À la fin de la journée il n’y avait rien, on ne savait rien. J’avais laissé Michel et Anne légèrement abasourdis et j’étais allé directement à l’atelier en pensant que travailler était ce que j’avais de mieux à faire mais ça ne me libéra pas l’esprit pour autant et je faillis me blesser avec un tournevis, totalement absent à ce que je faisais. Je ne répondais pas au téléphone mais je regardais qui appelait en espérant que la police me contactait enfin, mais c’était Michel, la plupart du temps – je lui renvoyais juste le même mot : nada. J’étais extrêmement inquiet. J’avais une terrible boule au creux de l’estomac et me sentais vaguement nauséeux.

Je rentrai tôt, en contournant le centre-ville menacé d’embolie, et trouvai deux inspecteurs garés devant chez moi. Je leur donnai toutes les explications qu’ils souhaitaient et les accompagnai dans la chambre de Gloria qu’ils fouillèrent sans entrain excessif. Avant de prendre congé, l’un des deux me laissa entendre qu’il n’aimait pas ça, qu’il partageait mes craintes. « Elle n’a rien emporté, et ça ne me plaît pas. Parce que ça veut dire quoi ? Premièrement, qu’elle n’est pas partie en voyage. Deuxièmement, qu’elle n’avait rien prémédité.

— Comme je l’ai dit, inspecteur, elle était allée chercher du petit bois. C’est tout. J’ai peur qu’elle n’ait fait une mauvaise rencontre.

— Oui, moi aussi. Vous voulez mon sentiment ? Un type s’est arrêté et l’a embarquée dans sa voiture, terminé ! Quelque chose dans ce genre-là, je vous parie tout ce que vous voulez. »

Je levai les yeux en direction du ciel qui s’étirait vers le crépuscule en un long cortège de nuages blancs, véloces. Puis j’entendis leur véhicule démarrer.

Je restai assis dans le jardin jusqu’à ce que la nuit tombe. Je ne savais pas très bien comment appréhender ce nouveau coup du sort. Étais-je vacciné ? Ou était-ce la maison de repos qui m’attendait ? Après le départ de Julia, la mort d’Alex, la désertion d’Élisabeth, devais-je m’attendre à d’autres défections autour de moi ? Était-ce le destin qui m’était réservé ? Je grimaçai lorsque je commençai à entrevoir un enchaînement à toutes ces épreuves, à remarquer certaines concordances, et m’empressai d’aller me servir un verre avant de filer au Brunswig.

Je n’avais pas la prétention de saisir très clairement les raisons pour lesquelles les générations qui suivaient la mienne désespéraient à ce point de leur héritage, mais ils avaient cette façon de se saouler à toute allure aujourd’hui qui me semblait être une réponse adaptée au contexte et que chacun, jeune ou vieux, pouvait utiliser pour éviter le maximum de casse dans sa porcelaine intérieure.

Je pris une bouteille et m’assis résolument à une table jusqu’au moment où, un peu plus tard, se posa sur mon bras – et j’en aurais pleuré de souffrance et de joie, comme si j’avais franchi l’arrivée d’une course interminable – la main de cette femme que j’avais tenue dans mes bras quelques jours plus tôt, cette rousse admirable.

Je lui embrassai passionnément les mains.

« Mais qu’est-ce qui vous prend ? » fit-elle au bout d’un moment, mi-intriguée, mi-amusée.

Je levai de nouveau les yeux sur elle, ne cherchant même pas à dissimuler l’éblouissement qui devait me transformer en parfait idiot, mais à cet instant, pour quelque raison inexplicable, elle était comme une apparition, comme une fée sortie de la flamme qui vacillait sur la table dans son photophore de bambou, elle était très exactement ce que je souhaitais qu’elle fût, je ne voulais rien d’autre, je voulais une corde pour m’attacher à elle, je voulais m’enduire de glu et me coller à son corps et me servir d’agrafes et d’aiguilles pour me coudre à sa peau.

Je lui expliquai ce qui n’allait pas, l’inquiétude qui me rongeait, le mauvais pressentiment de la police, mais aussi l’espèce de passage à vide que je connaissais depuis le décès de mon fils. Et profitant de n’avoir toujours pas lâché sa main, j’y appuyai ma joue pour lui redire à quel point j’étais heureux de la retrouver dans ces circonstances, combien elle m’était d’un grand secours à l’heure présente, où je me sentais en manque de tout.

Elle trouva vite une solution à mes besoins immédiats de sexe et de drogue destinés à lutter contre l’angoisse qui me tenaillait, nous accommodant de l’exiguïté des cabinets pour dames après avoir rabattu le couvercle et pris appui dessus, mais elle peina davantage quand il fallut me réconforter et employer les mots appropriés à ma détresse. Elle me proposa, avec la conviction d’avoir une idée lumineuse, de descendre avec elle sur la Riviera pour les fêtes de Noël, où elle possédait une villa avec un accès direct à la plage, mais je me contentai de lui sourire. C’était comme de m’offrir un vieux truc périmé, une vieille potion fade, éventée, qui en tout cas n’avait plus d’effet sur moi.

Au moins, je ne passai pas cette nuit-là à tourner en rond avec le téléphone à la main et nous quittâmes le Brunswig à l’aube, relativement sonnés, éblouis par la lumière du jour. Une nappe de brume flottait au-dessus du parking où nous récupérâmes nos voitures.

Nous traversâmes la ville déserte, lumineuse, fraîche, empruntâmes des voies mortes, silencieuses.

Aussitôt arrivé, j’inspectai rapidement la maison puis revins au salon en secouant la tête. « Rien », fis-je.

Elle grimaça un sourire.

« Je ne connais même pas votre prénom, lui dis-je. C’est insensé.

— Martine.

— Martine ? répliquai-je avec un sursaut incommodé que je transformai vite en mine réjouie, en air accueillant. Je n’ai jamais connu de Martine, figurez-vous. Mais j’aime bien, j’aime beaucoup… Je me demande si ça vous va.

— Moi, je trouve que Marc, ça ne vous va pas du tout.

— Je sais. J’aurais aimé m’appeler Philippe.

— Quoi ? Mais vous êtes fou. Mais quelle horreur. »

La maison était un peu froide, car j’avais laissé la fenêtre de ma chambre grande ouverte et il serait dit que je n’allais jamais voir cette femme dans le plus simple appareil car elle garda ses bottes et son col roulé quand nous nous abandonnâmes et laissâmes refroidir cafés et toasts pour nous jeter sur le canapé et prendre davantage de temps cette fois, malgré une petite chair de poule.

