Un jour d’été, au petit-déjeuner, Joe annonça :

– J’ai seize ans aujourd’hui.

– Bon anniversaire ! lui souhaitèrent Norman et Christina.

– Tu veux qu’on fête ça ? demanda Christina un peu plus tard.

– Non. D’habitude, je ne célèbre pas ce genre de choses.

– De quoi aurais-tu envie ? interrogea Norman.

Visiblement, l’adolescent avait prémédité sa réponse qui sortit aussitôt :

– Vous accompagner à Burning Man à la fin de ce mois.

– Non, dit Christina.

Joe s’attendait si peu à ce refus qu’il s’étrangla.

– Non, répéta Christina fermement, tu es encore trop jeune.

– Chaque année, des mômes y vont ! protesta Joe.

– Chacun fait ce qu’il veut avec ses gosses, dit Norman.

– En quoi ça vous dérangerait que je vienne ?

– Quand nous sommes à Burning Man, poursuivit le magicien, nous prenons des hallucinogènes. À ton âge, c’est interdit.

– Au vôtre aussi ! hurla Joe.

– Nous savons que c’est illégal. Seulement ça nous réussit, dit Christina. Crois-en mon expérience : en consommer à ton âge, c’est l’enfer garanti.

– Je m’abstiendrai.

– Tu ne pourrais pas t’empêcher de désobéir, continua Christina. Et ça te bousillerait.

– Tu y as bien survécu !

– Pas si bien que ça. Et par miracle.

– Qu’est-ce qui m’empêche d’en prendre ici ?

– Ici, c’est difficile à trouver. À Burning Man, il suffit de tendre la main.

– Franchement, m’avez-vous déjà vu m’intéresser à ces saloperies ? Je n’ai pas le profil.

– Ils ont tous dit ça, ceux qui sont devenus junkies.

Joe comprit que cette discussion était sans espoir. Abasourdi, il se demanda avec quels cinglés il vivait depuis près d’un an. Il avait l’impression d’être un fou de Dieu à qui on interdisait de partir en croisade, au motif qu’en Terre sainte, il courrait le grave risque de mordre au tabac à priser. L’incongruité des adultes le révolta.

 

Fin août, Norman et Christina partirent pour Burning Man, laissant à Joe la garde de la maison.

– Tu peux inviter des amis si tu veux, dit Christina.

– Ou des amies, ajouta Norman avec un clin d’œil.

« Ce balourd », pensa l’adolescent en regardant s’éloigner le véhicule.

Ce mois-là, il consacra l’argent qu’il dépensait en fleurs à l’achat de tous les livres où il était question de psychédéliques.

« Norman et Christina ont obtenu le résultat inverse de ce qu’ils espéraient, jubila-t-il. Moi qui ne m’intéressais absolument pas aux substances illicites, voici que ça me passionne. »

Burning Man dure sept jours. Joe passa la semaine entière à lire. Il apprit des choses qui pourraient lui être très utiles.

 

Le couple revint avec un air d’épanouissement si absolu que c’en était insupportable.

– C’était bien ? demanda Joe, sarcastique.

Ils répondirent par des borborygmes éperdus.

– Je vois. Vous vous êtes éclatés, commenta-t-il, en ayant l’impression d’être le seul adulte.

Norman se mit à rire sans répondre.

– Quand aurai-je le droit de vous y accompagner ?

– Avant tes dix-huit ans, n’y songe pas, lança Christina qui venait de retrouver l’usage de la parole. Idéalement, tu devrais attendre d’avoir vingt ans.

– Dix-huit ans, maintint Joe avec la fermeté de qui marchande sa survie.

– Va pour dix-huit, dit Norman.

Deux années à attendre. Pour n’importe qui, ce serait long. Pour Joe, c’était insoutenable. À seize ans, deux années, c’est une persécution. Ce qu’il attendait, ce dont il avait le besoin le plus violent, le plus obsessionnel, c’était posséder Christina. Il ne doutait pas d’y parvenir : il ne pouvait se permettre cette incertitude.

Si Joe avait été moins dément, il n’aurait pas englouti dans la frustration rageuse les deux années en question. Il aurait procédé comme n’importe qui en situation de latence : il se serait fait la main. Il aurait connu le temps aventureux de l’extrême jeunesse, avec ses coucheries, ses rencontres sans lendemain, ses lendemains ravis des aubaines de la nuit.

Fou amoureux de Christina, il se donnait ce haut motif pour castrer les années les plus sexuelles d’une vie humaine. Mais avec le même argument, il aurait pu défendre une hygiène radicalement opposée : n’est-ce pas une preuve d’amour que d’apprendre à devenir un bon amant ? Qu’y a-t-il de beau à vouloir offrir à l’élue les ardeurs niaises d’un puceau ?

Et c’est ainsi que de seize à dix-huit ans, Joe répéta ses gammes de magicien jusqu’à se les tatouer dans les nerfs, s’exerça à un nombre considérable de tours nouveaux, étudia avec Norman les pratiques de la scène, passa le permis de conduire, lut beaucoup de livres, se toucha peu et mal – bref, se sacrifia au nom d’un amour qui ne lui avait rien demandé.