III
LA LUTTE
Damu
Nasik grouillait d’activité. Des groupes de mahars enthousiastes tenaient des réunions, envoyaient des émissaires, faisaient des projets. Partout, on voyait des affiches montrant le portrait de Babasaheb à côté d’un temple. Au milieu, il y avait un message simple et clair : Dieu appartient à tous. Tous les hindous doivent pouvoir entrer dans le temple.
Pour nous, les choses n’auraient pas pu tomber mieux. Moi, j’étais encore sous le choc de ma réaction au village. Mon défi à la tradition s’était directement inspiré de Babasaheb et de son mouvement. Et voilà que tous ces gens étaient là, sous mes yeux! Des foules étaient rassemblés, tous portaient un insigne sur l’épaule gauche. Certains mahars étaient venus de localités très éloignées.
Nous nous mêlâmes à la foule. Mais moi, je brûlais d’agir. Incapable de contenir mon enthousiasme, j’allai m’adresser à un membre du service d’ordre :
Jai Bhim, vive Babasaheb!
Je le saluai haut et fort, puis je lui expliquai que nous n’avions pas d’insignes – et même pas deux annas pour en acheter –, mais que nous n’en étions pas moins de véritables disciples.
– Ne vous inquiétez pas, dit-il. Venez avec moi.
Il nous fit entrer dans un petit bureau de fortune, sous une tente et, après avoir inscrit nos noms dans un registre, il nous offrit deux insignes. Fièrement, je les épinglai sur Sonu et sur moi, tout excité de participer à la force qui prenait forme sous nos yeux.
Dans la foule, il y avait beaucoup de femmes. Certaines d’entre elles portaient un enfant dans les bras, d’autres traînaient une couvée tout entière. J’étais heureux que Sonu participe au mouvement.
Quelques volontaires à la parole facile circulaient parmi la foule, en expliquant ce qui se passait :
– Nous lançons un satyagraha, c’est une résistance pacifique, une désobéissance civile. Nous ne cesserons que lorsque l’on nous autorisera, nous les intouchables, à pénétrer dans les temples hindous.
Notre émotion montait au cri unanime de : Jai Bhim !
Je m’émerveillais du choix qu’avait fait Babasaheb. Comme pour la manifestation de Mahad, il avait soigneusement choisi le temple de Kala Ram pour lancer la campagne d’agitation.
Le soir, nous nous assîmes avec quelques activistes, et je leur racontai la marche du réservoir de Chowdar, à Mahad.
– Tu veux dire que tu as vu Babasaheb en personne ? me demanda l’un d’eux.
Soudain, à leurs yeux, je devins une personne respectable et ils voulurent en savoir davantage sur le mouvement à Bombay. Il ne fut pas nécessaire de me prier. Jusque tard dans la nuit, nous échangeâmes des histoires et moi je récitai tous les discours de Babasaheb dont je me souvenais.
À leur tour, ils m’expliquèrent qu’ils se préparaient depuis des mois, que Babasaheb les avait guidés depuis Bombay et qu’il allait venir à Nasik le jour de Ram Navami. Un comité d’activistes locaux avait été formé pour discuter avec les responsables du temple, mais cela n’avait rien donné car ceux-ci refusaient catégoriquement toute rencontre avec le comité.
Ceux du temple avaient une semaine pour répondre, sinon les activistes menaçaient de lancer une manifestation. Un appel avait déjà été transmis aux intouchables dans tout l’État du Maharastra, les invitant à venir à Nasik réclamer leur droit à adorer le dieu Ram 1dans le temple de Kala Ram2.
Le jour de la manifestation, une foule immense circulait en se saluant par des « Jai Bhim ». Quinze mille, peut-être vingt mille personnes s’étaient rassemblées là. Face à une telle force, qui oserait encore nous traiter de « sous-hommes » ? me demandai-je. Je commençais à comprendre pourquoi Babasaheb avait exhorté tous les intouchables à l’union. Tous les gens réunis ici, à Nasik, à son instigation, donnaient au mouvement un poids considérable.
La réunion commença sous la présidence de Babasaheb. Les chefs locaux prirent la parole en premier, ils définirent les grandes lignes de notre programme. Puis, lorsque Babasaheb se leva pour parler, l’immense foule se dressa pour l’acclamer. Il expliqua le but de la lutte et il récapitula les efforts qu’il avait déployés pour aboutir par la négociation. Certes, nous ne mourrions pas de ne pas pouvoir pénétrer dans le temple. Certes, nous ne deviendrions pas immortels du seul fait d’y entrer. Mais nous devions lutter pour l’égalité des droits, nos droits d’êtres humains. Donc pas question de renoncer. Il fut salué par un tonnerre d’applaudissements.
Après les discours, la marche s’ébranla, la plus importante que j’aie jamais vue. Babasaheb venait en tête. L'orchestre suivait, jouant des airs martiaux qui rappelaient les liens étroits entre la communauté mahar et l’armée. Puis venaient les volontaires. Ensuite défila un groupe de cinq cents femmes environ. C'était une révolution en soi : la première fois que des femmes dalits participaient à un mouvement de masse! Derrière suivaient des milliers de manifestants, défilant dans l’ordre et la discipline 3.
Quand notre cortège arriva au temple, les portes en étaient closes et barricadées. L'entrée principale était gardée par un contingent de policiers armés, placés sous les ordres de M. Reynolds, commissaire en chef de la police britannique.
Babasaheb alla parlementer avec le commissaire, puis il détourna le cortège en direction du fleuve Godavari, où se tint une autre réunion. Il annonça qu’un combat pacifique allait débuter, dès le lendemain, devant les portes mêmes du temple. Chacun d’entre nous alla s’enrôler comme volontaire, dans les règles, avant de regagner sa tente.
Le lendemain, la campagne pacifique s’engagea. La foule se retrouva devant l’entrée principale du temple : il y avait quatre entrées, mais le portail est était le principal. L'atmosphère était tendue. Des policiers massés par centai-nes se tenaient à chaque porte, d’autres surveillaient étroitement les manifestants. M. Reynolds avait installé son bureau sous une tente plantée juste en face du temple, et il avait campé là, craignant des actions en pleine nuit.
Chacun des portails fut bloqué par des milliers de manifestants qui se relayaient pour former une barrière humaine. Le temple fut isolé. Plus personne ne pouvait y entrer.
Puis la rumeur se répandit : des centaines de gens des castes supérieures se cachaient dans les maisons avoisinantes, tous armés de bâtons et de gourdins, et prêts à l’assaut, au cas où nous tenterions une entrée en force. Mais nous, nous nous contentions d’être là, accroupis devant les portes, et de chanter. Les instructions de Babasaheb étaient strictes : la manifestation devait rester pacifique.
Le lendemain, les dirigeants locaux tinrent conseil. Ils nous informèrent ensuite que les représentants des hautes castes s’étaient rencontrés pour tenter de sortir de l’impasse. Parmi les administrateurs du temple, quelques libéraux, nous dit-on, comprenaient les revendications des intouchables. Mais les orthodoxes demeuraient inflexibles. Certains avaient même jeté des pierres et des chaussures à la face des libéraux. Des jusqu’au-boutistes étaient allés jusqu’à proclamer que le dieu Ram en personne ne pourrait les forcer à ouvrir les portes aux intouchables. Rien d’étonnant, donc, à ce que la réunion se soit terminée dans la plus grande confusion.
Cela ne fit que renforcer notre détermination et nous poursuivîmes notre siège, dans une atmosphère de tension extrême. Heureusement, il n’y eut aucun incident à déplorer.
Deux jours plus tard, nous étions toujours dans l’impasse. L'après-midi, un vieux brahmane qui passait devant le temple nous vit accroupis là, à chanter sous un soleil de plomb. Il fut si impressionné par notre détermination qu’il vida sa maigre bourse à notre intention et nous offrit toute sa fortune. En se moquant des castes supérieures, il dit :
Même les pierres de ce temple fondraient devant votre volonté d’adorer le Seigneur, mais le cœur des orthodoxes reste de glace4!
Parmi les manifestants, quelques-uns entreprirent de faire des discours. Ils proposèrent de renoncer à l’hindouisme et d’adopter d’autres religions :
Si les hindous ne nous traitent pas en égaux, à quoi bon appartenir à la religion hindoue ?
