Si tu croises un homme d’un autre clan, garde la tête levée et la main sur la crosse de ton pistolet. Si tu croises un Cavalier de l’Apocalypse, baisse la tête et cours aussi vite que tu peux.

Proverbe horcite

Pays horcite

Nos ancêtres n’ont pas eu la bonne fortune de se trouver à l’intérieur des cités lorsqu’elles se sont refermées, les abandonnant à leur triste sort dans le pays vague. Qu’importe le nom dont on nous affuble, externes, hors-cités, horcites, vous pouvez nous appeler simplement les damnés de la Terre.

Les citadins croyaient que les premières générations de horcites ne résisteraient pas aux pollutions chimiques et nucléaires ravageant les terres extérieures, qu’elles seraient décimées par les nuages toxiques, les tempêtes ou les brusques variations climatiques, mais nos ancêtres, accrochés à la vie comme les tiques sur un chien errant, ont déjoué les pronostics. On ne peut pas dire qu’ils aient connu une existence dorée : ils se sont regroupés en clans le long des fleuves et se sont battus entre eux pour les dernières réserves d’eau potable, de carburant, pour les maigres ressources alimentaires du pays vague, pour de stupides questions d’honneur. Les maladies dégénératives et les conflits se sont associés pour abaisser le seuil de mortalité à moins de trente-cinq ans, enfin, c’est une estimation, personne n’a jamais tenu de comptabilité.

Moi, j’appartenais au clan du Pégase et j’étais très fière du cheval ailé tatoué sur l’intérieur de ma cuisse. Pour mon malheur, j’étais une fille et, même si je possédais un flingue qui avait craché la mort à plusieurs reprises, je ne pouvais jamais dormir tranquille. Je me souviens parfaitement du premier jour où j’ai entendu parler des tueurs mystérieux et implacables surnommés les Cavaliers de l’Apocalypse…

 

Naja posa la main sur l’épaule de la jeune femme qui sommeillait à l’ombre du grand chêne et qui se redressa brusquement, la mine chiffonnée, l’œil sombre, un pistolet rouillé en main.

« Préviens quand tu débarques, Naja, j’ai failli te tirer dessus.

— Sois pas si parano, Ulma. »

Ulma remisa son pistolet dans la ceinture de son pantalon, rajusta son chemisier blanc mille fois raccommodé et tenta de discipliner sa chevelure grise à l’aide de ses doigts écartés.

« Tu n’es encore qu’une gamine, Naja, tu verras que les occasions sont nombreuses d’être parano. Quand t’es à peu près normale dans ce monde de tarés, faut toujours surveiller ses fesses. »

Naja s’accroupit. Le canon de son propre pistolet s’enfonça dans son aine, un contact qui la rassura.

« Oh, moi, j’intéresse personne : t’as vu comme je suis maigre ? Les mecs du clan m’appellent le sac d’os.

— Peut-être, mais tu es entière, tu as tes deux bras, tes deux jambes, tes deux seins, tous tes cheveux, une jolie petite gueule… Crois-moi, t’es plutôt dans la bonne moyenne en pays horcite. Il te suffira de mettre un peu de graisse autour de tout ça, et, tôt ou tard, les hommes te tourneront autour comme des mouches.

— Y en a déjà qui me tournent autour, Mano, Peppo… »

Ulma eut un sourire qui creusa ses joues et donna à son visage un aspect de louve.

« Ceux-là, ils sont de ton âge, ils sont encore inoffensifs, je parle des hommes, des vrais, des prédateurs en quête de chair fraîche.

— J’ai de l’asthme, et puis un herpès mal placé, enfin, à l’endroit où je pense…

— Ils se foutent totalement de ce que ressentent les femmes, ils s’en tapent de nos douleurs ou de nos plaisirs comme de leur première bagarre. Du moment qu’ils peuvent… Bah, pas la peine de te saouler avec ça, je te laisse encore à tes illusions. »

Naja se fendit d’un soupir bruyant. Le vent couvrait de nuages gris le bleu pâle du ciel. Les feuilles brunâtres du chêne frissonnaient au rythme des rafales.

« Arrête de me parler comme à une gamine : j’ai bientôt vingt ans.

— Vingt ans ! Putain, on t’en donne à peine treize !

— Pourquoi tu viens toujours sous ce grand chêne ?

