Chapitre 37
Le bassin rectangulaire occupait un espace d’environ trois cents mètres de longueur pour une largeur de cent. Quant à sa profondeur, on n’avait pas trouvé de jauge adéquate pour en toucher le fond. Il contenait en tout cas des milliers de mètres cubes d’eau, qui, si elle était potable, représentaient une véritable manne. Tous étaient descendus des camions et des voitures pour s’accouder à la margelle. Les adultes avaient perché les enfants sur le faîte de l’ouvrage de pierre sèche qui avait résisté à l’usure du temps. La fascination exercée par l’eau sur les Aquariotes les figeait dans un silence respectueux, presque religieux. Les véhicules s’étaient répartis, parfois à quatre ou cinq de front, entre les stalagmites dont les énormes bases et les couches de concrétion trahissaient l’extraordinaire vieillesse. Des gouttes s’écoulaient des stalactites suspendues au-dessus du bassin comme des racines inutiles et dessinaient des cercles concentriques sur la surface agitée d’imperceptibles tremblements. La température de la grotte restait agréable, confortable, en comparaison du froid polaire qui soufflait sur le Massif central.
Solman, lui, n’avait eu qu’une préoccupation en descendant de la cabine. Sitôt que Moram avait arrêté son camion, il s’était engouffré dans la voiture de Kadija sans même laisser le temps à ses passagers de sortir.
Il n’y avait pas trouvé la jeune femme.
« Vous savez où elle est ? » avait-il demandé à Ismahil.
Le vieil homme l’avait dévisagé avec étonnement.
« Je… je la croyais avec toi.
– Je l’ai vue passer devant la voiture la dernière fois que le convoi s’est arrêté », était intervenu Wolf, en bras de chemise mais le visage toujours enfoui sous son passe-montagne.
L’ancien Scorpiote s’était saisi du fusil d’assaut posé sur son manteau de cuir étalé sur la table. Les deux cartouchières qui lui enserraient la poitrine plaquaient sa chemise sur son torse et faisaient ressortir sa maigreur.
« Cette arme ne vous servira à rien, avait dit Ismahil. Kadija a parfois des réactions bizarres, ou qui nous paraissent bizarres. Elle n’est probablement pas loin.
– Vous m’avez l’air bien sûr de vous. Pourtant, lorsqu’elle s’est enfuie de chez vous, vous avez mis deux jours à la retrouver avec votre glisseur… »
Les paroles de Solman avaient provoqué un raidissement de stupeur chez le vieil homme.
« Ah, elle te l’a raconté ?
– Pas au sens où vous l’entendez. Pas avec les mots en tout cas. Elle se sert de mon don pour communiquer.
– Qu’est-ce qu’elle t’a raconté d’autre ?
– Qu’elle est à la recherche de quelqu’un, d’une… sœur qui a été expédiée sur terre soixante-dix ans plus tôt. Mais ça, vous le saviez déjà, n’est-ce pas ? »
Ismahil avait acquiescé d’un hochement de tête.
« J’avais été prévenu…
– Par qui ? »
D’un geste péremptoire de la main, le vieil homme avait invité les autres passagers, hormis Wolf, à descendre et avait attendu pour répondre qu’ils aient tous déserté la voiture.
« Je ne sais pas au juste. Je fais partie d’un groupe de… savants de l’ancien temps qui avaient prévu la Troisième Guerre mondiale et s’étaient réfugiés dans un abri souterrain à l’épreuve des bombes à fusion et de toute arme chimique ou génétique. Nous avions conçu le projet de sauvegarder une partie du patrimoine scientifique humain. »
Il s’était assis sur une couchette inférieure, comme écrasé par le fardeau de son passé. Wolf avait refermé la porte et s’était posé sur un coin de la table, le fusil d’assaut entre les mains. Solman était resté debout dans l’allée malgré la douleur qui lui vrillait la jambe gauche.
« Nous pensions restituer nos connaissances à l’humanité lorsqu’elle en aurait terminé avec ce conflit. J’étais… je suis encore un astrophysicien, je m’intéresse aux phénomènes célestes, j’essaie de percer le mystère de la formation et du statut de l’univers. Une illusion, bien entendu, mais de tout temps l’homme a poursuivi des chimères. Plus on s’approche du cœur de la matière, et plus elle se voile, un mécanisme implacable. J’avais regroupé autour de moi des physiciens, des biologistes, des chimistes, des informaticiens, des mathématiciens, un noyau de spécialistes des sciences dites dures. Peut-être pas les esprits les plus brillants de notre époque, mais sans aucun doute les plus honnêtes, ou les plus libres, les moins compromis en tout cas avec les grandes compagnies, avec ces groupes tentaculaires qui ne s’intéressaient qu’aux applications militaires et commerciales de la science. »
Ismahil avait marqué une pause et contemplé pendant quelques secondes les traces de terre qui maculaient le plancher de la voiture. Les cris enthousiastes des Aquariotes avaient transpercé les cloisons métalliques avant de se disperser dans le silence du gouffre.