À l’époque, une histoire avait fait sensation à Nasik : un brahmane, qui avait exprimé sa sympathie pour les intouchables, avait été passé à tabac par des brutes des castes supérieures. Il avait soutenu que l’intouchabilité était la honte de l’hindouisme, qu’il fallait y mettre un terme… En désespoir de cause, il avait renoncé à l’hindouisme pour se convertir à l’islam. Il avait même renoncé à son nom, Ganesh Abaji Kulkarni, pour prendre celui de Mohamed Khan. Un jour, dans un restaurant, il s’était installé dans la zone réservée aux musulmans. Alors, il avait été rossé par le propriétaire de l’hôtel, un homme de caste supérieure, et flanqué à la porte!
Quelques dirigeants répliquèrent que changer de religion, ce n’était pas la solution. À son tour, Babasaheb répéta que renoncer à l’hindouisme ne changerait rien. Ce qu’il fallait, c’était réformer l’hindouisme de l’intérieur.
7 mars 1930.
On en était au sixième jour, et l’action se poursuivait toujours. Lors d’une réunion publique, on annonça qu’à Dandi, une ville voisine, le mahatma Gandhi avait défié les lois sur le sel imposées par les Anglais. Il avait également annoncé la création, dans tout le pays, au nom du Congrès national indien, d’un mouvement de désobéissance civile contre la domination britannique.
En même temps, certains dirigeants du Congrès, au départ favorables à l’abolition de l’intouchabilité et au mouvement pour l’accès aux temples, commençaient à faire pression sur Babasaheb pour qu’il mette fin à son action. Mais Babasaheb refusa :
– On ne peut plus nous refuser nos droits fondamentaux d’êtres humains, ni les bienfaits de la civilisation et de la culture. Nous poursuivrons notre mouvement jusqu’à ce que soit reconnu notre droit naturel.
8 mars 1930.
Le commissaire régional, un Indien, vint prendre la mesure de la situation en compagnie du préfet de district et de policiers en armes. À leur grande surprise, personne ne se leva pour les saluer, comme on l’aurait dû. La foule continua à chanter et à scander des slogans en les ignorant délibérément.
Là-dessus, Babasaheb vint nous haranguer, et nous lui fîmes un accueil enthousiaste! Les fonctionnaires étaient rouges de colère.
Les administrateurs du temple défendirent leur point de vue face aux officiels. D’après eux, le temple était propriété privée, et eux seuls avaient le droit d’en accorder ou d’en refuser l’accès. Or, selon la pompe à rumeur, ils auraient été bien incapables de présenter le moindre titre de propriété.
Notre mouvement soutenait la thèse contraire. Nous avions la preuve que le temple recevait du gouvernement une subvention annuelle de mille roupies : il s’agissait donc d’un bien public.
On était toujours dans l’impasse. Le commissaire demanda alors l’interdiction de tout rassemblement à proximité du temple. Après moult discussions, le gouvernement finit par refuser. Il exigea le déplacement du commissaire.
1er avril 1930.
On approchait de Ram Navami, l’anniversaire de naissance du dieu Ram. Les administrateurs rouvrirent le temple, resté clos un mois. C'était ce que nous attendions. Nous étions prêts à la riposte. Notre barricade humaine se forma à l’entrée. Nous exigions d’assister au culte en premier : premiers arrivés, premiers servis. Alors, les portes se refermèrent promptement.
Par milliers, nous fûmes arrêtés pour avoir franchi les cordons de police et formé des barricades. Les coups de matraque se mirent à pleuvoir, nous fûmes embarqués dans des paniers à salade, transportés à l’extérieur de la ville et abandonnés là, sans nourriture, sans eau et sans abri. Mais rien ne pouvait nous ébranler. Nous reprîmes le chemin du retour, en chantant, en psalmodiant, et après quatre ou cinq heures nous étions à nouveau au cœur de l’action. La guerre était déclarée. Cette stratégie de déplacement fut appliquée pendant un bon moment. Mais les policiers n’avaient pas suffisamment de fourgons pour nous emmener tous, et ils finirent par renoncer…
Le lendemain, les prêtres nous jouèrent un sale tour. La maison du grand prêtre disposait d’un passage privé et d’une entrée particulière ouvrant directement sur le saint des saints. Or, par ce passage réservé, les prêtres firent entrer subrepticement les membres des hautes castes.
Alors, nous décidâmes de bloquer l’entrée. Nos chefs nous rappelèrent que la maison du prêtre était propriété privée et que nous n’avions aucun droit à le faire. Conformément aux instructions de Babasaheb, nous devions agir dans le calme et la légalité.
Babasaheb porta la question devant le gouvernement britannique. Il souligna le caractère hautement provocateur du comportement des prêtres.
7 avril 1930.
C'était Ram Navami, et les prêtres trouvèrent un nouveau moyen de contrer les manifestants. D’interminables files de pèlerins serpentaient devant le temple, espérant apercevoir le dieu Ram en ce jour de bon augure. Des groupes de prêtres postés à chaque entrée interrogeaient les pèlerins sur leur appartenance de caste avant de leur autoriser l’entrée. Seules les castes élevées étaient admises.
Quand nos militants s’en aperçurent, ils décidèrent de se déclarer de caste supérieure, et des centaines d’intouchables entrèrent. Les gens des hautes castes étaient furieux de devoir montrer patte blanche.
– Vous ne savez donc pas qui nous sommes ?
– Vous nous suspectez, nous, d’être des intouchables ? Vous nous demandez de prouver notre appartenance de caste ? tonnaient-ils.
– Non, non… Non, nous n’avons aucun doute, vous êtes tous bien nés. S'il vous plaît, ne prenez pas ombrage de nos questions… Nous ne savons plus quoi faire, il y a des mahars partout, s’excusaient les prêtres.
Malgré leurs précautions, ces derniers ne parvenaient pas bien à distinguer les uns des autres et plusieurs intouchables réussirent à s’infiltrer.
À l’intérieur, avant de dire les prières, les prêtres demandèrent, comme il est d’usage, le nom de famille ou de clan. À leur consternation, de nombreuses personnes annoncèrent des noms mahars. Les prêtres donnèrent l’alarme, en réclamant l’intervention de la police. Celle-ci arriva et matraqua tous les intouchables qu’elle dénicha dans le temple.
Dans la mêlée, une intouchable fut bousculée par un prêtre et, à la stupeur générale, elle lui flanqua une gifle retentissante !
9 avril 1930.
Cette journée était cruciale car, selon la tradition, le chariot du dieu Ram devait traverser Nasik. Les intouchables n’étaient certes pas admis au temple ce jour-là, mais la tradition leur permettait de tirer le char. En raison des événements, on parvint à un compromis : les castes supérieures amèneraient le char jusqu’à la porte est du temple, et à partir de là, il serait tiré par les intouchables.
La foule était toujours prête à s’enflammer. Les prêtres s’étaient ridiculisés en laissant les intouchables leur passer sous le nez. Les castes élevées étaient furieuses, car le temple avait été pollué. Tous étaient déterminés à se venger.
Les prêtres annoncèrent l’heure de départ du cortège. Mais secrètement, le rassemblement eut lieu bien plus tôt. Les bien-nés s’emparèrent du char à la hâte, sous les vivats des prêtres, et l’emmenèrent bien plus loin que la porte est. Dans un premier temps, les intouchables furent surpris, mais ils réagirent rapidement, forcèrent le char à s’arrêter en chemin, et le prirent en charge.
Il en résulta quelques échauffourées. Le char fut détourné, des bagarres incontrôlées éclatèrent ici et là. Les policiers se rangèrent du côté des prêtres et se servirent de leurs matraques pour repousser les intouchables jusque dans les ruelles. Les coups volèrent. Nul ne fut épargné, ni les femmes ni les enfants. La violence s’exacerba bientôt, quelques agitateurs mirent le feu à des boutiques. Les flammes se propagèrent rapidement, s’attaquant à des maisons, des bicyclettes et des voitures…
Beaucoup de manifestants, y compris Babasaheb, furent blessés. La plupart étaient des mahars, dont nombre de femmes n’ayant pu échapper à la bousculade. Nous étions fous de rage, et nous criions vengeance. Malgré sa blessure, Babasaheb prit la parole, et tenta de ramener le calme.
Tout rassemblement près du temple fut interdit sous peine d’arrestation. L'affaire fut portée devant un tribunal. Dans l’attente du jugement, les esprits se calmèrent. Babasaheb partit pour Bombay rencontrer le ministre de l’Intérieur, et momentanément toute manifestation fut suspendue.
À présent, il n’y avait plus rien à faire à Nasik, et les manifestants commencèrent à retourner dans leurs villages.
