L’autisme testostéronien

« Un chien qui meurt de faim sur le seuil de son maître 

Prédit la ruine de l’État. »

 

 

Je lui étais reconnaissante de m’avoir invitée à venir prendre quelque chose de chaud. J’étais complètement effondrée, et l’idée de rentrer chez moi, dans ma maison froide et vide, m’avait rendue très triste.

Je suis allée saluer la chienne de Grand Pied, qui depuis quelques heures résidait chez Matoga. Elle m’avait reconnue et se montra visiblement réjouie de me voir. Elle remuait la queue, ne se souvenant plus, sans doute, de s’être naguère enfuie de chez moi. Certains chiens, tout comme les humains, sont vraiment stupides ; à l’évidence, cette bête faisait partie du lot.

Nous nous installâmes à la cuisine, devant une table de bois si propre qu’on pouvait y poser sa joue. Ce que je fis.

— Tu es fatiguée ?

Tout ici était clair, propre et chaleureux. Quelle chance que d’avoir une cuisine nette et accueillante. Personnellement, cela ne m’était jamais arrivé. Je ne savais pas maintenir de l’ordre autour de moi. Et j’ai fini par m’y résigner. Tant pis.

À peine avais-je eu le temps de regarder un peu la pièce qu’un verre de thé se trouvait déjà sur la table. Il était placé dans un joli support métallique à anse, posé sur une soucoupe. Le sucrier contenait du sucre en morceaux – cela m’a rappelé les tendres années de mon enfance et m’a considérablement remonté le moral.

—  Peut-être qu’on n’aurait pas dû le bouger, dit Matoga - et il ouvrit le tiroir de la table pour en sortir deux petites cuillers à thé.

La chienne traînait tout le temps dans ses jambes, à croire qu’elle voulait l’obliger à rester dans l’orbite de son petit corps amaigri.

— Tu vas me faire tomber à la fin, lui dit Matoga avec une tendresse un peu fruste.

On voyait bien que c’était la première fois de sa vie qu’il devait s’occuper d’un chien, et il ne savait quel comportement adopter.

— Tu vas l’appeler comment ? demandai-je, réchauffée par les premières gorgées de thé qui avaient fait fondre le nœud d’émotion coincé dans ma gorge.

Matoga haussa les épaules.

—  Je n’en sais trop rien, peut-être Mouche, ou Boule.

Je n’ai pas réagi, mais je n’appréciais pas pour autant. Ce n’étaient vraiment pas des noms qui convenaient à cette chienne, surtout au vu de ses antécédents. Pour elle, il fallait trouver quelque chose de spécial.

Quel manque d’invention, tous ces noms et prénoms officiels ! On ne s’en souvient jamais, tant ils sont banals, détachés de la personne qu’ils sont censés représenter et qu’ils ne représentent en rien. De plus, chaque génération obéit à ses modes, ce qui fait que soudain tout le monde s’appelle Margot ou Gabriel, ou encore – Dieu vous en préserve ! – Janina. C’est pourquoi j’essaie de ne plus employer les noms et les prénoms des gens, mais plutôt des qualificatifs, des épithètes, qui me viennent spontanément à l’esprit lorsque je vois une personne pour la première fois. Je reste persuadée que c’est la façon la plus adéquate d’utiliser une langue, au lieu d’agiter simplement un tas de mots dépourvus de sens. Matoga, par exemple, s’appelle Swierszczynski, c’est en tout cas le nom qui figure sur sa porte, précédé d’un « S ». Je me demande s’il existe vraiment un prénom commençant par « S ». Quand il se présente, Matoga dit toujours : « Swierszczynski », mais il n’espère sans doute pas que l’on s’écorche la langue à prononcer un mot pareil. Je pense que chacun voit l’autre à sa manière, par conséquent il a le droit de lui octroyer le nom qu’il estime le mieux adapté et le plus opportun. Ainsi portons-nous tous plusieurs noms. En fonction des personnes avec qui nous entrons en relation. Swierszczynski, je l’ai appelé Matoga, et je trouve que ce surnom correspond parfaitement à ses qualités.

