Première partie

Il se nommait Santiago. Le jour déclinait lorsqu’il arriva, avec son troupeau, devant une vieille église abandonnée. Le toit s’était écroulé depuis bien longtemps, et un énorme sycomore avait grandi à remplacement où se trouvait autrefois la sacristie.

Il décida de passer la nuit dans cet endroit. Il fit entrer toutes ses brebis par la porte en ruine et disposa quelques planches de façon à les empêcher de s’échapper au cours de la nuit. Il n’y avait pas de loups dans la région mais, une fois, une bête s’était enfuie, et il avait dû perdre toute la journée du lendemain à chercher la brebis égarée.

Il étendit sa cape sur le sol et s’allongea, en se servant comme oreiller du livre qu’il venait de terminer. Avant de s’endormir, il pensa qu’il devrait maintenant lire des ouvrages plus volumineux : il mettrait ainsi plus de temps à les finir, et ce seraient des oreillers plus confortables pour la nuit.

Il faisait encore sombre quand il s’éveilla. Il regarda au-dessus de lui et vit scintiller les étoiles au travers du toit à moitié effondré.

« J’aurais bien aimé dormir un peu plus longtemps », pensa-t-il. Il avait fait le même rêve que la semaine précédente et, de nouveau, s’était réveillé avant la fin.

Il se leva et but une gorgée de vin. Puis il se saisit de sa houlette et se mit à réveiller les brebis qui dormaient encore. Il avait remarqué que la plupart des bêtes sortaient du sommeil sitôt que lui-même reprenait conscience. Comme si quelque mystérieuse énergie eût uni sa vie à celle de ces moutons qui, depuis deux ans, parcouraient le pays avec lui, en quête de nourriture et d’eau. « Ils se sont si bien habitués à moi qu’ils connaissent mes horaires », se dit-il à voix basse. Puis, après un instant de réflexion, il pensa que ce pouvait aussi bien être l’inverse : c’était lui qui s’était habitué aux horaires des animaux.

Il y avait cependant des brebis qui tardaient un peu plus à se relever. Il les réveilla une à une, avec son bâton, en appelant chacune d’elles par son nom. Il avait toujours été persuadé que les brebis étaient capables de comprendre ce qu’il disait.

Aussi leur lisait-il parfois certains passages des livres qui l’avaient marqué, ou bien il leur parlait de la solitude ou de la joie de vivre d’un berger dans la campagne, commentait les dernières nouveautés qu’il avait vues dans les villes par où il avait l’habitude de passer.

Depuis l’avant-veille, pourtant, il n’avait pratiquement pas eu d’autre sujet de conversation que cette jeune fille qui habitait la ville où il allait arriver quatre jours plus tard. C’était la fille d’un commerçant. Il n’était venu là qu’une fois, l’année précédente. Le commerçant possédait un magasin de tissus, et il aimait voir tondre les brebis sous ses yeux, pour éviter toute tromperie sur la marchandise. Un ami lui avait indiqué le magasin, et le berger y avait amené son troupeau.

*

«J’ai besoin de vendre un peu de laine », dit-il au commerçant.

La boutique était pleine, et le commerçant demanda au berger d’attendre jusqu’en début de soirée. Celui-ci alla donc s’asseoir sur le trottoir du magasin et tira un livre de sa besace.

« Je ne savais pas que les bergers pouvaient lire des livres », dit une voix de femme à côté de lui.

C’était une jeune fille, qui avait le type même de la région d’Andalousie, avec ses longs cheveux noirs, et des yeux qui rappelaient vaguement les anciens conquérants maures.

« C’est que les brebis enseignent plus de choses que les livres », répondit le jeune berger.

Ils restèrent à bavarder, plus de deux heures durant. Elle dit qu’elle était la fille du commerçant, et parla de la vie au village, où chaque jour était semblable au précédent. Le berger raconta la campagne d’Andalousie, les dernières nouveautés qu’il avait vues dans les villes par où il était passé. Il était heureux de n’être pas obligé de toujours converser avec ses brebis.

« Comment avez-vous appris à lire? vint à demander la jeune fille.

– Comme tout le monde, répondit-il. A l’école.

– Mais alors, si vous savez lire, pourquoi n’êtes-vous donc qu’un berger? »

Le jeune homme se déroba, pour n’avoir pas à répondre à cette question. Il était bien sûr que la jeune fille ne pourrait pas comprendre. Il continua à raconter ses histoires de voyage, et les petits yeux mauresques s’ouvraient tout grands ou se refermaient sous l’effet de l’ébahissement et de la surprise. A mesure que le temps passait, le jeune homme se prit à souhaiter que ce jour ne finît jamais, que le père de la jeune fille demeurât occupé longtemps encore et lui demandât d’attendre pendant trois jours. Il se rendit compte qu’il ressentait quelque chose qu’il n’avait encore jamais éprouvé jusqu’alors : l’envie de se fixer pour toujours dans une même ville. Avec la jeune fille aux cheveux noirs, les jours ne seraient jamais semblables.

Mais le commerçant arriva, finalement, et lui demanda de tondre quatre brebis. Puis il paya ce qu’il devait et l’invita à revenir l’année suivante.

*

Il ne manquait plus maintenant que quatre jours pour arriver dans cette même bourgade. Il était tout excité, et en même temps plein d’incertitude : peut-être la jeune fille l’aurait-elle oublié. Il ne manquait pas de bergers qui passaient par là pour vendre de la laine.

« Peu importe, dit-il, parlant à ses brebis. Moi aussi, je connais d’autres filles dans d’autres villes. »

Mais, dans le fond de son cœur, il savait que c’était loin d’être sans importance. Et que les bergers, comme les marins, ou les commis voyageurs, connaissent toujours une ville où existe quelqu’un capable de leur faire oublier le plaisir de courir le monde en toute liberté.

*

Alors que paraissaient les premières lueurs de l’aube, le berger commença à faire avancer ses moutons dans la direction du soleil levant. « Ils n’ont jamais besoin de prendre une décision, pensa-t-il. C’est peut-être pour cette raison qu’ils restent toujours auprès de moi. » Le seul besoin qu’éprouvaient les moutons, c’était celui d’eau et de nourriture. Et tant que leur berger connaîtrait les meilleurs pâturages d’Andalousie, ils seraient toujours ses amis. Même si tous les jours étaient semblables les uns aux autres, faits de longues heures qui se traînaient entre le lever et le coucher du soleil; même s’ils n’avaient jamais lu le moindre livre au cours de leur brève existence et ignoraient la langue des hommes qui racontaient ce qui se passait dans les villages. Ils se contentaient de nourriture et d’eau, et c’était en effet bien suffisant. En échange, ils offraient généreusement leur laine, leur compagnie et, de temps en temps, leur viande.

« Si, d’un moment à l’autre, je me transformais en monstre et me mettais à les tuer un à un, ils ne commenceraient à comprendre qu’une fois le troupeau déjà presque tout entier exterminé, pensa-t-il. Parce qu’ils ont confiance en moi, et qu’ils ont cessé de se fier à leurs propres instincts. Tout cela parce que c’est moi qui les mène au pâturage. »

Le jeune homme commença à se surprendre de ses propres pensées, à les trouver bizarres. L’église, avec ce sycomore qui poussait à l’intérieur, était peut-être hantée. Etait-ce pour cette raison qu’il avait encore refait ce même rêve, et qu’il éprouvait maintenant une sorte de colère à l’encontre des brebis, ses amies toujours fidèles? Il but un peu du vin qui lui restait du souper de la veille et serra son manteau contre son corps. Il savait que, dans quelques heures, avec le soleil à pic, il allait faire si chaud qu’il ne pourrait plus mener son troupeau à travers la campagne. A cette heure-là, en été, toute l’Espagne dormait. La chaleur durait jusqu’à la nuit, et pendant tout ce temps il lui faudrait transporter son manteau avec lui. Malgré tout, quand il avait envie de se plaindre de cette charge, il se souvenait que, grâce à cette charge, précisément, il n’avait pas ressenti le froid du petit matin.

« Nous devons toujours être prêts à affronter les surprises du temps », songeait-il alors; et il acceptait avec gratitude le poids de son manteau.

Celui-ci avait donc sa raison d’être, comme le jeune homme lui-même. Au bout de deux années passées à parcourir les plaines de l’Andalousie, il connaissait par cœur toutes les villes de la région, et c’était là ce qui donnait un sens à sa vie : voyager.

Il avait l’intention, cette fois-ci, d’expliquer à la jeune fille pourquoi un simple berger peut savoir lire : jusqu’à l’âge de seize ans, il avait fréquenté le séminaire.