— J’aime bien être dessous, j’ai l’impression qu’il me protège. Et puis, d’ici, on a une belle vue sur le fleuve et une grande partie de la Cité. »

Naja se releva et désigna d’un ample geste du bras l’amoncellement de baraques le long du fleuve.

« T’appelles ça une cité ? Mon père m’a dit qu’il était entré une fois dans une Cité Unifiée, et que ce qu’il avait vu là-bas…

— Ton père n’est qu’un baratineur : aucun horcite n’a jamais pu pénétrer dans une Cité Unifiée. Y a rien de mieux protégé. Tous ceux qui ont essayé se sont fait descendre comme des lapins. »

Le nez de Naja se fronça : elle détestait qu’on puisse douter de l’honnêteté de son père.

« Il m’a dit qu’il s’était planqué dans un chargement de légumes après une attaque des serres agricoles.

— Admettons qu’il ait pu rentrer. Comment il serait sorti ?

— Il dit que c’est plus facile à en sortir qu’à y entrer… Eh, c’est quoi cette fumée ? »

Ulma se pencha en avant pour observer les colonnes grises qui montaient de l’agglomération.

« On dirait qu’il y a un incendie en bas. »

Une voix lointaine domina la rumeur sourde. La main posée sur la crosse de son pistolet, Ulma garda un moment les yeux rivés sur les monticules de déchets recouverts d’herbes et de ronces qui bordaient le sentier.

« Quelqu’un monte vers nous, murmura-t-elle. On dirait… ouais, c’est Jakno !

— C’est vrai qu’il lui manque une case ? demanda Naja à voix basse.

— Et même plusieurs, à mon avis. Mais il n’est pas méchant. »

Jakno parcourut d’une allure pressée les derniers mètres qui le séparaient des deux femmes. Son visage rouge et la sueur perlant à son front indiquaient qu’il venait d’effectuer une longue course. Ses cheveux blancs grossièrement taillés encadraient son visage d’où saillait, comme des oriflammes fatiguées, sa langue et d’autres excroissances de chair.

« Ulma… »

Il reprit son souffle, penché vers l’avant, les mains posées sur les genoux, faisant visiblement des efforts surhumains pour rassembler ses pensées.

« Quoi ?

— Ils… ils sont passés… ils sont passés…

— Qui ça, ils ?

— Les va… Ca… valiers… les Cavaliers de l’Acop… ils sont… ils sont… »

Il avait toujours rencontré les pires difficultés à placer les syllabes dans le bon ordre. Des gémissements ponctuaient chacun de ses mots. Il portait son pistolet, une vieille pétoire cabossée, dans la large ceinture passée par-dessus sa veste déchirée. Ulma se releva et se rapprocha de lui.

« C’est quoi, les Cavaliers de l’Acop, Jakno ?

— Tu veux parler des Cavaliers de l’Apocalypse ? intervint Naja. Ceux qu’on appelle aussi les Ombres ? »

Jakno acquiesça d’un hochement de tête.

« Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? marmonna Ulma.

— C’est Mano qui m’en a parlé l’autre jour. Ils sont passés où, Jakno ?

— Dans le quartier du Noyau, gémit Jakno. Chez nous. Ils ont tué plein de monde. Plein de monde… »

 

La plupart des membres du clan du Pégase habitaient le Noyau, le quartier primitif de l’agglomération, bâti au bord du fleuve sur les ruines d’une ville au nom oublié, une zone surpeuplée et débordante d’immondices située à trois lieues du chêne roux et centenaire sous la frondaison duquel Ulma avait l’habitude de s’allonger. Les parents de Naja y avaient toujours vécu, et avant eux, leurs parents. Le Noyau était malodorant, malpropre, on y vivait dans une grande promiscuité, mais la plupart de ses habitants refusaient de le quitter pour les logements situés sur les hauteurs et plus spacieux proposés par les chefs du clan du Pégase. Même s’ils vivaient dans l’odeur persistante de vase, la palpitation de cette veine géante qu’était le fleuve leur aurait manqué, ils auraient eu l’impression de ne plus battre avec le cœur du monde.

Ulma lança un regard désespéré sur les flammes qui montaient des baraques incendiées. Il ne restait plus du quartier que des formes noires et déchiquetées d’où s’échappaient des colonnes de fumée écharpées par le vent.

« Bon Dieu, tout a été dévasté, ici !

— Les Cavaliers, ils crachaient le feu, bredouilla Jakno. Le feu… comme des dragons…

— Putain, ils sortent d’où, ces Cavaliers ?