En regardant la chienne, j’ai tout de suite eu à l’esprit un prénom humain. Elle avait l’air tellement miséreuse qu’elle me faisait penser à Marysia, la petite orpheline d’un conte célèbre.

—  Dis, elle ne s’appellerait pas Marysia, par hasard ?

—  C’est possible. Oui, je crois bien. Elle s’appelle Marysia.

De la même manière, j’avais jadis trouvé un sobriquet pour Grand Pied. Ce n’était pas bien compliqué, cela m’était venu tout naturellement après avoir vu les traces de ses pas dans la neige. Au début, Matoga l’appelait « le Poilu », mais il avait vite opté pour « Grand Pied ». Ce qui prouve bien que je lui avais choisi le nom qu’il fallait.

Hélas, j’étais dans l’incapacité totale de choisir un prénom convenable pour moi-même. Quant à celui qui figure dans mes papiers d’identité, Janina, je le trouve terriblement inapproprié, voire préjudiciable. Je pense que mon véritable prénom est en fait Emilia ou Joanna. Parfois, je me dis que ce doit être Irmtrud. Ou bien Bellone. Ou bien Nemontana.

Il se trouve que Matoga évite de m’appeler par mon prénom. Cela n’est pas anodin. Quand il s’adresse à moi, il se débrouille toujours pour dire « tu » directement.

— Tu vas attendre avec moi jusqu’à ce qu’ils arrivent ?

—  Évidemment, ai-je acquiescé de bon cœur.

Et j’ai soudain pris conscience que je n’aurais jamais osé l’appeler « Matoga », sauf dans ma tête. Des voisins très proches n’ont pas besoin de prénoms pour s’interpeller. Quand je passe près de sa maison et que je le vois sarcler son potager, je n’ai nul besoin de son prénom pour lui parler. Il existe entre nous une familiarité particulière.

Notre hameau, ce sont les quelques maisons qui se dressent sur le plateau, à l’écart du monde. Le plateau est un parent géologique éloigné du massif des montagnes de la Table ; il est leur annonce lointaine. Avant la guerre, notre lotissement s’appelait Luftzug, c’est-à-dire « courant d’air », et nous avons gardé cette appellation de façon non officielle, car officiellement il ne porte aucun nom. Sur la carte, on distingue juste une route et des maisons, sans inscription aucune. Ici, le vent souffle en continu, des masses d’air se déversent par-dessus la montagne, d’ouest en est, de la Tchéquie vers chez nous. En hiver, le vent devient violent et siffle dans les cheminées. En été, il se disperse dans les feuillages qu’il fait bruisser légèrement. Ici, il n’y a jamais de silence. Beaucoup de gens ont les moyens d’avoir une maison principale en ville, et une autre – plus frivole, plus enfantine – à la campagne. C’est exactement l’impression que donnent nos habitations : elles sont infantiles. Petites, tassées, aux toits raides et aux minuscules fenêtres. Construites avant la guerre, elles ont toutes été disposées de la même façon : deux longues façades tournées vers l’est et vers l’ouest, une courte vers le sud et la quatrième - attenante à la grange – vers le nord. Seule la maison de l’Écrivaine semble un peu plus excentrique, avec ses balcons et ses terrasses ajoutés un peu partout.

Il ne faut pas s’étonner que les gens quittent le plateau durant l’hiver. C’est vraiment difficile de vivre ici d’octobre à avril, j’en sais quelque chose. Chaque année, la neige tombe en abondance et le vent s’emploie à sculpter dans cette masse des congères et des dunes. Les derniers changements climatiques ont réchauffé la plupart des endroits, sauf notre plateau. Bien au contraire, la neige y est encore plus abondante, surtout en février, et se maintient plus longtemps. Il n’est pas rare que les températures chutent jusqu’à moins vingt, et l’hiver ne se termine pour de bon qu’au mois d’avril. La route est mauvaise, le gel et la neige ravagent ce que la commune essaie tant bien que mal de réparer avec ses maigres moyens. Pour atteindre l’asphalte, il faut d’abord parcourir quatre kilomètres sur un chemin de terre sillonné d’ornières. De toute façon, inutile d’être pressé, car l’autobus pour Kudowa, situé plus bas, part le matin et ne revient que dans l’après-midi. L’été, quand nos quelques enfants blafards sont en vacances, les bus ne circulent pas. Une route traverse le village, le transformant imperceptiblement, telle une baguette magique, en modestes faubourgs citadins. Il suffit de l’emprunter pour aller jusqu’à Wroclaw ou en Tchéquie – selon son envie.

