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LE GÉANT AVEUGLÉ

* alerte ! informations prioritaires *

— accouche —

* transfert selon technique des anciens dans l’amas ouvert des hyades *

— catastrophe ! convoquez le conseil des espèces présentes —

* trop tard galaxie de la voie lactée possède la maîtrise de la technologie des anciens notre agent a échoué nous ne pouvons plus rien faire *

— rappelez immédiatement tous nos agents de cette galaxie essayons de sauver quelque chose —

* mais cela signifierait l’abandon de nos installations de transfert d’énergie *

— exact nous allons devoir miser sur leur abandon sur place et mettre tous nos agents en état d’alerte —

ÉNERGIE *

— oh, coupez ! —

 

*

 

Son corps était stupéfiant. Dès que Silex bougeait, il sifflait, carillonnait et résonnait. Il possédait un ensemble de pieds comme des petites claquettes, qui soutenaient une triple rangée de cordes tendues, telles des harpes. Des peaux de tambours s’étageaient dans les voussures inférieures de ses membres. De puissantes structures tubulaires assuraient la résonance et la circulation de l’air à l’aide de pipeaux amovibles. Bref, son corps composait un orchestre vivant.

Ses perceptions passaient par une sorte de sonar et de radar couplés ; il s’en servit pour chercher à s’orienter sur quelque chose qui lui fût plus familier : le ciel nocturne, perceptible à travers le plafond translucide. Il y avait des étoiles, non pas exactement des points lumineux mais des foyers d’émission de même nature. Il se concentra, déterminé à découvrir quelque repère d’orientation. Ce n’était pas le ciel des Anciens, mais Silex savait se trouver au sein d’une galaxie, car il percevait des nuages d’hydrogène et de poussière amoncelés, des étoiles, une voie lactée telle qu’on en voyait dans toutes les galaxies.

Il visualisa (bien que ce ne fût pas le terme qui convînt au processus de son nouvel esprit) le ciel nocturne tel qu’il apparaissait de la sphère Sol, d’Etamine, de Canopus, de Polaris et des Hyades, tout en essayant d’y superposer partiellement celui qu’il percevait ici. L’exercice était au plus haut point stimulant, car Silex savait que l’intensité d’émission de certaines étoiles variait dans les longueurs d’ondes qu’il était maintenant capable de distinguer. L’astre qui apparaissait comme une étoile visible de faible luminosité pouvait être une étoile de forte émission infrarouge. Mais il s’y était préparé ; il réalisa les ajustements nécessaires. L’exercice consistait à faire pivoter une sphère de l’espace galactique en isolant des régions en coupe transversale et en les faisant tourner pour découvrir des configurations connues.

Quelques éléments familiers commençaient d’apparaître : une supergéante rouge, Bételgeuse ? pratiquement de la magnitude qu’il lui connaissait. Un amas de… peut-être les Pléiades ? Mais elles ne se trouvaient guère à plus de quatre cents années-lumière de Sol, tandis que leur aspect les rejetait ici à deux fois cette distance, même en tenant compte de sa perception modifiée si leur luminosité absolue était identique, et il manquait la constellation du Taureau qui s’y associait. Là, une étoile qui ressemblait à Rigel mais en un peu plus lumineuse et par conséquent plus proche ? Et… oui, sans aucun doute ! voici la nébuleuse d’Orion, non pas dans la constellation d’Orion mais plus brillante et bien à sa position par rapport à Rigel et Bételgeuse.

Brusquement tout se mit en place. Il se trouvait dans la sphère Mintaka ! Et la grande nébuleuse avait évidemment disparu d’Orion ; car il était dedans et regardait cinq cents années-lumière en arrière vers Sol, où se tenait la nébuleuse. Il s’était transféré bien au-delà de Rigel et Bételgeuse, sur une planète du Baudrier, à mille cinq cents années-lumière de Sol.

Donc il devait être dans un hôte mintakan. L’arène d’animation des Anciens leur servait alors aussi de station de transfert, et le transféré contrôlait sa destination par la pensée. C’est à Mintaka qu’il pensait au moment de sa mort… et c’est là qu’il se trouvait.

Donc il avait ressuscité… pour quelque temps du moins. Car son aura Kirlian était affaiblie et son corps humain détruit. Personne chez lui ne saurait ce qui lui était vraiment arrivé. Il avait gagné, à sa manière, le paradis.

Eh bien, il ferait son rapport d’outre-tombe. Il gardait en mémoire les dernières formules, et ces révélations complémentaires sur la nature de la technologie des Anciens permettraient à la Voie lactée de triompher de la Galaxie d’Andromède. Il lui restait peut-être soixante jours terrestres, voire davantage, avant que son aura Kirlian ne tombe sous le seuil qui lui assurait son identité humaine. Ce qui lui laissait assez de temps, car Mirzam avait déjà contacté Mintaka pour lui révéler le secret du transfert. À condition que le renégat mintakan n’ait pas menti.

Le renégat mintakan ? Comment était-ce possible, puisque la forme mintakane réelle tenait en ce corps musical ? L’espion pouvait n’avoir revêtu aucune forme de Mintaka. Toutefois, ce n’était pas un transféré non plus. Paradoxal !

Non… ce n’était qu’une conclusion erronée. Le représentant de la sphère Mirzam avait été assassiné le premier car il aurait aussitôt reconnu que l’espion n’était pas un Mintakan. Alors, ni Mintakan, ni transféré, qui était-il pour se montrer si acharné à la défense des intérêts d’Andromède ?

Qui d’autre sinon sa Némésis, Cle de A[™] ou Llyanne l’Ondulante, native d’Andromède ? Un détail lui revint maintenant : la créature contre laquelle il s’était battu dans les Hyades possédait une force Kirlian extrêmement élevée, analogue à la sienne. Il n’avait pas fait le rapprochement dans l’ardeur du combat, mais tout devenait clair à présent : la Reine de Feu !

Elle avait voyagé par transmission de matière dans son propre corps à travers l’espace intergalactique depuis Andromède. Le coût… inimaginable. C’est pourquoi Silex n’avait pas voulu le croire. Quel prix l’ennemi accordait-il à ce site !

Maintenant elle était morte et Silex se devait encore plus de faire parvenir les informations qu’il détenait à sa galaxie ; Andromède leur donnait tant de valeur et Andromède était bien placée pour savoir. C’était, au sens propre, la rançon d’une galaxie.

D’accord. Mintaka posséderait désormais la technologie du transfert, car il allait la leur révéler ; ensuite il contacterait la sphère Sol et transmettrait un rapport complet qui changerait la face de cette partie de l’univers. Ce conglomérat d’étoiles que l’on nommait la Voie lactée survivrait. Alors seulement il pourrait disparaître, avec la satisfaction du devoir accompli. Sa galaxie serait sauvée, Fleur-de-Miel vivrait heureuse dans son idyllique Âge de Pierre et Tsoupi la Polarienne dans son monde circulaire.