— De l’enfer… de l’enfer… »

L’épouvante dilatait les yeux de Jakno et lui donnait l’air d’un énorme crapaud mutant.

« Arrête tes conneries, Jakno, l’enfer n’existe pas, grogna Ulma. Ou plutôt si : il s’est installé depuis longtemps sur les bords de ce fleuve. Il faut que j’aille voir si la maison de mes parents est encore debout.

— Je t’accompagne, proposa Naja, qui gardait la main en paravent sur son nez et sa bouche pour respirer le moins possible de fumée. Le coin où habite ma famille a été épargné.

— Moi aussi, je t’accompagne, dit Jakno.

— Tu n’as pas de famille, toi ?

— Sa seule famille, c’est moi, affirma Ulma. Enfin, il aimerait bien, pas vrai, Jakno ?

— Je vais me marier avec toi…

— Il n’est pas né, celui qui réussira à m’enfermer dans une cage. »

Ils se rendirent dans le centre du Noyau, où régnait une chaleur insupportable. Des silhouettes couraient au milieu de volutes de fumée, portant des récipients remplis d’eau. Le fracas d’une maison de tôle ou de bois qui s’effondrait dominait par instants les grésillements, les crépitements et les hurlements.

« Ça pue la viande grillée, dans le coin, gronda Ulma. Pourvu que mes parents aient eu le temps de…

— Faut se mettre un tissu sur le nez et la bouche, cria Naja. On va s’asphyxier.

— On ne peut pas aller plus loin, gémit Jakno. On ne peut pas. Le feu… On va mourir. »

Ulma lui jeta un regard courroucé.

« Ferme-la, bon Dieu !

— Il n’a pas tort. » Une quinte de toux secoua Naja. « Le feu est encore trop fort. On devrait plutôt aider les autres à l’éteindre.

— Vas-y, toi. Moi, il faut que je sache où sont passés mes parents…

— Sois pas si têtue. Ça servira à quoi, si tu crèves ?

— Je t’ai jamais attendue pour savoir ce que j’avais à faire, Naja. »

Ulma s’enfonça d’un pas résolu dans la fumée.

« Reviens, Ulma ! hurla Naja. Putain, empêche-la de se jeter là-dedans, Jakno. »

Il se tordait les mains de désespoir en fixant d’un air terrorisé les baraques en flammes.

« Le feu… J’ai peur…

— Si tu ne fais rien, tu ne la reverras pas. Allons-y tous les deux, d’accord ?

— D’accord… »

Ils s’avancèrent à leur tour dans le cœur de l’incendie. Des silhouettes les bousculèrent en leur lançant des insultes. La chaleur les contraignait à prendre des inspirations peu profondes pour éviter de se brûler la gorge et les poumons.

« Merde, on y voit vraiment que dalle dans cette purée », maugréa Naja.

Les larmes qui lui emplissaient les yeux se conjuguaient à la fumée pour rendre la visibilité quasi nulle.

« Là, y a quelqu’un ! »

Naja regarda dans la direction indiquée par Jakno et discerna un mouvement.

« C’est toi, Ulma ?

— C’est pas elle, murmura Jakno.

— Elle vient vers nous.

— Un… Cavalier… un Cavalier de l’Aco…

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— J’ai peur… peur…

— Calme-toi, Jakno, y a aucune raison de… »

Une détonation retentit. Jakno poussa un cri étouffé et s’affaissa sur le sol avec la douceur d’une feuille morte. Des bruits de pas, lourds, saccadés, se rapprochèrent avec la régularité d’un battement de cœur, une forme émergea de la fumée et resta immobile quelques mètres plus loin. Naja vit qu’une corolle rouge s’épanouissait sur la veste de Jakno, qui poussait à présent des gémissements déchirants.

« T’es qui, toi ? rugit Naja. Pourquoi tu as tiré sur Jakno ? »

Seuls les sifflements du vent, les crépitements des flammes et les lamentations des brûlés lui répondirent.

« T’attends quoi pour me tirer dessus ? » reprit Naja, folle de colère.

La silhouette garda un temps de silence avant de lâcher, d’une voix grave et impersonnelle.

« C’est ton jour de chance : je suis à court de munitions.

— T’es de quel clan, connard ?

— Mais je peux toujours t’étrangler. »

Elle tira son pistolet dont elle déverrouilla le cran de sûreté. Les yeux de Jakno se révulsaient, ses expirations s’achevaient en râles sifflants.