– Qu’allons-nous faire ? demanda Sonu, inquiète. Si nous retournons à Bombay, ce sera pour y faire quoi?
Toutes les incertitudes m’assaillirent de plus belle. Je n’avais décidément aucune idée de ce qui nous attendait à Bombay, et une question ne cessait de me tarauder : une fois arrivé là-bas, comment affronterais-je ma mère? Je n’avais aucune réponse.
Étrangement, j’étais en paix avec moi-même : j’avais participé au mouvement de Babasaheb et j’avais accompli la promesse que je m’étais faite de lutter contre l’injustice, à tout prix. Et puis j’étais heureux que Sonu soit restée auprès de moi, épaule contre épaule. Nous allions nous battre pour donner à nos enfants une vie meilleure que la nôtre. Ils pourraient vivre dignement. Ensemble, nous allions nous libérer de nos chaînes.
Sonu
Nous rentrâmes à Kurla. La situation n’était guère meilleure qu’avant notre départ de Bombay. Elle était même plutôt pire. Sous nos yeux, des queues serpentaient devant les boutiques de rationnement qui vendaient le grain subventionné. La corruption était effrénée, la nourriture était revendue plus cher au marché noir. Il n’y avait pas de travail, les gens n’avaient pas assez d’argent pour payer leur loyer.
Ce fut une période affreuse et déprimante. Sasubai avait vieilli, elle souffrait de maux divers. Nous n’avions même pas de quoi manger, encore moins acheter des médicaments. L'emmener voir un médecin n’était pas envisageable. Je ne cessais de harceler mon homme pour qu’on rentre au village. Là, il n’y aurait pas de loyer à payer, nous pourrions réclamer notre part de céréales, vivre de menus travaux. Et puis, l’air pur ferait du bien à Sasubai, insistais-je.
– Tu as perdu la tête ? hurlait-t-il. Soney, je passe mon temps à t’expliquer les choses, et toi, tu continues de raisonner comme une oie!
Une fois de plus, mon homme se mit en quête de travail. Parfois, il trouvait un petit quelque chose, d’autres fois rien. Quand il travaillait, il rentrait exténué et remettait aussitôt à Sasubai ses quelques sous. Quand il ne trouvait rien, il rentrait épuisé de corps et d’esprit. Il n’y avait pas beaucoup d’emplois stables, à l’époque, et il était même difficile de trouver des travaux au jour le jour.
Un jour, il eut de la chance. Il fut engagé sur un chantier. Comme il n’était que temporaire, il devait travailler au-delà des huit heures normales. Pour couronner le tout, il ne touchait qu’une moitié du salaire, tandis que le contremaître empochait l’autre. Un jour, mon homme décida d’aller voir ce type pour s’expliquer avec lui. Mais ce qui devait être un dialogue paisible tourna au pugilat, et le lendemain mon homme se retrouva à nouveau sans emploi. Pourtant, il ne regrettait rien.
– J’ai été fidèle à moi-même et à mon idéal, déclara-t-il fièrement.
Sasubai piqua une colère terrible.
– Avec le peu que tu gagnais, nous étions au moins assurés d’avoir des bhakris à tous les repas…
– Plutôt mourir de faim que de vendre mon âme pour quelques annas !
En secret, j’étais heureuse qu’il ait perdu ce travail. Ça me faisait mal de le voir rentrer le soir avec des ampoules et des durillons aux mains. J’apaisais ses blessures en les enduisant doucement d’huile de noix de coco.
Il se mit à chercher de l’embauche dans des usines de textile, car il avait une certaine expérience dans ce domaine, mais pas de chance! La plupart des usines avaient fermé à cause des grèves et des lock-out.
Parfois, Lakshman, un homme avec qui il avait travaillé çà et là, nous rendait visite. Ensemble, ils buvaient du thé et échangeaient des nouvelles : où l’on pouvait trouver du travail, où il était inutile de se présenter. Mon homme racontait à Lakshman ce qu’il avait vécu, et c’est alors que je compris tout ce qu’il avait enduré.
Une fois, je rencontrai Lakshman dans le bazar, et je l’invitai à venir nous rendre visite. Ce jour-là, mon homme était très déprimé. Je m’installai dans la cuisine en les écoutant.
– Lakshman, j’en ai assez de marcher deux, ou même trois heures par jour, entre Kurla et Pydhunie, et d’attendre pendant des heures que le seth veuille bien m’attribuer un travail. Aujourd’hui, malgré moi, j’ai supplié qu’on m’emploie et je suis quand même rentré sans le moindre anna. L'an dernier, les choses n’allaient pas aussi mal, constata mon homme.
« Ce contremaître-là, le seth, je l’ai tellement impressionné une fois, qu’il a doublé ma paie. Une autre fois, pour la construction d’une route, à Sion, il m’avait demandé de recruter des ouvriers. Il était disposé à payer quatorze annas aux hommes et onze aux femmes.
« J’avais alors réuni quelques personnes et leur avais demandé à chacun de creuser des tranchées de sept mètres. Le travail avançait très lentement. Ils n’arrivaient même pas à creuser cinq mètres, car la terre était très dure. À chaque coup de pioche, le gravier et les cailloux volaient sur les ouvriers. Beaucoup s’étaient blessés, je voyais bien qu’ils étaient très malheureux.
« Ça ne pouvait pas continuer. Soudain, j’ai eu une idée. J’ai dit aux femmes d’apporter des seaux d’eau et d’en asperger la terre pour l’amollir. Ainsi, quand ils se mettraient à creuser, les cailloux ne gicleraient pas. Ensuite, j’ai acheté pour huit annas d’alcool pour les plus âgés, quelques bouteilles de grog pour les jeunes, et pour quatre annas de jalebis sucrés pour les femmes. Ainsi, pour une roupie, non seulement je les ai rendus heureux, mais en plus, j’ai obtenu un meilleur rendement. Au lieu de sept mètres cinquante, ils ont creusé des tranchées de près de dix mètres!
« Le travail a été effectué bien plus vite que le seth ne l’avait prévu. Le patron était très content de moi. Il m’a demandé où j’habitais. Puis il m’a dit que si je me présentais avant neuf heures le matin, il me donnerait deux annas de plus, en plus de la roupie. Mais plus moyen de lui mettre la main dessus !
Lakshman s’extasiait :
Damu, tu es vraiment intelligent. T’aurais pas une autre idée, qu’on se fasse un peu de sous ?
Je leur apportai le thé. Je m’apprêtais à retourner dans ma cuisine, quand Lakshman me lança :
Sonubai, ton mari, c’est un malin ! Bien sûr, les temps sont difficiles, aujourd’hui… Mais je suis sûr que, dans sa tête, il nous mijote quelque chose.
Puis Lakshman raconta sa première rencontre avec mon mari :
Tu te souviens, Damu? Quand on s’est vus la première fois, on travaillait pour le seth du Gujarât. Il voulait nous faire démolir un mur énorme. Quelques ouvriers s’escrimaient contre un autre mur. Nous, on s’est mis à taper sur le nôtre avec des barres de fer et des marteaux. Mais il était coriace, le bougre.
«Il était déjà midi, nous étions fatigués et affamés. Le seth est arrivé, furieux de nous voir assis en train de manger dans un coin. Avant qu’il ait pu ouvrir la bouche, je lui ai montré nos mains couvertes d’ampoules et lui ai demandé un anna pour notre thé.
Mon homme sourit, il se souvenait.
– Le seth a râlé, mais il nous a fait apporter du thé ! Nous nous sommes assis pour le boire. Damu était perdu dans ses pensées. Soudain, il a claqué dans ses doigts et il a crié :
«– Idya! Il suffit de creuser trois ou quatre grands trous dans le mur!
« Moi, je ne comprenais toujours pas. Alors, il a planté une barre dans le trou. Au chant de “Jai Bhim”, chacun à une extrémité de la barre, nous avons ébranlé et fait vibrer le mur. On a fait ça plusieurs fois, et voilà que notre mur a commencé à s’effriter. La suite a été un jeu d’enfant.
Le visage de mon homme rayonnait :
On s’est fait un superbakchich, et pour rentrer chez nous, on s’est payé un billet de train. Ah, c’était le bon temps, Lakshman! Mais aujourd’hui, tu vois… Les choses vont tellement mal. Et mes idées ne servent à rien, ajouta-t-il, abattu.
Mais tu sais réparer les montres, non ? suggéra Lakshman.
