Notice.

 

Une tragédie pour se détendre...

Nathalie Sarraute a écrit Pour un oui ou pour un non après la parution de L'Usage de la parole (1980). A l'en croire, la rédaction de ses pièces a toujours constitué pour elle une "détente", après l'effort considérable demandé par l'écriture romanesque. Non que l'expression théâtrale ait jamais paru évidente à l'écrivain, qui résista au contraire longuement avant d'accepter, avec Le Silence, en 1964, l'offre d'une radio allemande (le Süddeutscher Rundfunk) d'écrire des textes entièrement dialogués. Sarraute s'est souvent exprimée sur la difficulté qu'elle a d'abord eue à faire passer au-dehors ce qui dans le roman restait de l'ordre du "sous-texte[xxii]". Sa sixième pièce frappe pourtant par son extrême densité et sa structure impeccablement dramatique. Elle doit probablement son "efficacité" scénique au resserrement structurel qu'elle opère par rapport aux oeuvres précédentes. Le nombre même des adversaires en présence traduit l'épurement progressif de la scène sarrautienne : des sept, neuf et huit personnages du Silence (1964), du Mensonge (1966) ou d'Isma (1970), des trois de C'est beau (1975), des quatre d'Elle est là (1978), on est passé à deux protagonistes dressés l'un contre l'autre, à peine soulagés de leur combat singulier par la brève intervention des voisins. Deux fauves en cage ne s'entre-dévoreraient sans doute pas plus farouchement. Cette impossibilité de divertir l'attention augmente le caractère tragique de la rencontre. H. 2 a beau jeu d'annoncer à plusieurs reprises l'issue fatale du processus :

 

(...) en parler seulement, évoquer ça... ça peut vous entraîner... (p. 25)

Non. Je ne veux pas. Ça nous entraînerait trop loin... (p. 42)

Non... à quoi bon ?Je peux tout te dire d'avance... (p. 49)

 

Une fois lancée, la machine infernale du tropisme conduit inéluctablement à la négation de l'un par l'autre. Du "oui" au "non" de ce qui pourrait passer finalement pour une boutade finale, il y a l'espace métaphorique d'une mort programmée :

 

H. 2 : Oui ou non ?...

H. 1 : Ce n'est pourtant pas la même chose...

H. 2 : En effet : Oui. Ou non.

H. 1 : Oui.

H. 2 : Non !

 

 

Des mots de roman sous la loupe de la scène.

L'expression lexicalisée qui sert de titre à la pièce rappelle les formules toutes faites qui scandent la production romanesque de l'écrivain, comme Entre la vie et la mort ou "disent les imbéciles", et les textes courts de L'Usage de la parole : "Et pourquoi pas ?", "Eh bien quoi, c'est un dingue...", "A très bientôt", "Ne me parlez pas de ça" ... La fin de "Mon petit" semble d'ailleurs anticiper ce qui fera la matière de l'oeuvre suivante :

 

Comment vivrait-on si on prenait la mouche pour un oui ou pour un non, si on ne laissait pas très raisonnablement passer de ces mots somme toute insignifiants et anodins, si on faisait pour si peu, pour moins que rien de pareilles histoires ? (Folio, p. 105).

 

Le défaut ici dénoncé était d'ailleurs celui de Germaine Lemaire dans Le Planétarium (Folio, p. 151-152). Mais surtout, l'expression constitue le refrain lancinant d'un chapitre d'Entre la vie et la mort :

 

On rosit, on baisse les yeux, on se trémousse comme si on était chatouillé, avec des petits rires nerveux, on recule comme si on avait peur de se brûler, et puis, tout de même, on ne peut pas s'en empêcher... "Au fait, vous savez, mon livre marche bien... je suis content..."

Elles lèvent la tête au-dessus de leur tricot, de leur journal, de leur livre, de leur jeu de patience, et puis l'abaissent : "C'est bi.i.ien, ça..." appuyant sur le "bien", l'étirant, et puis faisant tomber comme une grille qui se referme sur la souris qui a mordu à l'appât : "ça".