Une infirmière s’approcha. Ses pieds-castagnettes émettaient un agréable cliquetis et les lignes de ses tubes étaient ravissantes. Silex demeurait toujours aussi sensible au charme féminin, quelque forme qu’il revêtît. C’était un beau spécimen.

« Bienvenue dans la sphère Mintaka », joua-t-elle.

Littéralement. Ses cordes et ses tuyaux jouaient une petite mélodie complexe, le battement de ses percussions exécutait un contrepoint. Le sens naissait de la musique elle-même.

« Dans quelle sphère chantez-vous ? »

Inutile de dissimuler. « Je suis de la sphère Sol », joua Silex en réponse. La musique lui vint automatiquement, puisque inhérente à la nature de ces entités ; ce fut encore une belle mélodie. « Je suis heureux de découvrir que Mintaka s’est montrée si prévoyante pour les corps d’accueil.

— Nous sommes heureux de posséder enfin le secret du transfert », siffla-t-elle. L’orchestration qui exprimait le concept du transfert se composait d’une harmonie complexe alliant un soubassement de technologie et des élans de spiritualité : une définition parfaitement appropriée. Silex aimait déjà ce mode de communication plus que tous ceux qu’il avait expérimentés, y compris le langage humain. Chaque individu était un musicien de talent disposant d’un orchestre. « Nous le devons à la sphère Sol qui a propagé ses connaissances dans la galaxie. Nous regrettons beaucoup notre incapacité à travailler dans le vide, qui nous interdisait de participer à la mission d’exploration dans les Hyades, mais nous sommes des plus intéressés. Veuillez me suivre, s’il vous plaît. »

Silex la suivit, soulagé que le contact fût si facile au moment où il en avait besoin. Il s’était déroulé aussi simplement dans la sphère Polaris, mais il avait tout gâché par ses soupçons injustifiés. Maintenant, il se trouvait au stade final de la lecture des tarots : la Mort ou la Transformation – que c’était vrai ! – et n’avait aucun motif d’angoisse. Ses pieds à claquettes émirent un morceau syncopé de satisfaction. Son ensemble d’orchestre, qui lui paraissait au début si étrange, lui devenait normal. La musique était la chose du monde la plus naturelle, aussi pourquoi ne pas la produire naturellement ?

Ils sortirent dans un passage pour piétons à ciel ouvert. Silex vit beaucoup de créatures semblables, variant en couleurs, corpulence et qualités tonales, ainsi que quelques animaux mintakans. Les êtres pensants jouaient une musique paisible ; ils produisaient des harmonies réservées. Mais les animaux émettaient sans cesse des bruits dépourvus de sens, qui ressemblaient aux aboiements des chiens de la Terre. Il vit aussi, plantés par intervalles, des massifs végétaux décoratifs aux formes d’instruments mais qui restaient silencieux.

Son infirmière, son guide, le conduisit vers un véhicule. L’accès en était suffisamment bas pour s’adapter à leurs courtes extrémités, les parois assez élevées pour recevoir confortablement leur charpente supérieure. L’engin expulsait des myriades de fils délicats sous sa coque, et les brossait le long de son couloir de circulation. Cela tenait à la fois du bateau, de la voiture et du tapis volant. Silex explora les connaissances de son hôte et découvrit que ces fils vibraient selon des signaux transmis sur des fréquences spéciales. Bien que leur frémissement fût presque imperceptible, ils faisaient avancer le véhicule. Un moyen de transport sophistiqué malgré sa simplicité fondamentale, et qui reflétait à la fois le niveau et la forme de la civilisation mintakans. Encore une sphère en avance sur Sol… ce qui était normal puisqu’elle contrôlait un volume d’espace gigantesque.

Ils quittèrent bientôt la cité. Les grandes structures de la métropole centrale, modelées pour résorber les vibrations acoustiques gênantes, cédèrent la place à de plus simples bâtiments résidentiels. De formes complètement différentes, ceux-ci étaient construits selon des principes similaires mais ils ressemblaient à leur manière aux maisons familiales individuelles de la Terre ou aux cabanes de Hors-le-Monde. Ici les plantes se faisaient plus grandes : arbres-lyres, percussions en fourrés, vignes-flûtes. Bien que prises séparément elle fussent muettes, en concert elles devenaient musicales ; elles ne produisaient pas de musique, elles devenaient musique.

Enfin leur autobrosse entra dans un secteur de bulles entassées. Ils sortirent tous deux du véhicule et s’approchèrent d’une bulle ; leurs pieds éveillaient des échos mélodiques. Silex essaya de briser le motif de la marche à titre d’expérience, d’interrompre la logique mélodique et rythmique par des dissonances, et découvrit que cela le mettait mal à l’aise. La musique était enracinée en lui ; toute discordance constituait un anathème et engendrait un malaise profond.

L’infirmière joua une phrase musicale que Silex n’entendit pas parfaitement, et le portail s’ouvrit. Ils entrèrent. La porte se referma hermétiquement derrière eux.

Ils se trouvaient dans un appartement privé entièrement installé. Il y avait un panier de fils vermiformes que la mémoire d’hôte de Silex désigna comme des friandises de Mintaka, de la buée d’embruns pour la soif, un assortiment de poudres pour les organismes désaccordés et un tube broyeur pour les déchets.

« Je pensais rencontrer vos représentants officiels, joua Silex en sourdine, sur un ton de légère confusion. Où sommes-nous donc ?

— Dans une chambre d’accouplement », fredonna-t-elle mélodieusement.

Maintenant qu’il lui fallait explorer le concept, il se rendit compte que les Mintakans, comme les Antaréens, étaient asexués. Il voyait sa compagne comme une femelle parce qu’elle ressemblait à une infirmière et que Silex considérait cette fonction comme typiquement féminine. Il avait rencontré de nombreuses infirmières au cours de ses premiers entraînements sur la Terre. Elles étaient en général jolies, et remarquablement agiles pour échapper aux mains des hommes.

« Je ne suis pas venu dans cette sphère pour m’accoupler, carillonna-t-il, bien qu’il se souvînt du désordre que le système de règlements de dettes polarien avait entraîné. Néanmoins, si cela fait partie des préliminaires indispensables aux entretiens politiques entre sphères… »

Comment diable des créatures asexuées pouvaient-elles s’accoupler ? Sa mémoire d’hôte, évidemment, gardait cette information cachée sans espoir, sous des couches de refoulements.

