CHAPITRE XIII

Il y avait à présent matière à commérages sensationnels et, sur la Première Enceinte, les spectateurs qui avaient écouté de toutes leurs oreilles et regardé de tous leurs yeux s’empressèrent d’aller répandre la nouvelle d’une menace de rébellion dans le Nord, accompagnée d’une tentative d’établir un royaume privé tenu par les comtes de Chester et de Roumare, et puis voilà que les beaux jeunes gens de la noce étaient dans le coup depuis longtemps et qu’ils avaient fui parce qu’on avait découvert le pot aux roses avant qu’ils aient eu le temps de partir dignement comme prévu. L’évêque de Lincoln ne portait pas le roi Étienne dans son coeur, mais il le préférait encore à Roumare et Chester et il s’était arrangé pour informer le roi et le supplier de lui venir en aide ainsi qu’à sa ville.

On surveillait attentivement les allées et venues autour du pont et de l’abbaye. Hugh Beringar, hésitant entre deux priorités, finit par laisser ses hommes poursuivre les deux traîtres ; lui-même courut au château pour rameuter tous les chevaliers du comté à la cause du roi, qui ne manquerait pas d’aller assiéger Lincoln au plus vite. Il s’agissait donc de rassembler toutes les montures disponibles à cet effet, et vérifier que tout ce dont on aurait besoin à l’armurerie était en état de fonctionner. L’envoyé de l’évêque fut logé à l’abbaye et un autre cavalier se hâta de transmettre son message aux châteaux du sud du comté. Dans l’hôtellerie, la noce effondrée et l’épouse délaissée restèrent invisibles, à se lamenter sur les ruines de ce mariage.

Tout ceci se passa le vingt et unième jour de décembre, à un peu plus de deux heures de l’après-midi. Qu’allait-il encore arriver avant la nuit ? Qui aurait pu le prévoir dans une telle tempête d’événements ?

Radulphe avait repris la situation en main, et obéissant à ses ordres, les moines allèrent dîner au réfectoire un peu plus tard qu’à l’ordinaire. Il n’était pas question de ne plus respecter la Règle même pour des raisons aussi graves que le meurtre, la trahison ou une chasse à l’homme. De plus, ce fut la conclusion de Cadfael, ceux qui avaient survécu à tout cela en y trouvant leur compte auraient le temps de souffler et de réfléchir tranquillement, avant de devoir faire face à la suite. Quant à ceux qui y avaient laissé des plumes, ils auraient un moment pour panser leurs blessures. Pour les fugitifs enfin, le premier avait une belle avance et l’autre avait profité de l’arrivée de nouvelles encore plus épouvantables pour s’offrir un bref répit ; mais malgré cela les chiens étaient sur leur piste, sachant parfaitement quelle route prendre car le manoir qu’Aspley avait dans le Nord était quelque part au sud de Newark et tous savaient que pour s’y rendre il fallait prendre la route de Stafford. Quelque part sur la lande, à proximité de cette ville, les fuyards seraient surpris par la nuit. Ils jugeraient peut-être plus prudent de loger en ville, ce qui n’empêcherait sans doute pas de les capturer et de les ramener.

Quittant le réfectoire, Cadfael se dirigea naturellement vers l’endroit où il travaillait l’après-midi, sa cabane de l’herbarium où il préparait ses mixtures mystérieuses. Les deux jeunes moines en habit y étaient aussi, calmement assis côte à côte sur le banc appuyé au mur du fond. Les quelques lueurs qui se voyaient encore dans le feu éclairaient doucement leur visage. Meriet était affalé contre la paroi, complètement épuisé, il avait rejeté son capuchon et des ombres marquaient son visage. Il avait éprouvé tour à tour une colère, une tristesse et une amertume profondes, dont la présence, la constance et la patience de Mark l’avaient tiré. Il se remettait maintenant, il ne pensait ni n’éprouvait rien, prêt à renaître à un monde nouveau, si on ne le pressait pas. Comme d’habitude, Mark avait l’air paisible, presque détaché, comme s’il se demandait s’il avait le droit d’être là, mais comptait pourtant s’y tenir jusqu’à la mort.

— Je pensais plus ou moins vous trouver ici, dit Cadfael qui s’empara d’un soufflet pour ranimer le feu, car la température dans la pièce était plutôt fraîche.

