23

« Bulgarie ! »

Le visage de Hristo s’était éclairé depuis qu’ils avaient passé Belgrade et aperçu le premier panneau indiquant la direction de Sofia. De l’ancienne autoroute ne subsistaient que de courts tronçons séparés par des pistes sinueuses. Les tempêtes de neige prenaient de vitesse les entreprises chargées de dégager les voies. Le temps exécrable qui régnait sur l’Europe avait le mérite de maintenir dans leurs tanières les milices et les bandes de détrousseurs. Le camion avait été arrêté et contrôlé à trois reprises en Slovénie et en Serbie. Hristo en avait été quitte pour distribuer quelques-uns des menus cadeaux qu’il avait pris soin d’acheter en France, des échantillons de parfum, des lunettes de soleil, des briquets, des stylos plaqués argent, des savonnettes. Les milices locales s’en étaient contentées et l’avaient autorisé à repartir. Les mines patibulaires des miliciens avaient inquiété Jemma, tout comme les regards brûlants des militaires dans la garnison des Alpes autrichiennes. Ceux-là ne voyaient pas souvent de femme, et s’il leur prenait l’envie de se jeter sur elle, personne ne pourrait les en empêcher. Elle ne s’était détendue qu’après avoir quitté le camp. Hristo avait rendu le pistolet au journaliste en remontant dans la cabine, mais elle se demandait si le Bulgare, qui s’était éclipsé un long moment avec les deux soldats dans l’un des baraquements, ne s’en était pas procuré un autre. Comme elle ne voulait à aucun moment rester en tête à tête avec le chauffeur, elle prenait ses heures de repos en même temps que Luc. C’était d’ailleurs une sensation agréable que de sentir la chaleur d’un homme près d’elle – elle surmontait désormais la répugnance engendrée par la crasse des draps et des couvertures. Agréable et perturbante. À chaque fois elle devait se raisonner pour ne pas céder à la tentation de se coller contre Luc. Elle feignait de le frôler par inadvertance quand elle se retournait, espérant qu’il profiterait de l’occasion pour lui glisser le bras autour de la taille et l’attirer contre lui, mais il ne réagissait pas, et elle se disait à nouveau qu’elle ne l’intéressait pas, que son pouvoir de séduction ne marchait plus que sur les chauffeurs et les militaires. Elle avait l’impression de perdre de vue la Jemma d’avant, la femme coquette, la commerciale ambitieuse, la maîtresse malheureuse, la mère éplorée, de ne plus pouvoir la reconstituer, ni par la mémoire, ni par la projection. L’Europe était devenue une immense page blanche et glacée sur laquelle sa vie avait cessé de s’écrire. Elle alternait les phases de colère, de découragement et de mélancolie. Colère contre le Bulgare chaque fois qu’elle le croisait, colère contre Flamand, coupable d’indifférence et de cynisme, colère contre elle-même, l’éternelle petite fille ballottée par les courants, la femme et la mère oublieuses. Les vents polaires balayant le continent européen avaient soufflé son passé et son futur, elle tombait dans son propre vide, elle ne pouvait s’accrocher ni aux paysages perdus dans leur uniformité blanche, ni à la main ni au regard de Luc. Elle ne parvenait même plus à reconstituer par le souvenir les atmosphères ensoleillées, colorées et chaudes des trois pays d’Europe du Sud, Espagne, Italie, Grèce, qu’elle avait visités à plusieurs reprises en tant que responsable commerciale de la BioFis. Comme si la glaciation avait aboli les différences.

« Paradoxalement, c’est le réchauffement qui a entraîné cette petite période glaciaire, avait expliqué Luc. La fonte des glaces a bloqué le Gulf Stream, qui a cessé de réchauffer l’Atlantique et provoqué un brutal refroidissement en Europe. Le reste du monde se partage entre inondations et désertification. »

Il leur fallut plus de six heures pour parcourir les pistes escarpées du massif de la Vitosa et redescendre vers les faubourgs de Sofia. Aucun signe de vie sur les plateaux battus par un vent tourbillonnant et hurlant. Les rares arbres qui avaient résisté aux bourrasques s’étaient pétrifiés dans d’étranges postures, les branches tournées du même côté et ployées par le poids de la neige. Des carcasses de voitures, de camions ou d’engins militaires gisaient entre les reliefs rocheux et dans les ravins. Ils avaient croisé deux autres véhicules, un chasse-neige qui, arrivant en sens inverse, avait obligé Hristo à effectuer une périlleuse marche arrière, un trente-cinq tonnes qu’ils avaient aidé à se dégager d’une ornière tapissée de glace. Le conducteur et les passagers du chasse-neige, trois hommes vêtus de passe-montagnes et de combinaisons fourrées de couleur jaune, avaient échangé quelques mots avec Hristo. Le chauffeur avait ensuite expliqué à Luc que la route était praticable jusqu’à Sofia.