Il bruinait depuis un moment lorsque Michel tapa au carreau. Martine s’était endormie dans un fauteuil tandis que je patientais au téléphone, pour parvenir à parler aux inspecteurs chargés des recherches, que l’on eût fini de me transférer de poste en poste. De lumineux, le petit matin était devenu gris, rempli de cette eau pulvérisée qui gouttait des branches, des buissons, et se rassemblait en petites flaques sur la terrasse. Michel portait un duffle-coat que l’humidité avait traversé de part en part et j’allai lui chercher une serviette cependant qu’il essuyait ses lunettes et se penchait sur Martine en fronçant les sourcils.

« Mais c’est qui encore, celle-là ? » demanda-t-il en me rejoignant. Je lui fis signe de ne pas parler trop fort pour ne pas la réveiller et lui expliquai qu’il s’agissait de cette femme que j’avais rencontrée chez Géraldine et Roger.

« Et tu fais quoi, là ? m’interrogea-t-il. Tu la baises ? Alors qu’Anne et moi nous nous morfondons d’inquiétude, c’est tout ce que tu trouves à faire ? Tu baises ? »

Il me prit la serviette des mains pour se frictionner la tête. J’étais étonné du ton qu’il employait avec moi depuis quelque temps, comme s’il avait quelque chose à me reprocher, dont il ne voulait pas me parler.

« Je ne sais pas comment tu fais, poursuivit-il. Tu as une telle carapace. Tu l’as toujours eue, je suis d’accord, mais elle s’est épaissie en vieillissant. Tu serais devenu excellent si tu avais continué. Une pure mécanique. »

Je n’étais pas sûr de le suivre sur ce thème. Je n’avais pas le sentiment d’être devenu plus résistant mais plus fragile au contraire. Dieu savait les cris, les horreurs que j’aurais été capable de ressasser tout au long de la nuit si Martine ne m’en avait pas tenu à l’écart. Il oubliait que je n’avais personne, contrairement à lui, sur qui me reposer.

Je le fis asseoir, néanmoins, quand je compris qu’il avait erré toute la nuit dans les environs à la recherche de Gloria.

« Je crois que tu en fais trop, dis-je.

— Non, je n’en fais pas trop. Ne me dis pas que j’en fais trop. S’il te plaît. »

Il semblait effectivement bouleversé et c’était à mon tour d’observer les changements intervenus chez lui après toutes ces années. Nous étions partis dans des directions différentes. Michel était devenu nettement plus sentimental, nettement plus épidermique. Si je m’étais endurci, ainsi qu’il le prétendait, il avait pris quant à lui le chemin inverse et seule sa sincérité permettait de ne pas le trouver grotesque lorsqu’il se lançait dans une opération du genre de celle qui l’avait mené jusqu’ici, au terme d’une traque hallucinante et vaine étalée sur toute la nuit.

Il retourna voir Martine, et se pencha au-dessus d’elle pendant que je lui préparais un grog. Je me demandais parfois s’il était réellement sain d’esprit. Durant de longues années, j’avais juste estimé qu’il était assez bizarre quelquefois, mais aujourd’hui, cela semblait un peu plus sérieux. L’invraisemblable équipée nocturne qu’il venait de s’infliger en témoignait.

« Une admiratrice ? » demanda-t-il. Je hochai vaguement la tête en lui proposant un bol de muesli. Dehors, la pluie s’épaississait doucement, le jour peinait à se lever et pesait comme une chape. « Dans une autre vie, déclara-t-il en secouant la tête, je choisirai d’être un artiste. Non, vraiment. C’est le job idéal. » Je le servis. « D’un autre côté, fis-je, c’est un métier à risques. La carrière est semée d’embûches. »

Anne m’appela tandis qu’il se découvrait affamé et inspectait mes placards. Elle se faisait du mauvais sang à son sujet, car il semblait particulièrement bouleversé par la disparition de Gloria.

« Dis-lui de répondre à son putain de téléphone, fit-elle entre ses dents. C’est tout ce que je lui demande. Qu’il me dise où il est et s’il va bien. C’est tout.

— Il est en train de manger, ne quitte pas.

— Non, ça va bien, maintenant.

— Vous prenez du speed en ce moment, toi et lui ?

— Non, trois fois rien, c’est juste que… C’est juste que…

— Écoute, ça ne fait rien. Peut-être que c’est moi, peut-être que je porte une espèce de carapace.

— Oh, ça ne t’avait pas encore effleuré ? »

Je lui promis de mettre Michel dans un taxi et de les tenir aussitôt informés de la moindre nouvelle que l’on me communiquerait, puis je retournai près de lui et préparai des grogs, à titre préventif. La pluie tombait largement, à présent, et j’espérais que Gloria était à l’abri de ce temps d’une manière ou d’une autre.

« Je ne peux pas croire qu’il lui soit arrivé quelque chose », fit-il en regardant dans le vague puis en finissant par poser les yeux sur Martine qui venait, dans son sommeil, de faire glisser le plaid qui lui couvrait les jambes qu’elle avait encore nues – et joliment faites, si l’on pouvait encore tenir ce genre de propos sexistes.

Le doute ne s’imposa pas tout à coup, ni franchement. Il s’insinua. Puis Marc se réveilla un matin – trois jours précisément après que l’on eut retrouvé Gloria, laissée pour morte au bord du fleuve – avec l’image de Michel collée devant lui. Une image qui semblait prendre feu. Si aveuglante qu’elle laissait un goût étrange dans la bouche, de métal ferreux. Le plus surprenant étant qu’il ne parvenait pas à s’en débarrasser.

Gloria n’était toujours pas sortie du coma et cette image aussi le poursuivait et elle finit par se juxtaposer à celle de Michel dans le courant de l’après-midi tandis qu’il effectuait une soudure à l’arc, grimaçant derrière son masque – la lumière éclatait, étincelait autour de lui. Mais rien de très net cependant, une simple association gênante, largement incompréhensible.

Il travailla tard puis rentra directement et se servit un grand verre d’alcool. Il alluma un feu et se laissa glisser, flotter, descendre. Il n’y avait pas d’autre signe de vie dans cette maison que les craquements du bois dans le souffle des flammes. Il ricana. Au bout du compte, la réussite n’était pas flagrante, songeait-il. Le bilan était réservé. Pour ce qui concernait l’épisode Gloria, le bilan était sans nul doute des plus maigres.

L’agression dont elle avait été victime devenait le nouveau point d’orgue de cette triste aventure qu’il poursuivait au milieu des siens et qui ne portait pas bonheur aux plus jeunes. Sans doute était-il un peu tard pour s’en inquiéter. Sans doute était-il également un peu dur de constater que cet immense chemin que l’on croyait avoir parcouru se réduisait à la taille d’un timbre-poste. Le découragement pouvait gagner.