Pourtant, certains s’accommodent très bien de cette situation. À ce propos, il y aurait de quoi échafauder plusieurs hypothèses, si l’on voulait perdre son temps à ce genre d’investigations. La psychologie et la sociologie seraient sans doute d’un grand secours pour fournir des pistes d’analyse ; pour ma part, je trouve le sujet parfaitement inintéressant.

Matoga et moi, par exemple, nous avons le courage de tenir tête à l’hiver. L’expression « tenir tête » n’est d’ailleurs pas très heureuse : nous ne faisons qu’avancer la mâchoire dans un geste guerrier, comme ces hommes rassemblés sur le petit pont du village. Lorsqu’on les défie par une parole de travers, ils répondent avec hargne : « Qu’est-ce t’as, toi ? Hein ? » D’une certaine manière, nous aussi, nous défions l’hiver, simplement il nous ignore, à l’instar du reste du monde, d’ailleurs. Deux vieux excentriques. Hippies sur le retour.

Ici, l’hiver enveloppe tout de son beau manteau blanc, il raccourcit le jour au maximum, de sorte que si par inadvertance on s’attarde trop la nuit, on risque de se réveiller dans l’obscurité de l’après-midi du jour suivant, ce qui – soit dit en passant – m’arrive de plus en plus souvent depuis l’année dernière. Le ciel est suspendu au-dessus de nos têtes, sombre et bas, semblable à un écran sale sur lequel se disputent d’implacables batailles de nuages. C’est bien à cela que servent nos maisons, à nous protéger de ce ciel menaçant, autrement il aurait pénétré l’intérieur même de notre corps où, telle une petite bille de verre, se tapit notre âme. Si tant est qu’elle existe.

J’ignore à quoi Matoga occupe ces longs mois ténébreux, nous n’entretenons pas de relations très proches, même si - soyons honnête ! – j’en espérerais davantage. Nous ne nous croisons qu’une fois de temps en temps et n’échangeons alors que des paroles de politesse. Si nous avons emménagé ici, ce n’est pas pour nous inviter à prendre le thé. Matoga avait acheté sa maison une année après moi, et tout porte à croire qu’il avait décidé d’entamer une nouvelle vie, comme toute personne qui se retrouve à court d’idées et de moyens pour continuer l’ancienne. Il paraît qu’il a travaillé dans un cirque, mais j’ignore s’il était comptable ou acrobate. Moi, je préfère l’acrobate ; quand je le vois boiter, j’imagine qu’à une époque, à l’apogée des belles années soixante-dix, un incident s’est produit au cours du spectacle, sa main a glissé et raté la barre, le faisant tomber de haut sur le sol recouvert de sciure de bois. Tout bien réfléchi, je dois admettre que le métier de comptable est un bon métier, et que l’amour de l’ordre qui caractérise cette profession force le respect, l’enthousiasme et la plus haute considération. Dans la petite propriété de Matoga, son amour de l’ordre saute aux yeux : le bois de chauffe est soigneusement rangé par cordes. Le tout, disposé en spirale, forme une jolie construction parfaitement proportionnée. On pourrait même la considérer comme une œuvre d’art locale. Je suis très sensible à l’ordre méticuleux qui a produit cette spirale. Lorsque je passe à proximité de sa maison, je m’arrête toujours un instant pour admirer cette édifiante collaboration des mains et de l’esprit qui, à travers une chose aussi banale que du bois de chauffe, parvient à exprimer la perfection du mouvement dans l’univers.