Il ferma aussi la porte pour empêcher les courants d’air de s’infiltrer par les fissures du bois.

— J’imagine que vous n’avez rien mangé, reprit-il en passant la main sur l’étagère derrière la porte. Il y a des gâteaux d’avoine et quelques pommes, je dois aussi avoir un morceau de fromage. Vous vous sentirez mieux après. Un verre de vin ne vous fera pas de mal non plus.

Et merveille, le jeune homme avait faim ! Au fond, c’était tout naturel. Il avait à peine plus de dix-neuf ans, il était en parfaite santé et n’avait rien mangé depuis l’aube. Il commença distraitement, se contentant d’obéir, mais dès la première bouchée, il retrouva goût à la vie, il mourait de faim, ses yeux brillaient et le feu projeta sur ses joues creuses une lueur douce et dorée. Cadfael ne fut pas surpris de voir que le vin le réconfortait, lui insufflant chaleur et énergie.

Il n’évoqua ni son père, ni son frère, ni son amour perdu. Il s’était entendu injustement soupçonné, et on l’avait laissé s’enfermer dans son admirable et stupide sacrifice sans un mot de remerciement. Il avait eu son compte d’avanies, et il ne les oublierait pas de si tôt. Mais, Dieu merci, il n’avait pas perdu l’appétit et mangeait comme un écolier affamé. Cadfael trouva tout cela fort encourageant.

 

Dans la chapelle mortuaire où Peter Clemence reposait dans son cercueil scellé recouvert d’une draperie, Léoric Aspley avait décidé de se confesser et il pria l’abbé de bien vouloir lui servir de confesseur. Il avait tenu à s’agenouiller sur les dalles et il entreprit de raconter tout ce qu’il savait de son fils cadet qu’il avait surpris suant sang et eau pour tirer un cadavre à couvert et le dissimuler aux regards. Meriet se reconnaissait tacitement coupable. Sa répugnance à envoyer son fils à l’échafaud était mêlée au regret de l’aider à s’en tirer.

— Je lui ai promis de m’occuper du corps, même au péril de mon âme, et lui vivrait, mais dans un repentir perpétuel et loin du siècle. Il a dit amen à tout et accepté son châtiment, mais je sais maintenant, ou crains de le savoir, que c’était par amour pour son frère, qu’il avait d’excellentes raisons de croire coupable, bien meilleures et pour cause, que celles que j’avais, moi, de penser la même chose de Meriet. Il a accepté son sort autant pour l’amour de moi que de son frère, j’en ai bien peur, car, et j’en ai honte aujourd’hui, il était fondé à croire – que dis-je, à savoir ! – que j’avais tout misé sur Nigel et presque rien sur lui, et que je me remettrais de sa disparition, mais que si je perdais Nigel, je n’y survivrais pas. Et à présent je l’ai perdu, en vérité, mais je continuerai à vivre. Donc j’ai gravement péché contre mon fils cadet non seulement en doutant de lui, en le prenant pour un meurtrier sur de simples apparences, et en l’exilant dans un couvent, mais surtout en refusant depuis son enfance de le juger à sa juste valeur.

« J’ai aussi péché contre vous, mon père et contre votre maison, je le confesse et m’en repens, car disposer ainsi d’un suspect et lui imposer d’entrer dans les ordres sans vocation véritable, ce fut agir bassement envers lui, comme envers votre abbaye. Tenez-en compte aussi, car je veux me libérer de toutes mes offenses.

« J’ai aussi péché contre Peter Clemence, mon invité et parent, en lui refusant un enterrement chrétien à seule fin de ne pas ternir la renommée de ma maison. Je suis heureux que Dieu se soit servi de ce fils vis-à-vis duquel je me suis montré injuste pour découvrir et réparer le mal que j’ai fait. Vous déciderez du châtiment qui s’impose, et j’y ajouterai une somme d’argent substantielle pour faire dire des messes pour le repos de son âme tant que je vivrai...»

Il manifesta la même fierté et la même intransigeance pour confesser ses fautes que pour corriger celles supposées de son fils ; il raconta son histoire de bout en bout, et Radulphe l’écouta jusqu’à la fin, gravement, patiemment, se prononça en termes mesurés sur la façon dont il pourrait réparer et lui donna l’absolution.

Léoric se releva, les genoux un peu raides et partit avec une humilité dont il n’était pas coutumier retrouver le fils qui lui restait.

