Introduction
 
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En compagnie de Madame Bovary. Pour beaucoup, sans le bovarysme la vie serait une horreur. A se prendre pour autres que ce qu’ils sont, à s’imaginer dans une configuration différente de celle du réel, les hommes évitent le tragique, certes, mais passent à côté d’eux-mêmes. Je ne méprise pas les croyants, je ne les trouve ni ridicules ni pitoyables, mais je désespère qu’ils préfèrent les fictions apaisantes des enfants aux certitudes cruelles des adultes. Plutôt la foi qui apaise que la raison qui soucie – même au prix d’un perpétuel infantilisme mental : voilà une opération de passe-passe métaphysique à un coût monstrueux !
 
Dès lors je ressens ce qui toujours monte du plus profond de moi quand j’assiste à l’évidence d’une aliénation : une compassion pour l’abusé doublée d’une violente colère contre ceux qui les trompent avec constance. Pas de haine pour l’agenouillé, mais une certitude de ne jamais pactiser avec ceux qui les invitent à cette position humiliante et les y entretiennent. Qui pourrait mépriser des victimes ? Et comment ne pas combattre leurs bourreaux?
 
La misère spirituelle génère le renoncement à soi; elle vaut les misères sexuelles, mentales, politiques, intellectuelles et autres. Etrange comme le spectacle de l’aliénation du voisin fait sourire celui qui passe à côté de la sienne. Le chrétien qui mange du poisson le vendredi sourit du musulman qui refuse la viande de porc – qui moque le juif récusant les crustacés... Le loubavitch qui dodeline devant le mur des Lamentations regarde avec étonnement le chrétien agenouillé sur un prie-Dieu, pendant que le musulman installe son tapis de prière dans la direction de La Mecque. Pourtant, aucun ne conclut que la paille dans l’œil du voisin vaut bien la poutre dans le sien. Et que l’esprit critique, si pertinent et toujours bienvenu quand il s’agit d’autrui, gagnerait à être étendu à sa propre gouverne.
 
La crédulité des hommes dépasse ce qu’on imagine. Leur désir de ne pas voir l’évidence, leur envie d’un spectacle plus réjouissant, même s’il relève de la plus absolue des fictions, leur volonté d’aveuglement ne connaît pas de limites. Plutôt des fables, des fictions, des mythes, des histoires pour enfants, que d’assister au dévoilement de la cruauté du réel qui contraint à supporter l’évidence tragique du monde. Pour conjurer la mort, l’homo sapiens la congédie. Afin d’éviter d’avoir à résoudre le problème, il le supprime. Avoir à mourir ne concerne que les mortels : le croyant, lui, naïf et niais, sait qu’il est immortel, qu’il survivra à l’hécatombe planétaire...
 
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Les profiteurs embusqués. Je n’en veux pas aux hommes qui consomment des expédients métaphysiques pour survivre ; en revanche, ceux qui en organisent le trafic – et se soignent au passage – campent radicalement et définitivement en face de moi, de l’autre côté de la barricade existentielle – versant idéal ascétique. Le commerce d’arrière-mondes sécurise celui qui les promeut, car il trouve pour lui-même matière à renforcer son besoin de secours mental. Comme bien souvent le psychanalyste soigne autrui pour mieux éviter d’avoir à s’interroger trop longuement sur ses propres fragilités, le vicaire des Dieux monothéistes impose son monde pour se convertir plus sûrement jour après jour. Méthode Coué...
 
Cacher sa propre misère spirituelle en exacerbant celle d’autrui, éviter le spectacle de la sienne en théâtralisant celle du monde – Bossuet, prédicateur emblématique ! –, voilà autant de subterfuges à dénoncer. Le croyant, passe encore; celui qui s’en prétend le berger, voilà trop. Tant que la religion reste une affaire entre soi et soi, après tout, il s’agit seulement de névroses, psychoses et autres affaires privées. On a les perversions qu’on peut, tant qu’elles ne mettent pas en danger ou en péril la vie d’autrui...
 