Ses parents auraient voulu faire de lui un prêtre, motif de fierté pour une humble famille paysanne qui travaillait tout juste pour la nourriture et l’eau, comme ses moutons. Il avait étudié le latin, l’espagnol, la théologie. Mais, depuis sa petite enfance, il rêvait de connaître le monde, et c’était là quelque chose de bien plus important que de connaître Dieu ou les péchés des hommes. Un beau soir, en allant voir sa famille, il s’était armé de courage et avait dit à son père qu’il ne voulait pas être curé. Il voulait voyager.

« Des hommes venus du monde entier sont déjà passés par ce village, mon fils. Ils viennent ici chercher des choses nouvelles, mais ils restent toujours les mêmes hommes. Ils vont jusqu’à la colline pour visiter le château, et trouvent que le passé valait mieux que le présent. Ils ont les cheveux clairs, ou le teint foncé, mais sont semblables aux hommes de notre village.

– Mais moi, je ne connais pas les châteaux des pays d’où viennent ces hommes, répliqua le jeune homme.

– Ces hommes, quand ils voient nos champs et nos femmes, disent qu’ils aimeraient vivre ici pour toujours, poursuivit le père.

– Je veux connaître les femmes et les terres d’où ils viennent, dit alors le fils. Car eux ne restent jamais parmi nous.

– Mais ces hommes ont de l’argent plein leurs poches, dit encore le père. Chez nous, seuls les bergers peuvent voir du pays.

– Alors, je serai berger. »

Le père n’ajouta rien de plus. Le lendemain, il donna à son fils une bourse qui contenait trois vieilles pièces d’or espagnoles.

« Je les ai trouvées un jour dans un champ. Dans mon idée, elles devaient aller à l’Eglise, à l’occasion de ton ordination. Achète-toi un troupeau et va courir le monde, jusqu’au jour où tu apprendras que notre château est le plus digne d’intérêt et nos femmes les plus belles. »

Et il lui donna sa bénédiction. Le garçon, dans les yeux de son père, lut aussi l’envie de courir le monde. Une envie qui vivait toujours, en dépit des dizaines d’années au cours desquelles il avait essayé de la faire passer en demeurant dans le même lieu pour y dormir chaque nuit, y boire et y manger.

*

L’horizon se teinta de rouge, puis le soleil apparut. Le jeune homme se souvint de la conversation avec son père et se sentit heureux; il avait déjà connu bien des châteaux et bien des femmes (mais aucune ne pouvait égaler celle qui l’attendait à deux jours de là). Il possédait un manteau, un livre qu’il pourrait échanger contre un autre, un troupeau de moutons. Le plus important, toutefois, c’était que, chaque jour, il réalisait le grand rêve de sa vie : voyager. Quand il se serait fatigué des campagnes d’Andalousie, il pourrait vendre ses moutons et devenir marin. Quand il en aurait assez de la mer, il aurait connu des quantités de villes, des quantités de femmes, des quantités d’occasions d’être heureux.

« Comment peut-on aller chercher Dieu au séminaire? » se demanda-t-il, tout en regardant naître le soleil. Chaque fois que c’était possible, il tâchait de trouver un nouvel itinéraire. Il n’était jamais venu jusqu’à cette église, alors qu’il était pourtant passé par là tant de fois. Le monde était grand, inépuisable; et s’il laissait ses moutons le guider, ne serait-ce qu’un peu de temps, il finirait par découvrir encore bien des choses pleines d’intérêt. « Le problème, c’est qu’ils ne se rendent pas compte qu’ils parcourent de nouveaux chemins tous les jours. Ils ne s’aperçoivent pas que les pâturages ont changé, que les saisons sont différentes. Car ils n’ont d’autre préoccupation que la nourriture et l’eau. »

« Peut-être en est-il ainsi pour tout le monde, pensa le berger. Même pour moi, qui n’ai plus d’autres femmes en tête depuis que j’ai rencontré la fille de ce commerçant. »

Il regarda le ciel. D’après ses calculs, il serait à Tarifa avant l’heure du déjeuner. Là, il pourrait échanger son livre contre un plus gros volume, remplir sa bouteille de vin, se faire raser et couper les cheveux; il devait être fin prêt pour retrouver la jeune fille, et il ne voulait même pas envisager l’éventualité qu’un autre berger fût arrivé avant lui, avec davantage de moutons, pour demander sa main.

« C’est justement la possibilité de réaliser un rêve qui rend la vie intéressante, songea-t-il en levant à nouveau son regard vers le ciel, tout en pressant le pas. Il venait de se rappeler qu’il y avait à Tarifa une vieille femme qui savait interpréter les rêves. Et, cette nuit-là, il avait eu le même rêve qu’il avait déjà fait une fois.

*

La vieille conduisit le jeune homme au fond de la maison, dans une pièce séparée de la salle par un rideau en plastique multicolore. Il y avait là une table, une image du Sacré-Cœur de Jésus, et deux chaises.

La vieille s’assit et le pria d’en faire autant. Puis elle prit entre les siennes les deux mains du garçon et se mit à prier tout bas. Cela ressemblait à une prière gitane. Il avait déjà croisé bien des gitans sur son chemin. Ces gens-là voyageaient, eux aussi, mais ils ne s’occupaient pas de moutons. Le bruit courait qu’un gitan, c’était quelqu’un qui passait son temps à tromper le monde. On disait aussi qu’ils avaient un pacte avec le démon, qu’ils enlevaient des enfants pour faire d’eux leurs esclaves dans leurs mystérieux campements. Quand il était tout petit, le jeune berger avait toujours été terrifié à l’idée d’être enlevé par les gitans, et cette peur d’autrefois lui revint tandis que la vieille lui tenait les mains.

« Mais il y a ici une image du Sacré-Cœur de Jésus », pensa-t-il, en essayant de se rassurer. Il ne voulait pas que sa main se mît à trembler et que la vieille s’aperçût de sa frayeur. En silence, il récita un Notre Père.

« Intéressant… », dit la vieille, sans quitter des yeux la main du garçon. Et, à nouveau, elle se tut.

Celui-ci se sentait de plus en plus nerveux. Ses mains se mirent à trembler malgré lui, et la vieille le remarqua. Il les retira très vite.

« Je ne suis pas venu ici pour les lignes de la main », dit-il, regrettant maintenant d’être entré dans cette maison. Un instant, il pensa qu’il ferait mieux de payer la consultation et de s’en aller sans rien savoir. Il accordait sans doute bien trop d’importance à un rêve qui s’était répété.

« Tu es venu m’interroger sur les songes, dit alors la vieille. Et les songes sont le langage de Dieu. Quand Dieu parle le langage du monde, je peux en faire l’interprétation. Mais s’il parle le langage de ton âme, alors il n’y a que toi qui puisses comprendre. De toute façon, il va falloir me payer la consultation. »

« Encore une astuce », pensa le jeune homme. Malgré tout, il décida de prendre le risque. Un berger est toujours exposé au danger des loups ou de la sécheresse, et c’est bien ce qui rend plus excitant le métier de berger.

« J’ai fait deux fois de suite le même rêve, dit-il. Je me trouvais avec mes brebis sur un pâturage, et voilà qu’apparaissait un enfant qui se mettait à jouer avec les bêtes. Je n’aime pas beaucoup qu’on vienne s’amuser avec mes brebis, elles ont un peu peur des gens qu’elles ne connaissent pas. Mais les enfants, eux, arrivent toujours à s’amuser avec elles sans qu’elles prennent peur. J’ignore pourquoi. Je ne sais pas comment les animaux peuvent savoir l’âge des êtres humains.

Retourne à ton rêve, dit la vieille. J’ai une marmite au feu. Et d’ailleurs, tu n’as pas beaucoup d’argent, tu ne vas pas me prendre tout mon temps.

L’enfant continuait à jouer avec les brebis pendant un moment, poursuivit le berger, un peu embarrassé. Et, tout d’un coup, il me prenait par la main et me conduisait jusqu’aux Pyramides d’Egypte. »

Il marqua un temps d’arrêt, pour voir si la vieille savait ce qu’étaient les Pyramides d’Egypte. Mais celle-ci resta muette.

« Alors, devant les Pyramides d’Egypte (il prononça ces mots très distinctement, pour que la vieille pût bien comprendre), le gosse me disait: “ Si tu viens jusqu’ici, tu trouveras un trésor caché. ” Et, au moment où il allait me montrer l’endroit exact, je me suis réveillé. Les deux fois. »

La vieille demeura sans rien dire pendant quelques instants. Ensuite, elle reprit les mains du jeune homme, qu’elle étudia attentivement.

« Je ne vais rien te faire payer maintenant, dit-elle enfin. Mais je veux la dixième partie du trésor, si jamais tu le trouves. »

Le jeune homme se mit à rire. Un rire de contentement. Ainsi, il allait conserver le peu d’argent qu’il possédait, grâce à un songe où il était question de trésors cachés! Cette vieille bonne femme devait vraiment être une gitane. Les gitans sont bêtes.

« Eh bien, comment interprétez-vous ce rêve? demanda le jeune homme.

