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— C’était un de mes vilains[3], affirma Ivo énergiquement dans la chambre de la loge où ils avaient apporté et déposé le corps, et j’ai le pouvoir de haute justice[4] sur mes gens, or Ewald était un meurtrier. Je n’ai nul besoin de nous défendre, mon archer et moi-même, lui n’a fait qu’obéir à mes ordres. Nous avons vu que cet homme ne s’est pas blessé à un clou mais qu’il a reçu un coup de poignard et ce que vous avez prélevé sur la dague du marchand s’adapte parfaitement à sa manche. Quelqu’un a-t-il le moindre doute sur sa culpabilité ?
Non, personne. Cadfael était avec eux dans la pièce, à la demande de Hugh et il n’avait aucun doute. C’était bien l’homme que Euan de Shotwick avait marqué avant de se faire tuer. De plus, on avait retrouvé une partie des marchandises et de l’argent de Euan dans les quelques affaires qu’Ewald avait laissées derrière lui : son paquetage contenait une belle bourse en cuir pleine de pièces et deux paires de gants de femme, cadeaux pour une épouse ou une soeur, qui sait ? Aucun doute, c’était lui l’assassin. Turstan, qui l’avait tué, ne se considérait nullement comme tel, pas plus qu’un archer de Prestcote, s’il avait reçu l’ordre de tirer. Il ne paraissait guère ébranlé par les événements. Pourquoi l’aurait-il été ? Il avait simplement obéi à son maître et il était allé souper ensuite sans que son acte lui coupât l’appétit.
— C’est moi qui l’ai amené, dit Ivo avec amertume, essuyant les traces de sang sur sa joue blessée. C’est mon honneur qu’il a défié tout comme la loi de ce pays. J’avais le droit de me venger.
— Bon, eh bien, c’est fait, répliqua brièvement Prestcote. Voilà qui évite au comté un procès et une pendaison, et je ne suis pas sûr que ce soit la pire des solutions pour ce misérable. Mais c’était un coup hasardeux, et votre homme tire étonnamment bien. Je n’aurais jamais cru qu’il ferait mouche à cette distance.
— Je sais ce que vaut Turstan, riposta Ivo avec un haussement d’épaules, sinon je n’aurais pas risqué la vie de mon cheval ou celle d’un des nombreux innocents qui vaquent à leurs occupations sur la première enceinte. Mais je ne pensais pas qu’il serait tué...
— On peut regretter une chose, remarqua le shérif. S’il avait des complices, il ne pourra plus nous dire qui ils sont. Selon vous, Beringar, ils étaient probablement deux ?
— Vous êtes convaincus, je pense, que ni Turstan ni Arald, mon jeune palefrenier, n’ont rien à voir là-dedans ? protesta Ivo.
Il avait insisté pour qu’on les interrogeât tous les deux. Depuis sa faute, Turstan était un modèle de vertu ; avec l’adolescent au frais minois campagnard, ils s’étaient fait des amis parmi les autres serviteurs. Ewald était morose et taciturne, il ne se mêlait pas aux autres et la révélation de son crime n’avait pas surpris grand-monde.
— Mais il y a encore les autres délits. Y était-il mêlé, à votre avis ?
— Je ne peux m’empêcher de penser que maître Thomas a été tué par un homme seul, affirma lentement Beringar. Et mon petit doigt me dit, sans aucune raison logique, qu’il n’avait rien à y voir. Quant au reste, mystère et grenouille bleue ! Le veilleur de Thomas a parlé de deux hommes, mais il a pu en rajouter un pour excuser sa couardise, ou son bon sens si vous préférez. Mais celui qui est venu sur la péniche en plein jour, et d’un bon pas j’imagine, comme s’il avait quelque chose à y prendre ou à déposer était sûrement seul. Là où ils étaient deux, il était probablement dans le coup. Maintenant, je ne sais pas qui était l’autre.
Après Complies, Cadfael alla faire son rapport à l’abbé, qui avait déjà reçu une visite de courtoisie et quelques renseignements du shérif, mais il pensait que son observateur accrédité aurait un autre point de vue et qu’il serait plus concerné par la réputation et l’image de marque de l’abbaye. Dans un ordre religieux où la modération était à la source de tout, il pouvait se passer des événements aussi regrettables qu’immodérés.
Radulf écouta calmement et en silence sans qu’il y eût moyen de lire sur son visage ce qu’il pensait de cette justice expéditive.
— La violence n’amène jamais rien de bon, remarqua-t-il pensivement, mais nous vivons dans un monde souvent aussi laid et violent qu’il peut être bon et beau. Cependant deux choses me préoccupent particulièrement. L’une d’elles, mon frère, vous paraîtra peut-être de peu d’importance : on n’a ni tué ni versé le sang dans nos murs. De cela, je suis reconnaissant. Vous avez vécu dans le siècle avant d’entrer au couvent ; ce qu’on doit accepter et supporter ici comme au-dehors, pour vous, c’est tout un. Mais beaucoup de nos frères n’ont pas votre expérience, pour eux et pour la paix que nous nous efforçons de préserver ici afin que les autres puissent y trouver refuge, mieux vaut que ce lieu n’ait pas été souillé. Le second point est aussi important pour vous que pour moi : cet homme était-il coupable ? Est-il sûr que c’était un assassin ?