Mon athéisme s’active quand la croyance privée devient une affaire publique et qu’au nom d’une pathologie mentale personnelle on organise aussi pour autrui le monde en conséquence. Car de l’angoisse existentielle personnelle à la gestion du corps et de l’âme d’autrui, il existe un monde dans lequel s’activent, embusqués, les profiteurs de cette misère spirituelle et mentale. Détourner la pulsion de mort qui les travaille sur la totalité du monde ne sauve pas le tourmenté et ne change rien à sa misère, mais contamine l’univers. En voulant éviter la négativité, il l’étend autour de lui, puis génère une épidémie mentale.
 
Moïse, Paul de Tarse, Constantin, Mahomet, au nom de Yahvé, Dieu, Jésus et Allah, leurs fictions utiles, s’activent à gérer des forces sombres qui les envahissent, les travaillent et les tourmentent. En projetant leurs noirceurs sur le monde, ils l’obscurcissent plus encore et ne se déchargent d’aucune peine. L'empire pathologique de la pulsion de mort ne se soigne pas avec un épandage chaotique et magique, mais par un travail philosophique sur soi. Une introspection bien menée obtient le recul des songes et des délires dont se nourrissent les dieux. L'athéisme n’est pas une thérapie mais une santé mentale recouvrée.
 
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Augmenter les Lumières. Ce travail sur soi suppose la philosophie. Non pas la foi, la croyance, les fables, mais la raison, la réflexion correctement conduite. L'obscurantisme, cet humus des religions, se combat avec la tradition rationaliste occidentale. Un bon usage de son entendement, la conduction de son esprit selon l’ordre des raisons, la mise en œuvre d’une véritable volonté critique, la mobilisation générale de son intelligence, l’envie d’évoluer debout, voilà autant d’occasions d’obtenir le recul des fantômes. D’où un retour à l’esprit des Lumières qui donnent leur nom au XVIIIe siècle.
 
Certes il y aurait beaucoup à dire sur l’historiographie de cet autre Grand Siècle. La Révolution française en ligne de mire, les historiens du siècle suivant écrivent dans la foulée une histoire singulière. Rétrospectivement on privilégie ce qui paraît produire directement le récent événement historique ou y contribuer vivement. Les démontages ironiques de Voltaire, Montesquieu et ses trois pouvoirs, le Rousseau du Contrat social, Kant et son culte de la raison, d’Alembert maître d’œuvre de l’Encyclopédie, etc. En fait, on privilégie des Lumières pas plus aveuglantes que ça, des Lumières présentables et politiquement correctes.
 
Je tiens pour des Lumières plus vives, plus franches, nettement plus audacieuses. Car, sous l’apparente diversité, tout ce beau monde communie dans le déisme. Et tous combattent l’athéisme avec force, à quoi ces penseurs choisis ajoutent un égal et souverain mépris pour le matérialisme et le sensualisme – autant d’options philosophiques constitutives d’une aile gauche des Lumières et d’un pôle de radicalité oublié, mais susceptible d’être sollicité aujourd’hui. Celui qui m’agrée.
 
Kant excelle dans les audaces retenues. La Critique de la raison pure propose en six cents pages de quoi faire exploser la métaphysique occidentale, mais le philosophe renonce. La séparation entre foi et raison, noumènes et phénomènes, consacre deux mondes séparés, c’est déjà un progrès... Un effort supplémentaire aurait permis qu’un de ces deux mondes – la raison – revendique des droits sur l’autre – la foi. Et que l’analyse n’épargne pas la question de la croyance. Car, en déclarant ces deux mondes séparés, la raison renonce à ses pouvoirs, elle épargne la foi, la religion est sauvée. Kant peut alors postuler ( !) (quel besoin d’autant de pages pour en être réduit à postuler...) Dieu, l’immortalité de l’âme et l’existence du libre arbitre, trois piliers de toute religion.
 
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Derechef, qu’est-ce que les Lumières? On connaît l’opuscule de Kant Qu’est-ce que les Lumières ? Est-il encore lisible deux siècles plus tard? Oui. On peut, et l’on doit souscrire au projet, toujours d’actualité : sortir les hommes de leur minorité ; donc vouloir les moyens de réaliser leur majorité ; renvoyer chacun à sa responsabilité quant à son état de mineur; avoir le courage de se servir de son entendement; se donner, et donner aux autres, les moyens d’accéder à la maîtrise de soi; faire un usage public et communautaire de sa raison dans tous les domaines, sans exception; ne pas tenir pour vérité révélée ce qui provient de la puissance publique. Projet magnifique...
 