– Avant, il faut jurer. Jure-moi que tu me donneras la dixième partie de ton trésor en échange de ce que je te dirai.

Il jura. La vieille lui demanda de répéter le serment avec les yeux fixés sur l’image du Sacré-Cœur de Jésus.

« C’est un songe de Langage du Monde, dit-elle alors. Je peux l’interpréter, mais c’est une interprétation très difficile. Il me semble donc que je mérite bien ma part sur ce que tu trouveras.

« Et l’interprétation est celle-ci : tu dois aller jusqu’aux Pyramides d’Egypte. Je n’en avais jamais entendu parler, mais si c’est un enfant qui te les a montrées, c’est qu’elles existent en effet. Là-bas, tu trouveras un trésor qui fera de toi un homme riche. »

Le jeune homme fut d’abord surpris, puis irrité. Il n’avait pas besoin de venir trouver cette bonne femme pour si peu. Mais, en fin de compte, il se rappela qu’il n’avait rien à payer.

« Si c’était pour ça, je n’avais pas besoin de perdre mon temps, dit-il.

Tu vois ! Je t’avais bien dit que ton rêve était difficile à interpréter. Les choses simples sont les plus extraordinaires, et seuls les savants parviennent à les voir. Comme je n’en suis pas un, il faut bien que je connaisse d’autres arts : lire dans les mains, par exemple.

– Et comment vais-je faire pour aller jusqu’en Egypte?

Je ne fais qu’interpréter les songes. Il n’est pas dans mon pouvoir de les transformer en réalité. C’est pour cette raison que je dois vivre de ce que me donnent mes filles.

– Et si je n’arrive pas jusqu’en Egypte?

– Eh bien! je ne serai pas payée. Ce ne sera pas la première fois. »

Et la vieille n’ajouta rien. Elle demanda au jeune homme de s’en aller, car il lui avait déjà fait perdre beaucoup de temps.

*

Le berger s’en alla, déçu, et bien décidé a ne plus jamais croire aux songes. Il se rappela qu’il avait diverses choses à faire : il alla donc chercher de quoi manger, échangea son livre contre un autre, plus gros, et s’en fut s’asseoir sur un banc de la place pour goûter à loisir le vin nouveau qu’il avait acheté. C’était une journée chaude, et le vin, par un de ces mystères insondables comme il y en a, parvenait à le rafraîchir un peu. Ses moutons se trouvaient à l’entrée de la ville, dans l’étable d’un nouvel ami qu’il s’était fait. Il connaissait beaucoup de monde dans ces parages – et c’était bien pourquoi il aimait tant voyager. On arrive toujours à se faire de nouveaux amis, sans avoir besoin de rester avec eux jour après jour. Lorsqu’on voit toujours les mêmes personnes, comme c’était le cas au séminaire, on en vient à considérer qu’elles font partie de notre vie. Et alors, puisqu’elles font partie de notre vie, elles finissent par vouloir transformer notre vie. Et si nous ne sommes pas tels qu’elles souhaiteraient nous voir, les voilà mécontentes. Car tout le monde croit savoir exactement comment nous devrions vivre.

Mais personne ne sait jamais comment il doit lui-même vivre sa propre vie. Un peu comme la bonne femme des rêves, qui ne savait pas les transformer en réalité.

Il décida d’attendre que le soleil baisse un peu, avant de repartir dans la campagne avec ses brebis. Dans trois jours, il allait revoir la fille du commerçant.

Il commença à lire le livre que lui avait procuré le curé de Tarifa. C’était un volume épais et, dès la première page, il y était question d’un enterrement. En outre, les noms des personnages étaient extrêmement compliqués. Si jamais il lui arrivait un jour d’écrire un livre, pensa-t-il, il introduirait les personnages un à un, pour éviter aux lecteurs d’avoir à apprendre leurs noms par cœur tous à la fois.

Alors qu’il arrivait à se concentrer un peu sur sa lecture (et c’était bien agréable, car il y avait un enterrement dans la neige, ce qui lui donnait une sensation de fraîcheur, sous ce soleil brûlant), un vieil homme vint s’asseoir à côté de lui et engagea la conversation.

« Que font ces gens? » demanda le vieillard, en désignant les passants sur la place.

« Ils travaillent », répondit le berger, sèchement; et il fit semblant d’être absorbé par ce qu’il lisait. En réalité, il songeait qu’il allait tondre ses brebis devant la fille du commerçant, et qu’elle serait à même de constater qu’il pouvait faire des choses bien intéressantes. Il avait déjà imaginé cette scène des dizaines de fois. Et, toujours, il voyait la jeune fille s’émerveiller quand il commençait à lui expliquer que les moutons doivent être tondus de l’arrière vers l’avant. Il tâchait aussi de se rappeler quelques bonnes histoires à lui raconter tout en tondant les bêtes. C’étaient, pour la plupart, des histoires qu’il avait lues dans des livres, mais il les raconterait comme s’il les avait vécues lui-même. Elle ne saurait jamais la différence, puisqu’elle ne savait pas lire dans les livres.

Le vieillard insista, cependant. Il raconta qu’il était fatigué, qu’il avait soif, et demanda à boire une gorgée de vin. Le garçon offrit sa bouteille; peut-être l’autre allait-il le laisser tranquille. Mais le vieil homme voulait absolument bavarder. Il demanda au berger ce qu’était le livre qu’il était en train de lire. Celui-ci pensa se montrer grossier et changer de banc, mais son père lui avait appris à respecter les personnes âgées. Alors il tendit le bouquin au vieux bonhomme, pour deux raisons : la première était qu’il se trouvait bien incapable d’en prononcer le titre ; et la seconde, c’était que, si le vieux ne savait pas lire, c’était lui qui allait changer de banc, pour ne pas se sentir humilié.

« Hum! fit le vieillard, en examinant le volume sur toutes ses faces, comme si c’eût été un objet bizarre. C’est un livre important, mais fort ennuyeux. »

Le berger fut bien surpris. Ainsi, le bonhomme savait lire, lui aussi, et avait déjà lu ce livre-là. Et si c’était un ouvrage ennuyeux, comme il l’affirmait, il était encore temps de le changer pour un autre.

« C’est un livre qui parle de la même chose que presque tous les livres, poursuivit le vieillard. De l’incapacité des gens à choisir leur propre destin. Et, pour finir, il laisse croire à la plus grande imposture du monde.

– Et quelle est donc la plus grande imposture du monde? demanda le jeune homme, surpris.

La voici : à un moment donné de notre existence, nous perdons la maîtrise de notre vie, qui se trouve dès lors gouvernée par le destin. C’est là qu’est la plus grande imposture du monde.

Pour moi, cela ne s’est pas passé de cette façon, dit le jeune homme. On voulait faire de moi un prêtre, et j’ai décidé d’être berger.

– C’est mieux ainsi, dit le vieillard. Parce que tu aimes voyager. »

« Il a deviné mes pensées », se dit Santiago.

Pendant ce temps, le vieux feuilletait le gros livre, sans la moindre intention de le rendre. Le berger remarqua qu’il était habillé d’étrange façon : il avait l’air d’un Arabe, ce qui n’était pas si extraordinaire dans la région. L’Afrique se trouvait à quelques heures seulement de Tarifa ; il n’y avait qu’à traverser le petit détroit en bateau. Très souvent, des Arabes venus faire des emplettes apparaissaient en ville, et on les voyait prier de bien curieuse façon plusieurs fois par jour.

« D’où est-ce que vous êtes? demanda-t-il.

– De bien des endroits.

– Personne ne peut être de plusieurs endroits, dit le garçon. Moi, je suis berger, et je peux me trouver en différents endroits, mais je suis originaire d’un seul : une ville proche d’un très vieux château. C’est là que je suis né.

– Alors, disons que je suis né à Salem. »

Le berger ne savait pas où se trouvait Salem, mais ne voulut pas poser de question, pour ne pas se sentir humilié du fait de sa propre ignorance. Il continua à regarder la place pendant un moment. Les gens allaient et venaient, et paraissaient fort affairés.

« Comment est-ce, à Salem? demanda-t-il enfin, cherchant un indice quelconque.

– Comme toujours, depuis toujours. »

Ce n’était pas vraiment un indice. Du moins savait-il que Salem n’était pas en Andalousie. Sinon, il aurait connu cette ville.

« Et qu’est-ce que vous faites, à Salem?

– Ce que je fais à Salem? » Pour la première fois, le vieillard éclata d’un grand rire.

« Mais je suis le Roi de Salem, quelle question ! »

Les gens disent de bien drôles de choses. Quelquefois, il vaut mieux vivre avec les brebis, qui sont muettes, et se contentent de chercher de la nourriture et de l’eau. Ou alors, avec les livres, qui racontent des histoires incroyables quand on a envie d’en entendre. Mais quand on parle avec les gens, ceux-ci vous disent certaines choses qui font qu’on reste sans savoir comment poursuivre la conversation.