Le chemin devant la maison de Matoga est gravillonné avec une étonnante uniformité, à croire qu’il s’agit d’un gravier particulier, un assemblage de petits cailloux identiques, sélectionnés à la main dans des usines souterraines, creusées sous une roche épaisse et dirigées par des kobolds. Les rideaux accrochés à ses fenêtres affichent une propreté impeccable et leurs plis sont d’une égalité parfaite ; pour obtenir cet effet, il doit utiliser un appareil spécial. Même les fleurs dans son jardin sont d’une qualité exceptionnelle, droites et élancées, comme si elles pratiquaient le fitness.

Alors que Matoga s’affairait dans sa cuisine pour me préparer un thé, je pouvais voir la rangée de verres parfaitement alignés dans son buffet, ainsi que le napperon d’une propreté immaculée recouvrant la machine à coudre. Il avait donc une machine à coudre ! Honteuse, j’ai dissimulé mes mains entre mes genoux. Cela faisait belle lurette que je ne leur prodiguais plus les soins nécessaires. Pour ne rien vous cacher, j’avoue que mes ongles étaient tout simplement sales.

Lorsqu’il sortit les cuillers à thé, son tiroir s’est ouvert un instant devant moi et j’ai eu du mal à en détacher les yeux. Il était large et plat, comme un plateau de serveur. À l’intérieur, dans différents compartiments, étaient rangés toutes sortes de couverts et autres ustensiles indispensables dans une cuisine. Chaque objet avait sa place, et je dois dire que je n’en connaissais pas la moitié. Les doigts noueux de Matoga ont choisi deux petites cuillers qui ont aussitôt atterri sur les serviettes vert céladon posées devant les tasses. Un peu trop tard, hélas ! j’avais déjà bu mon thé.

Parler avec Matoga était chose difficile. Il était peu loquace ; faute de conversation, il convenait de se taire. Il n’est pas simple de discuter avec certaines personnes, surtout de sexe masculin. J’ai ma théorie sur le sujet. L’âge venant, beaucoup d’hommes souffrent d’une sorte de déficit, que j’appelle « autisme testostéronien ». Il se manifeste par une atrophie progressive de l’intelligence dite sociale et de la capacité à communiquer, et cela handicape également l’expression de la pensée. Atteint de ce mal, l’homme devient taciturne et semble plongé dans sa rêverie. Il éprouve un attrait particulier pour toutes sortes d’appareils et de mécanismes. Il s’intéresse à la Seconde Guerre mondiale et aux biographies de gens célèbres, politiciens et criminels en tête. Son aptitude à lire un roman disparaît peu à peu, étant entendu que l’autisme dû à la testostérone perturbe la perception psychologique des personnages. Selon moi, Matoga souffrait de ce mal.

Mais ce jour-là, à l’aube, il était difficile d’attendre la moindre éloquence de l’un ou l’autre. Nous étions complètement éteints.

D’un autre côté, j’éprouvais un grand soulagement. Parfois, quand on réfléchit de façon plus large, en faisant fi de certaines habitudes de l’esprit, et que l’on se penche plutôt sur l’examen des actes, on peut arriver à la conclusion que la vie d’une personne n’est pas forcément bonne pour les autres. Je pense que, sur ce point, tout le monde me donnera raison.

J’ai demandé un autre thé, j’avais très envie de le touiller avec la belle petite cuiller.

—  Un jour, je suis allée à la police pour déposer une plainte contre Grand Pied, annonçai-je.

Occupé à essuyer méticuleusement une assiette à dessert, Matoga s’interrompit un instant.

— À cause du chien ?

—  Oui. Et aussi à cause du braconnage. J’ai également écrit des lettres de dénonciation.

—  Et alors ?

—  Alors, rien.

— Tu veux dire que tu es contente qu’il soit mort ?

C’était l’année dernière, avant Noël. Je m’étais rendue au village pour signaler le problème. Jusqu’à présent, je m’étais limitée à envoyer des lettres. Personne ne m’avait d’ailleurs jamais répondu, alors qu’il est du devoir de toute administration de répondre aux citoyens. Le commissariat était petit et me rappelait les maisons individuelles de l’époque communiste, construites avec des matériaux de récupération piqués à droite et à gauche – des maisons laides et tristes. C’était précisément l’ambiance qui régnait ici. Les murs couverts de peinture à l’huile étaient tapissés de feuilles de papier qui portaient toutes l’inscription « Avis au public ». De vous à moi, quelle formulation horrible ! Il faut dire que la police emploie toujours un grand nombre de mots particulièrement hideux, comme « préposé », « commis », ou « concubin ».