« Essaie donc, pour voir !

— Tu crois vraiment pouvoir m’arrêter avec ton jouet ? »

Aucune émotion dans la voix de son interlocuteur.

« Ce jouet, comme tu dis, a dégommé d’autres salopards dans ton genre. »

La silhouette se remit en mouvement, traversant les écharpes de fumée.

« Bouge pas, je te dis ! »

Naja pressa une première fois la détente, mais la silhouette continua de marcher sur elle d’une allure tranquille. Elle tira à plusieurs reprises sans parvenir à l’empêcher d’avancer.

« Tu vas bientôt être à court de munitions, toi aussi. »

Elle recula légèrement pour de nouveau faire feu, puis le cliquetis de la détente l’avertit qu’elle avait vidé son chargeur. Son sang se gela dans ses veines. La peur lui interdit de fuir, comme une souris fascinée par un serpent.

« Putain, c’est pas possible, c’est quoi ce mec ? »

La silhouette tendit le bras. Elle portait une sorte d’armure d’un métal brillant qui ne laissait paraître aucune partie de son corps. Ses doigts se refermèrent comme des pinces sur son cou.

« Lâche-moi. »

Les mots peinaient à se frayer un passage dans sa gorge comprimée. Elle croisa le regard de son adversaire, de drôles d’yeux blancs sans iris et froids comme la mort.

« Inutile de te débattre, ça ne sert à rien.

— Qu’est-ce que… tu… tu veux ?

— Du calme. Je ne vais pas te tuer. Du moins, pas encore.

— Pourquoi t’as tiré sur Jakno ?

— Un seul témoin suffira.

— Lâche-moi, merde, tu me fais mal… »

Naja peinait à reprendre sa respiration, sa voix s’étranglait, elle n’avait pas la force de cribler de coups de pied le bas-ventre de son adversaire.

« Tu diras aux autres, à tous ceux de ton clan, que nous allons bientôt revenir. Et que nous vous exterminerons jusqu’au dernier.

— Pourquoi ?

— Parce que votre temps s’achève.

— Notre temps ?

— Dis-le aux autres. Dis-leur de se préparer. »

Il avait relâché son emprise, elle respirait un peu mieux.

« Vous êtes qui, putain ?

— Vos adversaires ultimes.

— Je crois surtout que t’es un taré ! Un putain de taré !

— Qui est taré ? Nous, ou vous, qui avez fait de ce monde un champ de ruines ? N’oublie pas de dire aux autres que leur temps s’achève. »

Il la relâcha enfin et s’éloigna d’un pas tranquille jusqu’à ce que les écharpes de fumée l’aient absorbé. Elle reprit son souffle avant de se pencher sur Jakno. Il avait cessé de respirer. Le sang imprégnait sa veste et son maillot de corps. La balle lui avait perforé les poumons et peut-être le cœur.

« Naja ? Qu’est-ce qui se passe ? »

Ulma était de retour, le visage noirci par la fumée et les vêtements en partie brûlés.

« Tu l’as pas vu, ce mec ? sanglota Naja. Il a flingué Jakno et failli m’étrangler. J’ai vidé mon chargeur dessus, ça ne lui a rien fait, que dalle.

— Du calme, il portait certainement une combinaison pare-balles. » Ulma plaça son pouce et son index sur les jugulaires de Jakno. « Y a plus rien à faire pour lui. Dommage : c’était pas le pire des hommes, loin de là. Il ressemble à quoi, ce tueur ?

— Je sais pas au juste. Y avait plein de fumée, j’ai juste vu ses yeux, de drôles d’yeux, tout blancs, comme morts. Je l’ai visé à la tête pourtant. Il m’a dit de dire aux autres qu’ils allaient revenir et exterminer tout le monde.

— On dirait un adepte d’un de ces cinglés de prophètes.

— Tous les prophètes ne sont pas cinglés.

— Ah oui, c’est vrai que tu en adores un. Bon, foutons le camp d’ici, ou on va finir comme Jakno. »

Ulma saisit Naja par le poignet et l’aida à se relever.

« Et tes parents ? »

Ulma secoua la tête d’un air las.

« Aucune idée. Tout ce que je sais, c’est que la maison est en cendres.

— Qu’est-ce qu’on fait de Jakno ?

— Laissons-le ici, le feu s’en chargera. Y a plus urgent : il faut retrouver celui qui l’a tué. Il fait partie des tarés qui ont foutu le feu au Noyau. »