« Je m’appelle Melchisédec, dit le vieil homme. Combien as-tu de moutons?

Ce qu’il faut », répondit le berger. Le vieux voulait en savoir un peu trop sur sa vie.

« Alors, nous avons un problème. Je ne peux pas t’aider tant que tu penses avoir ce qu’il te faut de moutons. »

Le garçon commença à éprouver un certain agacement. Il ne demandait aucune aide. C’était le vieux qui lui avait demandé du vin, qui avait voulu bavarder, qui s’était intéressé à son livre.

« Rendez-moi ce livre, dit-il. Il faut que j’aille chercher mes moutons et que je continue ma route.

Donne-m’en un sur dix, dit le vieillard. Et je t’apprendrai comment faire pour parvenir jusqu’au trésor caché. »

Le jeune homme se ressouvint alors de son rêve, et soudain tout devint clair. La vieille ne lui avait rien fait payer, mais ce vieux (qui était peut-être son mari) allait réussir à lui soutirer bien davantage, en échange d’un renseignement qui ne correspondait à aucune réalité. Ce devait être un gitan lui aussi.

Cependant, avant même qu’il n’eût dit le moindre mot, le vieil homme se baissa, ramassa une brindille et se mit à écrire sur le sable de la place. Au moment où il se baissa, quelque chose brilla sur sa poitrine, avec une telle intensité que le garçon en fut presque aveuglé. Mais, d’un geste étonnamment rapide pour un homme de son âge, il s’empressa de refermer son manteau sur son torse. Les yeux du garçon cessèrent d’être éblouis et il put voir distinctement ce que le vieil homme était en train d’écrire.

Sur le sable de la place principale de la petite ville, il lut le nom de son père et celui de sa mère. Il lut l’histoire de sa vie jusqu’à cet instant, les jeux de son enfance, les nuits froides du séminaire. Il lut des choses qu’il n’avait jamais racontées à personne, comme cette fois où il avait dérobé l’arme de son père pour aller chasser des chevreuils, ou sa première expérience sexuelle solitaire.

« Je suis le Roi de Salem », avait dit le vieillard.

« Pourquoi un roi bavarde-t-il avec un berger? demanda le jeune homme, gêné, et plongé dans le plus grand étonnement.

– Il y a plusieurs raisons à cela. Mais disons que la plus importante est que tu as été capable d’accomplir ta Légende Personnelle. »

Le jeune homme ne savait pas ce que voulait dire « Légende Personnelle ».

« C’est ce que tu as toujours souhaité faire. Chacun de nous, en sa prime jeunesse, sait quelle est sa Légende Personnelle.

« A cette époque de la vie, tout est clair, tout est possible, et l’on n’a pas peur de rêver et de souhaiter tout ce qu’on aimerait faire de sa vie. Cependant, à mesure que le temps s’écoule, une force mystérieuse commence à essayer de prouver qu’il est impossible de réaliser sa Légende Personnelle. »

Ce que disait le vieil homme n’avait pas grand sens pour le jeune berger. Mais il voulait savoir ce qu’étaient ces « forces mystérieuses » : la fille du commerçant allait en rester bouche bée.

« Ce sont des forces qui semblent mauvaises, mais qui en réalité t’apprennent comment réaliser ta Légende Personnelle. Ce sont elles qui préparent ton esprit et ta volonté, car il y a une grande vérité en ce monde : qui que tu sois et quoi que tu fasses, lorsque tu veux vraiment quelque chose, c’est que ce désir est né dans l’âme de l’Univers. C’est ta mission sur la Terre.

Même si l’on a seulement envie de voyager? Ou bien d’épouser la fille d’un négociant en tissus?

Ou de chercher un trésor. L’Ame du Monde se nourrit du bonheur des gens. Ou de leur malheur, de l’envie, de la jalousie. Accomplir sa Légende Personnelle est la seule et unique obligation des hommes. Tout n’est qu’une seule chose.

« Et quand tu veux quelque chose, tout l’Univers conspire à te permettre de réaliser ton désir. »

Ils gardèrent le silence pendant un moment, à observer la place et les passants. Le vieux fut le premier à reprendre la parole :

« Pourquoi gardes-tu des moutons?

– Parce que j’aime voyager. »

Il montra un marchand de pop-corn, avec sa carriole rouge, dans un coin de la place.

« Cet homme aussi a toujours voulu voyager, quand il était enfant. Mais il a préféré acheter une petite carriole pour vendre du pop-corn, amasser de l’argent durant des années. Quand il sera vieux, il ira passer un mois en Afrique. Il n’a jamais compris qu’on a toujours la possibilité de faire ce que l’on rêve.

– Il aurait dû choisir d’être berger, pensa le jeune homme, à haute voix.

Il y a bien pensé, dit le vieillard. Mais les marchands de pop-corn sont de plus grands personnages que les bergers. Les marchands de pop-corn ont un toit à eux, tandis que les bergers dorment à la belle étoile. Les gens préfèrent marier leurs filles à des marchands de pop-corn plutôt qu’à des bergers. »

Le jeune homme sentit un pincement au cœur, en pensant à la fille du commerçant. Dans la ville où elle vivait, il y avait sûrement un marchand de pop-corn.

« Pour finir, ce que les gens pensent des marchands de pop-corn et des bergers devient plus important pour eux que la Légende Personnelle. »

Le vieillard feuilleta le livre, et s’amusa à en lire une page. Le berger attendit un peu, et l’interrompit de la même façon qu’il avait été interrompu par lui.

« Pourquoi me dites-vous ces choses?

– Parce que tu essaies de vivre ta Légende Personnelle. Et que tu es sur le point d’y renoncer.

– Et vous apparaissez toujours dans ces moments-là?

Pas toujours sous cette forme, mais je n’y ai jamais manqué. Parfois, j’apparais sous la forme d’une bonne idée, d’une façon de se sortir d’affaire. D’autres fois, à un instant crucial, je fais en sorte que les choses deviennent plus faciles. Et ainsi de suite; mais la plupart des gens ne remarquent rien. »

Il raconta que, la semaine précédente, il avait été obligé d’apparaître à un prospecteur sous la forme d’une pierre. L’homme avait tout abandonné pour partir à la recherche d’émeraudes. Cinq années durant, il avait travaillé le long d’une rivière, et avait cassé neuf cent quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt dix neuf pierres pour tenter de trouver une émeraude. A ce moment-là, il pensa renoncer, et il ne manquait alors qu’une pierre, une seule pierre, pour qu’il découvrît son émeraude. Comme c’était un homme qui avait misé sur sa Légende Personnelle, le vieillard décida d’intervenir. Il se métamorphosa en une pierre qui roula aux pieds du prospecteur. Sous le coup de la colère, celui-ci, se sentant frustré par les cinq années perdues, lança cette pierre au loin. Mais il la jeta avec une telle violence qu’elle alla frapper une autre pierre, qui se brisa, révélant la plus belle émeraude du monde.

« Les gens apprennent très tôt leur raison de vivre, dit le vieillard avec, dans les yeux, une certaine amertume. C’est peut-être pour cette raison même qu’ils renoncent aussi très tôt. Mais, ainsi va le monde. »

Le jeune homme se souvint alors que la conversation avait eu pour point de départ le trésor caché.

« Les trésors sont déterrés par le torrent qui coule, et enterrés par cette même montée des eaux, dit le vieillard. Si tu veux en savoir davantage sur ton trésor, tu devras me céder un dixième de ton troupeau.

– Un dixième du trésor ne ferait pas l’affaire? »

Le vieil homme se montra déçu.

« Si tu t’en vas en promettant ce que tu ne possèdes pas encore, tu perdras l’envie de l’obtenir. »

Le berger lui dit alors qu’il avait promis un dixième du trésor à la gitane.

« Les gitans sont malins, soupira le vieux. De toute façon, il est bon pour toi d’apprendre que, dans la vie, tout a un prix. C’est là ce que les Guerriers de la Lumière tentent d’enseigner. »

Il rendit son livre au jeune homme.

« Demain, à cette même heure, tu m’amèneras un dixième de ton troupeau. Je t’indiquerai comment réussir à trouver le trésor caché. Allez, bonsoir. »

Et il disparut par l’un des angles de la place.

*

Le jeune homme essaya de reprendre sa lecture, mais n’arriva plus à se concentrer. Il était excité, tendu, car il savait que le vieillard disait vrai. Il alla trouver le marchand ambulant et lui acheta un sac de pop-corn, tout en se demandant s’il devait ou non lui raconter ce qu’avait dit le vieil homme. « Il vaut parfois mieux laisser les choses comme elles sont », pensa-t-il; et il ne dit rien. S’il avait parlé, le marchand aurait passé trois jours à réfléchir pour savoir s’il allait tout laisser là, mais il était déjà bien habitué à sa petite carriole. Il pouvait lui épargner cette incertitude douloureuse. Il commença à errer par la ville, et descendit jusqu’au port. Il y avait là un petit bâtiment avec une sorte de fenêtre à laquelle les gens venaient acheter des billets. L’Egypte, cela se trouvait en Afrique.