Le type pour qui je travaillais se faisait passer pour un saint. Il portait la robe safran, il me parlait de prières et d’écritures saintes. Ça marchait bien. Il me payait quatre annas par montre. Moi, je lui faisais confiance. Je pensais : sûrement qu’un homme aussi croyant ne peut me voler… Mais petit à petit, je me suis rendu compte qu’il ne me donnait même pas la moitié de mon dû. Quand je lui en ai parlé, il s’est mis à gueuler. Pour continuer à travailler avec lui, il aurait fallu que j’accepte ses conditions. Mais comment me taire, alors qu’il me volait ?
« J’ai arrêté de travailler pour lui. Je préfère encore crever de faim que de trimer pour cette fripouille. Moi, jamais je ne volerai, mais jamais je ne la fermerai non plus si je me rends compte qu’on m’escroque.
Tout commença par un dérangement intestinal, des coliques et des maux d’estomac. Comme des brûlures, disait-il. Après manger, la douleur le pliait en deux.
Nous lui donnions toutes sortes d’herbes et de médicaments. Nous fîmes venir des potions de chez un docteur de la campagne. En vain. Je lui désobéis, j’allai consulter des fakirs et des sorciers. J’essayai tous leurs remèdes. Certains me donnèrent des fils noirs, avec des charmes et des perles, que mon mari devait porter en collier.
Je secouais la tête avec désespoir. Mon homme, porter des charmes et des perles? J’étais peut-être capable de déplacer des montagnes, mais ça, jamais je ne pourrais le persuader de le faire.
Patiemment, j’écoutais ses hurlements, ses insultes même, sans répliquer.
– Je suis la femme que tu as épousée. Tu ne peux pas mourir et me laisser seule, tentai-je un jour.
Puis, prenant une voix plus douce, je lui demandai : – Tu te souviens, il faut à la fois de la pluie et du soleil pour faire un arc-en-ciel! Qui m’a appris ça?
Je vis une étincelle dans son regard.
– Nous aurons des enfants et nous les enverrons à l’école pour qu’ils apprennent à lire et à écrire, comme le dit Babasaheb. Je ne te permettrai pas de mourir maintenant.
Malgré tous mes efforts pour rester calme, je n’y tenais plus.
– Pour te sauver, je suis prête à faire tout ce qu’il faut. J’ai jeûné pendant des jours, sans avaler une goutte d’eau. Tu ne veux pas m’aider à te sauver? l’implorai-je. Tu ne voudrais pas porter cette petite chose de rien du tout?
Il me regarda, longuement. J’avais le cœur qui tambourinait, le visage en feu. Ma gorge était desséchée, je me demandais si son silence annonçait la tempête.
Mais rien ne se produisit. À contrecœur, il s’approcha de moi, et tendit la main. L'air soumis, il lâcha :
Comme tu veux.
Un jour, Lakshman le ramena à la maison. Sur le chantier, il avait été saisi d’une crise d’étouffement, accompagnée d’une sueur abondante. Il avait pourtant continué son travail, craignant que le contremaître ne le déclare inapte et ne le renvoie. Mais il n’avait pas tenu le coup, et s’était évanoui.
– Sonubai, dit Lakshman d’une voix feutrée, emmène-le chez le docteur, tout de suite… Il va terriblement mal.
Aussitôt, nous filâmes à l’hôpital municipal. Le docteur dit que son état était sérieux et le fit admettre sur-le-champ. Il avait des ulcères et des lésions intestinales.
Sans interruption, ils lui prirent le pouls, ils lui plantèrent des aiguilles dans le corps. De longs tubes épais lui sortaient des bras. Il était vraiment sonné et ne parlait pas beaucoup. Au bout de onze jours, il rentra à la maison.
Le docteur le mit au régime babeurre exclusivement. Mon grand rocher sombre n’était plus qu’un petit maigrichon. Tous les jours, il partait avec Lakshman chercher du travail. Il se sentait coupable, à cause de l’hôpital et des frais médicaux. Il accepta toutes sortes de travaux, la peinture et la maçonnerie, la menuiserie et le polissage de meubles. Bientôt, il fut un véritable homme à tout faire.
Pour son déjeuner, il emportait une bouteille de gruau de riz, du babeurre, et du thé à profusion. S'il avalait autre chose, il souffrait d’atroces brûlures d’estomac. Cela dura environ deux mois qui lui firent perdre toute énergie.
Un jour, on entendit dire qu’une fabrique d’allumettes avait ouvert à Kurla, près de chez nous. Dès que j’appris la nouvelle, je persuadai Najuka de m’y accompagner. Najuka était mariée, mais son mari était aussi sans emploi. Elle venait souvent nous rendre visite. Mon homme était absent et Sasubai était trop vieille et trop malade pour s’y opposer. Najuka avait peur qu’on y aille seules. Elle savait que mon mari serait fou de rage s’il apprenait que nous étions allées chercher du travail.
Je n’étais pas d’humeur à l’écouter. J’en avais assez de toujours subir les événements.
– Moi j’y vais, dis-je. Avec ou sans toi.
Nous partîmes à la recherche des lieux. Nous aperçûmes enfin un contremaître bien en chair, installé à une table, qui parlait avec des femmes. Je lui dis que nous étions des sœurs, que nous voulions travailler. Que nous pouvions commencer immédiatement, si nécessaire.
Il laissa échapper un rire énorme.
– Mais ce travail, vous savez ce que c’est? Vous vous croyez capables de tenir le coup ?
– Saheb, nous avons besoin de travailler. Nous savons travailler dur. Nous sommes prêtes à apprendre. S'il vous plaît, ne nous refusez pas cette chance.
Toutes deux, nous fûmes engagées et nous commençâmes le lendemain. Le travail consistait à plonger des bâtonnets dans une pâte boueuse rouge, puis à les étaler pour qu’ils sèchent. Une fois les allumettes séchées, il fallait remplir les boîtes. Enfin, il fallait apposer de la pâte rouge sur le côté des boîtes qui allait servir de grattoir.
La salle où l’on travaillait était bondée et étouffante. La pâte rouge nous piquait les yeux. La plupart d’entre nous reniflaient, nos nez coulaient, c’était extrêmement désagréable. Nous avions des cloques aux mains à cause du contact constant avec la pâte.
Il n’y avait aucune aération, et l’on transpirait dans cet air moite. Dès la fin du travail de notre équipe, nous nous précipitions dehors, à la recherche d’air pur. Du travail, nous en avions trouvé, mais c’était vraiment difficile et ça ne payait pas lourd.
Sasubai était gentille avec nous. Depuis longtemps à la retraite, elle accepta de s’occuper des travaux domestiques. C'était très dur pour elle : aller chercher l’eau, s’occuper de la lessive et de la cuisine… Mais malgré sa mauvaise santé, quand nous rentrions, elle avait toujours un repas prêt pour nous. Après une toilette rapide, nous mangions ensemble en nous racontant notre journée.
Mon homme était très malheureux que Najuka et moi soyons obligées de travailler. Sasubai était parvenue à faire taire ses protestations, et il ne disait rien par respect pour elle.
Sasubai était bonne pour Najuka et moi, mais pas pour son fils. Lui, elle le harcelait, elle lui reprochait de passer la journée à traîner, pendant que les femmes s’éreintaient à la tâche.
– Les hommes, ça devrait être eux qui font bouillir la marmite, et les femmes, ça doit tenir le ménage. Ça a toujours été comme ça dans notre famille, disait-elle. Moi, j’ai dû me débrouiller seule, parce que j’ai perdu mon mari quand mon fils était petit.
Alors, elle y allait de ses larmes.
– Mais toi, tu es vivant… Quel fils ai-je donc mis au monde : il est tout le temps malade, et il engloutit tout ce que gagnent les femmes! Dieu est bon. Au moins, j’ai une fille et une belle-fille qui n’ont pas peur de travailler. Ce sont elles, mes précieuses tigresses.
Quand son fils ne réagissait pas à ses reproches, Sasubai s’en prenait à moi :
C'est toi, la responsable de sa paresse! Si tu l’avais poussé davantage, il se serait bougé pour trouver du travail. Mais toi, tu veux le protéger. Et maintenant, c’est sur toi que ça retombe!
Alors elle se mettait à gémir, à me tapoter le dos, à me caresser les cheveux.