Ils n’eurent d’abord qu’un maigre aperçu de la ville entre les rideaux d’arbres squelettiques, les congères, les palissades et les gigantesques hangars qui bordaient la route. La capitale de la Bulgarie, l’une des plus accessibles depuis la côte turque, avait subi un nombre incalculable de bombardements pendant la guerre et ne s’était pas relevée de ses ruines. On ne distinguait pratiquement aucune silhouette entre les collines de décombres, seulement d’innombrables colonnes de fumée noire.

« Voir quelqu’un maintenant. »

Hristo sortit de la route de contournement et prit la direction du centre-ville. Ils roulèrent un long moment dans un dédale de rues quasiment désertes et encadrées d’épaisses congères. Très peu de voitures stationnées le long des trottoirs, ensevelies sous un mètre de neige.

« On dirait une ville fantôme, murmura Luc Flamand. Où sont passés les habitants ? »

Hristo pointa l’index vers le bas.

« Vivre en dessous pendant hiver. Anciens abris et souterrains quand ville bombardée.

— Qu’est-ce que tu viens foutre ici ?

— Quelqu’un dire où moi livrer marchandise à Burgas. Et puis manger, bouffe bulgare, enfin. »

Ils s’arrêtèrent près d’un des rares immeubles restés debout. La neige s’était engouffrée dans le bâtiment par les multiples brisures et béances de ses parois de verre. Il dominait une forêt d’autres constructions dont il ne restait plus que les armatures métalliques rouillées et tordues, comme des doigts crochus et implorants levés vers le ciel.

« Venir avec moi si vouloir manger. »

Jemma n’était pas très chaude pour accompagner le Bulgare dans les entrailles de la ville, mais Luc avait l’air décidé à suivre Hristo et elle se voyait encore moins rester seule dans une cabine déjà envahie par le froid. Accueillie par un vent mordant en bas du marchepied, elle s’introduisit sur les talons des deux hommes dans une bouche arrondie et entourée d’une rambarde, l’entrée d’une ancienne station de métro. Ils s’engagèrent dans une galerie légèrement déclive après avoir dévalé un escalier droit et glissant, débouchèrent, une trentaine de mètres plus loin, sur une petite place octogonale aux murs carrelés d’où partaient sept autres galeries.

Des hommes, des femmes et des enfants avaient élu domicile dans cet espace livré à la pénombre et aux courants d’air. Des restes de nourriture et des immondices jonchaient le sol, et Jemma crut entrevoir des récipients emplis de déjections derrière des pans de tissu. Ils durent enjamber des dizaines de corps allongés et recouverts les uns de couvertures, les autres de cartons ou de vieux journaux. Hristo repoussa avec dureté une vieille femme qui s’était précipitée vers lui, la main tendue, la bouche largement ouverte sur des gencives nues et noires. Ils empruntèrent une deuxième galerie éclairée tous les dix mètres par des ampoules sales pendues au bout de leurs fils. Plus ils s’enfonçaient dans le labyrinthe, plus la population se faisait dense et bruyante. Ils longeaient maintenant des boutiques creusées à même les parois qui proposaient aussi bien des produits de première nécessité, farine, eau, huile, pain, sucre, que des armes visiblement de piètre qualité ou un bric-à-brac d’objets incongrus, inutiles.

« Ils logent où, tous ces gens ? »

Hristo pointa cette fois le doigt vers le haut.

« Passages donner directement dans immeubles ou maisons. »

Les galeries devenaient plus larges, la foule plus clairsemée et les boutiques plus luxueuses à mesure qu’ils descendaient dans les profondeurs du sol. Les successions d’escaliers donnaient maintenant sur une véritable ville aux larges artères éclairées par les néons des enseignes. Des files d’hommes s’étaient formées devant des portes métalliques gardées par des costauds aux mines et aux épaules intimidantes.

« Bordels », expliqua Hristo.