Un peu avant minuit, il rouvrit un œil et constata que d’aimables braises rougeoyaient encore – qu’il ne s’agissait pas de rats aux yeux rouges. Il but quelques gorgées directement à la bouteille qu’il tenait toujours à la main, car l’image de Michel occupait tout son esprit et il tâchait ainsi de l’effacer. Sans résultat. Elle semblait incrustée. Par chance, d’implacables arguments plaidaient en sa faveur, ils étaient innombrables, ils le disculpaient totalement. Même si les événements récents semaient un léger trouble quand on songeait à l’intérêt fiévreux qu’il portait à Gloria, aux rebuffades qu’il essuyait en retour. Au sentiment qu’il devait nourrir.

Durant sa déposition, Anne avait déclaré qu’à l’heure de l’agression de Gloria, Michel dormait à ses côtés – tandis qu’elle-même, en parfaite insomniaque, n’avait pas fermé l’œil cette nuit-là. Ainsi, l’affaire était réglée. Il y avait suffisamment de fous furieux en liberté pour prendre le relais. Du tapis, il parvint à se hisser sur le canapé et il resta un moment à observer le ciel étoilé en affichant un air absent, proche du K.-O. technique.

Puis il se redressa d’un bond et marcha vers la sortie. L’air frais le transporta. Il s’installa au volant de sa voiture et descendit en ville sans provoquer d’accident ni commettre d’infraction majeure. De toute sa vie, il n’avait jamais eu le moindre accrochage, même lorsque sa vision se brouillait, même si sa notion des distances était absolument faussée, même s’il lui arrivait de rouler un peu sur le trottoir – et la plupart du temps, lorsqu’ils étaient en mission, c’était lui qui conduisait, lui qui était chargé de ramener les autres en lieu sûr, à travers vents et marées, non qu’il se révélât un chauffeur hors pair mais il avait une chance phénoménale en matière de conduite et il s’en était parfois fallu d’un cheveu.

Il était tard. Mais pour Anne, tard ne voulait rien dire. Elle lui ouvrit, vêtue d’un short et d’un maillot, couverte de sueur.

« Je me suis fait livrer un elliptique, expliqua-t-elle en s’épongeant le cou. J’ai besoin de me dépenser, d’actionner une soupape de sécurité. Au train où vont les choses. »

Marc s’arrêta devant l’engin qui faisait face à la baie comme s’il se trouvait devant une soucoupe volante. « Ce truc est d’une laideur peu commune », déclara-t-il avant de se diriger vers le balcon d’un pas incertain. De l’air frais. Il remonta la fermeture de son blouson jusqu’à son cou, enfonça ses poings dans ses poches et s’adossa au mur en fermant les yeux dans la nuit froide. Respirer.

Anne réapparut en peignoir de bain, une serviette dans les cheveux. Elle lui tendit une cigarette.

« Tu as du nouveau ? »

Il secoua la tête. « Michel n’est pas là ? »

Elle baissa les yeux. « Il est allé faire un tour. »

Il secoua longuement la tête.

Elle ne savait pas où il était allé.

« La maison était un peu vide », grimaça-t-il.

Elle opina et lui posa une main sur l’épaule. « Bien sûr. » Sa main était glacée.

« Anne, soupira-t-il, est-ce qu’il y a quelque chose que je devrais savoir ? »

Autrefois, dans le cadre de leurs sombres activités, ils se faisaient une confiance absolue et ce degré de confiance faisait leur force. Il l’observa du coin de l’œil. Avec beaucoup d’attention. Son émoi, sa protestation de transparence et son air indigné, blessé. Elle ne répondit pas mais au moins, à présent, il avait acquis la certitude qu’elle cachait quelque chose.

« Des nouvelles de l’hôpital ? » demanda-t-elle.

Il mit quelques secondes à comprendre qu’elle s’adressait à lui. « Non. Le viol est confirmé. Pour le reste, il faut attendre les résultats du labo. » Une nouvelle fois, il guetta ses réactions mais Anne savait encore brouiller les pistes et elle ne lâcha rien.

« Tu es monstrueux, fit-elle au bout d’un moment. Je croyais que Michel était ton meilleur ami. Que cette pensée ait pu t’effleurer, quelle tristesse, quelle trahison. »

Il baissa la tête, car elle n’avait pas tout à fait tort. D’où lui serait venu ce sentiment de honte, sinon ?

Il se laissa choir sur une chaise longue terriblement confortable et demeura un moment la tête penchée vers ses pieds.

« Je n’y arrive pas », fit-il avec un air vaincu et, protégé par la pénombre, rougissant de sa propre laideur.

L’agresseur de Gloria ne s’était pas contenté de la violer, il l’avait également battue à mort et Michel ne pouvait pas être cet homme-là. Sans doute le temps n’arrangeait-il pas les choses, sans doute l’âge rendait-il plus grincheux, plus soupe au lait, mais Michel ne s’était pas transformé en bête sauvage passé la cinquantaine, d’un homme il n’était pas devenu l’épouvantable grimace. Marc et lui se connaissaient depuis trente ans. Il avait en outre maintes fois été salué pour son sang-froid et n’avait jamais utilisé la force autrement qu’en dernier recours, jamais perdu le contrôle de ses nerfs devant un sujet récalcitrant – et jamais mordu personne, Seigneur Jésus, jamais ça, or, comme on venait d’en informer Marc, Gloria portait des traces de morsures sur tout le corps, de la chair avait été arrachée par bouchées, lui avait-on précisé. Il était assez tôt dans la matinée.

Vers midi, ses certitudes recommencèrent à vaciller. Être incapable de concevoir la culpabilité de Michel, finit-il par comprendre, ne mettait pas celui-ci automatiquement hors de cause. La réflexion faisait froid dans le dos, ouvrait des gouffres. Puis, au fur et à mesure, certains éléments sortirent de l’ombre, ressurgirent en pleine lumière, certaines paroles résonnèrent à nouveau, certains regards, certains silences et certains signes convergèrent, certaines actions s’imbriquèrent et certains comportements se révélèrent si édifiants qu’il termina leur sinistre revue en gémissant. Aucun de ces éléments pris séparément ne prouvait quoi que ce soit, mais considérés dans leur ensemble ils étaient durs à ignorer. Malédiction. Il transpira. Une sueur glacée le transperça jusqu’à la moelle.

En affirmant que Michel était dans son lit au moment de l’agression, Anne avait dressé un rempart infranchissable, un mur qui le disculpait totalement – et contre lequel, en première ligne, je venais fatalement me fracasser. Elle s’était toujours conduite en bon petit soldat, avait toujours eu le goût du sacrifice – et aujourd’hui enfin, elle pouvait donner la mesure de son indéfectible engagement envers celui dont elle recevait les ordres dans les années quatre-vingt, et en comparaison coucher avec moi présentait beaucoup moins d’attrait.