J’aimais bien quand elle faisait mon éloge. Mais maintenant, moi, je connaissais mon homme. Ce n’était pas un paresseux. Je savais qu’il se donnait du mal, qu’il mourait de faim toute la journée. Il ressemblait à un squelette. Son estomac ne pouvait retenir que du thé et un morceau de pain. C'était un homme honnête, et si son obstination lui valait parfois des ennuis, jamais il n’aurait transigé sur les valeurs auxquelles il croyait.
– Aga Soney, regarde-toi… tu n’as que la peau sur les os, les mains enflées, le regard terne. Regarde ce que nous avons fait de toi. Si tes parents te voyaient aujourd’hui, qu’est-ce qu’on leur dirait?
Moi, je savais qu’il essayait. Comment aurais-je pu le pousser davantage? Il souffrait tellement !
Un jour, Lakshman vint chez nous en l’absence de mon homme. Comme d’habitude, je lui fis une tasse de thé. Je sentais qu’il était agité. Je lui demandai plusieurs fois ce qui le tracassait. Finalement, après un long silence, il me dit que pour lui, j’étais comme une sœur. Et que c’était pour mon bien qu’il allait briser le serment qu’il avait fait à mon homme. Il me fit promettre de ne jamais tourmenter mon homme et de prendre bien soin de lui.
Je ne comprenais pas où il voulait en venir.
– Comment te dire, Sonubai? Il y a un mois environ, il s’est passé quelque chose, et Damu m’a fait jurer de n’en parler à personne. Et moi, je ne me suis pas pardonné d’avoir laissé Damu seul, et d’être parti… mais je ne pouvais pas faire autrement, Sonubai, ce n’était pas possible, fit-il en secouant la tête. Sonubai, c’est seulement parce que ton destin est de garder le kumkum sur ton front…, poursuivit-il d’une voix entrecoupée, que Damu est toujours en vie…
Je poussai un cri d’horreur.
– Ne t’inquiète pas, il va très bien maintenant. Il n’est plus en danger. Ça faisait quatre jours qu’on faisait trois heures de marche pour aller chercher du travail à Pydhunie. Jusque-là, nous n’avions rien trouvé. Chaque jour, nous parcourions de longues distances, l’espoir au cœur. Mentalement et physiquement, nous étions épuisés. Damu était devenu si faible que toutes les cinq minutes il perdait le souffle et devait s’asseoir sur le bas-côté pour se reposer. Nous rêvions d’une tasse de thé pour nous redonner des forces. Mais on n’avait pas un sou, ni pour du thé, ni pour un billet de train. J’étais follement inquiet.
« J’ai alors annoncé à Damu que nous allions voyager sans billet. Il y a beaucoup de pauvres qui voyagent en fraude, alors, pourquoi pas nous ? Ce n’est pas comme si nous avions l’argent en poche, lui ai-je expliqué. Mais il s’est fâché et, entre deux quintes de toux, il m’a engueulé. Il m’a dit que je n’avais rien compris à l’enseignement de Babasaheb.
«Mais moi, j’ai insisté. Le seth nous avait promis du travail ce jour-là, sauf qu’il fallait y être à l’heure pile, sinon les autres se feraient engager à notre place.
« Bientôt, il y eut foule autour de nous. Damu toussait et suffoquait tout en m’abreuvant d’injures. Moi je restais tête baissée. Franchement, Sonubai, comment aurais-je pu réagir contre un ami qui était si malade ? Je savais qu’une partie de sa colère était dirigée contre le triste état dans lequel il se trouvait. J’ai plaidé et supplié, et finalement j’ai levé la main sur Damu.
« C'était insupportable, de le voir dans cet état… de savoir qu’en aucun cas il ne pourrait parcourir cette distance sous un tel soleil, et l’estomac vide. Il m’a crié que jamais plus il ne voulait me revoir.
« Dans la foule, un type m’a conspué, me disant que je n’étais pas un homme… Damu à son tour s’est mis à hurler que je n’étais pas un homme. Ma colère a éclaté, et j’ai décidé d’aller chercher du travail tout seul.
«Après une heure de marche environ, je me suis calmé. Inquiet, je suis revenu sur mes pas, à la recherche de Damu. J’ai prié pour le retrouver là où je l’avais laissé. J’ai cherché, en vain. Finalement, au moment où je pensais venir te voir, je l’ai trouvé assis sur un banc, près du temple de Hanuman, l’air égaré, mais étrangement calme.
«Après un long silence, il m’a raconté qu’après mon départ sa vie entière avait défilé devant ses yeux. Il avait entendu résonner à ses oreilles les sarcasmes de sa mère. L'idée de marcher encore des heures, pour le quatrième jour d’affilée, sans trouver de travail, l’avait tellement terrifié qu’il avait décidé de mettre fin à sa vie.
« Moi j’écoutais, le visage baigné de larmes. Il ne m’en avait pas parlé… Comment aurais-je pu savoir qu’il n’en pouvait plus ?
J’ai fait un geste pour signifier à Lakshman de continuer.
– Damu avait marché sans but, jusqu’à se retrouver au pont Creek, entre Kurla et Sion. Là, il s’est arrêté pour regarder l’eau et il a décidé de se jeter dans la crique. Il n’avait plus aucune raison de vivre. Il était un raté complet… Il ne pouvait plus faire face à sa mère ni à toi.
« Il a escaladé la tour électrique, à l’extrémité de la passerelle, pour sauter du sommet. Il s’est senti faible, pris de vertiges. La lumière du soleil miroitant sur l’eau l’éblouissait. Essoufflé, il s’est arrêté à mi-hauteur, pour voir si c’était assez haut pour sauter.
« Il clignait des yeux, mais il continuait de voir au bas de la tour un homme en robe safran qui lui faisait des signes.
« Il s’est frotté les yeux, pensant que c’était une illusion, mais il entendit alors les paroles du saint homme :
« – Fils... disait l’homme d’une voix douce et affectueuse, descends, ne fais pas ça… Tu es destiné à des choses plus élevées. Descends et réfléchis calmement. Ton désespoir est provisoire… il va bientôt passer. Descends…
« Damu m’a dit avoir été frappé de stupeur. Éberlué, il est redescendu. Il s’est mis à courir dans tous les sens, à la recherche de l’homme en robe safran. Mais il n’y avait personne. La route était déserte.
«Toujours abasourdi, Damu a décidé de rentrer à la maison. Comme il s’en approchait, l’idée de faire face à sa mère et à des discussions interminables l’a convaincu de se reposer près du temple de Hanuman, afin de reprendre ses esprits.
Il se demandait encore s’il avait vraiment vu le saint homme ou s’il s’agissait d’une simple illusion… comme la voix de sa conscience.
Moi, je semblais avoir perdu la mienne.
Un matin mon homme se leva très agité. Il déclara n’avoir pas fermé l’œil de la nuit.
– Pourquoi te fais-tu autant de soucis ? Tu vas trouver du travail bientôt. Dieu va entendre mes supplications. Écoute, tu as besoin de sommeil pour recouvrer ta santé, essayai-je de le consoler.
– Je ne m’inquiète pas : j’ai faim! beugla-t-il. Je ne pouvais pas dormir parce que je pensais à un hachis de mouton bien épicé!
Je le regardai, horrifiée.
– Je sais que je vais mourir, que je mange ou pas. Je rêve de manger de la vraie nourriture. Va me préparer du vrai hachis, bien fort, et un bhakri. Si je dois mourir, autant mourir heureux!
Je fus très remuée par ses propos. Je me demandais comment il pouvait parler ainsi de mourir, sans une pensée pour nous. Je fis front cependant, et décidai, pour cette fois, de lui faire plaisir. Mais comment diable trouver l’argent pour acheter de la viande ?
Impossible de le décevoir. Tout ce qu’il avait demandé, c’était du hachis. Je pensai aux onze roupies mises de côté pour le loyer. Le hachis allait en coûter trois. Il nous restait dix jours avant la date du loyer. Peut-être pourrions-nous récupérer ces trois roupies, en dix jours?
J’allai chez le boucher et lui demandai de la viande hachée menu, bien tendre. Je la fis mijoter avec des épices très douces. Puis, je confectionnai de minces bhakris, bien légers. Je me réjouissais de le voir manger de si bon cœur, après tout ce temps. Cette nuit-là, il dormit paisiblement.
Le lendemain, curieusement, il se réveilla en forme, le regard vif, et décida d’aller chercher du travail. Il trouva quelques heures à faire sur un chantier. Sa maladie sembla reculer devant le travail et la bonne nourriture. Tous deux, nous étions heureux. Et nous allions pouvoir payer le loyer! Il me semblait qu’enfin mes prières étaient exaucées.
