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Le beau temps se prolongea pendant le mois d’août et chacun se prépara aux moissons. Aline et Hugh Beringar partirent, pleins d’espoir, pour Maesbury, nantis de leurs achats ; le marchand de Worcester en fit autant, avec un jour de retard ainsi qu’une bonne compensation de la part du shérif pour l’emprunt de son cheval et en prime une histoire qu’il pourrait toujours placer dans les grandes occasions jusqu’à la fin de ses jours. Le prévôt et le conseil municipal de Shrewsbury rédigèrent une lettre très digne pour remercier l’abbaye de sa générosité ; ils y mirent assez de formes pour montrer qu’ils avaient apprécié le geste, et aussi de prudence afin de ne pas compromettre les chances de succès d’éventuelles revendications dans l’avenir. Le shérif put classer une affaire criminelle à la suite des révélations de la jeune femme qui avait été enlevée sous un faux prétexte, apparemment on voulait lui voler une lettre qu’elle détenait mais dont elle ignorait totalement le contenu. Il y avait bien matière à soupçonner une conspiration, mais comme dame Vernold ne connaissait pas la portée du document qu’on lui avait confié et qui de toute manière avait irrévocablement disparu dans un incendie, l’action de la justice était éteinte. Le criminel était mort, son serviteur avait tout avoué de son plein gré : son maître l’avait forcé à commettre un meurtre ; il attendait son jugement et faisait valoir qu’étant né vilain, il ne pouvait désobéir à son seigneur. Le suzerain du mort avait été mis au courant et le comte de Chester désignerait quelqu’un pour prendre Stanton Cobbold en saisine[5].
Chacun respira, se frotta les mains et se remit à l’ouvrage.
Cadfael retourna en ville le deuxième jour pour soigner Emma. Très satisfaits l’un de l’autre et du monde qui les entourait, le prévôt et son fils vaquaient à leurs occupations. Dame Corvisart retourna à ses fourneaux, laissant en tête à tête le médecin et sa patiente.
— Je souhaiterais vous parler, dit Emma, regardant bien en face tandis qu’il lui refaisait son bandage. Il faut que je dise la vérité à quelqu’un, et ce quelqu’un, j’aimerais bien que ce soit vous.
— Je ne crois pas que vous ayez menti une seule fois au shérif, répondit tranquillement Cadfael.
— Non, mais je ne lui ai pas tout dit. J’ai prétendu ne pas savoir ce que contenait cette lettre, pas plus que le nom du destinataire ou de l’expéditeur. C’est vrai, je ne savais rien directement, mais je sais qui l’a apportée à mon oncle et aussi qu’il fallait la remettre au gantier qui la donnerait à qui de droit. Mais quand Ivo a exigé cette lettre et que j’ai gagné du temps en lui demandant ce qu’elle avait de si important, il m’a dit ce qu’il y avait dedans pour lui. Il était persuadé que le royaume d’Etienne en dépendait et qu’elle lui donnerait la possibilité de se débarrasser de ses ennemis, et lui, ça lui vaudrait un comté. Les amis de l’impératrice pressaient le comte de Chester de se joindre à eux, mais il ne ferait rien avant de connaître toutes les forces que Mathilde pourrait rassembler, et voilà ce qu’il y avait dans cette lettre, destinée à le convaincre qu’il n’avait rien à perdre en se joignant à Mathilde. D’après lui, une cinquantaine de personnes s’étaient déclarées en secret pour l’impératrice et il y avait aussi, avec un peu de chance, la date où Robert espérait l’amener en Angleterre et le port où ils comptaient débarquer. Il voulait les livrer pieds et poings liés à la vengeance du roi avec le comte de Chester en prime, puisqu’il aurait été jusqu’à favoriser ce débarquement ! Il comptait les dénoncer, les vouer à la mort et obtenir une récompense pour ça. En tout cas, c’est ce qu’il m’a dit. Je n’ai aucun moyen de vérifier, mais j’ai la conviction que c’était vrai.
Elle s’humecta les lèvres et poursuivit, pesant ses mots.