Dans ce temple de Pluton, j’avais d’abord failli être éconduite par un jeune homme assis derrière une petite cloison en bois, puis par l’un de ses supérieurs. J’avais lourdement insisté pour voir le Commandant, persuadée qu’ils finiraient bien par perdre patience et me laisseraient lui parler. J’ai dû attendre longtemps, et je me disais que le magasin allait fermer alors que j’avais encore des courses à faire. Puis la nuit était tombée, ce qui signifiait qu’il était environ quatre heures de l’après-midi et que j’avais déjà attendu deux longues heures.

Finalement, peu avant la fin du service, une jeune femme était apparue dans le couloir en m’annonçant :

—  Je vous en prie, vous pouvez entrer.

Comme j’étais perdue dans mes pensées, il me fallut un peu de temps avant de recouvrer mes esprits. Tout en essayant de me concentrer, je suivis la femme à l’étage, où le chef de la police locale avait son bureau.

Le Commandant était un homme corpulent, de mon âge environ, mais il s’adressait à moi comme si j’étais sa mère, voire même sa grand-mère. Il me gratifia d’un regard furtif, avant de me lancer :

— Elle peut s’asseoir – puis, ayant senti que cette tournure à la troisième personne trahissait ses origines paysannes, il se racla la gorge et se corrigea : Asseyez-vous.

J’avais l’impression d’entendre ses pensées : il devait m’appeler « pauvre vioque », qualificatif qu’il remplaçait sans doute par « harpie » dès que mon réquisitoire s’enflammait. « Vieille harpie exaltée », « foldingue ». J’étais parfaitement consciente de l’aversion avec laquelle il observait mes gestes et jugeait (négativement) mon apparence. Il n’aimait ni ma coiffure, ni mes habits, ni mon entêtement. Me dévisageait avec un dégoût grandissant. Mais, moi aussi, j’avais des informations sur lui : apoplectique, il abusait de la boisson et avait un faible pour les mets bien gras. Durant ma harangue, sa grosse tête chauve avait rougi, sa nuque et son nez étaient devenus pourpres, tandis que sur ses joues apparaissaient des rosaces de couperose, tel un singulier tatouage de guerre. À l’évidence, il avait l’habitude de diriger et de faire obéir les autres, et il se mettait facilement en colère. Type jupitérien.

Je voyais également qu’il ne comprenait pas tous mes propos : d’abord, pour la bonne et simple raison que j’employais des arguments qui lui étaient étrangers, mais aussi parce qu’il connaissait peu de mots. Il faisait partie de ces hommes qui méprisent ce qu’ils ne connaissent pas.

— Il constitue un véritable danger pour un grand nombre d’êtres humains et d’animaux, dis-je en conclusion de ma plainte contre Grand Pied, au cours de laquelle j’avais pu détailler mes observations et mes soupçons.

Il devait se demander si je me moquais de lui ou s’il était tombé sur une vraie folle. Pour lui, il n’y avait pas d’autre éventualité. Voyant le sang lui monter subitement au visage, je n’avais plus l’ombre d’un doute : c’était un exemple type de pycnique, qui finirait par mourir d’une congestion cérébrale.

—  Nous ignorions totalement qu’il braconnait. On va s’en occuper, dit-il, les dents serrées. Rentrez chez vous et ne vous en préoccupez plus. Je le connais bien.

—  D’accord, fis-je d’un ton conciliant.

Il était déjà debout, s’appuyant lourdement des deux mains sur son bureau, signe que notre entrevue était terminée.

Quand on arrive à un certain âge, il faut accepter le fait que les gens se montrent constamment irrités par vous. Dans le passé, j’ignorais l’existence et la signification de certains gestes, comme acquiescer rapidement, fuir du regard, répéter « Oui, oui » machinalement, telle une horloge. Ou bien encore vérifier sa montre ou se frotter le nez. Maintenant, je comprends bien ce petit manège qui, au fond, exprime une phrase toute simple : « Fiche-moi la paix, la vieille. » Il m’arrive parfois de me demander quel traitement on réserverait à un beau jeune homme qui dirait la même chose que moi. Ou à une jolie brunette bien roulée.