« Nous avons appliqué certaines de nos expériences sur nous-mêmes. On m’a ainsi injecté plusieurs gènes qui ralentissent considérablement le vieillissement des cellules et me gardent des maladies liées à l’âge. Tous mes compagnons n’ont pas eu ma chance. Certains, même, ont très mal supporté la prévention génétique, sont devenus fous ou sont morts dans l’année qui a suivi…
– La transgénose ? avait demandé Solman.
– Quelque chose comme ça, sauf que la transgénose est plus progressive. Moi-même j’ai parfois des absences, des étourderies.
– Quel rapport avec la sœur de Kadija ?
– J’y viens, mais il me paraît important de vous décrire sommairement le contexte. Nous avons obtenu quelques résultats encourageants dans le domaine de l’informatique moléculaire, c’est-à-dire en nous servant des fantastiques capacités de l’ADN de synthèse pour mémoriser, stocker et transmettre les informations. Les cellules vivantes sont incomparablement plus performantes que le silicium ou tout autre support issu du monde minéral, et, surtout, elles sont compatibles avec le corps humain. Les recherches, déjà bien avancées, avaient reçu un coup d’arrêt brutal avant la guerre, comme si les groupes industriels avaient subitement cessé de miser sur l’informatique moléculaire. La vague religieuse qui a déferlé à ce moment-là sur les cinq continents n’est sans doute pas étrangère à ce désintérêt. Nous avons repris le flambeau et nous sommes parvenus à développer le concept de micropuces en ADN de synthèse. Avec nos pauvres moyens et avec la nécessité quotidienne d’entretenir notre abri, ces travaux nous ont coûté près d’un demi-siècle. Puis la guerre a pris fin, faute de combattants. Nous nous sommes alors rendu compte qu’il ne subsistait pratiquement plus rien de l’humanité, que la terre en avait pour des siècles avant de redevenir habitable. Nous nous étions institués gardiens du temple de la connaissance, il ne nous restait plus un fidèle avec qui la partager. »
Les traits d’Ismahil s’étaient creusés, comme s’il ressentait la même déception un siècle après.
« Vous ne connaissiez pas l’existence des peuples nomades ? » s’était étonné Solman.
Le vieil homme avait eu un geste fataliste.
« Lorsque nous avons découvert les peuples nomades, les survivants du conflit, il était trop tard, le rêve était brisé. La plupart de mes compagnons s’étaient suicidés, les autres avaient perdu le goût de la recherche. Comment leur en vouloir ? De tout temps les hommes se sont emparés des découvertes à des fins dominatrices, destructrices. Le feu, l’atome, le gène, aucun n’a échappé à la règle. La science, notre chère science, avait fini par se retourner contre nous. Et nous, les scientifiques, nous portions une très lourde responsabilité dans cet échec, puisque nous n’avions pas su empêcher les chefs d’État, les dictateurs, les généraux ou les conseils d’administration d’exploiter nos travaux. Le savoir, hélas, ne protège pas de l’appât du gain, de la vanité, de la stupidité. Bref, nous avons décidé de rester terrés, de ne pas intervenir dans la vie des peuples nomades. D’ailleurs, ils se débrouillaient très bien sans nous, ils s’adaptaient à leur nouvel environnement à une vitesse sidérante. Vos ancêtres ont balayé nos doutes sur leurs capacités à survivre en milieu hostile. Les eaux polluées, les pluies acides, les solbots, les hordes d’animaux sauvages, les insectesGM, les plantes toxiques, rien de tout cela n’a empêché la vie de se perpétuer sur le continent européen…
– Quel rapport avec la sœur de Kadija ? » avait insisté Solman.
Un sourire las avait éclairé les rides d’Ismahil.
« Nous avons décidé de conserver un terminal informatique en état de marche au cas où des groupes analogues au nôtre chercheraient à nous contacter. Après tout, il était possible que certains satellites émettent encore, même si leur durée de vie n’excède pas en général les vingt ou trente ans. Du groupe initial de trois cents personnes, hommes, femmes et enfants, nous étions désormais réduits à une dizaine. Les autres étaient morts ou avaient décidé de quitter l’abri. Ceux-là ne sont jamais revenus. »
Il avait calmé d’un froncement de sourcils l’impatience grandissante de Solman.