« Mais que racontes-tu, me lança-t-elle, espèce d’idiot. Tu oses me dire ça ?

— Oh écoute, peu importe. Où est-il ?

— Tu viens te plaindre de ne pas coucher avec moi ?

— Non, pas du tout.

— Parce que sinon, je vais penser que tu te moques de moi, est-ce que tu me suis ?

— Oui. Tout à fait. »

Je n’étais pas là pour discuter. « Où est-il ? Il faut que je lui parle. »

Elle me tendit un verre. « Est-ce que je peux t’aider ? »

Je secouai la tête.

« Michel est fatigué, fit-elle en me touchant le bras. Toutes ces histoires l’ont perturbé. Il n’est pas ici, il se repose. »

Je la regardai. Si j’avais nourri quelque doute sur le camp qu’elle avait choisi, je n’en avais plus aucun à présent.

« Tu devrais aller la voir. Tu devrais faire cet effort, lui dis-je. Si tu veux, je t’y emmène et nous reprendrons cette conversation ensuite. »

Elle ignora mon invitation. Elle me fixa longuement et me demanda si j’étais sérieux, si je ruminais toujours cette sinistre et lugubre présomption, cette sinistre pensée, si j’étais revenu dans ce but, s’il n’y avait plus rien de sacré à mes yeux. « Je crois qu’ils ont fini par te tordre l’esprit, tu sais, voilà ce que je crois, a-t-elle repris. Tu as l’esprit tordu. En tout cas, cette fille nous a bien eus. » Je l’arrêtai : « S’il te plaît. Arrête. Gloria est dans le coma à l’heure où nous discutons. Je ne crois pas que l’on puisse envier son sort.

— Elle a eu ce qu’elle voulait, elle a atteint son objectif. Vois-tu, ils sont très forts.

— Pardon, mais n’aurais-tu pas un peu de compassion à offrir ? Ça t’étoufferait ? »

Je n’avais pas connu de plus lugubre conversation de toute ma vie. Je sortis m’aérer sur le balcon. Il faisait frais, le soleil brillait timidement dans le ciel blanc qu’occupaient quelques corbeaux au vol taciturne.

J’étais en train de les perdre à leur tour, ces deux-là aussi, mes deux seuls amis, et j’en étais particulièrement effrayé, car j’allais me retrouver vraiment seul pour le coup – on aurait dit une sombre prophétie qui se réalisait, une extinction inexorable de la lumière indiquant que la fête était finie et qu’il fallait rentrer chez soi malgré l’obscurité et la pluie froide.

Je renonçai à l’interroger sur l’endroit où Michel soignait sa grande fatigue – autant ne pas perdre son temps – et je repartis sans ajouter un mot. Sans desserrer les dents. Je rentrai chez moi et lançai quelques recherches pendant que je me douchais. J’y passai une partie de l’après-midi puis finis par le localiser, car l’animal s’était inscrit dans un centre de remise en forme au cœur des Alpes et l’avait fait sous son véritable nom, en totale insouciance – mais cette absence de précautions était aussi la marque de son arrogance, de la parfaite assurance que l’impunité lui était par avance acquise. Je réservai aussitôt une chambre.

J’arrivai en fin de journée, après des heures de route. Je donnai mes clés et m’élançai vers le bar tandis que l’on s’occupait de mes affaires, car ma consommation s’était encore fortement accentuée depuis que j’avais vu Gloria, son visage tuméfié, presque noir, mais je m’étais promis de ne pas boire pendant le trajet et je m’y étais tenu – je ne savais pas très bien où en étaient les points de mon permis, mon instinct me disait de faire attention. Je bus un grand gin-tonic en fermant les yeux.

De ma chambre, je composai le numéro de celle de Michel. Sans résultat. Je restai quelques minutes sur le balcon puis rentrai. Le soir tombait, des nuages filaient vers le crépuscule en vastes troupeaux mordorés. Le ciel s’ouvrait puis se refermait. J’enfilai un peignoir et descendis au spa qui était encore pas mal fréquenté à cette heure.

Mais je ne le trouvai nulle part. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, je décidai de m’offrir un massage californien mais la fille s’endormit littéralement en travers de mon dos, elle s’excusa, elle venait de s’occuper d’une bande de Russes et était à bout de forces. Je lui répondis que les cinq minutes qu’elle m’avait accordées m’avaient amplement suffi et que j’étais très content de ses services. Un instant, je vis passer un éclair de défiance dans son regard. Elle n’était guère plus âgée que Gloria. Elle s’imaginait sans doute que j’allais agiter quelques billets de banque devant son nez ou pire encore.

Je descendis de la table et filai avec ma serviette autour des reins avant d’avoir affaire aux hommes de la sécurité, ou d’être plaqué au sol, sur un carrelage luisant, par des maîtres nageurs bodybuildés appelés à la rescousse. Je me jetai un coup d’œil dans un miroir en passant afin de m’assurer que je n’avais pas pris l’apparence d’un monstre ou de quelque repoussante créature – car c’était bien ainsi que Gloria m’avait vu. De retour dans ma chambre, je restai un moment à regarder les Alpes glisser dans le crépuscule et je me demandais à quel moment ça nous était arrivé – car quant à moi je n’y avais pas fait attention –, à quel moment étions-nous devenus les méchants de l’histoire, à quel moment avions-nous basculé, à quel moment étions-nous devenus un vrai danger pour eux, une calamité, etc.

Je séjournai trois jours entiers dans cet endroit, dans cet hôtel de luxe au pied de la montagne, mais je n’y passai en réalité qu’un court moment, car dès le lendemain matin, j’en sortis et ne devais plus y remettre les pieds au cours des prochaines quarante-huit heures.

Le site était magnifique. Montagnes vertes, pics enneigés, petits torrents, gigantesques sapins, poudreuse lumière d’automne. J’étais allé frapper à la porte de Michel et n’ayant obtenu aucune réponse j’étais descendu à l’accueil où j’avais appris qu’il était déjà sorti faire son footing – une douzaine de kilomètres à travers bois, un authentique chemin forestier très prisé par les jeunes décideurs brillantinés et les vieilles crapules à peau blanche.

On m’expliqua qu’il y avait un raccourci grâce auquel je pourrais rattraper mon ami qui n’avait guère qu’une demi-heure d’avance sur moi. Je levai les yeux sur les nuages mais on m’informa obligeamment que la pluie n’était attendue qu’en soirée.

