé ce qui pouvait bien l’attirer dans une vie aussi dépourvue...

Elle posa la main sur le bras de Cadfael, s’assura d’un sourire qu’il comprenait et ne lui gardait pas rancune de ce jugement.

— Vous, c’est différent, vous avez déjà vécu, une autre forme de vie a pu vous apporter beaucoup. Mais lui, qu’a-t-il connu ? Il m’a regardée droit dans les yeux, raide comme la justice, et m’a dit qu’il savait ce qu’il faisait et que c’était ça qu’il voulait. Et puis il a mûri, ces temps-ci, et il s’est éloigné de moi. Il n’avait aucune raison de chercher à m’abuser ni de me ménager dans ses réponses. Je ne vois pas pourquoi il m’aurait raconté des histoires. C’est ce qu’il voulait. Admettons. Et c’est toujours le cas. Mais pourquoi, ça, il ne me l’a pas dit.

— C’est précisément ce qu’il n’a dit à personne, constata sombrement Cadfael. Et il ne parlera qu’en cas de force majeure. Alors qu’allons-nous faire, jeune fille, de ce garçon qui cherche à se détruire, enfermé comme un oiseau dans sa cage ?

— Croyez-moi, on ne l’a pas encore perdu, affirma Isouda très décidée. Je le reverrai à l’occasion du mariage de Nigel en décembre et après cela Roswitha sera complètement hors de portée, car Nigel l’emmène dans le Nord, au château de Newark qu’oncle Léoric leur donne à administrer. Nigel y est allé à la mi-été, histoire de visiter ses terres et de se préparer. Janyn aussi était du voyage. Chaque mile comptera. Quand nous arriverons, je demanderai à vous voir, frère Cadfael. Maintenant que je vous ai parlé, je n’ai plus peur. Meriet est à moi, et je finirai bien par l’avoir. Ce n’est peut-être pas de moi qu’il rêve, mais ce sont de mauvais rêves et j’aime autant ne pas y figurer. Ça n’est pas d’un rêveur que je veux. Si vous l’aimez, empêchez-le de se faire tonsurer. Je me charge du reste.

 

« Si je l’aime – et si je t’aime aussi, petit lutin..., songea Cadfael qui revenait au couvent bien méditatif après l’avoir quittée. Parce que, après tout, tu es peut-être faite pour lui. Et il faut que je réfléchisse sérieusement à ce que tu m’as dit, pour Meriet autant que pour toi. »

Quant il fut rentré, il prit un peu de pain et de fromage et une mesure de bière ; à cause de cette famille où il se sentait si peu à l’aise, il avait sauté un repas. Une fois nourri, il alla demander audience à l’abbé en cette fin d’après-midi à la fois calme et actif où la plupart des moines étaient occupés au cloître, dans les jardins ou aux champs.

L’abbé l’attendait et écouta très attentivement le rapport complet qu’il lui adressa.

— Nous voilà donc chargés de veiller sur ce jeune homme qui a peut-être fait un choix malheureux, mais dont il refuse de démordre. Nous n’avons pas d’autre alternative que de le garder et de lui donner toutes ses chances pour réussir à se faire accepter parmi nous. Mais nous ne devons pas non plus négliger ses camarades et songer qu’ils ont vraiment peur de lui et des alarmes qu’il leur vaut pendant son sommeil. Nous avons encore devant nous les neuf jours de cachot qu’il lui reste à faire, cachot qu’il semble apprécier, d’ailleurs. Mais après cela, à quoi va-t-on bien pouvoir l’employer, de façon à lui permettre de trouver le chemin de la grâce tout en évitant qu’il ne sème la panique au dortoir ?