Damu
Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis notre retour à Bombay et la manifestation au temple de Kala Ram. Je cherchais désespérément du travail. Partout où j’allais, j’entendais le même refrain : c’est la Grande Dépression. Aayee m’accablait de reproches, et j’étais incapable de lui expliquer ce que je ne comprenais pas moi-même. J’essayais bien, mais chaque jour mon Aayee devenait plus amère. Plusieurs fois, elle me suggéra d’aller chez maître Tau pour demander de l’aide. À contrecœur, je finis par céder.
C'était un dimanche matin, en mars 1931. En me voyant, le visage de maître Tau s’illumina.
– Arre, Damu, entre donc! Où te cachais-tu, jeune homme ? Et pourquoi as-tu l’air si faible ?
Je marmonnai quelque chose, sans oser lui dire ce qui m’amenait.
– J’ai entendu dire que vous vous êtes dépensés sans compter, Sonu et toi, pour la manifestation au temple de Kala Ram. Je dois dire que j’ai été fier de vous.
– Et où en est-on aujourd’hui, maître Tau ? ai-je demandé.
Il n’en fallut pas plus pour réveiller son enthousiasme.
– Mais Damu, dans quel monde vis-tu? Tu ne sais pas que Babasaheb vient de rentrer d’Angleterre ? Qu’il y a plaidé notre cause devant le roi ? Et que nous avons obtenu notre droit! C'est cela que nous a rapporté le mouvement de Babasaheb!
Je le dévisageai sans comprendre.
– Laisse-moi t’expliquer, commença-t-il. En novembre 1930, le gouvernement britannique a organisé une conférence historique de la Table ronde5. Babasaheb était l’un des deux délégués représentant les dalits. Damu, tu devrais te tenir au courant! Tu ne lis pas les journaux? Je sais que tu as du mal à lire, mais tu dois faire l’effort. Tiens, regarde ça. C'est un nouveau bimensuel en marathi, lancé par Babasaheb. Il a pour titre Janata, le peuple.
Maître Tau me montra différents numéros de la revue : ils relataient en détail les actions et les discours de Babasaheb, et traitaient d’autres problèmes concernant les dalits.
– Tu dois au moins t’obliger à lire Janata, dit maître Tau en me raccompagnant.
J’acquiesçai de la tête.
J’aurais voulu lui dire : oui, j’aimerais bien lire le journal. Et je voudrais tout lire sur Babasaheb! Je voudrais consacrer ma vie à son mouvement! Mais mon esprit criait : dis-moi d’abord comment joindre les deux bouts! À cette pensée, j’eus honte de moi. Alors que Babasaheb faisait tant pour nous, les dalits, comment osais-je ne penser qu’à ma famille? Si Babasaheb s’activait tant pour faire progresser l’ensemble des dalits, le moins que je pouvais faire, c’était d’améliorer le sort d’une famille au moins – la mienne. Je me promis de donner à mes enfants la meilleure éducation possible et de leur apprendre le sens du bien public. Ce serait là ma mission. Tout cela viendrait en temps voulu. Mais pour le moment, j’avais désespérément besoin d’un travail pour faire vivre ma famille. J’allais continuer de me battre pour en trouver, et de toutes mes forces.
Une fois encore, je partis en quête de travail. C'était vraiment frustrant. En plus du souci de nourrir ma famille, je devais supporter l’amertume de ma mère et garder la tête froide. Autour de moi, tout était sombre, mais cela ne m’empêchait pas de rêver à l’avenir; je restais convaincu qu’il tiendrait ses promesses.
Mon esprit revenait sans cesse vers le Mouvement. Je lisais Janata en me faisant aider, à l’échoppe de thé. Entre deux quêtes de travail, j’assistais à des réunions publiques. Souvent, j’étais déchiré entre mes responsabilités familiales et l’appel du mouvement. Mais une fois, en décembre 1931, rien ne put m’empêcher de participer à une manifestation du drapeau noir, contre le mahatma Gandhi.
Par cette nuit froide de décembre, des centaines de dalits se retrouvèrent à Mole – la gare maritime de Bombay. Ils attendaient impatiemment le retour par bateau de Gandhi, après la deuxième conférence de la Table ronde à Londres. Selon les rumeurs, Gandhi avait adopté une position peu charitable à l’égard des dalits et s’était fermement opposé à Babasaheb Ambedkar. Lors de la première conférence de la Table ronde, quand Babasaheb était parti pour Londres, les partisans de Gandhi, disait-on, avaient protesté à l’aide de drapeaux noirs, et cette fois, notre manifestation devait être notre cadeau de retour à Gandhi6!
La nuit s’éternisait et nous, nous attendions en grelottant. Des centaines d’activistes du Congrès attendaient, eux aussi, impatients d’acclamer Gandhi. Quand le bateau finit par accoster, il était six heures du matin. Gandhi apparut. C'était la première fois que je le voyais. Avec sa tunique si simple, tissée à la main, son visage doux et ses gestes humbles, il était l’image même du père affectueux. Un seul regard vers lui, même de si loin, et toute mon hostilité fondit sur-le-champ. Au même instant, les dalits se mirent à crier des slogans, noyant les vivats de ses partisans. Gandhi resta imperturbable. Bientôt, la bataille des slogans vira à l’affrontement physique. Des pierres, des bâtons, des débris de briques, des tessons de bouteilles se mirent à voler. La police eut les pires difficultés à contenir la foule. Plusieurs personnes furent blessées. Quelle ironie, me dis-je, que l’apôtre de la non-violence puisse, par sa seule arrivée, engendrer tant de violence !
Au fil des mois, les différends entre Babasaheb et Gandhi s’accentuèrent. Avec le pacte de Poona en septembre 1932, on parla d’une trêve. J’avais du mal à comprendre les récents événements. J’aurais voulu en parler à maître Tau, il aurait su m’expliquer. Mais le temps me manquait. Puis, un jour, l’occasion se présenta, et de manière inattendue.
C'était, je pense, en novembre 1932. Un jeune homme venu d’Ozar débarqua soudain chez nous. Un type grand et mince, aux traits aigus, avec des lunettes épaisses et un air de savant. Il nous dit être un parent éloigné. Il avait passé sa matriculation7, et espérait entrer à l’université de Bombay. Il souhaitait rester chez nous quelques jours, le temps de trouver un logement. Il s’appelait Rama, mais préférait qu’on l’appelle, à l’anglaise, par ses initiales : R. D.
Vu nos difficultés financières, l’arrivée de Rama tombait aussi mal qu’un treizième mois dans une année de sécheresse. Mais Aayee était contente, car cela ressoudait nos liens avec le village. Elle emprunta même de l’argent pour confectionner au moins un repas par jour, de sorte qu’à Ozar, on ignore nos difficultés.
Pendant que R. D. habiterait chez nous, il m’incombait de lui faire connaître la ville. En outre, la semaine suivante, il devait se présenter à un entretien d’embauche. Je devais l’aider à s’y préparer.
Pour devenir le «parfait gentleman moderne », il n’avait besoin que d’une chemise, un pantalon, une cravate et des chaussures. Puisque j’avais travaillé avec un gora saheb, je connaissais un peu la façon occidentale de s’habiller. Je l’accompagnai dans quelques boutiques, avec la crainte qu’on nous fiche dehors. Mais, dès que j’expliquai qu’il nous fallait des vêtements pour se présenter à un travail, tout se passa bien. R. D. ne savait pas faire un nœud de cravate. Je demandai au vendeur de nous montrer. R. D. n’y parvint pas, mais moi, je pris bien le coup.
Les chaussures qu’on lui acheta étaient trop serrées – peut-être trop petites d’une taille. Il n’en avait jamais porté de sa vie et, à mon grand amusement, il n’arrivait même pas à tenir en équilibre, et encore moins à marcher. Aussi, le lendemain matin, je lui fis faire une répétition en costume. Mon ami Lakshman d’un côté et moi de l’autre, nous fîmes marcher R. D. dans ses nouvelles chaussures et ses nouveaux vêtements. Nous parcourûmes de bout en bout la ligne de tram de Dadar à Byculla, soit huit bons kilomètres. Ce devait être un étrange spectacle! R. D., timide et mal assuré, encadré de ses deux amis en vêtements défraîchis le poussant du coude pour le faire avancer… Les regards intrigués n’arrangeaient rien à la situation, mais R. D. finit par s’habituer aux chaussures.