— Je ne connais cas suffisamment le roi pour savoir ce qu’il aurait fait, mais je me rappelle ce qui est arrivé ici l’an dernier. J’ai vu ces hommes qui avaient choisi l’impératrice en leur âme et conscience, tout aussi honnêtement que les tenants du roi, jetés en prison puis exécutés et leurs familles privées de leurs terres, de tout moyen d’existence, parfois forcées à l’exil... J’ai vu la mort, la vengeance et l’amertume qui en découleraient si la fortune changeait encore de camp. Alors j’ai agi comme je l’ai fait.
— Je sais ce que vous avez fait, dit doucement Cadfael qui en tenait la preuve dans la main qu’il soignait.
— Mais pourtant, voyez-vous, continua-t-elle gravement, je ne suis pas sûre d’avoir eu raison, ni d’avoir servi la bonne cause. Etienne, du moins, maintient une sorte de paix là où il a pris le pouvoir. Mon oncle était un ardent défenseur de Mathilde, mais si elle débarque et que ses alliés se soulèvent, la paix n’existera plus. Où que je tourne les yeux, je vois la mort. Mais là-bas, sur le moment, je n’ai pensé qu’à une chose : l’empêcher lui de réussir par le meurtre et la trahison. Et le seul moyen, c’était de détruire cette lettre. Depuis, je me pose des questions... Enfin, je suppose qu’il faut maintenant que je vive avec ce que j’ai fait. S’il doit y avoir d’autres batailles et d’autres morts, que ce soit la volonté de Dieu et non celle des ambitieux et des méchants. Si on ne peut pas sauver ces vies, on peut toujours éviter d’aider à les détruire. Ai-je raison, à votre avis ? J’ai besoin d’une réponse et la votre compte beaucoup pour moi.
— Puisque mon opinion vous intéresse, dit Cadfael, ces cicatrices qui ne disparaîtront peut-être jamais, si j’étais vous, je les porterais comme des bijoux.
Elle sourit, surprise et secoua la tête, vaguement dubitative.
— Il ne faudra jamais en parler à Philippe, l’implora-t-elle soudain en lui prenant la manche de sa main valide. Moi je ne lui dirai rien. Il doit me croire aussi innocente qu’il l’est lui-même.
A ces mots, elle fronça les sourcils, comme si elle n’avait pas réussi à exprimer exactement sa pensée, mais elle fut incapable de trouver une formule plus juste. Si « innocence » n’était pas tout à fait exact – après tout, de quoi était-elle coupable ? – « simplicité » conviendrait-il mieux, ou « clarté », « pureté » ? Non, ce n’était pas encore ça. Frère Cadfael comprendrait peut-être quand même.
— Je me suis sentie quelque peu avilie, avoua-t-elle. Mais lui, Philippe, il n’est vraiment pas fait pour jouer les intrigants.
Cadfael promit de se taire. Pour rentrer, il passa par la ville en s’interrogeant sur ces êtres complexes que sont les femmes. Elle avait parfaitement raison. Philippe avait beau avoir deux ans de plus, être intelligent et avoir beaucoup mûri ces derniers jours, il serait toujours plus jeune, plus simple, et – oui, c’était bien le mot, après tout ! – plus innocent. D’après l’expérience de Cadfael, il n’était pas mauvais, dans la perspective d’un bon mariage, que la femme soit pleinement consciente de ses responsabilités.
Le trente septembre, deux mois tout juste après la foire de Saint-Pierre, l’impératrice Mathilde et son demi-frère, Robert de Gloucester, débarquèrent près d’Arundel et firent leur entrée dans le château de la ville. Mais le comte Ranulf de Chester resta prudemment dans son palais à s’occuper de ses affaires et ne broncha pas pour leur apporter son soutien.
[1] Monnaie d’or ou d’argent à la valeur variable, utilisée dans différents pays. (N.d.T.)
[2] On distinguait à l’époque le grand arc, qui était une arme de guerre, et l’arc court, en général utilisé pour la chasse (N.d.T.)
[3] Vilain : paysan libre au Moyen Age. (N.d.T.)
[4] Haute justice : droit de condamner à mort. (N.d.T.)
[5] Saisine : droit du seigneur sur la prise en possession des héritages qui relevaient de lui (N.d.T.)