— J’ai bien réfléchi à cette question, répondit Cadfael. Ne pas le laisser au dortoir pourrait se révéler tout aussi bénéfique pour lui que pour ceux qui continueront à y dormir, car c’est un solitaire et s’il suit jusqu’au bout la voie qu’il a choisie, il finira ermite plutôt que moine. Et je ne serais pas surpris du tout si cette période d’incarcération lui avait permis de progresser spirituellement ; je suis sûr qu’il aura profité de cet espace réduit pour prier et méditer intensément, ce qui aurait été impossible dans un cadre plus vaste qu’il aurait dû partager avec de nombreux compagnons. Nous n’avons pas tous la même image de la fraternité.

— Sans aucun doute ! Mais dans notre maison, nous partageons tout ce que nous possédons. Et nous n’avons rien de cénobites qui se retirent au désert quand ça leur chante, objecta sèchement l’abbé. Et on ne peut pas non plus laisser ce garçon au cachot ad vitam aeternam, à moins que pour arriver à ce résultat il n’étrangle mes confesseurs et mes obédienciers les uns après les autres. Alors qu’avez-vous à me proposer ?

— Envoyez-le servir sous frère Mark à Saint-Gilles, suggéra Cadfael. Il ne sera pas plus au calme qu’ici, mais il sera en compagnie et au service de gens bien évidemment beaucoup plus mal lotis que lui, lépreux, mendiants, malades, infirmes et autres. Ça lui fera peut-être du bien. Qui sait si à leur contact il n’oubliera pas ses propres soucis ? Et puis il y a des avantages supplémentaires. Cette période où il s’absentera sera autant de temps de perdu pour son instruction, et son aptitude à prononcer ses voeux ; mais ce retard présente un atout dans la mesure où le garçon en est parfaitement incapable pour le moment. Qui plus est, frère Mark est le plus humble et le plus simple de nous tous, mais il a ce don très répandu parmi les saints innocents, celui de se frayer un chemin dans le coeur d’autrui. Avec le temps, Meriet finira peut-être par parler à Mark, ce qui ne peut que l’aider à retrouver la paix. Et puis si rien n’en sort, on aura au moins eu le temps de souffler.

Il entendait encore Isouda la conjurer : « Empêchez-le de se faire tonsurer. Je me charge du reste. »

— Il y a du vrai là-dedans, acquiesça Radulphe, après réflexion. Nos novices pourront se remettre de leurs émotions, et comme vous le dites, s’occuper de créatures bien moins fortunées que lui constitue peut-être le meilleur des remèdes. Je parlerai à frère Paul, et quand frère Meriet aura terminé son temps de pénitence, nous l’enverrons là-bas.

« Et si certains de nos bons apôtres considèrent que se faire expédier au lazaret pour y travailler est un châtiment supplémentaire, qu’ils s’en réjouissent », se dit Cadfael in petto, estimant avoir quelques raisons d’être satisfait. Car frère Jérôme ne pratiquait guère le pardon des offenses, et tout ce qui ajouterait à sa vengeance ne pourrait qu’atténuer son animosité envers son offenseur. Travailler un certain temps à l’hospice, à l’autre extrémité de la ville, pourrait également rendre service, et pas seulement à Meriet. Frère Mark, qui s’occupait des malades là-bas, avait été pour Cadfael un assistant très apprécié jusqu’à l’année précédente environ ; or il venait d’être privé du petit Bran, son favori, à qui il passait beaucoup de choses et qu’après leur mariage Jocelin et Iveta Lucy avaient emmené avec eux[4]. Sans un garçon à problèmes dont il aurait à s’occuper et se préoccuper, il se sentait un peu perdu. Il suffirait de glisser un mot à l’oreille de Mark concernant les antécédents plus que fâcheux de l’apprenti du diable, et il prendrait aussitôt fait et cause pour Meriet. Si Mark ne pouvait pas le décider à parler, personne n’y parviendrait. Mais, par la même occasion, il pourrait lui aussi aider sérieusement Mark. Autre avantage, c’est Cadfael qui était chargé de fournir les nombreux remèdes, pommades et autres lotions dont on avait grand besoin à Saint-Gilles où il se rendait environ toutes les trois semaines et parfois plus souvent pour remplir l’armoire à pharmacie. Ainsi aurait-il l’occasion de juger des éventuels progrès de Meriet.