Quand R. D. décrocha un emploi régulier, ce fut un grand jour pour nous tous. Un jour, Aayee me demanda de l’emmener chez Maître Tau, lequel fut enchanté de notre visite. Très vite, la conversation roula sur le mouvement de Babasaheb. J’attendais cette occasion, parce que j’avais moi-même beaucoup de questions à poser.
– Dites-moi, maître Tau, si Gandhi et Babasaheb sont si bien intentionnés et si tous deux travaillent tant pour notre pays, pourquoi s’affrontent-ils tellement ? demandai-je.
– Oui, tu as raison, Damu. Tous les deux sont de grands leaders, mais il y a entre eux des différences fondamentales sur la façon d’aborder les problèmes des dalits. Prends par exemple le terme harijan. Gandhi l’a inventé pour le substituer à dalits. Comme tu le sais, cela signifie «le peuple de Dieu ». De cette manière, Gandhi voudrait susciter de la sympathie pour les intouchables. Mais cela déplaît à Babasaheb, parce qu’il voit là une espèce de condescendance. Babasaheb insiste : «Ce sont nos droits d’hommes que nous voulons, pas de la sympathie ! » Et certains de nos dirigeants vont même jusqu’à poser la question : « Si nous sommes le peuple de Dieu, que sont les autres ? Le peuple du diable ? »
– Mais maître Tau, pourquoi ces grands leaders ne règlent-ils pas leurs différends en privé?
Maître Tau sourit.
– Ils ont essayé, mais sans succès.
Et il poursuivit :
À la demande de Gandhi, Babasaheb est allé le voir l’année dernière, en août, mais la rencontre ne s’est pas très bien passée 8. Sais-tu que Gandhi ignorait que Babasaheb était un dalit? Il croyait que Babasaheb était un brahmane généreux qui prenait fait et cause pour les dalits9. Comment un homme de si basse caste pouvait-il être si brillant ? Même le Mahatma n’a pas su s’affranchir du système de castes.
Mais alors, quel fut le résultat de la conférence de la Table ronde ? »
Eh bien, Gandhi a affirmé représenter les dalits, puisque l’éradication de l’intouchabilité constitue l’un des éléments de la plate-forme du parti du Congrès. Mais il est formellement opposé à la demande de Babasaheb, à savoir un collège séparé pour les intouchables aux élections. Gandhi a indiqué que, même s’il était le seul à s’y opposer, il continuerait à le faire, fût-ce au péril de sa vie.
« Les conversations ont même pris un tour désagréable. En réponse à Gandhi, Babasaheb l’a traité de « penseur à la petite semaine », et il a déclaré que son comportement était «indigne d’un mahatma ». Il a dit que loin d’être un ami des dalits, Gandhi était un ennemi malhonnête 10.
– Et c’est pour cela qu’ils traitent Babasaheb de grossier personnage, d’insolent et de non-civilisé? demandai-je.
Avant que maître Tau ait pu répondre, R. D. intervint : – Ils condamnent les propos de Babasaheb. Mais moi je dis, pourquoi ne devrait-il pas parler comme ça? N’atten-dons-nous pas depuis des temps immémoriaux qu’ils changent de cœur ? Quand on subit l’oppression depuis si longtemps, on a le droit d’être caustique envers ses oppresseurs. Si un esclavage politique de cent cinquante ans peut justifier des protestations extrêmes contre le gouvernement britannique, nous, les dalits, nous avons bien le droit de rudoyer le porte-parole de nos oppresseurs!
Je regardai R. D. avec respect. Avec un sourire, maître Tau reprit :
– Il s’agit là de tactiques, laissons cela à nos chefs.
– Mais finalement, y a-t-il trêve ou non? ai-je demandé. On parle sans cesse du pacte de Poona…
– En fait, c’est tout à fait intéressant. Récemment, en août, le gouvernement britannique a rendu un communal award réservant aux dalits un quota de sièges aux Assemblées des provinces. Pour Babasaheb, c’était une victoire retentissante. Mais Gandhi, qui avait promis d’accepter l’arbitrage du Premier ministre britannique, est revenu sur sa parole et a déclaré qu’il était prêt à jeûner jusqu’à la mort si l’on ne revenait pas sur l’idée d’un collège séparé pour les dalits.
– Mais c’est du chantage aux sentiments! s’exclama R. D.
Maître Tau sourit.
– Jeune homme, tu ne comprends pas. Les mahatmas ne se livrent pas au chantage. Ils se contentent d’exercer une pression morale. Une campagne féroce a été lancée contre Babasaheb. On l’a traité de monstre, de traître et de mercenaire. Babasaheb s’est retrouvé face à un dilemme. D’un côté, la vie d’un grand homme, de l’autre, la volonté de préserver les intérêts des dalits. Pour finir, en septembre 1932, Babasaheb a accepté un compromis : le pacte de Poona.
Pris par la discussion, nous avions perdu le sens du temps. La femme de maître Tau nous ramena sur terre :
Et pour le déjeuner, vous prendrez aussi de la politique?
R. D. et moi, nous avons éclaté de rire. Nous nous sommes levés pour prendre congé. Se tournant vers maître Tau, elle lui a alors dit :
As-tu au moins pensé à demander à Damu s’il a enfin trouvé un travail stable ? Il a une mine affreuse!
Des hauteurs de la politique, je retombai en torche dans les dures réalités de la vie. Maître Tau me regarda d’un air interrogateur. Penaud, je dus avouer que j’étais toujours sans travail.
– Pourquoi ne m’en avoir rien dit, jeune homme ? me réprimanda-t-il.
Il réfléchit un instant et reprit :
Voyons, demain je vais parler à quelqu’un de l’usine United Mills. Va voir le contremaître d’ici un ou deux jours. Dis-lui que c’est moi qui t’envoie. Il pourrait avoir quelque chose pour toi.
Je sortis en hâte, de peur de laisser voir les larmes qui m’embuaient les yeux.
Sonu
L'un des dirigeants locaux du mouvement de Babasaheb, qui exerçait une grande influence, s’arrangea pour procurer à mon homme un emploi aux United Mills, à Parel. Enfin, après toutes ces années de quête, un travail régulier, et à plein temps.
Mon homme effectuait des journées de huit heures, avec une production minimum imposée. Tout ce qu’il faisait au-delà était payé en prime. Il était fin prêt avant l’aube et arrivait à l’usine bien avant son heure d’embauche. Il observait les ouvriers et discutait avec eux. Déterminé à progresser, il s’appliqua. En quelques mois, il avait atteint le niveau des plus compétents, mais ça ne le satisfaisait pas. Il voulait être le meilleur.
Certains jours, mon homme rentrait plein d’enthousiasme, il se vantait d’avoir largement dépassé son quota. Il était hanté par cet objectif : être le meilleur. Mais souvent, il rentrait sombre et frustré. Alors il restait assis sans dire un mot, parce qu’il n’avait pas fait son chiffre.
Sasubai et moi, nous le taquinions, mais il répondait par un slogan affiché dans l’usine : « Le travail est une religion. » Et il ajoutait : « À ça, moi, j’y crois! »
Le lendemain, il se levait dès l’aube et partait pour l’usine avant qu’aucune de nous ne soit réveillée.
Bientôt, il reçut une promotion. Cette fois, c’était la dextérité plus que la rapidité qui comptait. À ce nouveau poste, les machines opéraient à toute vitesse, et le mécanicien devait donc se concentrer sur ses leviers. Pour ce travail, mon homme gagnait deux roupies supplémentaires. De son point de vue, ce travail était plus intéressant et plus exigeant que le précédent.
Il en était si fier qu’un jour il m’amena avec lui. Il me montra comment il poussait, et tirait les leviers et les manettes qui actionnaient les machines.
Je l’assaillais de questions :
Et si tu soulèves ce levier en premier? Et cette manette, elle sert à quoi? Et ça fait quoi, si tu coupes le circuit au milieu ?
Il se mit à rire.
– Gentille petite oie! Le tissu sortira abîmé!
Je m’assis dans un coin et je l’observai. J’essayais d’attirer son regard, mais il était absorbé par son travail. Toutefois, chaque fois qu’il avait un répit, il tournait les yeux vers moi et me souriait. Je me dis que je pourrais rester là, des heures durant, rien qu’à le contempler, à le caresser des yeux, le cœur débordant d’amour.