« Vous désirez? demanda l’employé du guichet.

Demain, peut-être », répondit-il en s’éloignant. En vendant une seule de ses brebis, il pourrait passer de l’autre côté du détroit. Cette idée l’effrayait.

« Encore un rêveur », dit le guichetier à son collègue, tandis que le jeune homme s’éloignait. « Il n’a pas de quoi payer son voyage. »

Alors qu’il était devant le guichet, il avait pensé à ses brebis, et il eut peur d’aller les retrouver. Au cours de ces deux années, il avait tout appris de l’élevage des moutons. Il savait tondre, prendre soin des brebis pleines, protéger son troupeau contre les loups. Il connaissait tous les champs et pâturages d’Andalousie. Connaissait le juste prix d’achat et de vente de chacune de ses bêtes.

Il décida de retourner jusqu’à l’étable de son ami par le chemin le plus long. La ville avait aussi un château, et il voulut gravir la rampe empierrée et aller s’asseoir sur la muraille. De là-haut, il pouvait apercevoir l’Afrique. Quelqu’un lui avait expliqué, une fois, que c’était par là qu’étaient arrivés les Maures, qui avaient si longtemps occupé presque toute l’Espagne. Il détestait les Maures. C’étaient eux qui avaient amené les gitans.

D’en haut, il pouvait également voir la majeure partie de la ville, y compris la place où il avait bavardé avec le vieux bonhomme.

« Maudite soit l’heure où j’ai rencontré ce vieux », pensa-t-il. Il était simplement allé trouver une femme capable d’interpréter les songes. Ni cette femme ni ce vieillard n’accordaient la moindre importance au fait qu’il était un berger. C’étaient des solitaires qui ne croyaient plus en rien dans la vie et ne comprenaient pas que les bergers finissent par s’attacher à leurs bêtes. Il connaissait à fond chacune d’elles : il savait s’il y en avait une qui boitait, laquelle devait mettre bas deux mois plus tard, quelles étaient les plus paresseuses. Il savait aussi les tondre, et les abattre. Si jamais il décidait de partir, elles allaient souffrir.

Le vent se mit à souffler. Ce vent, il le connaissait : on l’appelait le levant, car c’était avec ce vent-là qu’étaient venues les hordes des infidèles. Avant de connaître Tarifa, il n’avait jamais imaginé que l’Afrique fût si proche. Ce qui constituait un grave danger : les Maures pouvaient à nouveau envahir le pays.

Le levant se mit à souffler plus fort. « Me voici entre mes brebis et le trésor », pensait-il. Il devait se décider, choisir entre quelque chose à quoi il s’était habitué et quelque chose qu’il aimerait bien avoir. Et il y avait aussi la fille du commerçant, mais elle n’avait pas la même importance que les brebis, car elle ne dépendait pas de lui. La certitude lui vint que, si elle ne le revoyait pas, le surlendemain, la jeune fille n’y prendrait même pas garde : pour elle, tous les jours étaient semblables, et quand tous les jours sont ainsi semblables les uns aux autres, c’est que les gens ont cessé de s’apercevoir des bonnes choses qui se présentent dans leur vie tant que le soleil traverse le ciel.

« J’ai quitté mon père, ma mère, le château de la ville où je suis né. Ils s’y sont faits, et je m’y suis fait. Les brebis aussi se feront bien à mon absence », se dit-il.

De là-haut, il observa la place. Le marchand ambulant continuait à vendre son pop-corn. Un jeune couple vint s’asseoir sur le banc où il était resté â bavarder avec le vieil homme, et ils échangèrent un long baiser.

« Le marchand de pop-corn », murmura-t-il pour lui-même, sans terminer la phrase.

Car le levant s’était mis à souffler plus fort, et il le sentit sur son visage. Il amenait les Maures, sans doute, mais il apportait aussi l’odeur du désert et des femmes voilées. Il apportait la sueur et les songes des hommes qui étaient un jour partis en quête de l’Inconnu, en quête d’or, d’aventures… et de pyramides. Le jeune homme se prit à envier la liberté du vent, et comprit qu’il pourrait être comme lui. Rien ne l’en empêchait, sinon lui-même.

Les brebis, la fille du commerçant, les champs d’Andalousie, ce n’étaient que les étapes de sa Légende Personnelle.

*

Le lendemain, le jeune berger retrouva le vieil homme à midi. Il amenait avec lui six moutons.

« Je suis surpris, dit-il. Mon ami m’a acheté immédiatement le troupeau. Il avait toute sa vie rêvé d’être berger, m’a-t-il dit; et donc, c’était bon signe.

– Il en va toujours ainsi, dit le vieillard. Nous appelons cela le Principe Favorable. Si tu joues aux cartes pour la première fois, tu vas gagner, à coup sûr. La chance du débutant.

– Et pourquoi cela?

– Parce que la vie veut que tu vives ta Légende Personnelle. »

Puis il se mit à examiner les six moutons, et s’aperçut que l’un d’eux boitait. Le garçon lui expliqua que c’était sans importance, car c’était la bête la plus intelligente, et qu’elle donnait beaucoup de laine.

« Où se trouve le trésor? demanda-t-il.

– Le trésor est en Egypte, près des Pyramides. »

Il eut un sursaut. La vieille lui avait dit la même chose, mais elle ne s’était pas fait payer.

« Pour arriver jusqu’au trésor, il faudra que tu sois attentif aux signes. Dieu a écrit dans le monde le chemin que chacun de nous doit suivre. Il n’y a qu’à lire ce qu’il a écrit pour toi. »

Avant que le jeune homme ait pu dire quelque chose, un phalène prit son vol, entre le vieillard et lui. Il se souvint de son grand-père; celui-ci lui avait dit, quand il était enfant, que les phalènes étaient signe de chance. De même que les grillons, les sauterelles vertes, les petits lézards gris et les trèfles à quatre feuilles.

« C’est cela, dit le vieillard, qui pouvait lire dans ses pensées. Tout à fait comme ton grand-père t’a appris. Ce sont là les signes. »

Puis il ouvrit le manteau qui l’enveloppait. Le jeune garçon fut impressionné par ce qu’il vit alors, et se souvint de l’éclat qui l’avait ébloui la veille. Le vieil homme portait un pectoral en or massif, tout incrusté de pierreries. C’était vraiment un roi. Il devait se déguiser de cette manière pour échapper aux brigands.

« Tiens, dit-il, en retirant une pierre blanche et une pierre noire qui étaient fixées au centre du pectoral. Elles se nomment Ourim et Toumim. La noire veut dire “ oui ”, la blanche signifie “ non ”. Quand tu ne parviendras pas à repérer les signes, elles te serviront. Mais pose toujours une question objective.

« D’une façon générale, cherche à prendre tes décisions par toi-même. Le trésor se trouve près des Pyramides, et cela, tu le savais déjà ; mais tu as dû payer le prix de six moutons parce que c’est moi qui t’ai aidé à prendre une décision. »

Le jeune homme enfouit les deux pierres dans sa besace. Dorénavant, il prendrait ses décisions lui-même.

« N’oublie pas que tout n’est qu’une seule chose. N’oublie pas le langage des signes. Et surtout, n’oublie pas d’aller jusqu’au bout de ta Légende Personnelle.

« Auparavant, toutefois, j’aimerais te conter une petite histoire.

« Un certain négociant envoya son fils apprendre le secret du bonheur auprès du plus sage de tous les hommes. Le jeune garçon marcha quarante jours dans le désert avant d’arriver finalement devant un beau château, au sommet d’une montagne. C’était là que vivait le Sage dont il était en quête.

« Au lieu de rencontrer un saint homme, pourtant, notre héros entra dans une salle où se déployait une activité intense : des marchands entraient et sortaient, des gens bavardaient dans un coin, un petit orchestre jouait de suaves mélodies, et il y avait une table chargée des mets les plus délicieux de cette région du monde. Le Sage parlait avec les uns et les autres, et le jeune homme dut patienter deux heures durant avant que ne vînt enfin son tour.

« Le Sage écouta attentivement le jeune homme lui expliquer le motif de sa visite, mais lui dit qu’il n’avait alors pas le temps de lui révéler le secret du bonheur. Et il lui suggéra de faire un tour de promenade dans le palais et de revenir le voir à deux heures de là.

« “ Cependant, je veux vous demander une faveur ”, ajouta le Sage, en remettant au jeune homme une petite cuillère, dans laquelle il versa deux gouttes d’huile : “ Tout au long de votre promenade, tenez cette cuiller à la main, en faisant en sorte de ne pas renverser l’huile. ”

« Le jeune homme commença à monter et descendre les escaliers du palais, en gardant toujours les yeux fixés sur la cuillère. Au bout de deux heures, il revint en présence du Sage.