Quand frère Paul sortit du parloir de l’abbé après vêpres, la perspective d’être débarrassé de Meriet pour beaucoup plus longtemps que prévu, même après que Meriet serait sorti de son cachot, le soulageait visiblement.

— Notre père abbé me dit que cette suggestion vient de toi. Je te félicite. Nous avons tous besoin d’un long repos et de recommencer à zéro. Remarque, les garçons se remettront sans peine de leurs émotions. Mais cet acte de violence, ça, ils ne le pardonneront pas aussi facilement.

— Comment se porte ton pénitent ? demanda Cadfael. As-tu été lui rendre visite depuis que j’y suis allé au début de la matinée ?

— Oui, bien sûr. Je ne suis pas convaincu de son repentir, répondit frère Paul, dubitatif. Mais au moins il se tient tranquille, on peut lui parler et il écoute patiemment mes sermons. Je n’ai d’ailleurs pas essayé de trop approfondir dans cette voie. Mais quel échec pour nous s’il est plus heureux dans sa cellule que parmi nous ! Je pense que la seule chose qui l’ennuie est de n’avoir rien à faire, aussi lui ai-je apporté les sermons de saint Augustin et je lui ai aussi donné une meilleure lampe pour lui permettre de lire, ah ! et puis un petit bureau qu’il puisse disposer près de son lit. Il vaut beaucoup mieux qu’il ait de quoi s’occuper l’esprit, et il se débrouille bien avec les livres. J’imagine que toi tu lui aurais plutôt donné un traité de Palladius sur l’agriculture, dit Paul, se risquant à plaisanter innocemment. Ça t’aurait fourni un prétexte pour te charger du cas et le prendre avec toi dans l’herbarium quand Oswin s’en ira...

A vrai dire, l’idée avait effleuré Cadfael, mais il valait mieux que le garçon aille se mettre pour de bon sous la tutelle de Mark.

— Je n’en ai pas redemandé l’autorisation, dit-il, mais il se pourrait que je lui rende visite avant d’aller me coucher. Ça me ferait plaisir. Je ne lui ai pas parlé de ma rencontre avec son père, et je n’ai pas l’intention de le faire maintenant. Mais il y a deux personnes là-bas qui lui ont envoyé des messages d’affection et j’ai promis de les lui transmettre.

Il y avait aussi quelqu’un qui ne l’avait pas fait, mais celle-là en savait peut-être plus long sur la question.

— Bien sûr, dit Paul. Vas-y donc avant complies. Il n’a pas volé ce qui lui arrive, mais il n’y a pas de raison de l’isoler. Le tenir complètement à l’écart ne me paraît pas la meilleure solution pour l’aider à prendre sa place parmi nous. Et en définitive, c’est le but que nous devons rechercher.

Ce n’était pas celui de Cadfael, mais il ne jugea ni utile ni opportun de le dire à Paul. Il y a une place réservée à chacun d’entre nous sous le soleil, mais il ne se faisait plus guère d’illusion : aussi fiévreusement qu’il demandât à y être admis, celle de Meriet n’était pas au cloître.

 

Le prisonnier avait allumé sa lampe et l’avait placée de façon à éclairer les pages de son saint Augustin à la tête de son petit lit. Il se retourna vivement mais tranquillement quand la porte s’ouvrit et, sachant qui venait d’entrer, il eut un sourire chaleureux. Il faisait très froid dans la cellule, Meriet portait sa robe et son scapulaire pour se tenir chaud et à en juger par la façon prudente dont il se tourna et s’arrêta brièvement en grimaçant pour écarter sa chemise d’un endroit sensible, ses blessures se cicatrisaient mais il en souffrait encore.

— J’ai plaisir à te voir t’occuper aussi sainement, remarqua Cadfael. Saint Augustin te réconfortera sûrement si tu fais aussi un petit effort pour prier. Est-ce que tu t’es servi de mon baume depuis ce matin ? Paul t’aurait aidé si tu lui avais demandé un coup de main.