Le Commandant s’attendait sans doute à me voir bondir de ma chaise pour quitter précipitamment son bureau. Seulement, j’avais encore une information importante à lui communiquer.

—  Cet homme enferme sa chienne dans sa resserre durant des jours entiers. Elle hurle et elle a froid, car la resserre n’est pas chauffée. Est-ce que la police pourrait s’occuper de son cas, lui retirer l’animal et le sanctionner de façon exemplaire ?

Il me dévisagea un moment sans piper mot, tant et si bien que le sentiment dont je l’avais soupçonné dès le début, et que j’avais qualifié de mépris, je le percevais à présent sur son visage, et ce de façon très distincte. Il fit la moue, laissant retomber les commissures de ses lèvres. Je voyais bien qu’il essayait de maîtriser cette expression malvenue. Il esquissa aussitôt un petit sourire forcé qui dévoila ses grosses dents, jaunies par le tabac.

—  Cette affaire ne relève pas de la police, madame. Un chien est un chien. Et nous sommes à la campagne, voyez-vous. Vous vous attendiez à quoi ? Ici, les chiens sont dans des niches, ils sont attachés.

—  J’informe la police du mal qui est fait. Où dois-je donc aller, sinon à la police ?

Il poussa un petit rire nerveux.

—  Le mal, dites-vous ? Eh bien, chez le curé peut-être ! lança-t-il, content de sa plaisanterie – mais se rendant compte que je ne l’avais pas appréciée, il redevint sérieux : Il doit bien y avoir des organismes qui s’occupent de la protection des animaux, ou quelque chose dans le genre. Vous les trouverez dans l’annuaire. La SPA, voilà où vous devriez aller. Nous, on est la police des gens. Téléphonez à Wroclaw, ils ont sûrement une antenne.

—  À Wroclaw ?! m’écriai-je. Vous ne pouvez pas me répondre ça ! C’est tout à fait dans les compétences de la police municipale. Je connais la loi.

—  Ah ! s’exclama-t-il avec un sourire ironique. Ainsi vous allez me dire ce qui fait partie de mes compétences ou pas ?

Dans ma tête, j’imaginais déjà nos armées respectives déployées sur une vaste plaine, prêtes à livrer combat.

—  Oui, parfaitement, rétorquai-je, disposée à entamer un long discours.

Paniqué, il fixait sa montre tout en essayant maladroitement de maîtriser son aversion pour moi.

—  Parfait, nous allons étudier cette affaire, déclara-t-il avec indifférence.

Et il se mit à ranger dans sa serviette les documents étalés sur son bureau. Il s’esquivait.

Décidément, je ne l’aimais vraiment pas. Je dirais même que je ressentais pour lui de la répugnance, aigre comme du vinaigre.

Il se leva d’un geste décidé, et je vis alors son ventre proéminent que la ceinture en cuir de son uniforme avait du mal à contenir. Honteux, prêt à se cacher n’importe où, ce ventre glissait vers un endroit aussi inconfortable que délaissé, c’est-à-dire vers les parties génitales. Les lacets de ses chaussures, qu’il avait dû enfiler précipitamment, après les avoir retirées sous son bureau, étaient défaits.

—  Puis-je vous demander votre date de naissance ?

Il s’arrêta, surpris.

—  Et pour en faire quoi ? me demanda-t-il avec méfiance en me tenant la porte.

—  J’établis des horoscopes. Si cela vous dit, je peux le faire pour vous.

Un sourire amusé passa sur son visage.

—  Non, merci. Je ne suis pas intéressé par l’astrologie.

— Vous saurez ce qui vous attend dans la vie. Vous ne voulez pas, vraiment ?

Et le voilà qui lance soudain un regard complice au policier assis à l’accueil. Avec un sourire ironique, comme s’il participait à un jeu amusant, il m’a fourni toutes les données. Je les ai notées, lui ai dit merci et, tout en remettant ma capuche sur la tête, je me suis dirigée vers la sortie. Arrivée devant la porte, je les ai entendus pouffer de rire. J’ai entendu encore leurs mots méchants :

—  Quelle folle à lier !