« Nous avions suffisamment d’eau et de vivres pour tenir encore trois siècles. La vie s’est peu à peu écoulée, parfois morne, parfois amère, jamais douce en tout cas. Je vieillissais avec une lenteur désespérante. Je me demande encore comment j’ai résisté à l’envie, parfois insoutenable, de me tirer une balle dans le crâne. J’attendais quelque chose sans doute, un événement qui justifiât mon existence, mon acharnement… »
Wolf ne bougeait pas, ses yeux clairs rivés sur le visage d’Ismahil. Solman entrevoyait la peau blême et les clavicules saillantes du Scorpiote par l’échancrure de sa chemise.
« Nous avons reçu un message des années et des années plus tard, presque un siècle, une éternité. Il émanait d’un certain Benjamin. Il nous disait qu’il avait délégué une sœur auprès des derniers hommes pour les préparer à surmonter leur ultime épreuve. Et qu’il allait bientôt en envoyer une deuxième. Il nous avait choisis parce qu’il n’avait trouvé aucun autre support sur terre pour réceptionner son message. De fait, sa communication nous est parvenue de manière spéciale : d’habitude, l’émission est décodée puis transcrite en lettres sur l’écran, mais là, les puces moléculaires nous l’ont… suggérée mentalement, directement imprimée dans le cerveau si vous préférez. Nous avons d’abord cru que nous étions devenus fous. Nous avons alors recouvré nos vieux réflexes scientifiques et nous avons rédigé le message chacun de notre côté avant de nous concerter. Chacun de nous avait écrit exactement le même texte, à la lettre près. Nous sommes donc tombés d’accord pour dire que ce n’était pas une hallucination, ou alors une hallucination collective, et nous nous sommes interrogés sur la provenance de cette communication. Notre IM, intelligence moléculaire, s’est avérée incapable de déterminer le lieu d’émission et d’analyser les ressources technologiques de notre correspondant. L’ADN n’avait gardé aucune mémoire de son passage, comme si Benjamin avait programmé l’effacement de toute trace de sa communication après réception. »
Ismahil s’était levé, étiré, approché de la fenêtre et avait observé les Aquariotes rassemblés autour du bassin.
« Si le qualificatif de sœur nous renvoie probablement à une organisation de type religieux, le prénom Benjamin ne nous apprend rien, mis à part le fait qu’il est d’origine biblique, avait-il repris en se retournant. Nous avons donc attendu la deuxième envoyée en espérant que celle-ci nous en révélerait davantage sur son organisation. Nous l’avons trouvée un jour devant l’une des portes de l’abri, enfermée dans une sorte de sarcophage fabriqué dans un alliage métallique que nous ne connaissions pas. Comment était-il arrivé jusqu’ici ? Mystère… Elle était à l’intérieur aussi nue qu’au jour de sa naissance. Je ne vous parlerai pas de sa beauté, vous avez d’aussi bons yeux que moi. Comme elle restait inanimée, nous l’avons transportée dans une chambre où elle a repris connaissance deux jours plus tard. Nous avons décidé de la baptiser Kadija, un prénom albain. La suite, tu la connais, Solman : elle s’est enfuie au bout d’une semaine… Non, pas enfuie, elle est partie à la recherche de sa sœur, comme si un signal avait retenti en elle. Nous avons battu le marais pendant quarante-huit heures avant de la repérer. Bien que nue, elle ne semblait pas souffrir du froid, pourtant vif en cette saison.
– Pourquoi avez-vous décidé de vous faire passer pour des Albains ? avait demandé Solman.
– Une mesure de précaution. Nous ne savions pas comment réagiraient les « hommes de surface », comme nous avions pris l’habitude de vous appeler. Et le peuple albain est le seul dont je connaisse à la fois la langue, les coutumes et les vêtements.
– Vous avez pourtant dit que vous n’étiez jamais allé à la rencontre des peuples nomades. »
Ismahil avait hoché la tête.
« Exact. Mais un de mes compagnons avait mis au point une sorte de ballon-sonde visuel, muni d’une caméra numérique qui captait des images et des sons de la terre et les expédiait sur l’écran de notre IM. Pour une raison inconnue, le ballon s’est bloqué au-dessus de cette région qui s’appelait autrefois l’Albanie. Mais ses puces ADN, increvables, ont continué de fonctionner et, pendant plus de soixante ans, nous avons reçu des images des montagnes albanaises et des peuples nomades qui y ont élu domicile. Nous avions recréé la télévision à une seule chaîne… Le cauchemar stalinien de l’information, le pire qu’on puisse imaginer.
– Comment avez-vous appris leur langue ?
– Rien qu’en les écoutant et en reliant les mots aux expressions et aux gestes. J’avais tout mon temps et c’était pratiquement la seule occupation encore capable de me distraire. J’ai même fabriqué des vêtements identiques aux leurs.
– Tout ça ne nous dit pas où est passée Kadija. Il nous suffit d’explorer la grotte et de remonter la galerie pour…
– Ce gouffre est gigantesque, bourré de cachettes. Nous perdrions notre temps à la chercher. Elle reviendra quand elle le jugera utile.