 

On frappa à la porte de l’atelier que Meriet avait barricadée alors que le vin, l’un de ceux que Cadfael avait préparés trois ans auparavant, commençait à produire son effet. Le jeune homme se demandait s’il n’allait pas se réconcilier avec l’existence et commençait à oublier les images trop vives de la trahison de Roswitha. Cadfael ouvrit la porte, et dans la douce lumière du foyer apparut Isouda : elle portait encore sa belle robe de cérémonie, écarlate, rose et ivoire, une résille d’argent tenait ses cheveux, et son visage était grave, solennel. On distinguait derrière elle une haute silhouette telle une ombre en ce crépuscule d’hiver.

— Je pensais bien te trouver ici, dit-elle et son sourire étincela dans la lumière dorée. Je viens en messagère. On t’a cherché partout. Ton père te prie de lui accorder un moment d’entretien.

Meriet s’était raidi sur son siège, sachant qui suivait la jeune fille.

— Je ne me rappelle pas que mon père m’ait jamais demandé cela de cette façon, répondit-il avec un soupçon de malice et de tristesse. Ce n’est pas ainsi que les choses se font dans sa maison.

— Très bien, répliqua Isouda, sans se troubler. Alors disons que ton père t’ordonne de le laisser rentrer, ou je m’en chargerai pour lui, et je te conseille de rester courtois.

Elle s’écarta, adressant à Cadfael et Mark un regard discret mais impérieux, tandis que Léoric pénétrait dans la cabane ; il était si grand qu’il toucha les bouquets d’herbes sèches qui oscillaient aux poutres du plafond.

Meriet se leva de son banc et s’inclina lentement, hostile et digne ; l’orgueil lui raidissait le dos, ses yeux flambaient mais quand il parla, ce fut d’une voix calme et ferme.

— Donnez-vous la peine d’entrer. Voulez-vous vous asseoir, monsieur ?

Cadfael et Mark s’éloignèrent chacun de leur côté et rejoignirent Isouda dans le crépuscule glacé. Derrière eux, ils entendirent Léoric dire d’une voix très calme et humble :

— Tu ne vas pas me refuser ce baiser aujourd’hui !

Il y eut un silence bref et tendu puis Meriet s’exclama : « Père...» d’une voix rauque et Cadfael referma la porte.

 

Dans les vastes landes situées au sud-ouest de la ville de Stafford, à peu près à la même heure, Nigel Aspley s’enfonça à toute vitesse dans un fourré profond, sur son épais tapis de gazon, et faillit buter sur son ami, voisin et confrère en conspiration Janyn Linde, lequel jurait et transpirait à cause d’un cheval boitant bas d’un postérieur car il était tombé sur le sol inégal à la suite d’un faux pas. Nigel l’appela, soulagé, car il avait fort peu de goût pour les aventures solitaires, il sauta à terre pour examiner le cheval, qui, par miracle, tenait encore sur ses jambes. Il n’irait manifestement pas beaucoup plus loin.

— Toi ? s’écria Janyn. Ainsi tu as réussi à t’en sortir ? Que ce maudit animal aille au diable ! Il m’a jeté par terre et il s’est blessé. Qu’as-tu fait de ma soeur ? poursuivit-il, empoignant son ami par le bras. Tu l’as laissée seule là-bas ? Tout le monde va s’en prendre à elle ! Elle va devenir folle !

— Elle se porte à merveille et elle ne risque rien, on la fera venir dès qu’on pourra... Et c’est toi qui m’accables de reproches ! protesta Nigel furieux, se tournant vers lui, les yeux étincelants. Toi, tu t’es échappé au bon moment nous laissant dans le pétrin jusqu’au cou ? Qui nous a attiré tous ces ennuis pour commencer ? T’avais-je demandé de le tuer, cet homme ? Tout ce que je t’avais dit, c’était d’envoyer un cavalier prévenir qu’il arrivait, et de tout faire disparaître avant sa venue. Cela n’avait rien d’impossible. Moi, je ne pouvais pas m’en charger. Il logeait chez nous, si j’envoyais quelqu’un, on s’en serait aperçu... Mais toi, toi, il a fallu que tu le tues !...