« “ Alors, demanda celui-ci, avez-vous vu les tapisseries de Perse qui se trouvent dans ma salle à manger? Avez-vous vu le parc que le Maître des Jardiniers a mis dix ans à créer? Avez-vous remarqué les beaux parchemins de ma bibliothèque? ”

« Le jeune homme, confus, dut avouer qu’il n’avait rien vu du tout. Son seul souci avait été de ne point renverser les gouttes d’huile que le Sage lui avait confiées.

« “ Eh bien, retourne faire connaissance des merveilles de mon univers, lui dit le Sage. On ne peut se fier à un homme si l’on ne connaît pas la maison qu’il habite. ”

« Plus rassuré maintenant, le jeune homme prit la cuillère et retourna se promener dans le palais, en prêtant attention, cette fois, à toutes les œuvres d’art qui étaient accrochées aux murs et aux plafonds. Il vit les jardins, les montagnes alentour, la délicatesse des fleurs, le raffinement avec lequel chacune des œuvres d’art était disposée à la place qui convenait. De retour auprès du Sage, il relata de façon détaillée tout ce qu’il avait vu.

« “ Mais où sont les deux gouttes d’huile que je t’avais confiées? ” demanda le Sage.

« Le jeune homme, regardant alors la cuillère, constata qu’il les avait renversées.

« “ Eh bien, dit alors le Sage des Sages, c’est là le seul conseil que j’aie à te donner : le secret du bonheur est de regarder toutes les merveilles du monde, mais sans jamais oublier les deux gouttes d’huile dans la cuillère. ” »

Le berger demeura sans rien dire. Il avait compris l’histoire du vieux roi. Un berger peut aimer les voyages, mais jamais il n’oublie ses brebis.

Le vieillard regarda le jeune homme et, de ses deux mains ouvertes, fit sur sa tête quelques gestes étranges.

Puis il rassembla ses moutons et s’en fut.

*

Surplombant la petite ville de Tarifa, existe une vieille forteresse jadis construite par les Maures; et qui s’assied sur ses murailles peut voir de là une place, un marchand de pop-corn et un morceau de l’Afrique.

Melchisédec, le Roi de Salem, s’assit ce soir-là sur les remparts du fort, et sentit sur son visage le vent que l’on nomme levant. Les brebis, près de lui, ne cessaient de s’agiter, inquiètes, troublées par le changement de maître et tous ces bouleversements. Tout ce qu’elles désiraient, c’était seulement de quoi manger et boire.

Melchisédec observa le petit bateau qui s’éloignait du port. Jamais il ne reverrait le jeune berger, de même qu’il n’avait jamais revu Abraham, après lui avoir fait payer sa dîme. Et cependant, c’était son œuvre.

Les dieux ne doivent pas avoir de souhaits, car les dieux n’ont pas de Légende Personnelle. Toutefois, le Roi de Salem, dans son for intérieur, fit des vœux pour le succès du jeune homme.

« Dommage! Il aura bientôt oublié mon nom, songea-t-il. J’aurais dû le lui répéter plusieurs fois. Quand il aurait parlé de moi, il aurait pu dire que je suis Melchisédec, le Roi de Salem. »

Puis il leva les yeux au ciel, un peu confus de ce qu’il venait de penser : « Je sais : ce n’est là que vanité des vanités, comme Toi-même l’as dit, Seigneur. Mais un vieux roi peut parfois avoir besoin de se sentir fier de lui. »

*

« Quel étrange pays que l’Afrique ! » pensa le jeune homme.

Il était assis dans une sorte de café, identique à d’autres cafés qu’il avait pu voir en parcourant les ruelles étroites de la ville. Des hommes fumaient une pipe géante, qu’ils se passaient de bouche en bouche. En l’espace de quelques heures, il avait vu des hommes qui se promenaient en se tenant par la main, des femmes au visage voilé, des prêtres qui montaient au sommet de hautes tours et se mettaient à chanter, tandis que tout le monde à l’entour s’agenouillait et se frappait la tête contre le sol.

« Pratiques d’infidèles », se dit-il. Lorsqu’il était enfant, il avait l’habitude de voir à l’église, dans son village, une statue de saint Jacques le Majeur sur son cheval blanc, l’épée dégainée, foulant aux pieds des personnages qui ressemblaient à ces gens. Il se sentait mal à l’aise et terriblement seul. Les infidèles avaient un regard sinistre.

De plus, dans la hâte du grand départ, il avait oublié un détail, un seul petit détail, qui pouvait bien le tenir éloigné de son trésor pendant un long temps : dans ce pays, tout le monde parlait arabe.

Le patron du café s’approcha, et il lui désigna du doigt une boisson qu’il avait vu servir à une autre table. C’était du thé, un thé amer. Il aurait préféré boire du vin.

Mais ce n’était sûrement pas le moment de se soucier de ce genre de choses. Il devait plutôt ne penser qu’à son trésor, et à la façon de s’en emparer. La vente de ses moutons lui avait mis en poche une somme relativement importante, et il savait que l’argent est une chose magique : avec de l’argent, personne n’est jamais tout à fait seul. Dans peu de temps, l’affaire de quelques jours peut-être, il se trouverait au pied des Pyramides. Un vieil homme, avec tout cet or qui brillait sur sa poitrine, n’avait aucun besoin de raconter des mensonges pour se procurer six moutons.

Le vieux roi lui avait parlé de signes. Pendant la traversée du détroit, il avait pensé aux signes. Oui, il savait bien de quoi il parlait : durant tout ce temps passé dans les campagnes de l’Andalousie, il s’était accoutumé à lire sur la terre et dans les cieux les indications relatives au chemin qu’il devait suivre. Il avait appris que tel oiseau révélait la présence d’un serpent à proximité, que tel arbuste permettait de savoir qu’il y avait de l’eau à quelques kilomètres de là. Les moutons lui avaient enseigné ces choses.

« Si Dieu guide si bien les brebis, il guidera aussi bien un homme », se dit-il; et il se sentit rassuré. Le thé lui parut déjà moins amer.

« Qui es-tu? » entendit-il demander, en langue espagnole.

Il ressentit un immense réconfort. Il songeait à des signes, et quelqu’un avait paru.

« Comment se fait-il que tu parles espagnol? » demanda-t-il.

Le nouveau venu était un garçon vêtu à l’occidentale, mais la couleur de sa peau donnait à penser qu’il était bien de la ville. Il avait à peu près sa taille et son âge.

« Ici, presque tout le monde parle espagnol. Nous ne sommes qu’à deux petites heures de l’Espagne.

– Assieds-toi et commande quelque chose à mon compte. Et demande du vin pour moi. J’ai horreur de ce thé.

– Il n’y a pas de vin dans le pays, rétorqua l’autre. La religion l’interdit. »

Le jeune homme dit alors qu’il devait se rendre aux Pyramides. Il était sur le point de parler du trésor, mais préféra finalement n’en rien dire. L’Arabe aurait bien été capable d’en exiger une partie pour le conduire jusque-là. Il se souvint de ce que le vieillard lui avait dit au sujet des propositions.

« Je voudrais que tu m’emmènes là-bas, si c’est possible. Je peux te payer comme guide.

– Tu as une idée de la façon d’aller jusque là-bas? »

Il remarqua alors que le patron du café se trouvait à proximité, en train d’écouter attentivement la conversation. Sa présence le gênait quelque peu. Mais il avait rencontré un guide, et il n’allait pas perdre cette occasion.

« Il faut traverser tout le désert du Sahara, dit le nouveau venu. Et, pour cela, il faut de l’argent. Je veux d’abord savoir si tu en as suffisamment. »

Le jeune homme trouva la question bien curieuse. Mais il avait confiance dans le vieil homme, et celui-ci lui avait dit que lorsqu’on veut vraiment quelque chose, tout l’univers conspire en votre faveur.

Il retira son argent de sa poche et le montra à son nouveau compagnon. Le patron du café s’approcha encore et regarda également. Les deux hommes échangèrent alors quelques mots en arabe. Le patron semblait être en colère.

« Allons-nous-en, dit le jeune garçon. Il ne veut pas que nous restions ici. »

Le jeune homme se sentit plus tranquille. Il se leva pour payer ce qu’il devait, mais le patron le prit par le bras et se mit à débiter un long discours, sans pause. Le jeune homme était fort, mais il se trouvait en pays étranger. Ce fut son nouvel ami qui poussa le patron de côté et l’emmena, lui, à l’extérieur.

« Il en voulait à ton argent, dit-il. Tanger, ce n’est pas comme le reste de l’Afrique. Ici, nous sommes dans un port, et les ports sont tous des repaires de voleurs. »

Il pouvait donc se fier à son nouvel ami, qui était venu à son aide alors qu’il se trouvait dans une situation critique. Il tira l’argent de sa poche et le compta.