Pourquoi faut-il donc que Kant soit si peu kantien ? car comment permettre l’accès à l’âge adulte en interdisant l’usage de la raison dans le domaine religieux qui jubile tant d’avoir affaire à des mineurs mentaux? On peut penser, certes, il faut avoir l’audace de questionner, bien sûr, y compris le percepteur ou le prêtre, écrit Kant – dès lors, pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Allons-y : postulons plutôt l’inexistence de Dieu, la mortalité de l’âme et l’inexistence du libre arbitre !
 
Encore un effort, donc, pour augmenter la clarté des Lumières. Un peu plus de Lumières, plus et mieux de Lumières. Contre Kant, soyons kantien, acceptons le pari de l’audace à laquelle il nous invite sans l’oser lui-même – Madame Kant mère, piétiste austère et rigoureuse s’il en est, doit probablement tenir un peu la main du fils quand il conclut sa Critique de la raison pure en désamorçant le potentiel de cet explosif faramineux...
 
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L'immense clarté athéologique. Les Lumières qui suivent Kant sont connues : Feuerbach, Nietzsche, Marx, Freud entre autres. L'ère du soupçon permet au XXe siècle un réel découplage de la raison et de la foi, puis un retournement des armes rationnelles contre les fictions de la croyance. Enfin un dégagement du terrain et la libération d’une aire nouvelle. Sur cette zone métaphysique vierge, une discipline inédite peut voir le jour : nommons là l’athéologie.
 
Le terme n’est pas un néologisme de ma fabrication : on le trouve chez Georges Bataille qui annonce dès 1950, dans une lettre à Raymond Queneau datée du 29 mars, son désir de réunir ses livres publiés chez Gallimard en trois volumes sous le titre générique : La Somme athéologique. En 1954, Bataille propose un autre plan, certains textes annoncés quatre ans plus tôt n’ont pas été écrits, d’autres restent en chantier, l’économie intérieure de l’ouvrage bouge sans cesse. Un tome quatre est annoncé : Le pur bonheur, puis un cinquième : Le système inachevé du non-savoir. Aucun ne verra le jour. L'ouvrage existe aujourd'hui, mais comme un assemblage de parerga et paralipomena.
 
L'inachèvement de ce corpus important, l’abondance de plans et de projets, les tergiversations visibles dans la correspondance sur l’architectonique, l’aveu fait par Bataille de son désir forcené de ne pas être philosophe, le renoncement au projet de jeunesse qui conduisait alors ses lectures, ses pensées et son écriture – fonder une religion –, tout ceci témoigne en faveur d’un chantier laissé en état, et ce définitivement. Reste l’athéologie, ce concept en déshérence, il est sublime.
 
Deleuze et Foucault entendent les concepts comme les instruments d’une boîte à outils à disposition pour quiconque aspire au travail philosophique. Je ne tiens pas pour l’acception batallienne du terme – d’autant que le mot exigerait une archéologie minutieuse probablement destinée à n’offrir que d’insatisfaisants résultats –, mais pour ce qu’on peut en faire aujourd’hui : la contre-allée de la théologie, le chemin qui remonte en amont le discours sur Dieu pour en examiner les mécanismes de plus près afin de découvrir l’envers du décor d’un théâtre planétaire saturé de monothéisme. L'occasion d’un démontage philosophique.
 
Au-delà de ce Traité d’athéologie liminaire, la discipline suppose la mobilisation de domaines multiples : psychologie et psychanalyse (envisager les mécanismes de la fonction fabulatrice), métaphysique (traquer les généalogies de la transcendance), archéologie (faire parler les sols et sous-sols des géographies desdites religions), paléographie (établir le texte de l’archive), histoire bien sûr (connaître les épistémès, leurs strates et leurs mouvements dans les zones de naissance des religions), comparatisme (constater la permanence de schèmes mentaux actifs dans des temps distincts et des lieux éloignés), mythologie (enquêter sur les détails de la rationalité poétique), herméneutique, linguistique, langues (penser l’idiome local), esthétique (suivre la propagation iconique des croyances). Puis la philosophie, évidemment, car elle paraît la mieux indiquée pour présider aux agencements de toutes ces disciplines. L'enjeu? Une physique de la métaphysique, donc une réelle théorie de l’immanence, une ontologie matérialiste.