« C’est pour nous assurer une intimité complète, expliqua-t-elle. Personne ne viendra nous déranger ici, sous quelque prétexte que ce soit. Aucun son ne filtrera. Nous pouvons nous consacrer tranquillement à nos affaires.

— Mais nous n’avons aucune affaire à traiter ensemble ! » Puis un déclic se produisit dans son esprit. « Sauf si…

— Convergence », joua-t-elle avec un trille ironique.

Il se trouvait devant Andromède, la Reine d’Énergie. Elle l’avait accompagné lors de l’effondrement du site des Anciens ; elle avait été transférée avec lui. Ça lui paraissait évident à présent, bien qu’il n’y eût pas pensé sur le moment. Il s’approcha d’elle pour percevoir la frange de son aura Kirlian : oui, elle n’avait pas menti.

« Tu détiens encore de dangereuses informations, joua-t-elle. Il me faut donc achever ma besogne.

— Comment as-tu pu quitter Spica ?

— Quand je me suis sentie capable de me séparer de mon enfant sans que ce fût un drame, j’ai pris mes dispositions pour qu’une autre femelle andromédane, de faible aura, fasse l’échange avec moi. Son identité s’est fondue dans celle de son hôte presque immédiatement, mais l’enfant ne s’est pas aperçu du changement. J’étais libre. Ce fut une procédure complexe et je n’ai pas besoin d’entrer dans les détails. Tu as réussi à me tenir prisonnière pour quelque temps, et je te félicite de ton habileté. Tu noteras une certaine justice musicale, comme une variation, dans le revirement présent.

— Piégé dans une chambre d’accouplement, joua Silex. Oui, j’apprécie l’ironie et je te complimente à mon tour de la finesse de conception et d’exécution de ta ruse. Peut-être pourrai-je m’échapper aussi facilement ?

— Peut-être », fit-elle avec un roulement de tambour qui traduisait le doute et la provocation.

Elle doit se sentir drôlement sûre de l’efficacité de son piège, se dit-il. « Tu savais ce que nous allions trouver sur le site des Anciens, joua Silex avec des harmonies d’accusation. » La musique, véhicule de l’humeur, c’était extrêmement commode !

« Bien sûr. Nous avons dégagé un site Ancien dans Andromède voici trois siècles, bien que moins riche que le vôtre.

— Les Anciens ont aussi colonisé la Galaxie d’Andromède ? » Silex était stupéfait de se l’entendre confirmer. Il s’était confortablement installé dans l’idée que les Anciens n’avaient constitué qu’un phénomène local… local dans un rayon de quelques milliers d’années-lumière de Sol, en tout cas.

« Ils ont colonisé le groupe local de galaxies dans son entier. Où que nous nous rendions, ils y sont allés les premiers. C’était une civilisation remarquable.

— Vous êtes allés dans d’autres galaxies ? » Silex se rendait compte qu’elle jouait en toute liberté parce qu’elle prévoyait de le tuer sur place, mais il n’allait pas refuser pour autant ces infonnations des plus intéressantes.

« Via le transfert, bien sûr. En cherchant de nouvelles sources d’énergie. Mais il n’en existe pas d’autre que les puissantes interactions nucléaires de la matière, qui se détruit quand on les exploite. Il nous fallait donc concentrer nos efforts pour nous emparer de ce qui était le plus commode et qui présentait les plus grandes marges de sécurité.

— Jusqu’à détruire notre galaxie ? » Silex émit un triple accord dissonant d’indignation.

« Ce fut une décision difficile mais qui devait être prise. Il a toujours fallu des sacrifices au profit des civilisations supérieures. Valait-il mieux deux galaxies désunies, à demi-civilisées, ou une seule hautement évoluée ? Nous avons jugé qu’à l’échelle de l’univers, notre développement justifiait un tel sacrifice. Notre coalition de sphères ne pouvait englober toute la Galaxie d’Andromède à moins de disposer d’une source d’énergie pratiquement illimitée, capable de vaincre l’effet de régression. Grâce à cette énergie, nous espérions parvenir à nous unir dans un empire rivalisant avec celui des Anciens. L’enjeu, c’était un niveau de civilisation supérieur. Vous auriez fait la même chose, dans la même situation.

— Moi ? certainement pas, claironna Silex.

— Pourtant tu as provoqué un bombardement sur ta propre tête et détruit le réservoir de science le plus précieux de votre galaxie.

— C’était pour protéger ma galaxie !

— Et moi, je ne fais que protéger la civilisation, joua-t-elle doucement.

Il dut admettre qu’elle jouait vrai. Les Solaires n’avaient jamais reculé devant la destruction et le génocide pour servir leurs intérêts – au nom de la civilisation ! – aussi longtemps qu’ils en avaient eu la possibilité. Il se souvenait comme sa tribu avait tué le dinosaure Vieux Grognon, comme elle avait ôté la vie à cette magnifique créature uniquement pour se procurer de la nourriture, c’est-à-dire de l’énergie organique. Ce comportement différait-il tant de celui d’Andromède, toutes proportions gardées ? Non, l’espèce dont il se réclamait ne valait moralement pas mieux, et la diffusion de la civilisation méritait qu’on argumente en sa faveur. Il existait beaucoup d’espèces et beaucoup de sphères, mais il n’y avait eu qu’une seule réussite comme celle des Anciens. Pour y parvenir de nouveau… peut-être fallait-il accepter de payer le prix d’une galaxie.

Il hésita puis entonna fermement : « Pourtant j’appartiens à ma galaxie. Je me refuse à la sacrifier. La Voie lactée ne cherche en aucune façon à détruire Andromède ; nous ne faisons que nous défendre.

— Hasard de situation, insinua-t-elle à travers une dissonance. Si vous aviez découvert ce site il y a cinq cents ans, vous auriez appris à transférer l’énergie et, inévitablement, c’est nous que vous auriez pillés. Ne nous donnez pas de leçons de morale, vous ne devez votre innocence qu’à l’absence d’opportunité.

— Je le reconnais. »

Silex frappa la porte pour en éprouver la solidité mais elle résista à sa pression ; il lui manquait la clé musicale pour en déverrouiller la serrure. Sa mémoire d’hôte lui apprit que ces mécanismes étaient si sophistiqués qu’il pouvait essayer des variations mélodiques le restant de ses jours sans le moindre espoir. Le téléphone – identique à l’appareil de même usage sur Terre – était également verrouillé. Il n’avait pas moyen de communiquer avec l’extérieur sans la permission d’Andromède… une permission tout à fait improbable.

« Tu le reconnais ? joua-t-elle après un instant de silence étonné.