— Moi, j’ai eu le courage de régler tous les problèmes, lança Janyn, avec une moue dédaigneuse. Un cavalier serait arrivé trop tard. Je me suis arrangé pour que le messager de l’évêque ne parvienne jamais à destination.

— Et tu as abandonné le corps sur place ! A la vue de tous !

— Mais fallait-il être idiot aussi pour te précipiter là-bas dès que je t’en ai parlé !

Et dans la voix sifflante de Janyn, il y avait tout son mépris envers cette faiblesse et ce manque de caractère.

— Si tu l’avais laissé sur place, reprit-il, personne n’aurait jamais su qui l’avait tué. Non, il a fallu que tu prennes peur et que tu te dépêches d’aller le cacher, alors qu’il était bien mieux là où il était. Et en plus ton crétin de frère t’a surpris et ensuite ton père, pour faire bonne mesure ! Mais quelle idée ai-je eue de m’allier avec un pareil incapable pour une affaire aussi importante !

— Et moi d’écouter un hypocrite aussi convaincant ! gémit Nigel, misérable. Maintenant on est fichu. Ce cheval n’en peut plus, tu vois bien ! Par-dessus le marché, on est à un mile de la ville, et la nuit tombe...

— Quand je pense à l’avance que j’avais, ragea Janyn en tapant du pied, la fortune m’attendait, et ce cheval qui n’est bon qu’à se flanquer par terre ! Et toi qui t’effondres à la première difficulté. Lâche, comme je te connais, tu t’arrangeras pour toucher la récompense promise à qui nous livrera ! Quelle maudite journée !

— Mais tais-toi donc ! s’exclama Nigel, se tournant, désespéré, pour caresser le flanc couvert de sueur du cheval blessé. Ah, si seulement je ne t’avais jamais rencontré, je n’en serais pas là ! Mais je ne te quitte pas. Si on doit nous ramener – tu crois qu’ils sont loin derrière nous ? – on reviendra tous les deux. Enfin, essayons au moins de gagner Stafford. Le mieux est de laisser cet animal à l’attache pour qu’on le trouve, et nous, on montera l’autre et on courra à côté à tour de rôle...

Il avait encore le dos tourné quand la dague s’enfonça par-derrière entre ses côtes. Il tituba, se plia en deux, tout étonné. Il ne sentit pas aussitôt la douleur, seulement que la vie et ses forces l’abandonnaient, et il tomba dans l’herbe, presque doucement. Le sang qui coulait de sa blessure lui chauffait le flanc et rougissait le sol sous lui. Il essaya de se relever, mais fut incapable de bouger le petit doigt.

Janyn resta un moment à le regarder, sans rien éprouver. Il ne pensait pas que la blessure fut mortelle mais il jugea qu’il faudrait moins d’une demi-heure à son ancien ami pour se vider de son sang, ce qui serait tout aussi efficace. Il toucha le corps immobile d’un pied négligent, essuya son arme dans l’herbe et se tourna pour enfourcher le cheval de Nigel. Sans un coup d’oeil en arrière, il enfonça les talons dans les flancs de sa monture et partit vers Stafford au grand trot, se faufilant dans l’ombre des arbres.

 

Les hommes de Hugh qui arrivèrent au galop dix minutes plus tard trouvèrent un homme à moitié mort et un cheval boiteux. Ils se séparèrent, deux cavaliers s’élancèrent à la poursuite de Janyn, tandis que les deux qui restaient s’occupèrent de l’homme et de l’animal qu’ils confièrent à l’étape la plus proche. Puis, ils ramenèrent à Shrewsbury un Nigel très pâle, enveloppé de bandages, évanoui, mais vivant.

 

— ... il nous avait promis de l’avancement, des châteaux, des postes de commandement, ce Guillaume de Roumare. Tout est arrivé quand Janyn m’a accompagné dans le Nord, j’étais parti à la mi-été voir mon château. C’est Janyn qui m’a décidé.