Le même soir, à la nuit tombée, le chien de Grand Pied s’était remis à aboyer. L’air était devenu bleu, tranchant comme un rasoir. La voix sourde de l’animal s’emplissait d’inquiétude. « La mort rôde devant nos portes », ai-je pensé. « Mais la mort rôde toujours devant nos portes, à toute heure du jour et de la nuit », ai-je ajouté. Discuter avec soi-même, c’est encore ce qu’il y a de mieux. Cela évite tout malentendu. Je me suis donc couchée sur le petit divan de la cuisine et je suis restée ainsi, incapable de faire autre chose que d’écouter ces hurlements déchirants. Quelques jours auparavant, je m’étais rendue chez Grand Pied avec une requête ; il ne m’avait même pas fait entrer, il m’avait juste dit que je n’avais pas à me mêler des affaires des autres. Ce tortionnaire avait encore laissé sa chienne dehors pendant plusieurs heures pour l’enfermer ensuite dans le noir de son cachot où elle avait hurlé durant toute la nuit.

Allongée sur le petit divan de ma cuisine, j’avais beau essayer de penser à autre chose, je n’y arrivais pas. Je sentais les vibrations d’une énergie puissante infiltrer mes muscles ; encore un peu et elle allait faire exploser mes jambes de l’intérieur.

J’avais sauté du divan, enfilé mes chaussures et ma veste, pris un marteau, une barre de fer et tous les outils qui m’étaient tombés sous la main. Peu après, je me tenais essoufflée devant la resserre de Grand Pied. Il n’était pas chez lui, la lumière était éteinte, aucune fumée ne sortait de sa cheminée. Il avait enfermé le chien avant de disparaître. Impossible de savoir s’il serait bientôt de retour. Et quand bien même il aurait été chez lui, j’aurais agi exactement de la même façon. Après plusieurs minutes d’un intense travail qui m’avait fait suer sang et eau, j’ai réussi à défoncer la porte en bois ; les planches autour de la serrure ayant cédé, j’ai pu tirer le verrou. À l’intérieur, il faisait sombre et humide, de vieilles bicyclettes rouillées s’entassaient dans un coin, partout traînaient des bonbonnes en plastique et d’autres déchets. La chienne se tenait sur un amas de bois, attachée au mur par une corde. Ce qui sautait immédiatement aux yeux, c’était le tas d’excréments, elle devait faire ses besoins toujours au même endroit. Elle remuait mollement la queue, mal assurée. Me regardait de ses yeux embués, joyeusement.

J’ai coupé la corde, je l’ai prise dans mes bras, et je suis rentrée à la maison avec elle.

Je ne savais pas encore vraiment ce que j’allais faire. Parfois, quand l’homme éprouve de la colère, tout lui semble évident et facile. La colère remet les choses en place, elle dévoile le monde dans un condensé d’une rare netteté. C’est dans la colère que l’on retrouve la clarté de la perception, si difficile à atteindre dans d’autres états.

Après avoir posé la chienne sur le sol de ma cuisine, j’ai été surprise de constater combien elle était petite et menue. D’après ses jappements sinistres, on aurait pu s’attendre à une bête de la taille d’un épagneul au moins. Or c’était l’un de ces chiens d’ici qu’on appelle « laiderons des Sudètes », tant ils sont disgracieux. Petits, ils ont des pattes maigrichonnes et souvent arquées, le pelage grisâtre, une nette tendance à grossir, mais surtout ils présentent des symptômes évidents de malocclusion dentaire. Bref, notre cantatrice nocturne ne péchait vraiment pas par sa beauté.