(...) "Au fait, vous savez, mon livre marche bien, je suis content..." et on se cogne, bien sûr, pouvait-il en être autrement, on a mal quand on a fait un à plat et qu'on a reçu en plein ventre : "C'est bien, ça."

(...) C'est agaçant qu'on vienne ainsi vous forcer la main, elles se sentent gênées pour lui, elles lèvent à peine la tête... "C'est bien, ça" tenez, ce sera tout ce que vous recevrez, n'attendez plus rien (Folio, p. 136-138).

 

Pour un oui ou pour un non n'a pourtant rien d'une adaptation théâtrale d'un tel passage. Nathalie Sarraute s'en est notamment défendue dans un entretien que nous avons eu avec elle en 1990 :

 

Comme je vous l'ai dit, je relis très rarement mes romans. Si bien que, par exemple, je ne me souvenais absolument pas d'avoir écrit tout un chapitre sur "C'est bien, ça", dans Entre la vie et la mort. C'est seulement par la suite que des gens qui ont vu Pour un oui ou pour un non me l'ont fait remarquer. Mais cela veut uniquement dire que "C'est bien, ça" était une expression qui m'avait frappée et que je désirais voir ce qu'elle cachait. Je l'ai fait pour le livre, et puis je l'ai oublié, et j'ai cherché de nouveau pour la pièce. Mais je n'ai rien repris du roman. Ce sont des choses tout à fait séparées[xxiii].

 

Le fonctionnement obsessionnel du tropisme, et la progression verticale de l'oeuvre de Sarraute, qui ne cesse de se recreuser soi-même, justifient cette nouvelle exploitation de la formule. On remarque cependant à quel point le théâtre parvient à jouer le rôle de loupe que l'écrivain lui assigne : deux pages d'un roman font la matière d'une heure de spectacle. Le tropisme prolifère, enfle démesurément pour mieux éclater à la face du public.

 

 

De Blanche-Neige aux frères ennemis: un spectacle "tout public" ?

Avant même la création théâtrale, Pour un oui ou pour un non a été très bien reçu de ses lecteurs et a donné lieu à de nombreuses analyses. Dans La Quinzaine littéraire des 16-31 mars 1982, pour ne citer qu'un exemple, Francine de Martinoir s'intéresse à la communauté que la pièce crée entre le public et les personnages, et insiste sur la puissance dramatique du texte :

 

De fait, ici et maintenant nous sommes contraints de nous demander ce qui va se passer entre les deux personnages, nous nous trouvons presque malgré nous entraînés dans un temps constructif, tourné vers l'action, c'est-à-dire vers la réponse à une question, grâce aux attaques des phrases prononcées. (...) De cet affrontement entre l'informulé et la vitrification du langage, Nathalie Sarraute n'a-t-elle pas dit qu'il constituait une action dramatique très précieuse, à l'oeuvre dans beaucoup de ses créations ?

 

L'excellent accueil fait à la pièce s'explique largement par la grande proximité que l'auteur parvient à établir entre ses personnages et son public. Si le milieu dans lequel ils évoluent reste "un certain milieu intellectuel bourgeois" commun à la plupart des oeuvres de l'auteur (Nathalie Sarraute s'en justifie auprès de Simone Benmussa dans ses entretiens avec le metteur en scène[xxiv]), la banalité de la situation choisie, le caractère infime de l'émotion retenue, dépassent largement tous les clivages sociaux. H. 1 et H. 2 sont ainsi paradoxalement élevés au rang d'archétypes, alors même qu'ils s'acharnent à préserver ce qui fait leur irréductible différence. L'usage qui est fait du motif du conte de fées participe de ce que nous avons ailleurs pu nommer la "dynamique mythique[xxv]" de l'écriture sarrautienne. Le réalisme de surface est travaillé souterrainement par un autre modèle, qui empêche radicalement l'oeuvre de basculer dans la conversation de salon ou le simple "théâtre de chambre". L'insistance que met H. 2 à évoquer l'histoire de Blanche-Neige éclaire ainsi d'un jour nouveau sa relation avec H. 1. L'intérêt du "délire" dénoncé par ce dernier est qu'il renforce la dimension fantastique introduite par l'évocation du tribunal des "gens normaux" (p. 27) et l'intervention des voisins (p. 31-35) :