— Oui. Je pense, pour ma part, que la civilisation ne vaut pas le prix d’un génocide à l’échelle galactique. Mais je ne suis qu’un homme préhistorique. Mon espèce, à coup sûr, pense autrement. C’est l’intérêt privé, la force qui nous guide. Polaris pourrait témoigner d’une morale plus élevée, mais pas Sol. Je n’aime pas cette vérité, mais je l’admets. »

Elle se tut. Elle l’avait attiré dans ce piège pour le tuer discrètement et sans histoires ; mais elle n’occupait plus son corps d’amazone andromédane, maintenant : ni disques tranchants, ni lasers dévastateurs. Elle habitait un authentique hôte mintakan, comme lui, et bien que ces corps fussent unisexes, la nature masculine de Silex l’avait orienté dans un hôte grand et fort, alors que sa nature féminine l’avait dirigée vers une créature de plus petite taille. Elle avait le charme, lui la force. Par conséquent il possédait l’avantage physique.

Et si les Mintakans soupçonnaient ce qui était en train de se passer, ils interviendraient immédiatement et ils utiliseraient la mélodie passe-partout pour ouvrir la porte. Impossible qu’ils ne comprennent pas… puisque deux corps d’accueil avaient disparu. Il ne lui restait donc qu’à tenir Andromède à distance le temps nécessaire.

« Tu étais déjà venue ici auparavant, joua-t-il avec un contrepoint d’admiration et de contrariété. Tu connaissais bien la nature des Mintakans et leurs usages. Et cet appartement était déjà tout préparé…

— Je devais m’occuper du transfert de Mirzam vers Mintaka, acquiesça-t-elle. Mais j’étais en retard à cause de ton stratagème diabolique sur Spica… »

Silex éclata d’un trille de rire. « Tu avoues tes véritables sentiments ! Plus jamais Spica ! »

Les accords qui lui répondirent traduisaient une extrême hostilité. « Je suis bien contente de pouvoir te tuer à petit feu.

— Donc tu es arrivée en retard ; Mintaka possédait déjà la technologie du transfert, joua-t-il sur un rythme cadencé. Aussi, quand est venue sur le tapis la découverte du site Ancien, tu as intercepté le nouvel émissaire de Mirzam et tu t’es fait passer pour celui de Mintaka sur Gondolphe IV. Mais ta réclusion sur Spica avait réduit ton aura : impossible de te transférer dans un hôte du cru. Ce qui t’aurait d’ailleurs trahie. Ta galaxie a dû assumer la fabuleuse dépense d’un voyage intergalactique par transmission de matière…

— Nous récupérerons l’énergie dépensée au cœur même de ta galaxie ! vibra-t-elle.

— Après quoi, tu as perdu ton corps, et tu vas m’accompagner dans la mort.

— Mais ma mission est accomplie. Tu ne transmettras pas le secret de l’énergie Kirlian et vous ne ferez pas jeu égal avec nous.

— Mais j’ai déjà transmis la technique du repérage au Canopien. Nos sphères vont maintenant pouvoir suivre à la trace vos transférés, tout comme vous l’avez fait pour les nôtres ; nous allons envoyer des contre-agents pour éliminer tous vos espions. Puis nous localiserons et détruirons également vos stations de relais d’énergie, après les avoir étudiées, et nous obtiendrons quand même le secret du transfert de l’énergie. Peut-être ne pourrons-nous pas faire à Andromède ce que vous avez essayé de nous faire, mais nous voici en mesure de nous protéger de votre galaxie.

— Ta chliche de multiplication de tes images ! fit-elle, chagrine. Si j’avais pu te tuer à temps…

— Et sans cette énergie mal acquise, ta civilisation va régresser sur ses marches, exactement comme nos sphères. Gentiment primitifs sur vos frontières, vous ne constituerez plus une menace pour vos voisins.

— Nous trouverons d’autres sources d’alimentation.

— Pas si nous envoyons des traceurs détecter vos transferts intergalactiques et si nous avertissons les sphères… »

Elle émit brusquement un grondement cacophonique si puissant qu’il bouleversa la musique de Silex. Ce fut une expérience douloureuse ; il amortit le son dans un réflexe automatique violent. Ces créatures pouvaient tuer d’une seule note ! Il perdit l’équilibre en essayant de résister à la terrible dissonance, et une de ses peaux de tambour la frôla.

Il ressentit le fourmillement électrique que provoquait le contact de deux auras puissantes. Comme toujours, il en fut profondément ému… et même plus que de coutume, cette fois-ci, car le choc de la dissonance l’avait rendu plus vulnérable. Soudain il ne désirait plus la combattre. Il savait bien qu’il le devait pourtant car les informations qu’il détenait pouvaient donner la suprématie à sa galaxie. Pas seulement celles qui traitaient de l’énergie Kirlian, mais tout un pan de connaissances qui manquaient aux Andromédans : la possession contrainte d’un hôte, qui permettait à une créature de haut Kirlian de se transférer dans un individu vivant et conscient et de le prendre sous contrôle. Et cette information se trouvait juste là, parmi toutes les formules gravées dans sa mémoire éidétique. Si seulement il pouvait les faire parvenir à sa galaxie…

« Ainsi, tu éprouves des sentiments, joua-t-il lorsque ses cordes se furent détendues. Tu n’es pas la chasseresse absolue, après tout.

— Chasseresse ? » fit-elle en arpège. Sa colère s’atténuait mais restait perceptible à l’arrière-plan de la mélodie.

— Quel dommage que tu n’aies pas visité la sphère Sol ! » Il affectait un ton de pitié. Mais ressentait-il de la pitié pour elle… ou pour lui-même ? Ses missions Kirlian lui avaient coûté sa fiancée et son innocence d’homme du Paléolithique… qui lui paraissaient douloureusement précieuses rétrospectivement. « Nous possédons une mythologie très riche, fondée sur les étoiles visibles de notre firmament. Renonce à essayer de me tuer pendant quelques moments, et je pourrai t’en parler.

— Je n’ai pas essayé. Je suis ici sans arme. Nous allons mourir tous les deux, de toute manière. Je me contente de te tenir au secret jusqu’à ce que ton aura s’évanouisse. »

Alors c’était ça ! S’il parvenait à se débarrasser d’elle, Silex resterait quand même prisonnier. Il ne gagnerait sa liberté qu’en la convainquant de le laisser partir… ce qui était très peu vraisemblable de la part d’un agent intergalactique endurci que l’idée même de génocide ne troublait pas, une tueuse impitoyable, la Reine de Feu.