— Il est gentil avec moi, dit Meriet qui ferma son livre et fit face à son visiteur ; il était évident qu’il pensait ce qu’il disait.

— Mais tu n’as pas condescendu à solliciter sa sympathie et à reconnaître que tu en avais besoin, bien sûr ! Allez, laisse-moi ôter ton scapulaire et enlever ta robe.

Ce vêtement, il n’avait pas encore pris l’habitude de s’y sentir à l’aise ; il ne le portait pas naturellement sauf quand il était en colère, car alors il oubliait qu’il l’avait sur le dos.

— Allonge-toi, que je t’examine un peu.

Meriet obéit et, présentant son dos, laissa Cadfael remonter sa chemise et passer de la pommade sur ses cicatrices pâlies où se voyaient encore çà et là quelques traces de sang séché.

— Je me demande pourquoi je vous obéis comme ça, grommela-t-il, se rebellant sans conviction. On croirait presque que vous n’êtes pas mon frère, mais mon père.

— D’après ce que je me suis laissé dire à ton sujet, il semble qu’obéir à ton père soit bien le cadet de tes soucis, rétorqua Cadfael tout en continuant à lui masser les épaules.

Meriet avait la tête dans ses bras ; il la releva brusquement et darda sur son compagnon un oeil bleu-vert flamboyant.

— Comment se fait-il que vous en sachiez autant sur mon compte ? Vous ne seriez pas allé parler à mon père, par hasard ? demanda-t-il, prêt à se hérisser comme un porc-épic et contractant les muscles de son dos. Qu’est-ce qu’ils essaient encore de faire ? En quoi a-t-on besoin ici de la parole de mon père ? C’est moi qui suis là ! Si je commets des erreurs, j’en subis les conséquences. Je ne laisse à personne le soin de régler mes dettes.

— Personne ne s’est proposé pour le faire à ta place, répliqua Cadfael sans s’énerver. Tu es ton propre maître, même si tu n’es guère capable de te maîtriser. Rien n’a changé sur ce point. Il se trouve simplement qu’on m’a demandé de te transmettre un ou deux messages qui ne retireront pas à Ta Seigneurie la liberté de faire son salut ou de se damner. Ton frère t’envoie son plus affectueux souvenir et m’a chargé de te dire qu’il t’aime autant qu’avant.

Meriet ne broncha pas. Seule sa peau brune frémissait très légèrement sous les doigts de Cadfael.

— Et dame Roswitha me charge de te dire qu’elle t’aime comme il se doit d’un amour fraternel.

Cadfael amollit entre ses doigts les plis raidis de la chemise là où ils avaient durci et rabattit le vêtement sur les marques de fouet qui disparaîtraient sans laisser de traces et qui se révéleraient à la longue probablement beaucoup moins dangereuses que cette jeune personne.

— Maintenant, si j’étais toi, je laisserais là ma lecture, j’éteindrais ma lampe et je dormirais.

Meriet gisait toujours à plat ventre et ne soufflait mot. Cadfael lui remonta la couverture jusqu’aux épaules et resta à regarder la silhouette muette et rigide allongée dans son lit.

Rigide, d’ailleurs, n’était pas exact. Les larges épaules se soulevaient convulsivement, les avant-bras crispés protégeaient son visage, qu’il ne voulait pas montrer.

Meriet pleurait à contrecoeur. Mais sur qui pleurait-il ? Sur Roswitha ? Nigel ? Ou sur son propre sort ?

Cadfael était partagé entre l’indulgence et l’exaspération.

— Mon petit, dit-il, tu as dix-neuf ans, tu n’as même pas encore commencé à vivre et tu penses, au premier coup dur, que Dieu t’a abandonné. Le désespoir est un péché mortel, mais pire encore, c’est le comble de la bêtise. Les gens dans ton cas sont légion et Dieu te prête autant d’attention que précédemment. Tout ce que tu dois faire pour t’en montrer digne est de prendre ton mal en patience et de ne pas perdre courage.