« Nous pouvons arriver demain au pied des Pyramides, dit l’autre, en prenant l’argent. Mais il faut que j’achète deux chameaux. »

Et ils s’en furent, ensemble, par les rues étroites de Tanger. Dans tous les coins et recoins, il y avait des étalages de marchandises à vendre. Ils arrivèrent finalement au milieu d’une grande place, où se tenait le marché. Des milliers de personnes étaient là, qui discutaient, vendaient, achetaient, les produits maraîchers voisinaient avec des poignards, des tapis, des pipes de toutes sortes. Le jeune homme ne quittait pas des yeux son nouvel ami. Il n’oubliait pas que celui-ci avait maintenant tout son argent entre les mains. Il songea bien à le lui redemander, mais se dit que ce serait manquer de délicatesse. Il ne connaissait pas les usages de ces terres étrangères dont il foulait maintenant le sol.

« Il suffit de le surveiller », pensa-t-il. Il était plus fort que l’autre.

Tout à coup, au milieu de cet énorme fouillis, voilà que ses yeux tombèrent sur la plus belle épée qu’il eût jamais vue. Le fourreau était en argent, la poignée noire, incrustée de pierres précieuses. Il se fit la promesse qu’à son retour d’Egypte il achèterait cette épée.

« Demande donc au marchand combien elle coûte », dit-il à son compagnon. Mais il s’aperçut qu’il avait eu deux secondes de distraction, tandis qu’il contemplait l’arme.

Son cœur se serra, comme si sa poitrine avait subitement rétréci. Il eut peur de regarder de côté, sachant bien ce qui l’attendait. Il resta les yeux fixés un moment sur la belle épée, puis, s’armant finalement de courage, il se retourna.

Tout autour de lui, le marché, les gens qui allaient et venaient, criaient, achetaient les tapis, les noisettes, les salades à côté des plateaux de cuivre, les hommes qui se tenaient par la main dans la rue, les femmes voilées, les parfums de mets exotiques… Mais nulle part, absolument nulle part, la silhouette de son compagnon.

Il voulut encore essayer de croire qu’ils s’étaient perdus de vue par hasard. Il décida de rester sur place, en espérant que l’autre allait revenir. Un moment après, un type monta dans l’une de ces fameuses tours et commença à chanter; tous ceux qui étaient là s’agenouillèrent, frappèrent le sol de leur front et se mirent à chanter à leur tour. Ensuite, comme une colonie de fourmis au travail, ils démontèrent leurs baraques et s’en allèrent.

Le soleil, de même, disparut. Le jeune homme le regarda pendant un long moment, jusqu’à ce qu’il fût caché derrière les maisons blanches qui entouraient la place. Il songea que, lorsque ce même soleil s’était levé ce matin-là, il se trouvait, lui, sur un autre continent, il était berger, possédait soixante moutons, et avait rendez-vous avec une jeune fille. Le matin, il savait tout ce qui devait arriver tandis qu’il marcherait à travers la campagne.

Et pourtant, maintenant que le soleil se couchait, il se trouvait dans un pays différent, étranger sur une terre étrangère, où il ne pouvait pas même comprendre la langue que les gens parlaient. Il n’était plus berger, et n’avait plus rien à lui, pas même l’argent nécessaire pour revenir sur ses pas et tout recommencer.

« Tout cela entre le lever et le coucher du même soleil », se dit-il. Et il s’apitoya sur lui-même, en pensant que, parfois, les choses changent, dans la vie, en l’espace d’un simple cri, avant même qu’on ait le temps de s’habituer à ces choses.

Il avait honte de pleurer. Jamais il n’avait pleuré devant ses propres brebis. Mais la place du marché était vide, et il était loin de sa patrie.

Il pleura. Il pleura parce que Dieu était injuste, et qu’il récompensait de cette façon les gens qui croyaient à leurs propres rêves. « Quand j’étais avec mes moutons, j’étais heureux, et je faisais partager mon bonheur tout à l’entour. Les gens me voyaient arriver et m’accueillaient bien. Maintenant, je suis triste et malheureux.

Que vais-je faire? Je vais être plus amer et n’aurai plus confiance en personne parce qu’une personne m’a trahi. Je vais haïr tous ceux qui ont trouvé des trésors cachés, parce que je n’ai pas trouvé le mien. Et je vais continuellement chercher à conserver le peu que j’ai, parce que je suis trop petit pour embrasser le monde. »

Il ouvrit sa besace pour voir ce qu’il avait dedans; peut-être restait-il encore un morceau du sandwich qu’il avait mangé à bord du bateau. Mais il ne trouva que le gros livre, le manteau, et les deux pierres que le vieil homme lui avait données.

A la vue de ces pierres, il éprouva un sentiment de grand réconfort. Il avait échangé six brebis contre deux pierres précieuses provenant d’un pectoral en or. Il pouvait les vendre, et acquérir ainsi son billet de retour. « Je serai désormais plus malin pensa-t-il, tout en retirant les deux pierres de sa besace pour les cacher au fond de sa poche. C’était ici un port, et la seule chose vraie que ce type lui eût dite était bien celle-ci : un port est toujours plein de voleurs.

Maintenant, il comprenait enfin les efforts désespérés du patron, dans le café : il essayait de lui dire de ne pas se fier à cet homme. « Je suis comme tous les autres : je vois le monde comme je souhaiterais que les choses se produisent, et non comme elles se produisent réellement. »

Il resta à considérer les pierres. Il caressa doucement chacune d’elles, éprouva leur température, leur surface lisse. Elles étaient son trésor. Le seul fait de les toucher lui procura une sorte d’apaisement. Elles lui rappelaient le souvenir du vieil homme.

« Quand tu veux vraiment une chose, lui avait dit celui-ci, tout l’univers conspire à faire en sorte que tu parviennes à l’obtenir. »

Il aurait voulu comprendre comment cela pouvait être vrai. Il se trouvait là, sur une place de marché déserte, sans un sou en poche, sans brebis à garder pour la nuit.

Mais les pierres constituaient la preuve qu’il avait bien rencontré un roi un roi qui connaissait son histoire personnelle, qui était au courant de ce qu’il avait fait avec l’arme de son père, et de sa première expérience sexuelle.

« Les pierres servent à la divination. Elles se nomment Ourim et Toumim. »

Il les remit à leur place dans le sac et décida de faire l’expérience. Le vieux avait dit qu’il fallait poser des questions claires, parce que les pierres ne pouvaient servir que si l’on savait ce qu’on voulait.

Le jeune homme, alors, demanda si la bénédiction du vieillard était toujours sur lui.

Il retira l’une des pierres. C’était « oui ».

« Est-ce que je vais trouver mon trésor? » interrogea-t-il.

Il plongea la main dans la besace et allait saisir l’une des pierres, quand elles glissèrent toutes deux par un trou qu’il y avait dans le tissu. Il ne s’était jamais aperçu que sa besace était déchirée. Il se baissa pour ramasser Ourim et Toumim et les remettre à l’intérieur du sac. Mais, en les voyant par terre, une autre phrase lui revint en mémoire :

« Apprends à respecter et à suivre les signes », avait également dit le vieux roi.

Un signe. Le jeune homme se mit à rire tout seul. Puis il ramassa les deux pierres et les remit dans sa besace. Il n’avait pas l’intention de la recoudre; les pierres pourraient s’échapper par ce trou quand elles voudraient. Il avait compris qu’il y a certaines choses qu’on ne doit pas demander pour ne pas échapper à son propre destin.

« J’ai promis de prendre mes propres décisions », dit-il en lui-même.

Mais les pierres avaient dit que le vieillard était toujours à ses côtés, et cette réponse lui redonna confiance. Il considéra de nouveau le marché désert, et ne ressentit plus le désespoir qu’il avait éprouvé auparavant. Ce n’était plus un monde étranger : c’était un monde nouveau.

Après tout, ma foi, c’était justement cela qu’il voulait : connaître des mondes nouveaux. Même s’il ne devait jamais arriver jusqu’aux Pyramides, il était déjà allé beaucoup plus loin que n’importe quel berger de sa connaissance.

« Ah! s’ils savaient qu’à moins de deux heures de bateau il existe tant de choses différentes…

Le monde nouveau apparaissait devant ses yeux sous la forme d’un marché désert, mais il avait déjà vu cette place pleine de vie, et il ne l’oublierait plus jamais. Il se souvint de l’épée; il avait payé le prix fort pour la contempler un instant, mais aussi n’avait-il jamais rien vu de semblable jusque-là. Il eut soudain le sentiment qu’il pouvait regarder le monde soit comme la malheureuse victime d’un voleur, soit comme un aventurier en quête d’un trésor.

« Je suis un aventurier en quête d’un trésor », pensa-t-il, avant de sombrer, épuisé, dans le sommeil.