À moins qu’il ne parvienne à réveiller sa féminité refoulée, et à faire en sorte qu’elle désire le libérer. Peut-être le désirait-elle après tout, au fond de ce qui tenait lieu de subconscient à son espèce. Peut-être leurs rencontres dans les sphères de Canopus et de Spica avaient-elles fait naître quelque sentiment entre eux. S’accoupler avec elle sous les formes d’impact et d’Ondulante : un régal ; et leurs auras Kirlian s’assortissaient parfaitement…

« Si nous devons mourir ensemble, fit-il mélodieusement, autant nous montrer sociables. Je vous jouerai nos légendes, vous me jouerez les vôtres. »

Elle émit une musique réservée. Bon, elle n’était pas de glace.

« Dans notre panthéon, Mintaka fait partie des trois étoiles lumineuses qui constituent le Baudrier d’Orion. Cette ceinture flamboyante est peut-être notre constellation la plus remarquable. Bételgeuse la rouge – que les enfants appellent Beetlejuice – se trouve au-dessus et Rigel la blanche au-dessous ; elles forment l’épaule et le pied du géant. Orion était un beau géant, dans notre ancienne mythologie grecque. Ses parents voulaient un fils ; c’est pourquoi trois dieux de passage urinèrent sur le cuir d’une génisse qu’ils enterrèrent ensuite. Neuf mois plus tard Orion, l’enfant né de leurs œuvres, vint au monde.

— C’est votre mode de reproduction normal ? demanda-t-elle avec une dissonance confuse.

— Non. Il faut y entendre un jeu de mots sur “Orion” et “urine”, deux termes presque identiques dans la plupart de nos langues. » Il fit une pause, conscient du fait que la notion d’urine restait dénuée de sens pour un Mintakan dont les déchets prenaient la forme d’une poudre. Néanmoins elle était andromédane et paraissait comprendre. « Mais le jeu de mots n’est pas gratuit cependant. Dans le corps humain, le canal urinaire du mâle lui sert aussi à introduire sa semence dans le corps de la femelle, où elle se combine avec la cellule reproductrice féminine pour produire, dans le délai de neuf mois, une entité indépendante. Aussi ce mythe décrit-il peut-être en réalité la fécondation de la “génisse”… considérons-la comme la mère d’Orion. Il n’est pas exclu que son père fût impuissant ou stérile, ce qui ne laissait d’autre solution pour engendrer un fils. Car, dans certaines de nos cultures, les coutumes de l’hospitalité voulaient que le mari donne sa femme à ses hôtes. Situation légitime, donc, encore que délicate : les hommes se montrent fiers de leur virilité. »

Silex se sentait d’humeur plus philosophique que d’habitude ; et pourquoi pas ? Peut-être serait-il devenu philosophe en d’autres circonstances, si son éducation ne s’était pas bornée à la seule connaissance des étoiles.

« Dégoûtant », fit Andromède.

Silex ignorait à quel passage de son discours elle faisait référence. « Mais continue, ajouta-t-elle.

Il étouffa un gloussement musical. Elle était accrochée, parfait… et la légende ne faisait que commencer. Extragalactique intelligente sur le point de mourir, elle voulait satisfaire sa curiosité pendant qu’il en était encore temps. Et tous les êtres doués de sens, qu’ils fussent ou non évolués, se montraient fascinés par les modalités de la reproduction ; c’était une attitude naturelle.

« Orion avait un chien du nom de Sirius – il s’agit aussi d’une étoile de notre ciel, proche du Baudrier. Du moins est-ce ainsi qu’elle apparaît, vue de Sol. En réalité Sirius se trouve à moins de neuf années-lumière de notre Soleil, tandis qu’Alnitak, Alnilam et Mintaka du Baudrier sont situées à quinze et seize cents années-lumière de distance ; mais pour nos primitifs, Canis Major, le Grand Chien, se tenait auprès de son maître.

— Dans notre firmament, chez moi, dans la sphère /, joua Andromède, toute à ses souvenirs, on peut voir un grand cercle double d’étoiles brillantes : les deux disques extérieurs de notre chasseur le plus valeureux. Il naquit de la collision de deux supernovæ…

— Une collision de novæ ! klaxonna Silex.

— Nos légendes ne sont pas plus absurdes que les vôtres ! Mieux vaut naître des novæ que d’un flot d’urine dans une femelle !

— Ma foi… concéda Silex en se rappelant à lui-même qu’il n’avait pas pour dessein de la contrarier. Vous, les /, vous vous reproduisez donc par la lumière ?

— Nous verrouillons deux lasers en batterie sur la fréquence d’accouplement et… mais en quoi cela te regarde-t-il ?

— J’admets que nous sommes aussi dissemblables physiquement que peuvent l’être deux espèces. Quel combat, dans les Hyades ! Mais on dirait que nos personnalités ne diffèrent pas tant, et l’aura…

— Nous sommes ennemis !

— Tu ne t’es jamais accouplée sur Andromède, n’est-ce-pas ?

— J’étais trop occupée à protéger ma galaxie. »

Tiens, tiens. « Orion donc épousa une fille magnifique, Side, qui, je pense, ressemblait beaucoup à ma Fleur-de-Miel. Mais elle était vaniteuse…

— Tu es marié ? » demanda Andromède si brusquement que Silex dut retenir les vibrations harmoniques de ses propres cordes. Elle se servait d’une combinaison de concepts : accouplement, permanence et reconnaissance sociale. Apparemment, si le mariage n’existait pas dans la sphère Mintaka, les schémas sociaux des / andromédans se rapprochaient de ceux de l’humanité. Le disque tranchant et la lance pénétrante : deux symboles qui exprimaient des tendances équivalentes. Se pouvait-il qu’elle ressentît de la jalousie ?

« À ma manière, je me suis marié. À titre posthume. Et le service de ma galaxie a dévoré ma vie privée, à moi aussi. Triste, n’est-ce pas ? »

Pendant qu’il jouait son commentaire, elle y joignit un accompagnement lancinant d’approbation. La beauté sans mélange de ce duo impromptu l’ébahit. Quand les Mintakans communiquaient, quelle superbe musique ils composaient ! Bien au-delà des formes humaines d’expression, à la fois comme langage et comme musique. À travers cette intimité sonore, il se rendit compte à quel point elle savait se montrer charmante quand elle voulait. S’il oubliait toute prudence, il risquait de tomber dans le piège même qu’il allait lui tendre. L’attrait d’une aura Kirlian égale à la sienne…

« Side s’enorgueillit donc de sa beauté et la reine des Cieux, jalouse, la précipita aux Enfers », enchaîna-t-il. Comme Fleur-de-Miel, déshonorée, exilée par sa tribu, privée de sa beauté, vivant un véritable enfer. Comme elle lui manquait, à présent qu’elle appartenait à un passé irrémédiablement révolu !