Nigel confessa par morceaux ses tristes exploits, le lendemain, à la tombée du jour. Il avait retrouvé ses esprits et n’en était pas vraiment plus heureux pour autant. Tant de gens entouraient sa paillasse et le dévoraient du regard. Son père au pied du lit, très droit, décomposé, fixait son héritier, les yeux pleins de tristesse, Roswitha était agenouillée à sa droite, incapable de pleurer maintenant, mais son visage était comme ravagé par les larmes ; frère Cadfael et frère Edmond, l’infirmier, observaient tout avec attention, prêts à intervenir au cas où leur malade présumerait trop tôt de ses forces, et à sa gauche, se tenait Meriet qui avait remis sa tunique et ses hauts-de-chausses. Débarrassé de cet habit noir qui n’avait jamais été fait pour lui, il paraissait curieusement plus grand, plus mince et plus âgé que quand il avait revêtu l’habit pour la première fois. Son regard, distant et sévère comme celui de son père, s’était le premier posé sur Nigel quand ce dernier avait repris connaissance. Mais il n’y avait pas moyen de deviner ce qu’il pensait.

— Nous nous sommes engagés pour lui, ce jour-là... On savait quel jour le soulèvement éclaterait à Lincoln. Nous comptions partir vers le nord après notre mariage, et Janyn nous accompagnerait, mais Roswitha n’était pas au courant ! Et maintenant nous sommes perdus. Vous avez été prévenus trop tôt.

— Parlez-nous du jour du meurtre, dit Hugh qui se tenait à côté de Léoric.

— Ah oui ! Clemence ! Au souper il nous a confié le but de sa mission. Et les autres étaient réunis là-bas, à Chester, avec leurs connétables et leurs gouverneurs... en pleine action ! Quand j’ai ramené Roswitha, j’en ai parlé à Janyn et je l’ai supplié d’envoyer un messager tout de suite, en pleine nuit, pour les prévenir. Il m’a juré qu’il le ferait... Je suis allé le voir le lendemain matin de bonne heure, mais il n’était pas là, il n’a pas reparu avant midi, et quand je lui ai demandé comment ça allait il m’a dit « très bien ! ». Car Peter Clemence gisait mort dans la forêt, et il n’y avait plus de danger pour la réunion de Chester. Il m’a ri au nez quand je lui ai dit que j’étais inquiet – « qu’il reste où il est, m’a-t-il dit. On ne pensera jamais à nous soupçonner, il y a des bandits de grands chemins partout...» Mais j’avais peur ! Je suis parti pour essayer de cacher le corps avant la nuit...

— Et Meriet vous a surpris en flagrant délit, dit Hugh, lui donnant vivement la réplique.

— J’avais coupé la flèche pour le déplacer plus facilement. J’avais du sang plein les mains – que pouvait-il penser d’autre ? Je lui ai juré que ce n’était pas moi, mais il ne m’a pas cru. Il m’a dit de filer tout de suite, de me laver les mains, de retourner voir Roswitha et de ne pas réapparaître avant la nuit ; lui s’occuperait de tout. Il a ajouté que cela valait mieux pour père... que je comptais tellement pour lui que ça lui briserait le coeur... J’ai fait tout ce qu’il a dit ! Il a dû croire que je l’avais tué par jalousie. Il ignorait tout ce que j’avais – ce que nous avions – à cacher. Je suis parti, et je l’ai laissé s’accuser d’un crime dont il était innocent...

Nigel se mit à pleurer. Il chercha à tâtons une main qu’il pût saisir pour éprouver un peu de réconfort, et ce fut Meriet qui, s’agenouillant d’un geste vif, la saisit. Son visage toujours aussi sévère ressemblait plus que jamais à celui de son père, mais cependant il ne repoussa pas cette main, qu’il étreignit fermement.

— C’est seulement quand je suis rentré à la nuit tombée que j’ai appris... Mais que pouvais-je dire ? J’aurais trahi tous ceux qui... qui... Quand Meriet a reparu parmi nous, après avoir promis de prendre l’habit, je suis allé le voir, plaida Nigel, sans grande conviction. Je lui ai proposé de... Mais il a refusé que je m’en mêle. Il a dit qu’il avait pris sa décision, qu’il était d’accord avec lui-même et que je n’avais qu’à le laisser faire...

— C’est vrai, confirma Meriet. C’est ainsi que je l’ai décidé. Pourquoi rendre intenable une situation difficile ?

— Mais j’ignorais tout de cette trahison... Comme je regrette ! sanglota Nigel en tordant la main qu’il serrait avant de se réfugier dans un accès de faiblesse qui lui épargnerait d’autres questions. Je regrette le tort que j’ai causé à la maison de mon père... et surtout celui que j’ai fait à Meriet... Si je survis, je réparerai...