*

Il se réveilla en sentant quelqu’un le secouer par l’épaule. Il avait dormi en plein milieu de la place du marché, qui allait maintenant reprendre son animation.

Il regarda autour de lui, cherchant ses moutons, et se rendit compte qu’il était maintenant dans un autre monde. Au lieu d’en éprouver de la tristesse, il se sentit heureux. Il n’avait plus à partir en quête d’eau et de nourriture, et il pouvait se lancer à la recherche d’un trésor. Il n’avait pas un sou en poche, mais il avait foi en la vie. Il avait choisi, la veille au soir, d’être un aventurier semblable aux personnages des livres qu’il avait l’habitude de lire.

Il se mit à se promener sans hâte sur la place. Les marchands commencèrent à monter leurs baraques; il aida un homme qui vendait des sucreries à installer la sienne. Il y avait sur le visage de cet homme-là un sourire qui n’était pas comme les autres : il était plein d’allégresse, ouvert à la vie, prêt à attaquer une bonne journée de travail. C’était un sourire qui, d’une certaine façon, rappelait le vieillard, ce vieux roi mystérieux dont il avait fait la connaissance. « Ce marchand ne fabrique pas des friandises parce qu’il voudrait voyager, ou épouser la fille d’un commerçant. Non, il confectionne des sucreries parce qu’il aime ce métier », pensa le jeune homme. Et il observa qu’il était capable de faire comme le vieillard : savoir si quelqu’un est proche ou éloigné de sa Légende Personnelle rien qu’en regardant cette personne. « C’est facile, et je ne m’en étais encore jamais aperçu. »

Quand ils eurent fini d’installer la baraque, le bonhomme lui offrit la première pâtisserie quil venait de préparer. Il la mangea avec grand plaisir, remercia, et se mit en route. Alors qu’il était déjà à quelque distance, il se fit la réflexion que la baraque avait été montée par deux personnes, dont l’une parlait arabe et l’autre parlait espagnol.

Et cependant, ces deux personnes s’étaient parfaitement entendues.

« Il existe un langage qui est au-delà des mots, se dit-il. J’avais déjà eu cette expérience avec les brebis, voici maintenant que je fais la même avec les hommes.»

Il était donc en train d’apprendre diverses choses nouvelles. Des choses dont il avait déjà eu l’expérience, et qui pourtant étaient nouvelles parce qu’elles s’étaient trouvées sur son chemin sans qu’il s’en fût rendu compte. Et cela parce qu’il avait l’habitude de ces choses. « Si je peux apprendre à déchiffrer ce langage qui se passe des mots, je parviendrai à déchiffrer le monde. »

« Tout est une seule et unique chose », avait dit le vieil homme.

Il décida de flâner tout tranquillement dans les petites rues de Tanger : c’était seulement de cette façon qu’il réussirait à percevoir les signes. Cela exigeait sans doute une bonne dose de patience, mais la patience est la première vertu qu’apprend un berger.

Une fois encore, il comprit qu’il mettait en pratique dans ce monde étranger les mêmes leçons que lui avaient enseignées ses brebis.

« Tout est une seule et unique chose », avait dit le vieil homme.

*

Le marchand de cristaux vit le jour se lever et ressentit la même impression d’angoisse qu’il éprouvait chaque matin. Il était depuis près de trente ans dans ce même endroit, une boutique située au sommet d’une rue en pente, où il était bien rare que passât un client. Maintenant, il était trop tard pour changer quoi que ce fût : tout ce qu’il avait appris au cours de sa vie, c’était acheter et vendre des cristaux. Il y avait eu un temps où sa boutique était connue de beaucoup de gens : marchands arabes, géologues français et anglais, soldats allemands, qui avaient toujours de l’argent plein les poches. En ce temps-là, c’était une grande aventure que de vendre des cristaux, et il imaginait comment il allait devenir un homme riche, et toutes ces belles femmes qu’il aurait un jour, quand il serait vieux.

Et puis le temps passa, peu à peu, et la cité de même. Ceuta prospéra plus que Tanger, et le commerce prit une autre voie. Les voisins partirent s’installer ailleurs, et il ne resta bientôt plus que quelques rares boutiques dans la montée. Personne n’allait gravir une rue en pente pour quelques malheureuses boutiques.

Mais le Marchand de Cristaux n’avait pas le choix. Il avait vécu trente ans de sa vie à acheter et vendre des objets de cristal, et il était maintenant trop tard pour s’engager dans une nouvelle direction.

Toute la matinée, il resta à observer les allées et venues, peu nombreuses, dans la petite rue. C’était ce qu’il faisait depuis des années, et il connaissait les habitudes de chacun des passants.

Alors qu’il manquait à peine quelques minutes avant l’heure du déjeuner, un jeune étranger s’arrêta devant la vitrine. Il était habillé comme tout le monde, mais l’œil expérimenté du Marchand de Cristaux lui permit de deviner qu’il n’avait pas d’argent. Malgré tout, il décida de rentrer dans sa boutique et d’attendre quelques minutes que le jeune homme s’en allât.

*

Il y avait à la porte un écriteau indiquant qu’on parlait là plusieurs langues. Le jeune homme vit apparaître quelqu’un derrière le comptoir.

« Si vous voulez, dit-il, je peux nettoyer ces vases. Dans l’état où ils sont, personne ne voudra jamais les acheter. »

Le commerçant le regarda sans rien dire. « En échange, vous me payez quelque chose à manger, d’accord? »

L’homme restait muet. Il comprit que c’était à lui de prendre une décision. Dans sa besace, il y avait le manteau, et il n’en aurait plus besoin dans le désert. Il le sortit, et se mit à nettoyer les vases. Durant une demi-heure. il put nettoyer tous les cristaux qui se trouvaient en vitrine. Pendant ce laps de temps, deux clients entrèrent, qui en achetèrent plusieurs.

Lorsqu’il eut fini de tout nettoyer, il demanda au propriétaire de lui donner quelque chose à manger.

« Allons déjeuner », dit le Marchand de Cristaux.

Il accrocha une pancarte à la porte, et ils allèrent jusqu’à un tout petit bar en haut de la montée. Une fois qu’ils furent assis à l’unique table existante, le Marchand de Cristaux dit en souriant :

« Ce n’était pas la peine de nettoyer quoi que ce soit. La loi coranique oblige à donner à manger à quiconque a faim.

Mais alors, pourquoi m’avez-vous laissé faire ce travail? demanda le jeune garçon.

Parce que les cristaux étaient sales. Et toi comme moi avions besoin de nettoyer nos têtes des mauvaises pensées. »

Quand ils eurent fini de manger, le Marchand se tourna vers le jeune homme :

« Je voudrais que tu travailles dans mon magasin. Aujourd’hui, il est entré deux clients pendant que tu nettoyais les cristaux : c’est un bon signe. »

« Les gens parlent beaucoup de signes, pensa le berger. Mais ils ne savent pas au juste de quoi ils parlent. Comme moi, qui ne m’étais jamais aperçu que, depuis tant d’années, je parlais avec mes brebis un langage sans paroles. »

« Veux-tu travailler pour moi? » Le Marchand de Cristaux insistait.

« Je peux travailler pour le reste de la journée, répondit le garçon. Je nettoierai jusqu’au petit matin tous les cristaux de la boutique. En échange, il me faut de l’argent pour être demain en Egypte.

Du coup, le vieux se mit à rire.

« Même si tu nettoyais mes cristaux pendant toute une année, même si tu gagnais une bonne commission sur la vente de chacun d’entre eux, il te faudrait encore emprunter de l’argent pour aller jusqu’en Egypte. Il y a des milliers de kilomètres de désert entre Tanger et les Pyramides. »

Il y eut alors un intervalle de silence tel que la ville parut soudain s’être endormie.

Il n’y avait plus de bazars, c’en était fini des discussions entre marchands, des hommes qui montaient dans les minarets et qui chantaient, des belles épées à la poignée tout incrustée. Fini de l’espérance et de l’aventure, des vieux rois et des Légendes Personnelles. Plus de trésor, plus de pyramides. C’était comme si le monde tout entier était devenu muet parce que l’âme du jeune garçon faisait silence. Il n’y avait ni douleur, ni souffrance, ni déception : simplement un regard vide qui traversait la petite porte du bar, et une immense envie de mourir, de tout voir finir pour toujours à cette minute même.

Le Marchand le regarda ébahi. C’était comme si toute l’allégresse qu’il avait pu voir ce matin-là s’était subitement envolée.

« Je peux te donner de l’argent pour que tu retournes dans ton pays, mon fils », dit le Marchand de Cristaux.

Le jeune homme resta silencieux. Puis il se leva, rajusta ses vêtements, et ramassa sa besace.

« Je vais travailler chez vous », dit-il.

Et, après un autre silence prolongé, il ajouta, pour finir :

« Il me faut de l’argent pour acheter quelques moutons. »

*