Inquiète, elle tremblait de partout. Elle avait bu un demi-litre de lait et son ventre était devenu rond comme un ballon, surtout que j’avais aussi partagé ma grosse tartine beurrée avec elle. Je n’attendais pas d’invité, aussi mon frigo était-il désespérément vide. Je lui parlais d’une voix apaisante pour lui expliquer le moindre de mes gestes, tandis qu’elle me suivait d’un regard interrogateur, peinant sans doute à comprendre un changement aussi radical de sa situation. Puis je me suis allongée sur mon divan, espérant lui suggérer ainsi de se trouver à son tour un endroit où se reposer. Pour finir, elle s’est endormie calée sous le radiateur. Ne voulant pas la laisser seule dans la cuisine durant la nuit, j’ai pris la décision de rester sur le divan.

J’ai dormi d’un sommeil agité. Les restes de mon exaspération de la veille devaient encore traîner dans mon corps, produisant toujours le même rêve : fourneaux chauffés à blanc, crachant du feu, chaufferies aux murs rougis de chaleur à n’en plus finir. Enfermées dans les foyers, les flammes demandaient leur libération avec un bruit fracassant, impatientes de se précipiter au-dehors, de s’emparer du monde et, dans une explosion colossale, de tout transformer en cendres. Je pense que ces rêves peuvent être le résultat d’une fièvre nocturne directement liée à mes maux.

Je m’étais réveillée avant l’aube, il faisait encore noir. J’avais la nuque tout ankylosée pour avoir dormi dans une position inconfortable. La chienne se tenait à mon chevet et me fixait avec insistance en poussant de petits glapissements tristes. Percluse de douleurs, je me suis levée avec peine pour la laisser sortir : il fallait bien que tout le lait qu’elle avait bu trouve enfin une issue. Un souffle de vent froid et humide entra par la porte ouverte, il sentait la terre et la putréfaction - comme une tombe. La bête se précipita dehors en sautillant, elle urina en levant sa patte arrière d’une drôle de façon, à croire qu’elle n’arrivait pas à se décider : était-elle un chien ou une chienne ? Puis elle me lança un regard affligé – droit dans les yeux, je peux le dire – et courut à toute allure vers la maison de Grand Pied.

C’est ainsi que l’animal avait regagné sa prison.

Elle avait pris la poudre d’escampette. Je l’appelais, l’appelais, furieuse de m’être fait avoir aussi facilement, impuissante face aux sombres mécanismes de l’esclavage. J’étais sur le point d’enfiler mes chaussures, mais la grisaille de cette matinée maussade m’avait effrayée. Le monde autour de moi était enveloppé d’une obscurité grise, froide et désagréable. Parfois, j’ai l’impression que nous vivons dans un tombeau, grand et spacieux, bâti pour pouvoir accueillir un grand nombre de personnes. La prison ne se trouve pas à l’extérieur, elle est à l’intérieur de chacun d’entre nous. Peut-être que nous ne pouvons plus vivre sans.

Quelques jours plus tard, avant les fortes chutes de neige, j’avais aperçu la Polonez de la police garée devant la maison de Grand Pied. Je dois reconnaître que la vue du véhicule m’avait réjouie. Oui, j’avais éprouvé une sorte de satisfaction de savoir que la police s’était enfin rendue chez lui. Les deux patiences que je venais de faire avaient réussi. Je m’imaginais donc que les policiers allaient l’arrêter, le faire sortir menottes aux poignets, qu’ils allaient confisquer ses réserves de fils de fer et lui retirer sa scie (la possession de cet outil devrait être réglementée de la même façon que le port d’armes, car il cause d’énormes ravages aux végétaux). Mais la voiture était repartie sans Grand Pied. Le crépuscule était tombé soudainement, et il s’était remis à neiger. Enfermée de nouveau, la chienne avait hurlé toute la soirée. La première chose que j’avais remarquée, le lendemain matin, sur la blancheur immaculée, c’étaient les traces des pas chancelants de Grand Pied et la traînée jaune autour de mon épicéa argenté.

Voilà ce qui m’est revenu en mémoire dans la cuisine de Matoga. J’ai eu aussi une pensée pour mes Petites Filles.

Tout en écoutant mon récit, Matoga avait fait cuire des œufs à la coque qu’il était justement en train de nous servir dans des coquetiers en porcelaine.

— Je ne partage pas ta confiance envers les institutions, a-t-il déclaré. Il faut tout faire soi-même.

J’ignore ce qu’il avait à l’esprit.