 

— Il s’en tirera, affirma Cadfael, heureux d’échapper à cette atmosphère douloureuse et de retrouver l’air glacé de la grande cour qu’il aspira avidement et où son souffle traça une brume d’argent. Et il se rachètera en se joignant aux troupes royales s’il est en état de porter les armes quand Sa Majesté montera vers le nord. Ça ne pourra se faire qu’après Noël, il lui faut le temps de lever une armée. Quant au jeune Janyn, je suis sûr qu’il avait l’intention de le tuer, l’assassinât semble être une seconde nature chez lui, mais sa dague a dévié, et la blessure n’est guère dangereuse. Une fois qu’il se sera restauré et reposé, qu’il se sera refait le sang perdu, Nigel se portera fort bien et s’engagera du côté dont il espérera tirer le plus d’avantages. A moins que vous ne jugiez bon de l’arrêter pour cette trahison ?

— En cette période de folie, qu’est-ce que trahir veut dire ? soupira Hugh, mélancolique. Avec deux monarques pour un seul trône et une dizaine de roitelets qui essaient de profiter des circonstances, comme Chester et même Henri de Blois qui hésitent entre deux ou trois protecteurs, je ne sais vraiment pas. Non, laissons-le, c’est du petit gibier, un traître offert à tout venant, et il n’a pas assez de cran pour faire un bon assassin, à ce qu’il me semble.

Derrière eux, Roswitha sortit de l’infirmerie, serrant son manteau sur elle pour se protéger du froid, et se dirigea hâtivement vers l’hôtellerie. Même après l’humiliation, l’abandon et le choc qu’elle avait subis, elle avait encore la force de paraître belle tout en sachant que devant ces deux hommes elle pouvait passer sans s’attarder, et les paupières basses.

— La beauté attire la beauté, remarqua Cadfael en la suivant des yeux et non sans quelque morosité. Rien à dire, ils sont vraiment bien assortis. Bah ! qu’ils partagent le meilleur ou le pire.

 

Léoric Aspley demanda audience à l’abbé après les vêpres de ce même jour.

— Il y a deux points que j’aimerais discuter avec vous, père. Je m’intéresse à ce jeune moine de Saint-Gilles qui appartient à votre ordre, qui s’est vraiment comporté comme un frère envers mon fils cadet, ce qui n’est pas le cas de son frère de sang. Meriet m’a dit que le voeu le plus cher de frère Mark est de devenir prêtre. Je ne doute pas qu’il en soit digne. Mon père, je vous offre l’argent nécessaire à son entretien pendant les années d’étude qui lui permettront de parvenir à son but. Si vous consentez à me guider, je paierai tout ce qu’il faut et m’estimerai encore son débiteur.

— J’avais moi-même décelé cette inclination chez frère Mark, répondit l’abbé, et l’approuve pleinement. Il a en lui de quoi faire un bon prêtre. Je serai ravi de le voir progresser et j’accepte bien volontiers votre offre.

— Le deuxième point concerne mes fils ; car j’ai appris à mes dépens qu’ils étaient bien deux, comme un certain moine de votre maison a trouvé moyen de me le rappeler deux fois ; et il avait raison. Nigel, mon aîné, est marié à l’unique héritière à présent du château de Linde, et il en héritera donc par son épouse, s’il parvient vraiment à réparer les fautes qu’il a confessées. J’ai donc l’intention d’installer mon second fils dans mon château d’Aspley. Je voudrais concrétiser ce désir par un document. Consentez-vous à me faire l’honneur d’être l’un de mes témoins ?

— De tout coeur, répondit Radulphe avec un sourire grave. J’ai plaisir à rendre votre enfant au siècle. Je le reverrai dans d’autres circonstances, en dehors de cette clôture qui n’a jamais été faite pour lui.