« Il en est allé de même pour Flamme d’Etoile, joua doucement Andromède. Elle émettait la plus pure des lumières, elle fut exilée pour la vie ; son astre luit encore auprès des disques invincibles du Héros… »

Quelle similitude dans les légendes… à moins qu’elle ne l’ait inventée, qu’elle n’ait joué une simple variation de l’air de Silex pour se moquer de lui ? Quelle importance ? le thème gardait toute sa modernité.

« Ensuite, Orion tomba amoureux de Méropé et tua toutes les bêtes sauvages qui hantaient le royaume insulaire de son père », continua-t-il, prenant un vif plaisir à ses souvenirs de la mythologie. Les mythes revêtaient une grande importance pour les hommes de l’Âge de Pierre, surtout ceux qui touchaient aux étoiles visibles. Pour différente que fût la configuration stellaire dans le ciel de Hors-le-Monde, les anciens mythes de la Terre demeuraient plus proches dans les esprits que la Terre contemporaine elle-même. « Orion fit cela pour gagner les faveurs du père de Méropé, Oenopion, afin d’obtenir la main de sa fille. Quand Oenopion rejeta sa demande, Orion prit Méropé de force.

— Comment est-ce possible ? intervint-elle. Chaque partenaire peut interrompre le rayon…

— Dans certaines autres sphères, l’accouplement involontaire est possible, comme sur Spica. » Où Andromède elle-même avait été violée. « Le canal urinaire des Solaires peut devenir très rigide et pénétrer la femme contre sa volonté. Et puis Méropé avait pu se laisser convaincre ; c’était son père qui refusait le mariage.

— Une galaxie peut également se faire obéir par la force du conditionnement. »

Elle égrena si doucement ces notes qu’il les perçut à peine. Mais le sens le surprit : l’avait-on conditionnée pour le combattre ? C’est qu’elle avait, alors, montré quelque sympathie pour lui, comme Méropé envers Orion.

Et dans son expérience à lui, Méropé prenait-elle l’apparence de Tsoupi ? Il ne pouvait pas l’épouser car ils venaient de sphères différentes. De toute manière sa culture et sa nature polariennes interdisaient les liaisons permanentes. Mais il avait vécu une relation merveilleuse – pour éphémère qu’elle fût – une fois les malentendus culturels résolus. Assimiler la sphère Polaris à Oenopion parce qu’elle l’avait aveuglé sur ses mystères… non, l’analogie ne valait pas grand-chose. Mais après tout, ce n’était qu’un jeu.

Vraiment ?

« Un échange illicite de faisceaux ! sonna Andromède qui venait de comprendre. Oui, cela arrive, en dépit de sévères obstacles. Certains prétendent que c’est la relation la plus intense. Les stigmates de son mariage précédent faisaient d’Orion un amoureux bien peu satisfaisant…

— Tu as saisi. Aussi Oenopion le drogua-t-il et le précipita-t-il dans un sommeil profond avant de lui arracher les yeux. Les lentilles, si tu préfères.

— Il a aveuglé le géant !

— Cet épisode figure aussi dans vos légendes ?

— C’est ce que vous faites à ma galaxie. Vous allez nous priver de notre aptitude à nous transférer dans d’autres galaxies pour étudier d’autres sphères vivantes.

— Parce que vous êtes en train de nous voler notre énergie fondamentale ! » joua Silex en retour, fortissimo, heurtant la mélodie de sa compagne en un accord disharmonique.

Elle ne répondit pas directement. « Tu parlais sincèrement quand tu reconnaissais que la moralité de ton espèce ne valait pas mieux que la nôtre ? »

Encore une fois il se contraignit à dire la vérité plutôt que d’exprimer un patriotisme humain ou galactique. « Oui. Peut-être ai-je été plus cynique autrefois, mais mes expériences dans d’autres corps, parmi d’autres cultures, m’ont changé. Sur Canopus, j’ai appris que la forme humanoïde n’est pas un gage de supériorité ; sur Spica, j’ai découvert qu’il existe trois aspects à chaque question ; sur Polaris, j’ai compris la circularité. J’ai rencontré des points de vue, des conceptions très différents et pourtant pleins de justesse chacun ; comme les tarotistes, j’ai fini par conclure que tous sont valables. Si j’allais dans la Galaxie d’Andromède, j’en viendrais probablement aux mêmes conclusions. Je ne suis plus celui que j’étais, ni comme individu, ni comme représentant d’une espèce.

— Convergence. » Par la tonalité, elle traduisait à peine plus qu’un souhait. Puis elle reprit : « Est-ce la fin d’Orion ?

— Non. Il apprit ensuite qu’il pouvait retrouver la vue en voyageant vers le soleil…

— En cherchant une nouvelle source d’énergie ?

— Peut-être. Et quand il eut recouvré la vue, il partit pour la Crète ; c’est là qu’il vint à chasser en compagnie d’Artémis, ou Diane…

— Quel nom dis-tu ?

— Artémis en grec, Diane en latin. C’est la même femme. Diane était une fière et belle chasseresse, très adroite, chaste et qui n’aimait aucun homme. Elle…

— Tu te moques de moi ! »

Andromède émit un son métallique et les notes qu’elle chanta furent comme des lasers.

« Crois-moi, c’est ce que dit la légende. Je peux trouver des raisons de te tuer, mais aucune de me moquer de toi. D’ailleurs, ne te sens pas offensée : c’est elle qui a tué Orion.

— Oh », joua-t-elle sur un tempo mitigé. Les cordes mintakanes pouvaient exprimer tant de nuances ! « Chante-moi Diane.

— C’était une musicienne qui aimait chanter et danser ; elle était avertie en toutes choses sauf en amour. Quand ils partirent ensemble à la chasse, Orion fut ébloui par son adresse et sa beauté, et il voulut lui faire violence…

— Comme tu m’as fait violence sur Spica ! joua-t-elle avec colère. Encore une chance que nous ne nous soyons pas trouvés sur Sol, où tu m’aurais enfoncé ton tube d’excrétion… »

Silex laissa passer la description. « C’est possible, admit-il. Tu es une sacrée femelle, à ta manière.

— Ma manière est celle de la sphère / d’Andromède ! » Mais très vite elle changea de ton. « Comment l’a-t-elle tué ? D’un coup de laser ?

— Ce ne fut pas aussi net. Elle ordonna à un scorpion de le piquer à mort. Il s’agit d’un insecte à la queue articulée qui inocule un poison très violent. Maintenant ce scorpion figure aussi dans le ciel. Quand il se lève, la constellation d’Orion pâlit pour s’en cacher.

— Je me demande s’il existe des scorpions mintakans, fredonna-t-elle pensivement.