Un peu de marche ne pouvait faire que du bien. Quand on s’adonnait à l’alcool et aux drogues, mieux valait mener une vie saine et surveiller sa santé. Je retournai dans ma chambre pour me changer et passer quelques coups de téléphone – je n’avais pas de réseau. Gloria ne donnait aucun signe de retour à la vie et la police n’avait rien de nouveau à m’apprendre, sinon que l’affaire suivait son cours. J’enfilai un survêtement, car il faisait assez frais et j’emportai une bouteille d’eau et une flasque de vieux bourbon pour le cas où il m’arriverait quelque chose – comme d’être poursuivi par un ours ou emporté par une avalanche.

Un instant plus tard je quittai donc l’hôtel et m’engageai dans le fameux raccourci d’un pas hardi. Le sous-bois sentait bon. Le sol était couvert de feuilles mortes. Je marchai un bon moment sur un versant ensoleillé et j’aurais donné tout ce que j’avais pour qu’elle soit là, marchant à mes côtés, mais nous avions échoué sur toute la ligne. Y penser entretenait une sombre rage contre Michel, je ne voulais même pas entendre ce qu’il avait à dire – en admettant qu’il eût quelque chose à dire. J’allais le coincer à la croisée des chemins et je ne savais pas du tout quelle serait ma réaction mais je ne ralentissais pas. Quand soudain, j’entendis le bruissement d’un ruisseau et je restai interdit une minute.

Le ruisseau n’était pas à sa place. J’aurais dû l’avoir dans mon dos et voilà qu’il dévalait sur mon flanc gauche. Je ne comprenais pas très bien ce que j’avais fabriqué jusqu’à ce que je m’aperçoive que j’étais sorti du chemin. Je fis marche arrière. Sans trop d’élan sinon que je décidai de me conformer au plan que j’avais gardé en tête et qui voulait que le ruisseau fût dans mon dos. J’obliquai donc, moyennement convaincu.

J’avalai quelques gorgées de bourbon pour me fouetter le sang et repartis sur les traces de Michel. Quelquefois je glissais et tombais sèchement sur le cul. Le tapis de feuilles n’avait pas pour seul inconvénient de cacher le chemin et rendre le terrain glissant, mais permettait de se prendre les pieds dans une racine ou buter dans un trou et se tordre la cheville. Je n’avais pas été assez vigilant. Je n’avais pas su interpréter les signes qui m’apparaissaient à présent d’une aveuglante évidence. Je n’avais pas accordé à mon fils l’attention nécessaire et bien qu’il fut trop tard pour verser des larmes, il fallait vivre avec ce sentiment d’amertume qui emplissait la bouche, ce sentiment de perte définitive.

Gloria lui avait laissé entendre qu’il était en partie responsable du suicide de son fils et Marc se demanda combien de temps il lui faudrait pour l’admettre.

Vers midi, il n’avait plus aucun repère, ni ruisseau ni rien. C’était un peu agaçant mais il marchait encore à bonne allure et ne perdait nullement espoir de croiser un chemin, ou mieux encore une route ou un camping. La journée était encore lumineuse, les nuages étaient encore loin. Il ne sifflait plus mais le moral était bon. Certes, il était perdu, mais c’était si absurde qu’il valait mieux en rire. En tout cas, sa fureur contre Michel demeurait intacte et la situation dans laquelle il se trouvait à présent la rendait incandescente.

Le soleil était encore haut lorsqu’il entendit le souffle lointain, la faible rumeur de quelque chose comme une autoroute, enfin, mais celle-ci filait à une cinquantaine de mètres au-dessus de sa tête – une sorte de viaduc pour autant qu’il s’y connaissait. Il examina l’édifice en grimaçant, soupira, puis décida de la suivre en prenant à gauche après avoir bu quelques gorgées d’eau – on entendait un cri d’oiseau étrange en provenance du sous-bois tandis que le grondement sourd d’un camion s’éloignait dans le lointain, que passait un avion de chasse.

Il pouvait se reprocher de ne pas avoir armé son fils, de ne pas l’avoir rendu assez fort, mais lui-même était-il suffisamment armé à l’époque où Alex avait eu besoin de lui ? Était-il en état d’enseigner quoi que ce soit quand il ne savait rien, quand il se saoulait, quand il se défonçait, quand il cherchait il ne savait quoi dans l’obscurité, quand il était en mission, quand sa vie sentimentale était un triste chaos, quand le monde était un bien plus triste chaos encore et les soirées toutes plus géniales les unes que les autres, quand il gagnait si facilement sa vie… ?

Combien arrivaient intacts de l’autre côté, combien parvenaient à cocher toutes les cases, combien choisissaient le chemin le plus honorable, combien choisissaient la voie du sacrifice ?

Il était si absorbé dans ses pensées qu’il se trouva tout à coup devant un petit lac de montagne. L’autoroute l’enjambait dans les airs pour rejoindre la rive opposée qui se dressait comme une muraille de verdure. Il s’arrêta un instant pour observer le chatoiement des dorures à la surface de l’eau. Il ne fallait plus trop traîner, maintenant. Il allait prendre son souffle et remonter vers cette fichue autoroute et arrêter le premier véhicule qui passerait, dût-il se planter au milieu des voies, bras écartés. Il s’accorda cinq minutes de pause avant de franchir le petit cours d’eau qui l’alimentait et qu’il traversa en roulant son pantalon jusqu’à mi-mollet – ce qui ne lui posa pas d’autre souci que de connaître le désagrément d’ôter ses chaussures et ses chaussettes pour marcher dans l’eau glacée et de les remettre. Il avala quelques solides rasades d’alcool en prévision, d’autant que le ciel se couvrait.

Michel devait être rentré à l’hôtel depuis longtemps. Je l’imaginais seul dans sa chambre et je me demandais dans quel état d’âme il se trouvait. J’aurais dû le savoir, moi qui prétendais le connaître mieux que moi-même, moi qui lui aurais confié ma vie sans hésiter, mais j’étais à présent obligé d’en rabattre – il serait dit que les deux hommes qui m’avaient semblé les plus proches deviendraient ceux que j’avais le plus mal connus. Je me déchaussai. Je calculai qu’il me restait une bonne heure de jour et continuai à me montrer optimiste, car les lourds nuages noirs, gonflés d’orage et de pluie, restaient stationnés à l’horizon, immobiles.

Le lit était constitué de pierres, de galets arrondis, instables et glissants. Je me méfiais, je ne tenais pas à poursuivre ma route complètement trempé. J’avançais avec prudence, concentré sur chaque pas, lorsque j’entendis un coup de feu. Je tournai la tête. Le lac, la frange de sapins, le ciel blanc et soudain le galop d’un animal – un daim ! – éclaboussant tout sur son passage et bondissant littéralement au-dessus de moi. J’en tombai à la renverse et m’assommai sur la première pierre qui croisait mon chemin.