– Si elle est restée avec nous, c’est que sa sœur fait partie du peuple de l’eau, non ? »
Ismahil avait enfilé et boutonné sa veste.
« Peut-être, peut-être pas. À vous de voir s’il existe une Aquariote qui pourrait correspondre à la définition. Une femme d’origine inconnue, adoptée sans doute, qui aurait plus de soixante-dix ans mais qui ne ferait pas nécessairement son âge.
– Et si Kadija ne revient pas ? »
Le vieil homme avait levé les bras au ciel.
« Alors c’est qu’elle aurait abandonné la piste aquariote pour en suivre une autre.
– Quelle autre piste ? D’après les bakous, tous les peuples nomades ont été massacrés.
– Les peuples nomades, pas obligatoirement sa sœur… »
Hora s’approcha du bassin, très pâle, la baguette de coudrier en main, la robe remontée sur les cuisses. Appuyé sur la margelle aux côtés de Moram, Wolf et Glenn, Solman percevait en elle une peur incommensurable, terreur ancestrale de l’empoisonnement, mais aussi angoisse de ne pas être à la hauteur, fardeau de l’énorme responsabilité qui lui ployait les épaules.
Elle venait à peine d’atteindre ses dix-huit ans. Jusqu’alors, comme tout apprenti, elle avait participé aux rhabdes dirigées par des sourciers expérimentés. Il lui revenait, en tant que dernière sourcière du peuple aquariote, de vérifier la pureté de la retenue. Sa robe rêche et grise des chasseresses d’eau laissait ses bras et une partie de son torse nus. Sa baguette tendue vers l’avant, comme aimantée, tremblait dans ses mains. Elle avait rassemblé ses cheveux en chignon dont quelques mèches indomptables se coulaient comme des serpents ambrés autour de son cou. Tout était rond chez elle, visage, épaules, hanches, une plénitude sensuelle propre aux jeunes filles robustes.
Il fallait maintenant qu’elle passe de l’autre côté de la margelle, qu’elle se perche sur la corniche étroite dressée une vingtaine de centimètres au-dessus de la surface frémissante, qu’elle s’accroupisse et évalue la qualité de l’eau à la tension de sa baguette. Elle devrait ensuite la goûter au cas où elle l’estimerait potable. Si elle se trompait, elle mourrait dans les trois ou quatre secondes suivantes. Les mauvais sourciers préféraient déclarer l’eau empoisonnée plutôt que courir le moindre risque, mais Solman décelait de l’honnêteté en elle.
Elle refuserait de priver ses frères d’un tel trésor par peur ou par négligence, elle prendrait sa décision en son âme et conscience. Les autres, agglutinés autour du bassin, la regardaient avec un mélange d’espoir et d’effroi.
Hora lança un regard furtif à Solman avant d’enjamber la margelle. Le silence sépulcral de la grotte, la présence de sept ou huit cents spectateurs et la lumière des phares donnaient une solennité écrasante à chacun de ses gestes. Elle se laissa glisser lentement de l’autre côté du muret de pierre sèche jusqu’à ce que ses pieds se posent sur la corniche. Là, elle reprit son souffle et rajusta sa robe qui s’était retroussée sur son ventre. Elle peinait visiblement à tenir sa baguette, qui la déséquilibrait vers l’avant. Le dos plaqué contre la margelle, elle s’accroupit avec une lenteur exaspérante.
Elle tourna une nouvelle fois la tête vers Solman. Il lui adressa un sourire d’encouragement. Il avait du mal à concentrer son attention sur elle, l’esprit toujours accaparé par Kadija. Les interrogations se succédaient à un rythme effréné sous son crâne. Pourquoi s’était-elle enfuie ? L’avait-il déçue d’une manière ou d’une autre ? Reviendrait-elle ? Qui était sa sœur ? Qui était Benjamin ? Quel rapport avaient-ils avec l’intelligence destructrice ? La conversation avec Ismahil avait davantage épaissi les ténèbres qu’elle n’avait apporté de lumière. Il contenait tant bien que mal son envie de se lancer à la recherche de la jeune femme. Le vieil homme avait raison : il perdrait son temps à essayer de la retrouver dans ce labyrinthe souterrain. Il ne lui restait plus qu’à ronger son frein, espérer son retour et, si elle ne réapparaissait pas, vivre le reste de ses jours en compagnie des regrets.
Hora tendit les bras au-dessus de l’eau, arc-boutée sur les cuisses pour résister à la traction de sa baguette. Elle demeura dans cette position pendant un bon quart d’heure, puis, d’un geste hésitant, elle glissa la baguette dans la poche ventrale de sa robe, se pencha vers l’avant et puisa un peu d’eau au creux de sa main.
Une voix déchira le silence de la grotte.
« Ne la bois pas ! »