— Allons voir dehors. »

Elle eut un trille de rire. « Tu restes très malin quel que soit l’hôte que tu occupes ! Non, nous restons ici. Ensemble nous deviendrons aveugles. »

Jusqu’à ce que les Mintakans retrouvent la trace de leurs corps d’accueil manquants, se dit Silex. « Ce qui peut se révéler très ennuyeux à la longue, joua-t-il. Mon aura peut maintenir mon identité au moins soixante jours, et la tienne aussi, probablement. Qu’allons-nous faire pour passer le temps ? Faire l’amour ?

— Je savais que tu y viendrais. Il semble que ce soit un point commun aux mâles dans tout l’univers. Même ici, dans un contexte asexué, certains individus se montrent continuellement avides d’un partenaire musical.

— Ni physiquement, ni par échange laser, mais en faisant de la musique ensemble ? J’aimerais beaucoup savoir comment…

— Ne te mets pas martel en tête. La mort accélère l’affaiblissement de l’aura et même le transfert ne peut pas la prolonger longtemps. Un corps vacant souffre en l’absence de son aura, et l’aura souffre en l’absence de son corps originel.

— C’est donc ce qui était arrivé à mon corps, quand je suis revenu de la sphère Polaris ! Je me sentais si malade…

— Exact. Le corps doit être réanimé périodiquement, prendre de l’exercice, sinon il se rouille. Tu ne le savais pas ?

— Le transfert est un phénomène nouveau pour notre espèce.

— Alors crois-moi sur parole : nos auras Kirlian sont déjà considérablement affaiblies, car le lien n’est jamais complètement rompu avec nos hôtes naturels et leur mort est l’ultime fardeau qui pèse sur nous. Nous allons disparaître dans quelques heures à peine.

— Quelques heures ! » Voilà pour ses espoirs ! En soixante jours terrestres, leur découverte était presque inévitable ; en six heures, elle devenait désespérément improbable, à moins que la bureaucratie mintakane ne fût d’une essence autrement évoluée que la moyenne des autres sphères. Finalement, Andromède l’emportait. Il acceptait de la croire ; il prenait conscience maintenant de la réduction de son aura ; comme une hémorragie de sang, la perte insidieuse de ses ressources vitales.

« Ironie, mais peut-être aussi équité du destin, les deux entités de plus haute intensité Kirlian de notre amas galactique s’éteignent tranquillement ensemble, joua l’Andromédane sur un rythme lancinant.

— Ce devait être écrit. Quand j’ai rencontré le Tarot, dans la sphère Polaris… » Il marqua une pause au milieu d’un accord. « Le tarotisme a-t-il atteint Andromède ?

— Pas en tant que culte. J’ai rédigé un rapport dans le cadre de ma mission, car il semble exister une relation indirecte entre le Tarot et les pouvoirs des Anciens.

— Eh bien, il se passe quelque chose avec les cartes, rationnel ou non. Elles m’ont appris que me barrait – je veux dire que s’opposait à moi – la Reine d’Énergie, définie comme le Diable, et à son tour barrée par le Quatre de Gaz. Elles m’ont dit que je ne pourrais pas la détruire mais seulement la neutraliser. Je ne savais pas encore que…

— Peut-être Diane n’a-t-elle jamais rencontré un homme digne d’elle, reprit Andromède, apparemment oublieuse des mesures qui venaient de se jouer. Peut-être possédait-elle l’aura la plus intense jamais mesurée et ne pouvait-elle pas la gaspiller avec des créatures inférieures. Quand elle a trouvé son égal, encore qu’il lui parût grossier et tellement étrange de prime abord, elle a ressenti les premières émotions de… de… » Sa mélodie se perdit en accords confus et disharmonieux.

Elle avait donc, elle aussi, subi l’impact de leurs auras jumelles ! Elle l’avait envoûté, depuis le premier jour dans la sphère Canopus, non pas sur les bases d’une attirance sexuelle, mais par le magnétisme d’une aura exceptionnelle. Officiellement, Silex effectuait mission sur mission pour sauver sa galaxie ; mais sur un plan plus personnel, il recherchait sa compagne naturelle : / d’Andromède, en dépit de toutes les complications de la politique intergalactique.

Forte, courageuse, intelligente, belle, et cette aura… qui surpassait toutes ses autres qualités. Si elle réagissait aussi à l’aura de Silex, elle se trouvait déjà captive de son instinct fondamental de reproduction, instinct non de l’espèce mais de l’aura.

— L’Hermite et la Reine d’Énergie, joua-t-il pensivement. Incapables de dominer l’autre comme de lui faire confiance, ils attendent encore de donner toute la mesure de leur amour. »

Cependant les sentiments de l’Andromédane rejoignaient les siens, harmonisés par la musique qui agissait comme un véritable lien télépathique. « Alors même qu’Orion la violait en tant que Méropé, ce qui lui coûta beaucoup de temps et de fierté, elle reconnut en lui une force et une intelligence égales à la sienne. Bien que sa culture le lui interdît, il représentait le compagnon idéal et l’appel des auras devait s’exprimer. Ensuite elle se révolta contre sa passion refoulée, et elle sut qu’il lui fallait le tuer alors même qu’elle se détestait de cette décision. Elle en appela ainsi au scorpion – à moins qu’elle ne l’ait forcé, lui, à convoquer l’animal – mais elle mourut à ses côtés.

— Tu me flattes mais tu n’y crois pas, joua Silex sévèrement, contrairement à ce qu’il ressentait. Tu essaies de me séduire et non de me tuer. Tu cherches le secret de la possession contrainte d’un hôte et je suis le seul à le connaître. »

Il bluffait, tout en sachant qu’une part de vérité chantait dans ses accords. L’attrait sophistiqué de sa mélodie l’avait profondément ému ; elle avait fait vibrer de sympathie ses cordes, ses tambours et ses cuivres. Ils formaient en effet un couple idéal, malgré de grossières différences de forme ; fallait-il encore refuser de le reconnaître ? Silex également se sentait supérieur de par son aura Kirlian ; Silex également ressentait le vif et profond désir de procréer avec une entité Kirlian de son envergure : en laissant faire le hasard, une aura de même niveau ne verrait peut-être jamais le jour en mille ans ; eux, par contre, pouvaient fonder une lignée de créatures Kirlian.

Leurs deux corps mintakans ne portaient évidemment aucun de leurs gènes originaux. Néanmoins il existait tant de choses phénoménales dans la diversité de l’univers, et les limites des facultés Kirlian restaient inconnues.

« Tu aurais pu m’enfermer seul ici et me laisser mourir pendant que tu te serais transférée chez toi pour faire ton rapport. Pourquoi en as-tu décidé autrement ?