Je ne repris connaissance qu’aux aurores, tremblant de froid. Et pour cause. Je n’avais plus un poil de sec et l’aube était tendue, lumineuse et piquante. Je refermai un instant les yeux et les rouvris mais je ne songeais pas encore à bouger – comme si je craignais de déclencher une de ces fulgurantes douleurs qui m’avertirait d’un sérieux problème, d’une probable casse de matériel. J’étais allongé sur des pierres entre lesquelles glougloutaient quelques centimètres d’eau claire, argentée. Au-dessus de moi, à une hauteur impressionnante, presque enfouie dans la brume, l’autoroute traversait le ciel, et les structures qui la soutenaient – un arc métallique sous-tendu par un faisceau de câbles que l’air faisait vibrer – accentuaient cette impression de légèreté aérienne qu’elle me communiquait dans la position où je me trouvais.

Le silence était éblouissant, le moindre son transformé en cristal ou devenu si clair que j’entendais une libellule voler sur place au-dessus de mon ventre – un son comparable à de la soie froissée. Un large ruban de brume flottait au-dessus de l’eau. Je me redressai, encore étourdi. Je me passai la main derrière la tête et la retirai pleine de sang. C’était réussi. Physiquement je n’étais pas encore très vaillant, mais en revanche mon esprit était clair, je savais exactement où j’étais et ce que je faisais là, je savais qu’un daim avait bondi au-dessus de moi et que je m’étais assommé.

Je tremblais, mais difficile de dire de quoi au juste. J’avais hâte de sentir un peu de chaleur et je fixais l’horizon d’où débouleraient les tièdes effluves de la matinée qui me feraient cesser de claquer des dents.

Avec cette lumière, cette brume, cette forte odeur de terre, le décor devenait surnaturel, à la fois tendre, beau et menaçant. Tout était immobile et calme. Puis je clignai des yeux et observai une forme sombre sur le lac, et de cette forme partaient des lignes noires qui ridaient la surface et indiquaient que la chose – que j’avais prise pour une sorte de tronc d’arbre flottant, muni d’une touffe de branches – s’était mise en mouvement, et je m’aperçus seulement alors qu’il s’agissait du daim, qu’il était donc revenu, et ma première réaction fut de sourire, comme s’il était revenu pour moi, pour me tenir compagnie. Je ne lui en voulais pas de m’avoir renversé. Je le regardais glisser en silence à la surface – on ne voyait pas ses pattes – et me laissais séduire par la grâce et la majesté de la scène, quand brusquement je me remémorai la détonation que j’avais entendue avant de le voir surgir au-dessus de moi, et aussitôt j’inspectai les alentours.

Entre-temps, l’animal s’était arrêté. Il souffla. Et l’air se mit à prendre une odeur bizarre. Je ne voyais rien de suspect mais une bonne partie des environs était plongée dans la brume. Je fis un pas vers lui, puis un autre, et je ne remarquai rien non plus, mais je sus qu’il était blessé. Je jetais des coups d’œil à droite et à gauche à mesure que j’avançais – quelle superbe cible il faisait. Je n’étais plus qu’à quelques mètres. Une fine vapeur sortait de son museau. Je tendis lentement la main et il me fixa sans broncher – il était très impressionnant de si près, d’une taille qui me semblait étonnante. Il souffla de nouveau. Au moment où j’allais le toucher, il eut un mouvement de recul – nullement craintif, de fierté plutôt. Pour le rejoindre j’avais maintenant de l’eau jusqu’à la taille et je grelottais. Je me demandais comment j’allais lui demander de me suivre pour nous mettre à l’abri, nous n’avions pas beaucoup de temps pour faire connaissance, et sa tête en morceaux, en charpie, m’arrosa copieusement à la seconde où j’entendis le coup de feu partir.

Lorsque Marc rouvrit un œil et se remit sur ses pieds, le soir tombait. Il s’était littéralement assommé et se réveillait à peine. Il n’était pas très tard mais le ciel était déjà sombre, car les nuages avaient profité de sa perte de conscience pour envahir l’espace. Il se toucha l’arrière du crâne, une région douloureuse, mais il n’y avait pas de sang et au point où il en était, il s’aspergea le visage et la nuque et frissonna de plus belle avant de se décider à traverser ce satané cours d’eau – en espérant qu’un troupeau n’allait pas surgir et le piétiner sans même ralentir. Il jeta un regard méfiant autour de lui. Il avait le très net sentiment d’être sorti d’un cauchemar mais il n’en rapportait aucune image, rien d’identifiable, l’écran semblait éclaboussé de rouge coquelicot – très désagréable. Il dressa l’oreille mais le crépuscule était silencieux – le trafic au-dessus de sa tête était devenu épisodique, quelques lueurs se déplaçaient dans la nuit comme les perles d’un collier en mauvais état. Son survêtement était trempé. La bonne nouvelle était qu’il allait pleuvoir et que ça ne changerait rien pour lui.

Il découvrit la mauvaise un peu plus tard, en prenant pied sur le bitume, après une montée éprouvante qui s’était terminée sous des éclairs, sous des trombes d’eau. À l’entrée d’un tunnel. Il se trouvait devant l’entrée d’un énorme tunnel. Il frémit et se tourna dans l’autre direction mais on ne distinguait pas grand-chose à travers le rideau de pluie que la frénésie rendait laiteux, en tout cas rien d’attirant, rien, aucune lumière. Il ruisselait.

Il était incapable de mettre un pied dans un tunnel. C’était impossible. Pas pour tout l’or du monde. S’approcher de l’ouverture lui donnait déjà des palpitations mais la pluie était si forte qu’elle était en train de le noyer debout et l’obligeait à reculer vers l’entrée – haletant comme une femme en plein travail et tremblant.

Il s’avança d’un ou deux mètres sur le trottoir, collé à la paroi. Il se laissa glisser sur ses talons. La première voiture qu’il tenta d’arrêter faillit l’écraser. Faire du stop à cette heure, par ce temps, dans cette tenue – on aurait dit qu’il s’était roulé dans la terre – supposait une foi insensée. Il ne pouvait pas rester là, c’était absurde, il allait mourir d’une commotion. Il se redressa d’un bond, prêt à s’élancer au-dehors, à partir dans l’autre sens – les tunnels, définitivement, étaient au-dessus de ses forces – quand une voiture s’arrêta.