— Absolument, répondit Cadfael, choisissant ses mots avec soin, il était mêlé à ce meurtre, très vraisemblablement avec au moins un complice.
— Alors, aussi dur que soit son sort, c’était justice. Vous n’êtes pas satisfait ? demanda-t-il devant le lourd silence de Cadfael et levant vivement la tête.
— Il était complice de ce crime, d’accord. Les preuves sont évidentes. Mais la justice dans tout cela ? Ils étaient deux. L’un paie pour les deux, et l’autre s’en sort. C’est ça, la justice ? En mon âme et conscience, je suis sûr qu’il y a autre chose qu’on ignore encore.
— Et demain tous ces gens retourneront à leurs affaires, rentreront chez eux, les innocents comme les coupables. Cela ne saurait être le dessein de Dieu, dit l’abbé.
Puis il réfléchit un moment en silence et il reprit :
— Cependant Dieu veut peut-être que nous n’y soyons plus mêlés. Continuez à veiller jusqu’à demain, mon frère. Après, d’autres reprendront le flambeau.
Frère Mark était assis au bord de sa paillasse, dans sa cellule du dortoir, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains, effondré. Enfant, il avait eu une vie difficile ; les privations, les brimades, la souffrance avaient été ses fidèles compagnes jusqu’à ce qu’il entrât au couvent, d’abord à contrecoeur. Mais la mort lui paraissait trop horrible, trop inadmissible quand elle arrivait ainsi, foudroyante, sans possibilité de rachat. Même si on était maltraité, affamé, si on travaillait sans cesse, du moins on était vivant, avec le ciel au-dessus de la tête, les arbres, les fleurs, les oiseaux, le cycle des saisons, la beauté. Même dans les pires circonstances, la vie était une amie, et la mort une ennemie inconnue.
— Mon petit, il en va toujours ainsi, dit Cadfael patiemment, assis à côté de lui. L’été dernier, quatre-vingt-quinze hommes sont morts ici, en ville ; ils n’avaient tué personne. Ils n’avaient pas fait le bon choix, et ils sont morts. Pendant la guerre, cela arrive à des femmes innocentes, et aussi en temps de paix parce qu’il y a des hommes méchants. Cela tombe sur des enfants qui n’avaient fait de mal à personne, sur des vieillards qui avaient toujours été bons et que l’on tue brutalement, sans raison. Mais il faut que tu gardes la foi : tout cela s’équilibre par la suite. Ce que tu vois n’est qu’une partie d’un tout, qui lui est parfait.
— Je sais, murmura Mark derrière sa main, honnête mais inconsolé. Mais mourir ainsi, sans jugement...
— Comme les quatre-vingt-quatorze de l’an passé, répliqua doucement Cadfael. Le quatre-vingt-quinze, lui, a été assassiné. La justice que nous voyons n’est aussi qu’un fragment brisé. Mais il est de notre devoir d’en rassembler le plus possible, de préserver le maximum et pour le reste, d’avoir confiance.
— Mais il est mort sans confession ! cria Mark.
— Sa victime aussi. Il n’avait ni tué ni volé, ou alors Dieu seul le sait. Nombreux sont les hommes qui ont franchi la porte sans sauf-conduit, qui iront au paradis avant ceux qui sont passés par l’absolution et tout le cérémonial et dont les affaires étaient en ordre. Les rois et les princes de l’Eglise se verront peut-être préférer des bergers et des serfs, et d’aucuns qui prétendent avoir fait le bien devront céder la place à des misérables qui ont fait le mal, mais qui l’ont reconnu et s’en sont repentis.
Mark, tout à l’écoute, commençait à comprendre. Il expliqua humblement pourquoi il souffrait.
— J’avais son bras entre mes mains. Je l’ai vu grimacer quand j’ai nettoyé la plaie, et j’ai souffert avec lui. Ce n’était pas une grande peine, mais je l’ai éprouvée. J’étais content de l’aider, de mettre de l’onguent sur sa blessure ; je lui ai fait un bandage tout propre ; je sais qu’il était soulagé. Et maintenant il est mort, avec un carreau d’arbalète dans le corps. A quoi sert de soigner un homme si on le brise sans rémission quelques heures plus tard ? poursuivit-il, essuyant ses larmes brièvement, rageusement et découvrant un visage accusateur.
— Nous parlions des âmes, pas des corps, lui rappela calmement Cadfael. Et qui sait ? Ton onguent, ton bandage ont peut-être été plus efficaces contre un mal plus profond ? Il n’est pas de flèche pour transpercer l’âme, mais il existe peut-être un onguent.