Jemma entrevit des femmes exposées comme des marchandises dans les vitrines protégées par des grilles. Certaines d’entre elles lui parurent jeunes, très jeunes. Elle avait entendu dire, comme tout le monde, que les réseaux de prostitution, exploitant le chaos de l’après-guerre, avaient considérablement rajeuni leur cheptel, mais elle n’avait jamais été confrontée à la réalité. Et la réalité se superposa au souvenir de Manon ; elle imagina sa fille exhibée dans une vitrine semblable à celles qu’elle découvrait dans le ventre de Sofia, lumière tamisée et rougeâtre, vêtements moulants ou transparents, maquillages et poses outranciers, elle l’imagina offerte à la concupiscence des hommes, droguée, rongée par les sida mutants. Un flot de haine déferla en elle, veines en fusion, poings et mâchoires serrés, haine pour les hommes, haine contre elle-même qui avait donné une innocente au monde, un agneau de plus sous le couteau des immolateurs. Elle aurait disposé d’un flingue, elle aurait tiré dans le tas jusqu’à ce qu’elle ait épuisé son chagrin, jusqu’à ce qu’une balle vienne en retour lui exploser le cœur ou le crâne.

Hristo s’engagea dans une galerie étroite, se dirigea vers une entrée basse, parlementa avec deux cerbères dont les énormes flingues dépassaient du col de leurs vestes. Ils patientèrent jusqu’à l’ouverture de la porte métallique, suivirent ensuite un couloir où flânaient des odeurs mêlées de moisissures et de cuisine, traversèrent une première salle où des hommes jouaient aux cartes dans une ambiance sombre et enfumée. Certains répondirent d’un sourire, d’un signe de tête ou de main au salut de Hristo. Leurs regards acérés essayaient de se glisser dans le col de la parka de Jemma, remonté sur son visage. En bras de chemise pour la plupart, ils ne cherchaient pas à dissimuler les armes qu’ils portaient dans des holsters lacés sous leurs aisselles.

Ils passèrent dans une deuxième pièce en enfilade, plus grande, plus lumineuse, où régnait une agitation de ruche. Des serveurs en veste blanche, plateau en main, volaient entre les tables presque toutes occupées par des hommes et des femmes aux coiffures et tenues élégantes. La hauteur du plafond, la qualité des éclairages et la présence de plantes grimpantes faisaient oublier qu’on se trouvait quelque trente ou quarante mètres sous terre. Un serveur s’approcha de Hristo et, à l’issue d’une brève conversation, entraîna le chauffeur et ses deux passagers vers une table située à l’écart derrière une cloison de bois.

Lorsqu’il vit Hristo, l’un des deux hommes attablés se leva avec un large sourire et vint lui donner l’accolade. Petit, replet, cheveux frisés, yeux noirs, teint mat, énorme chevalière en or, chemise à large col, costume taillé dans un tissu précieux, laine mélangée de soie sans doute, allure de parrain, aussi volubile et démonstratif que le second était maigre, sombre et silencieux. D’un geste, il invita Luc et Jemma à s’asseoir. Le serveur les débarrassa de leurs manteaux, puis, quand tous eurent pris place autour de la table, il apporta une carafe de vin blanc et des verres à pied. Jemma trouva le vin exécrable, tout comme elle détestait les regards de ses vis-à-vis posés comme des oiseaux de proie sur son visage et sa poitrine. Elle avait l’impression qu’ils l’évaluaient, qu’ils projetaient de l’acheter, comme des maquignons. Le petit homme replet discuta un moment avec le chauffeur avant de se tourner vers Luc :

« Alors comme ça, vous voulez passer chez les ousamas ? »

Français impeccable, accent guttural. Luc but une gorgée de vin et alluma une cigarette avant de répondre.

« Nous avons l’intention de traverser la Turquie et de nous rendre en Syrie, dans la région de Damas.

— Pourquoi ? Vous êtes fatigués de la vie ?

— Vous avez entendu parler de l’armée des enfants ? »

Un voile de frayeur glissa subrepticement sur les yeux noirs de l’homme replet, une réaction surprenante de la part de quelqu’un qui régentait les quartiers souterrains de Sofia et qui tuait sans doute comme il respirait.

« Si j’étais à votre place, je n’irais pas fourrer mon nez dans cette histoire.

— Pourquoi ? »

L’homme se frotta les lèvres avec nervosité. Un étau se refermait sur la poitrine de Jemma. Elle commençait à souffrir de claustrophobie. Le restaurant souterrain ressemblait de plus en plus à l’antichambre de l’enfer. Elle voulait voir d’urgence le ciel au-dessus de sa tête, et surtout mettre la plus grande distance entre ces deux charognards et elle.

« Il se passe d’étranges choses là-bas. Les voyageurs qui en sont revenus ont dit qu’ils avaient bien vu des enfants, mais pas des enfants réels, des fantômes d’enfants. Et que ces fantômes voulaient boire leur âme.

— Par vengeance ?

— On peut lutter contre les hommes, pas contre les esprits.

— Vous croyez aux esprits ? »

L’interlocuteur de Luc se signa, un signe de croix orthodoxe, de gauche à droite. Les mafieux de tous les recoins d’Europe étaient frères en superstition ; ils comptaient autant sur la Vierge et les saints du paradis que sur la loyauté de leurs hommes et sur les balles de leurs silencieux.