 

Cette nuit-là, frère Cadfael s’en vint à son atelier avant complies, pour vérifier, comme il le faisait chaque soir, si tout était en ordre, si le feu était bien éteint ou suffisamment bas pour ne présenter aucun danger, si tous les récipients non utilisés avaient été lavés, si les vins qu’il préparait fermentaient selon les règles et enfin si tous ses pots et autres flacons étaient convenablement bouchés. Il était fatigué, mais serein, le monde qui l’entourait n’était guère plus chaotique que quarante-huit heures auparavant et, entre-temps, on avait rendu justice à l’innocence et nul ne s’en portait plus mal. Le garçon avait adoré ce frère accessible, affectueux, gentil, tellement plus agréable à regarder que lui, paré de toutes les grâces que lui-même n’aurait jamais, tellement plus aimé, mais aussi vulnérable et fragile, quand on ne s’arrêtait pas aux apparences. C’était fini maintenant, mais la compassion, la loyauté, voire la pitié peuvent être tout aussi contraignantes que l’excès d’amour. Meriet avait été le dernier à quitter la chambre de Nigel. C’était étrange de penser que Léoric avait dû éprouver une vive jalousie à voir Nigel le laisser partir pour rester avec son frère à qui il devait tout. Il y aura entre le père et le cadet pas mal d’affrontements et de concessions avant que tout ne rentre dans l’ordre.

Cadfael s’assit en soupirant dans sa cabane, sans donner la lumière, les dernières lueurs du feu lui tenaient compagnie. Un quart d’heure encore s’écoulerait avant complies. Hugh était enfin rentré chez lui ; il serait temps demain d’enrôler des hommes pour l’armée du roi. Noël viendrait et se terminerait et presque aussitôt Étienne, en qui se disputaient la bonté, la volonté et la mollesse, et dont la nature généreuse allait devoir laisser la place à l’action violente à la suite d’une trahison aussi méprisable, Étienne donc se mettrait en marche. Il savait faire vite, quand il le fallait, mais l’ennui avec lui est qu’il ne gardait guère rancune aux gens. Il était incapable de haïr. Et quelque part dans le Nord, il y avait Janyn Linde, qui, à présent, approchait de son but, toujours souriant, sans doute, sifflotant, le coeur léger, bien qu’il laissât deux cadavres, enfin presque ! derrière lui, et sa soeur, l’être dont il s’était senti le plus proche au monde, ne l’avait-il pas abandonnée sans le moindre pincement au coeur ? Hugh n’oublierait pas Janyn Linde quand il accompagnerait Étienne à Lincoln ; ce jeune homme agréable avait à répondre d’abominables forfaits, et il lui faudrait payer tôt ou tard. Tôt, de préférence.

Quant à Harald, le vilain, un maréchal-ferrant, qui habitait vers le pont situé à l’ouest de la ville, était prêt à l’embaucher, et dès que tous les citoyens, qui ont la mémoire courte, l’auraient oublié, il pourrait commencer à travailler honnêtement. Au bout d’un an et un jour dans une cité libre, il serait libre lui-même.

Sans y prendre garde, Cadfael ferma les yeux et sommeilla un moment, appuyé contre les poutres du mur, les jambes étendues, et les chevilles confortablement croisées. C’est seulement le courant d’air glacé, dû à l’ouverture de la porte qui le réveilla à demi et lui fit cligner des yeux. Ils étaient là devant lui, la main dans la main, le même sourire grave aux lèvres : l’adolescent était devenu un homme, et la jeune fille la femme remarquable qu’elle avait toujours portée en elle. Il n’y avait plus que les dernières braises du foyer à les éclairer, mais ils resplendissaient tous deux.

Isouda lâcha la main de son ami, s’avança et se pencha pour déposer un baiser sur la joue piquetée de poils roux de Cadfael.

— Demain matin à la première heure, nous rentrerons chez nous. On n’aura peut-être pas l’occasion de vous dire au revoir comme il faut. Roswitha reste avec Nigel, elle le remmènera avec elle quand il ira mieux.

Une lumière secrète jouait sur les différents plans de son visage rond, doux, énergique, ajoutant parfois des reflets de feu à son épaisse chevelure. Roswitha n’avait jamais été aussi belle, car elle n’était qu’apparence froide.

— On vous aime ! s’exclama impulsivement Isouda parlant pour Meriet et elle-même, avec la confiance dont elle était coutumière. Vous et frère Mark !

Elle se pencha pour prendre entre ses deux mains le visage assoupi, puis, généreuse, elle s’écarta pour céder la place à Meriet.