 

H. 2 : (…) Vraiment ? Il y avait donc là-bas... cachée au fond de la forêt, une petite princesse...

H. 1 : Quelle forêt ? Quelle princesse ? Tu divagues...

H. 2 : Bien sûr, je divague... Qu'est-ce que tu attends pour les rappeler ? "Écoutez-le, il est en plein délire... quelle forêt ?" Eh bien oui, mes bonnes gens, la forêt de ce conte de fées où la reine interroge son miroir : "Suis-je la plus belle, dis-moi..." Et le miroir répond : "Oui, tu es belle, très belle, mais il y a là-bas, dans une cabane au fond de la forêt, une petite princesse encore plus belle..." Et toi, tu es comme cette reine, tu ne supportes pas qu'il puisse y avoir quelque part caché...

H. 1 : Un autre bonheur... plus grand ?

H. 2 : Non justement, c'est encore pire que ça (p. 38).

 

H. 1 : (…) C'est exactement ce que je sens quand j'essaie de me mettre a ta place.

H. 2 : Qui t'oblige a t'y mettre ?

H. 1 : Je ne sais pas... je veux toujours comprendre...

H. 2 : C'est ce que je le disais : tu doutes toujours, tu crains qu'il n'ait là-bas, dans une petite cabane dans la forêt... (p. 46).

 

II serait sans doute facile d'interroger la pièce à partir des relents oedipiens du conte de Grimm ; on la rattacherait alors discrètement (le rapprochement avec la figure de l'écrivain d'Entre la vie et la mort nous y aiderait) à l'indifférence, voire la vraisemblable jalousie, éprouvée par Pauline Chatounowski (auteur de romans de cape et d'épée et de contes pour enfants...) envers sa fille Nathalie[xxvi]. Sans nous aventurer plus avant sur ces terrains mouvants[xxvii], nous retiendrons simplement ce que Bruno Bettelheim dit, précisément à propos de Blanche-Neige, de l'efficacité des contes de fées opposés aux mythes qui leur ressemblent :

 

Côté mythe, on ne trouve qu'une difficulté insurmontable et la défaite finale ; côté conte de fées, le péril est le même, mais il finit par être surmonté. À la fin du conte, la rétribution du héros est non pas la mort, mais une intégration supérieure, telle qu'elle est symbolisée par ses victoires sur ses ennemis et ses rivaux, et par son bonheur final[xxviii].

 

De ce point de vue, de même que la thérapie psycho-dramatique échoue (voir la préface, p. 11-14), la positivité du conte se renverse en négativité du mythe, celui de La Thébaïde, en l'occurrence, qui permet à H. 1 et H. 2 de passer de la fraternité initiale ("Tu te souviens comme on attendrissait ta mère ?") à la "lutte à mort" finale :

 

H. 2 : (...) Il faut bien voir ce qui est : nous sommes dans deux camps adverses. Deux soldats de deux camps ennemis qui s'affrontent (p. 45).

 

Le caractère purement fantasmatique de l'affrontement annule certes la "cruauté" des échanges, comme le fait remarquer Sarraute :

 

Où est la cruauté ici ? Il n'y a pas de cruauté : ces deux êtres n'appartiennent pas au même univers, mais cela ne les empêchera jamais d'être toujours prêts a se rendre service et a s'aider mutuellement. Dans leur activité extérieure, ils demeureront toujours beaucoup moins agressifs que ne le sont les gens dans la vie réelle. Ce n'est qu'à l'intérieur que chacun est destructeur de l'autre[xxix].

 

Mais le voyage fait par les personnages dans ce "for intérieur" ne pourra pas ne pas laisser, au bout du compte, comme le souvenir d'un voyage chez les morts.