« Oh merci ! Merci beaucoup ! Merci mille fois ! » fis-je en réinstallant tel un goret mouillé à côté de la jeune femme qui tenait le volant et qui me répondit dans une langue à laquelle je ne compris pas un traître mot. La voiture redémarra. Je lui demandai si elle comprenait ce que je lui disais, mais elle continua de me parler dans son étrange dialecte comme si de rien n’était. Je m’esclaffai de bon cœur devant l’incongruité de cette situation et entamai avec elle un dialogue surréaliste – davantage destiné à détourner mon attention des noires entrailles au cœur desquelles nous nous enfoncions qu’à tenter de faire connaissance – lorsque sa ressemblance avec Gloria me frappa subitement. Je ne l’avais pas remarquée au premier abord, car elle ne m’avait offert que son profil mais depuis, notre folle conversation s’était animée, elle s’était tournée vers moi à plusieurs reprises et il me semblait à présent qu’il s’agissait d’une fille de la bande avec laquelle je l’avais surprise au bord du fleuve. Mais peut-être me trompais-je, impossible d’être sûr. La voiture était vide. Ni valise, ni sac, ni vêtement. « Qui es-tu ? » demandai-je tandis qu’elle était lancée dans un monologue reposant, orchestré d’une main légère, et que pensivement je m’égouttais sur le siège du passager, honteux mais ravi comme un bienheureux qui aurait compissé son pantalon. Il me restait un peu d’alcool. Qu’elle déclina. Que je bus. Pour maintenir l’ambiance, je lui racontai tous ces rendez-vous manqués qui émaillaient ma vie. Et elle, de son côté, faisait sans doute la même chose dans son mystérieux langage. Nous sortîmes du tunnel et entrâmes dans la nuit.

Vers midi, il se réveilla sur un parking d’autoroute. La jeune femme n’était plus là. Il ne pleuvait plus et ses vêtements n’étaient plus que très humides – il avait relativement bien séché et le pâle soleil avait tapé dans les vitres et plus ou moins réchauffé l’habitacle. Il bâilla. Il sortit pour se rendre aux toilettes en espérant la retrouver là-bas afin de la remercier – et si jamais elle insistait pour lui offrir un café, il pensa qu’il accepterait.

Il se planta devant les urinoirs en compagnie d’une poignée de chauffeurs qui considérèrent son allure avec répugnance – bien qu’ils portassent eux-mêmes leur ignoble casquette graisseuse et leur immonde chemise à carreaux. Il fit une très légère et très revigorante toilette, tendit les bras vers le séchoir à mains, se coiffa avec les doigts.

Il se promena un moment dans la boutique, au milieu des rayons, inspectant les sandwiches et les flans mais il n’avait pas le moindre euro en poche. Il y avait aussi du jambon de montagne sous vide, du fromage de pays et de la viande de bœuf séchée, qui semblaient tout à fait honorables. Il tourna et vira ainsi pendant un moment puis finit par se rendre compte que sa jeune conductrice avait tout simplement disparu.

Il s’approcha des cartes et en déplia une pour tenter de repérer sa position. Après une brève altercation avec le gérant des lieux qui portait un bel uniforme brodé à son nom, il lui jeta la carte à la figure et retourna sur le parking. Le ciel était blanc, lumineux, et à l’abri se percevaient nettement une tiédeur, une caresse indéfinissable. Il s’appuya contre l’aile de la voiture, croisa les bras et ferma les yeux. C’était bon. Il allait pouvoir enfin rentrer et Michel ne lui échapperait plus. Les traces de boue sur lui commençaient à pâlir, à sécher. Il devait une fière chandelle à cette fille, songea-t-il, fut-ce le Diable qui l’eût envoyée ou Dieu sait quoi.

La voiture était une location et les clés se trouvaient sur le contact. Ces détails le firent sourire, lui donnèrent l’impression qu’il revenait vingt-cinq ans en arrière et partait pour une nouvelle mission. Il n’était peut-être pas impossible qu’elle eût laissé de l’argent quelque part ainsi que cela se pratiquait couramment – on trouvait en général une enveloppe sous le siège –, mais lorsqu’il ouvrit la portière et s’accroupit pour passer la main sous le tapis de sol, une face rougeaude à queue-de-cheval, lisse et vociférante, lui sauta au visage.

Il s’agissait de la femme du gérant, ou d’une caissière, peu importe, mais l’homme était allé chercher une femme de cent kilos qui portait le même uniforme que lui et la voilà qui aboyait à la figure de Marc, encore pour cette histoire de carte routière qu’il avait soi-disant abîmée et qu’il devait payer séance tenante. Une vraie furie. Malgré le froid, elle se promenait en polo à manches courtes.

« Êtes-vous obligée de hurler ?! » lui hurla-t-il à son tour aux oreilles. Il n’avait pas remarqué qu’elle tenait un nerf de bœuf à la main et elle lui en administra un bon coup sur le bras – qui resta paralysé durant plusieurs secondes. Il n’avait encore jamais frappé une femme mais la douleur l’emplit tellement de fureur qu’il l’attrapa par son polo et tira dessus pour la flanquer par terre, mais cette femme était un vrai roc et c’est à peine s’il la fit bouger d’un pas pour reprendre son équilibre. En retour, elle le frappa sur la tête et il vit trente-six chandelles. Il tituba, recula, puis dévala le terre-plein.

Arrivé en bas, tout griffé, déchiré, barbouillé et couvert de poussière, il jura sombrement entre ses dents.

Cette fille. Cette fille étrange qui l’avait ramassé à l’entrée du tunnel, qui ressemblait à Gloria, etc. Elle le suivait de loin. Silencieuse. Elle était équipée d’une torche électrique inutile, car, par chance, le ciel s’était dégagé au-dessus de leur tête et la lune brillait.

Elle l’avait rattrapé alors qu’il s’aventurait à nouveau dans les bois à la tombée du soir – muni cette fois d’indications précises grâce à la carte qu’il avait eu le temps de mémoriser. Il lui avait fait signe d’approcher mais elle avait secoué la tête, tenant visiblement à conserver entre eux la cinquantaine de mètres qui les séparaient – et d’un autre côté, puisqu’ils étaient incapables d’échanger le moindre mot vaillant, il ne voyait pas de raisons de la brusquer.

Il se retournait de temps en temps et elle hochait la tête et lui faisait signe de continuer alors qu’il ne demandait rien – à deux reprises, elle l’alerta pour le remettre sur la bonne voie jusqu’à ce qu’ils atteignissent enfin le ruisseau qu’il avait longé la veille, signe qu’il n’était plus maintenant qu’à une heure de marche d’une superbe chambre dotée de la plus douce literie du monde et d’un parfait service de restauration à l’étage.

Lorsque enfin l’hôtel fut en vue – illuminé comme une boîte à musique – il se tourna de nouveau et constata que la fille avait encore une fois disparu.