Le froid lui colorait les joues. Son épaisse tignasse brune – qui avait Dieu merci évité la tonsure – lui tombait jusqu’aux sourcils, et il était plus ou moins tel que Cadfael l’avait vu la première fois quand il était descendu de cheval sous la pluie pour tenir l’étrier de son père, obstiné et obéissant, alors que ces deux êtres si inconfortablement proches s’affrontaient sur une question de vie ou de mort. Mais sous les boucles humides, son visage aujourd’hui était calme, mûri, voire résigné ; il se savait responsable d’un frère plus faible que lui, qui avait besoin d’aide. Non pour ses actions désastreuses, mais pour lui-même, pauvre pécheur.

— Ainsi, notre couvent t’a perdu, dit Cadfael. Si c’est toi qui avais décidé d’entrer dans cette maison, je t’aurais accueilli volontiers, on a parfois besoin d’un homme d’action pour nous secouer un peu. Ça ferait aussi du bien à frère Jérôme de se faire rabattre son caquet de temps en temps. Il parle trop.

Meriet eut le bon goût de rougir et de sourire sereinement.

— Je me suis réconcilié avec Jérôme, très poliment et humblement ; vous auriez été content de moi. Du moins, je l’espère. Il m’a dit qu’il m’estimait et continuerait à prier pour moi.

— Ah ça, par exemple !

De la part de quelqu’un qui à la rigueur pardonnerait une offense à sa personne, mais jamais à sa dignité, c’était un beau geste qu’il faudrait porter à son actif. A moins qu’il n’ait simplement été tout heureux de se voir débarrassé de son apprenti du diable, et qu’il n’en ait rendu grâce à sa façon ?

— J’étais jeune et ignorant, ajouta Meriet avec l’indulgence d’un vieux sage envers le jeune chien qu’il avait été, ce naïf qui avait idolâtré le souvenir d’une jeune fille, laquelle n’avait pas hésité à lui mettre sur le dos un meurtre dont il était innocent.

— Vous vous souvenez ? poursuivit-il. Je n’arrivais presque jamais à vous appeler « mon frère ». Ce n’était pourtant pas faute d’essayer. Mais ça ne correspondait ni à ce que je sentais ni à ce que je voulais dire. Et aujourd’hui, en fin de compte, il semble que ce soit Mark que je devrais appeler « mon père », alors que pour moi, ce sera toujours un frère. J’avais besoin d’un père à plus d’un titre. Alors pour cette fois, cela vous ennuierait-il que je fasse semblant, et que je vous appelle... comme j’aurais aimé vous appeler quand... ?

— Meriet, mon petit, dit Cadfael, se levant pour l’embrasser affectueusement, et plantant sur sa joue glacée, ferme et douce un baiser paternel, nous sommes de la même trempe toi et moi, et si jamais tu as besoin de moi, fais-le-moi savoir. Tu seras toujours le bienvenu. Rappelle-toi, je suis gallois, et chez nous, quand on aime, c’est pour la vie. Voilà. Tu es content ?

Meriet l’embrassa à son tour, avec une ferveur non dépourvue de solennité, et ses lèvres froides devinrent brûlantes quand il lui rendit son baiser. Mais Meriet avait autre chose à lui demander, et il garda dans la sienne la main de Cadfael tout en formulant sa requête.

— Consentiriez-vous à faire preuve de la même bonté envers mon frère, avant son départ ? Il a en ce moment beaucoup plus besoin de votre aide que moi quand je suis arrivé.

Isouda s’était discrètement retirée dans l’ombre mais Cadfael crut entendre un bref éclat de rire discret suivi d’un soupir résigné.

— Mon enfant, je ne saurais dire si tu es un saint ou un idiot, mais je ne suis pas d’humeur à supporter l’un ou l’autre en ce moment, répondit Cadfael, secouant la tête devant ce dévouement obstiné, qui ne lui déplaisait cependant pas. Mais rien que pour avoir la paix, c’est une cause entendue ! Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir. Allez, dehors ! Emmenez-le, jeune fille, que je puisse éteindre mon feu et fermer mon atelier, ou je vais arriver en retard à complies.

 


[1] Voir dans la même collection [Cadfael-02] Un cadavre de trop (n° 1963).

[2] Voir dans la même collection [Cadfael-02] Un cadavre de trop (n° 1963). et [Cadfael-04] la Foire de Saint-Pierre (n° 2043).

[3] Voir dans la même collection [Cadfael-02] Un cadavre de trop (n° 1963).

[4] Voir [Cadfael-05] le Lépreux de Saint-Gilles (n°2044), dans la même collection.

L'apprenti du diable
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