« Croyez ce que vous voulez, mais n’allez pas de l’autre côté de la mer Noire », reprit l’homme replet avec véhémence. Sa chevalière martela la table à trois reprises. « Dieu a maudit à jamais les terres ousamas.

— Les gens continuent d’y vivre, pourtant.

— Pas les gens. Des démons. Ce sont les portes de l’enfer. Plus aucune herbe n’y pousse.

— Pas étonnant. Avec la pluie de bombes à uranium appauvri qui s’est abattue dessus. »

Sur un signe de l’homme maigre, deux serveurs apportèrent des assiettes de porcelaine, des couverts en argent massif, des serviettes blanches aux liserés dorés, une corbeille du pain blanc, une carafe de vin rouge et un plat contenant un ragoût au fumet appétissant.

« Restez plutôt dans le coin, ajouta l’homme replet. Vous m’êtes très sympathiques (regard appuyé en direction de Jemma) et, comme il n’y a plus vraiment de gouvernement en Bulgarie, Sofia offre pas mal d’opportunités.

— Qu’est-ce que vous entendez par opportunités ? » intervint Jemma. Elle aurait mieux fait de se taire, elle en était consciente, mais ces deux hommes et l’atmosphère du restaurant lui tapaient à ce point sur les nerfs qu’elle devait d’urgence soulager sa tension, et elle ne disposait pas d’autre moyen que la parole. « Enlever des gamines pour les placer dans vos bordels ou les vendre en Orient ? C’est ça, vos opportunités ? »

L’homme replet eut un large sourire qui dévoila quelques-unes de ses dents en or, Hristo, qui s’était jeté sur le ragoût avec frénésie, suspendit ses gestes et sa mastication, les yeux de l’homme maigre se chargèrent de réprobation.

« Ne croyez pas, s’il vous plaît, les ragots qu’on raconte à notre sujet, chère madame…

— Il m’a semblé apercevoir des filles, dans vos vitrines, qui n’ont pas plus de quinze ou seize ans. »

L’homme replet marqua le coup d’un deuxième sourire, plus crispé celui-là.

« La vue est un sens trompeur, chère madame. »

Bien qu’elle n’eût pas complètement évacué sa tension, Jemma n’insista pas. Luc lui adressa un regard à la fois implorant et complice. Le repas s’acheva dans un silence pesant, bercé par le brouhaha de la salle et rompu de temps à autre par de brefs échanges en bulgare entre Hristo et ses compatriotes. Le ragoût et le pain changeaient agréablement des nourritures insipides servies le long des routes européennes. Le vin rouge était meilleur que le vin blanc, et Jemma en but plus que de raison, besoin de s’étourdir, besoin de réchauffer son désert intérieur, besoin de foutre ses pensées en l’air, besoin d’exulter, d’oublier.

« Vous devriez lui apprendre à tenir sa langue, lança soudain l’homme replet à Luc en désignant Jemma. Les mots sont comme les explosifs : à manier avec les plus grandes précautions.

— Elle est libre de ses paroles et de ses actes, répliqua le journaliste.

— Dans ce cas, qu’elle ne vienne pas se plaindre des conséquences. Le repas est offert par la maison. Ravi de vous avoir connus. »

L’homme replet adressa encore quelques mots à Hristo, puis il se leva et, suivi comme son ombre par l’homme maigre, se dirigea vers la sortie de la salle.

« Vous cinglée parler comme ça à Emil ! gronda le chauffeur. Lui tuer quand se sentir insulté. »

Après avoir proposé du café, un serveur commença à débarrasser la table. Luc alluma une cigarette. Jemma peinait à contrôler le cours de ses pensées.

« Je ne l’ai pas insulté, je n’ai fait que dire la vérité. »

Hristo la fixa dans les yeux, ce qu’il n’avait pas osé faire depuis les Alpes autrichiennes.

« Vérité pas toujours bonne à dire. »

On leur servit un café dont l’amertume déclencha chez Jemma un début de nausée.

« Vous beaucoup de chance : Dmitri vouloir tuer vous, ou droguer vous et mettre dans bordel, mais Emil de bonne humeur. »

Ils regagnèrent la surface. Quand elle fut à nouveau installée sur la banquette de la cabine du camion, Jemma ne gardait pratiquement aucun souvenir du trajet retour, aucun souvenir des galeries et des escaliers du ventre de Sofia.

 

Lorsqu’elle se réveilla, la nuit était pratiquement tombée sur les plaines blanchies par la neige.

Les Chemins de Damas
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