Il demanda ses clés et s’apprêta à regagner sa chambre sans se préoccuper du regard du concierge ni de celui d’un couple de vieillards pomponnés errant dans le hall, autour de la fontaine. Mais comme il s’avançait vers les ascenseurs, son cœur fit un léger bond en apercevant Anne qui sortait de la porte à tambour et se dirigeait vers l’accueil. Il se figea une seconde, la tête rentrée dans les épaules, puis s’élança vers l’escalier.

Avant tout, je m’offris un bain. Je claquais des dents sans interruption. Depuis un long moment déjà. Depuis des jours, me semblait-il. Je vidai dans la baignoire un flacon entier de bain moussant effervescent ionisant relaxant. Mon poignet me faisait un peu mal mais je n’avais pas de remords. J’avais avalé et mordu tant de poussière en dégringolant en bas du parking que des grains crissaient encore sous mes dents. Mais cette satanée caissière m’avait réellement rendu fou de rage et j’étais retourné là-haut pour lui régler son compte et me débarrasser d’un poids que j’avais sur l’estomac, d’un trop-plein que cette bougresse avait eu le don d’attirer sur elle à trop user de son nerf de bœuf. Qu’elle empoigna une nouvelle fois en me voyant arriver dans la boutique, au milieu des confiseries, des lunettes de soleil et de divers produits pour l’entretien de la voiture.

Elle abandonna sa caisse et se planta devant moi en poussant un grognement de colère qu’elle ponctua d’un coup porté de droite à gauche, puissant mais lourd. J’esquivai facilement et l’extrémité de son arme alla finir sa course dans une vitrine de vidéos pornographiques qui explosa littéralement tandis que je lui envoyais un direct à l’estomac qui la plia en deux et m’endolorit le poignet, car elle n’était pas si molle qu’elle en avait l’air. Le gérant se tenait en retrait et quelques clients écarquillaient les yeux cependant que je secouais le présentoir de cartes au-dessus d’elle.

J’en ramassai une avant de sortir et l’étudiai avant de la jeter par-dessus mon épaule, sur le parking.

Du moins ce problème était-il résolu, ce délirant périple à travers bois était-il désormais de l’histoire ancienne. Il allait maintenant pouvoir avancer. Dans son bain, il se détendit partiellement – difficile de faire davantage. Anne était à présent dans les murs et cela compliquait certainement la situation mais il ne savait pas très bien dans quelle mesure. Il se rasa, il pansa ses plaies, il commanda des clubs sandwiches – il avait d’ores et déjà vidé tout ce qu’il y avait à manger dans le minibar – et une thermos de café. Dehors, quelques gouttes avaient commencé à tomber mais le vent s’était levé presque aussitôt et avait tout chassé, et c’était à présent les feuilles qui volaient et s’éparpillaient dans la nuit claire, le sifflement des bourrasques contre les vitres, les arbres qui se balançaient dans l’obscurité.

Ainsi donc, rien ne comptait, pas même l’amitié, se disait-il, s’apprêtant à échafauder un plan pour approcher Michel sans témoin.

Il allait le démasquer. Il allait réduire la déposition d’Anne en miettes. Sans doute ne donnait-il pas lui-même un bel exemple de conduite en matière d’amitié, de loyauté, c’était fort possible, mais Michel n’avait-il pas tout envoyé en l’air en s’en prenant à Gloria, n’avait-il pas tout balayé à cet instant, tout renié ?

Après cela, Anne allait le détester. Et la boucle serait bouclée. Mais comme il regardait les montagnes au loin, que la neige n’avait pas encore recouvertes, et qu’il sentait sa résolution sur le point de faiblir, il baissa les yeux et découvrit la fille du tunnel postée sous sa fenêtre, la tête levée vers lui, immobile, les bras tendus le long du corps. Il la fixa longuement. Elle et sa lampe-torche éteinte. Il ne comprenait pas toujours les choses très très vite.

Je passai Noël seul.

Dans un accès de folie, j’avais trouvé le moyen de le ligoter et de le jeter dans le coffre de ma voiture après avoir pris soin de mettre Anne hors jeu au moyen d’un puissant relaxant musculaire.

Je n’éprouvais pas de regrets. Je continuais à sortir, à boire et à me farcir le nez, mais je n’éprouvais plus rien de significatif et depuis deux jours je traînais au milieu des cartons – Élisabeth venait de m’apprendre qu’elle ne prenait pas cette décision en raison des récents évènements où je m’étais distingué, mais qu’elle me quittait pour de bon et pour le bénéfice de chacun. Ainsi, je partageais mes repas de midi avec des hommes qui portaient des ceintures de force et pliaient les vêtements de mon ex-compagne entre leurs gros doigts – je n’avais pas eu le courage de m’en occuper et elle ne souhaitait pas me revoir dans l’immédiat si bien qu’ils étaient là, devant des tiroirs emplis de culottes, soutiens-gorge et de combinaisons, hésitants, troublés.

J’avais provoqué un irréparable gâchis, aussi bien entre elle et moi qu’entre les deux autres et moi-même – je pouvais juste me féliciter qu’il fut total et non pas presque total. Le chaos annoncé avait bien eu lieu et par-dessus étaient venues se greffer ces amères et terribles révélations qui m’avaient été faites concernant Alex, et par là mon rôle de père, pour obscurcir davantage le ciel.

Gloria était toujours dans le coma et je n’étais toujours pas autorisé à la voir mais je passais régulièrement à l’hôpital et je tâchais de l’apercevoir à travers le hublot de la porte. Je voulais garder ses affaires à la maison, mais l’administration en avait décidé autrement et avait envoyé quelqu’un pour prendre son sac – à présent rangé debout dans le placard de sa chambre.

Je restais toujours quelques minutes. À un infirmier qui gardait sa porte fermée à clé et que je croisai à plusieurs reprises, je finis par expliquer qui j’étais par rapport à elle et il me confia que son visage allait beaucoup mieux, qu’il la trouvait même très jolie, qu’il fallait brûler des cierges.

Le type qui l’avait mise dans cet état fut arrêté moins d’une semaine après que j’eus enfermé Michel dans mon coffre et il s’agissait de ce chauve, de ce couple que nous avions croisé un soir et que visiblement elle avait continué de fréquenter. Mieux valait, pour finir, que les vrais coupables soient derrière les barreaux, déclarai-je quelques jours avant le réveillon, mais ces paroles ne trouvèrent aucun écho auprès des deux autres et j’en fus presque rassuré.

Je jardinai un peu en attendant la nouvelle année, avant que la terre ne devienne trop dure. Je pensais à Gloria, je me penchais sur elle et me demandais si elle allait jamais se réveiller.

2 avril 2011
23 h 41.