A en juger par la tension et l’immobilité dont il faisait preuve, et en dépit de son silence délibéré et de ses larmes qu’il essayait rageusement de refouler, Meriet écoutait attentivement.

— Et si tu veux tout savoir, ajouta Cadfael presque malgré lui, et qui eut, du même coup, l’air d’autant plus exaspéré, moi aussi, par la grâce de Dieu, j’ai un fils. Et à part moi, nul ne s’en doute.

Et là-dessus, il moucha la lampe et, dans l’obscurité, alla tambouriner à la porte pour qu’on le laisse sortir.

 

Quand Cadfael alla lui rendre visite, le matin suivant il eût été difficile de dire qui se montra le plus méfiant et le plus réservé envers l’autre, car la veille, chacun s’était abandonné nettement plus qu’il ne l’escomptait. Le visage de Meriet était d’une austérité très étudiée et ne laissait transparaître aucune faiblesse ; quant à Cadfael, il se montra bourru et efficace et, après un coup d’oeil aux traces encore visibles de flagellation pour son patient peu commode, déclara que le blessé n’avait plus aucun besoin de ses soins, qu’il ne s’en concentrerait que mieux sur sa lecture et profiterait ainsi au maximum de son temps de pénitence pour son édification spirituelle.

— Dois-je comprendre que vous vous lavez les mains de ce qui peut m’arriver ? demanda Meriet sans y aller par quatre chemins.

— Ce que tu dois comprendre, c’est que je n’ai plus aucune raison de demander à venir te voir, alors que tu es censé réfléchir à tes péchés dans la solitude.

— Ne redouteriez-vous pas, par hasard, que je prenne quelque liberté à cause de ce que vous avez eu la bonté de me confier ? suggéra Meriet d’un ton sec, après avoir brièvement regardé de travers les pierres du mur. Je n’ai pas l’intention d’en parler à quiconque, vous savez, sauf à vous et sur votre invitation.

— Une telle pensée ne m’a jamais effleuré l’esprit, le rassura Cadfael, à la fois surpris et touché. Crois-tu que j’aurais abordé ce sujet avec un moulin à paroles, incapable de respecter une confidence ? Non, il se trouve simplement que je n’ai pas le droit de traîner par ici sans raison valable et, moi aussi comme toi, je dois m’en tenir à la règle.

La fragile pellicule de glace s’était déjà rompue.

— Eh bien, c’est dommage, s’écria Meriet, se détendant avec un sourire soudain dont Cadfael se rappela plus tard la douceur surprenante et l’extraordinaire tristesse. Je réfléchis beaucoup mieux sur mes péchés quand vous êtes là, à me réprimander. Dans la solitude, je me surprends à penser à quel point j’aimerais faire avaler ses sandales à frère Jérôme.

— Nous considérerons cela comme une sorte de confession, mais il vaudrait mieux que personne d’autre ne l’entendît, riposta Cadfael. Et je te donne pour pénitence de te débrouiller sans moi jusqu’à la fin de tes dix jours de mortification. Je me doute bien que tu es incorrigible et que ça ne vaut même plus le coup de prier pour toi, mais ça ne coûte rien d’essayer.

Il était à la porte quand Meriet l’appela anxieusement.

— Frère Cadfael... ?

Et quand il se fut retourné :

— Savez-vous ce qu’on va faire de moi après ?

— On ne te renverra pas de toute manière, répondit Cadfael, qui ne vit aucune raison de lui cacher les projets qu’on avait pour lui.

Il semblait bien que rien n’avait changé. Meriet fut calmé, rassuré, satisfait d’apprendre qu’il n’était pas question de le bannir de l’endroit qu’il avait choisi. C’était tout ce qu’il voulait entendre. Mais cela ne le rendit pas heureux.

Cadfael s’éloigna, découragé, et se montra bourru jusqu’à la fin de la journée avec tous ceux qui l’abordèrent.

L'apprenti du diable
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