— Nous sommes morts tous les deux. » Elle jouait une mélodie empreinte de tristesse. « C’est irrévocable. Mais nous n’aurons pas d’autre occasion de fonder notre espèce. Toi et moi sommes de race Kirlian, nous n’appartenons pas à nos galaxies. J’avais espéré qu’avant de mourir… »

Il comprit parfaitement. Pourtant il restait en lui quelque chose qui le poussait à résister.

« Ce n’est pas exclu, reprit-il. Mais seulement si tu me joues la vérité. Tu es une chasseresse professionnelle, tout à fait capable de vivre et de mourir sans amour. Que cherches-tu de moi, en réalité ? »

Peut-être ne faisait-il que s’efforcer d’établir sa domination masculine. Ils connaissaient tous deux l’enjeu : les formules qu’il avait mémorisées. La galaxie qui les posséderait remporterait la victoire. Il ne pouvait pas lui permettre de l’enjôler pour l’entraîner à fournir cette information à Andromède.

Elle joua un petit air entortillé de soumission extrêmement séduisant. « Tu possèdes une mémoire eidétique.

— Oui, évidemment. Pas toi ?

— Non. J’ai beaucoup de talents, mais pas celui-ci. Sans quoi j’aurais mémorisé sur-le-champ toutes les équations que tu as animées sur le plateau des Anciens, et je les aurais transmises à notre station relais.

— Il y en avait donc que vous ne connaissez pas ? » Il savait la réponse mais voulait l’entendre de sa voix.

« Beaucoup, oui. Le site des Hyades était le mieux préservé de tous ceux de l’amas galactique. Ces équations révélaient des techniques de plusieurs millénaires en avance sur toute notre science. Peut-être la réponse définitive au problème de l’énergie s’y trouvait-elle. Si nous la possédions, il ne serait plus nécessaire de puiser nos ressources dans les autres galaxies…

— Et tu désires donc que je communique en détail ces équations aux techniciens d’Andromède.

— À ceux de la Voie lactée aussi ! Les galaxies n’auront plus besoin de s’affronter ! »

La réponse le prit au dépourvu. Non pas à une galaxie ou l’autre, mais aux deux, ensemble marchant vers un stade supérieur de la civilisation, non plus déchirées mais unies par une nouvelle déontologie de l’énergie. Quelle vision grandiose et poignante !

« Pourquoi ne me l’as-tu pas dit dès le début ?

— Je savais que tu ne me croirais pas.

— À moins que n’aies commencé par m’attendrir. Très bon calcul. »

Et c’est d’où venait sa véritable réticence. Il ne reniait pas l’attirance qu’il ressentait pour elle et son aura, mais il n’aimait pas qu’on le manœuvre, qu’on le manipule, qu’on le dupe. Tant qu’elle passait d’un procédé à l’autre dans le but de l’émouvoir, elle usait d’artifice, et lui ne voulait pas que les choses se passent ainsi.

« Je voulais dire aussi… » Elle perdit le fil de sa mélodie et dut reprendre. « Orion et Diane. Je me suis servie de la situation politique comme prétexte pour parler de notre condition à nous… Il nous reste si peu de temps. Je ne sais pas comment…

— Comment aimer ? » Cette inversion des termes le prit à contre-pied. Si elle ne feignait pas l’amour pour des raisons de politique, si au contraire elle exploitait la politique pour exprimer une tendresse qu’elle ne pouvait pas avouer… « C’est ce que tu veux ? »

La musique de l’Andromédane se tut ; il y eut un silence embarrassant. Il se souvint qu’on l’avait conditionnée ; nul doute que sa galaxie connaissait des méthodes d’une diabolique efficacité. Et si ce conditionnement agissait encore, il ne pouvait certainement pas se fier à elle.

Elle finit par émettre un accord fragile, mezza voce : « Oui. »

Fallait-il la croire ? Conditionnée ou non, elle demeurait une chasseresse d’une adresse diabolique et sans pitié. Pourtant la quête Kirlian ne devait-elle pas l’emporter sur toute autre considération ? Les Andromédans n’auraient pu se permettre de toucher à son aura sans détruire leur agent.

« Prouve-le.

— Je ne sais pas comment. » Sa musique se faisait suppliante.

« Je peux te montrer comment faire l’amour, une fois que j’aurais compris le système mintakan. Ce n’est pas l’expérience qui me manque. » Dans de nombreuses sphères. Mais l’image du corps de Fleur-de-Miel abandonné aux charognards lui vint à l’esprit, comme un symbole de la fuite de son amour pour elle, sans qu’elle en fût responsable : une horrible vision. L’amour de Fleur-de-Miel avait été sincère, le sien vicié.

« Je veux dire : prouve ta sincérité quant à la coopération galactique. »

Elle joua l’air-clé et la porte s’ouvrit.

« Je suis libre de m’en aller ? demanda Silex sur un ton de doute.

— À condition que tu me permettes de transmettre les formules à ma station avant que ton aura ne disparaisse et que tu aies oublié les connaissances des Anciens.

— Je n’ai pas confiance.

— Alors effectue toi-même les deux transmissions. Je vais te donner le code de la station ; j’en trahis ainsi l’emplacement. »

L’appât était trop tentant. Où se trouvait le piège ?

« Envoie le message au Conseil des entités disponibles d’Andromède : *, —, : : %, ou à la direction de /, ma propre sphère. * est toujours de service. Dis-leur que tu fourniras les équations à nos deux galaxies à condition qu’elles cessent les hostilités. Si le Conseil exprime sa convergence, il s’y tiendra.

— Ils peuvent lancer une attaque désespérée, à la place.

— Enferme-moi ici, alors. Tu peux reprogrammer la porte selon la musique de ton choix. Fais pour le mieux ; j’ai confiance en ton jugement.

— D’accord. »

Silex acceptait, mais il ne croyait pas encore à cette victoire apparente. Avec l’aide de sa mémoire d’hôte, il reprogramma la serrure et ferma la porte. Andromède ne protesta pas.

Il appela une autobrosse. Aussitôt un véhicule s’approcha. Il s’y installa et se dit que rien ne l’obligeait à revenir.

/ d’Andromède lui avait fait entièrement confiance.

Il descendit de la machine et s’en revint à la chambre d’intimité. Il chanta l’ouverture. Andromède eut un petit trille d’interrogation et d’espoir.

« J’ai oublié les équations, joua Silex.

— Pourquoi mentir ? Je t’ai rendu la liberté.

— Je te crois, maintenant. Mais je ne fais pas confiance aux galaxies – ni la tienne ni la mienne – si elles entrent en possession de cette technologie. Elles sont à égalité dans la situation actuelle. Pourquoi se mêler d’intervenir ?

— Peut-être est-ce mieux ainsi.

— Et avant que nos auras s’éteignent…

— Nous l’appellerons Mélodie, joua-t-elle. »

Il referma la porte.