Vers la fin de son temps de travail, il me conduisit dans une autre salle. Il y avait là une longue file d’attente, et nous nous sommes placés derrière. La queue avançait lentement. Mon homme signa une feuille, puis reçut son salaire.
– Dis donc, Soney, aujourd’hui je vais te donner ma paie ! dit-il en souriant.
Je pris l’argent, puis le lui rendis, effrayée de porter une telle somme.
À la sortie de l’usine, des hommes en battaient un autre, sous nos yeux. La victime hurlait :
Je rembourserai le mois prochain!
Entre deux coups, il suppliait :
Ma femme et mes gosses vont mourir de faim. Laissez-m’en un petit peu… que…
Les prêteurs étaient curieusement vêtus. Ils portaient des turbans colorés, des pantalons larges et flottants, et des tuniques jusqu’aux genoux. Leurs yeux soulignés de khôl étaient barrés de noir. Cet accoutrement leur donnait un air féroce.
Mon homme m’expliqua que ces types étaient des Pathans, et que la plupart des ouvriers leur devaient de l’argent :
Le jour de la paie, les Pathans attendent dehors et se saisissent des ouvriers. Ils prennent des intérêts très élevés, et souvent, ils volent les plus naïfs. Le jour de la paie, certains se cachent ou filent à l’anglaise. D’autres se dirigent droit vers les bars et les salles de jeu.
Et ces femmes, qu’est-ce qu’elles font là ?
Ce sont les épouses. Elles veillent à ce que leurs maris ne dilapident pas l’argent.
En écoutant toutes ces histoires, je bénissais ma bonne étoile, car tout ce qui intéressait mon homme, c’était d’aider notre communauté et d’assister aux meetings. Chaque mois, il remettait tout son salaire à Sasubai. J’étais heureuse ce jour-là, car c’était à moi qu’il l’avait donné.
Pour rentrer, le chemin était long, mais pour une fois, mon homme ralentit le pas pour moi. J’étais étonnée par un environnement que je ne reconnaissais pas. Mais il refusa de me dire où nous allions. Il me désigna différents endroits, mais moi, j’étais toute désorientée.
– On va où? Je veux rentrer! Je suis fatiguée! répétais-je comme un refrain.
Bientôt, je vis une étendue d’eau infinie. Nous étions au bord de la mer. Un instant, je songeai à la rivière de mon village. La mer roulait en vagues énormes. C'était effrayant. Rien à voir avec la douceur et la sérénité de notre rivière !
Nous avons marché pieds nus. Le sable argenté nous chatouillait les pieds. Il me fallut un moment pour trouver mon équilibre sur ce sol instable. Mais lui, il s’avança tout au bord, à la limite des vagues rugissantes, et m’invita à le rejoindre. J’étais effrayée.
Plus je lui disais que j’avais peur, plus il s’avançait dans la mer. J’étais au bord des larmes. Finalement, il eut pitié de moi et me rejoignit.
Nous nous promenâmes le long du rivage, en grignotant des cacahuètes. Dans notre village, on les mangeait toujours avec du jaggery. À Bombay, ils les préféraient salées. J’avais soif, et mon homme ne cessait de me taquiner.
– Regarde, il y a tant d’eau dans la mer, disait-il dans un sourire malicieux. Tu peux en boire autant que tu veux!
Puis, il nous acheta des noix de coco fraîches. Le spectacle était stupéfiant : un malingre gamin malabar fendait la coquille à l’aide d’un long couteau pointu. En deux ou trois coups habiles, la noix s’ouvrait, sans qu’une seule goutte s’échappe. Puis, avec la même dextérité, il dégageait la chair blanche et molle du fruit.
Nous sirotâmes le jus sucré en contemplant le coucher de soleil. Une douce brise jouait dans mes cheveux.
La nuit allait tomber, et nous avions encore une longue distance à parcourir. Nous prîmes le chemin du retour. Moi, je pleurais de bonheur. Je continuais d’avancer, dans l’espoir que mon homme finirait par faire une pause. Mais il allait de l’avant, perdu dans ses pensées. Malgré ma fatigue, je n’émis pas une plainte. Bientôt une bonne odeur de friture nous titilla le nez.
– Miam… Ce doit être des jalebis bien chauds. Qui peut résister à ces délices? demanda mon homme en se retournant vers moi.
Nous fîmes halte devant l’étal. Les jalebis dorés étaient frits, puis plongés dans une bassine de sirop. Nous savourâmes ces délicieux gâteaux. Mon homme saisit le dernier et eut un mouvement étonnant : il me le mit dans la bouche. Aussitôt, je regardai autour de moi, pour voir si quelqu’un avait surpris ce geste d’intimité.
Nous étions mariés depuis presque huit ans, mais je n’avais pas encore pu concevoir. Sasubai voulait un petit-enfant. Ses cousines, ses amies, ses parents, tous la questionnaient. Avec tout le travail que je faisais, mon corps s’était affaibli, ce qui m’empêchait de concevoir, répondait-elle. Personne ne la croyait. Et chacune y allait de son exemple :
Regarde-nous, disaient-elles. Nous aussi, on travaille dur, mais chaque année, nous faisons des enfants en bonne santé!
Certaines insistaient :
Toi qui as travaillé toute ta vie, tu as fait tes enfants comment ?
Toi qui es fille de fermier, tu devrais savoir, ajoutaient-elles. Tu as vu combien les femmes travaillent à la ferme, pourtant elles n’ont aucun problème pour avoir des bébés!
À Bombay aussi, les femmes travaillent dur, et elles ont des enfants…
Qu’est-ce que vous insinuez ? grommelait Sasubai. Elles répondaient par des remarques plus méchantes encore.
Un jour, des femmes qui avaient travaillé avec Sasubai vinrent nous rendre visite dans notre nouveau logement.
– Rahee Baï, dirent-elles, mais où sont les gosses ? Nous avons apporté des bonbons pour les gosses!
– Depuis combien d’années ton fils est-il marié ?
– Huit ans environ, a marmonné Sasubai.
– Huit? Oui, je m’en souviens comme si c’était hier, quand tu nous as annoncé que tu avais trouvé une belle bru au teint clair.
– Mais est-ce qu’elle a un problème? s’inquiéta l’une d’elles.
– C'est sûr, puisqu’elle n’arrive pas à faire des bébés, répondit l’autre.
– Tu étais très fière de ta jolie bru. Mais arre, même une laide au teint sombre, à ce jour, elle t’aurait donné plein de petits-enfants, et elle aurait fait le bonheur de tes vieux jours!
– Nous sommes tellement désolées pour toi, Rahee Baï… Comme c’est triste… Aucun héritier pour porter ton nom. Mais qu’y faire ? C'est la vie…
Je préparais le thé et ces femmes osaient sortir ce chapelet d’horreurs, sachant très bien que je les entendais. La suivante eut des mots plus venimeux encore :
Pourquoi acceptes-tu ça? Ton fils est encore jeune, il peut se remarier.
Oui, c’est vrai, renchérit une autre. Il devrait prendre une deuxième épouse.
Une troisième s’exclama :
Il te faut un héritier pour perpétuer ton nom. Sinon, comment pourras-tu mourir en paix ?
Qu’y puis-je ? Qui m’écoute dans cette maison? répondit Sasubai, en s’essuyant les yeux du bout de son sari.
Puis elle me regarda et dit :
Depuis pas mal de temps, j’ai pensé à lui trouver une autre épouse. J’aime Sonu comme ma fille, mais je veux aussi voir mes petits-enfants avant de mourir.
Je ne pouvais en supporter davantage. Je me mis à pleurer en silence, le visage enfoui dans mes genoux.
– Arrête de faire tant d’histoires, ricanèrent ces femmes cyniques. On ne peut pas tout avoir, dans la vie. Dieu t’a donné la beauté, mais pas les enfants. C'est comme ça!
Une voisine, qui avait entendu la conversation, vint mettre son grain de sel :
Soney, tu n’as pas de raison de pleurer. Vois les choses autrement : l’autre femme fera les enfants et toi, tu t’en occuperas.
Vous, les femmes, vous devriez parler à mon fils et lui faire entendre raison. Peut-être qu’il vous écoutera, vous! conclut Sasubai.
Deux des plus âgées entreprirent mon homme. Elles lui dirent combien elles aimaient sa mère. Elles lui expliquèrent l’importance d’avoir un héritier, si l’on veut mourir en paix.
– Toi, tu es encore si jeune! Trouve-toi une autre femme ! En un rien de temps, vous ferez un enfant.
– Pense à la joie que tu donneras à ta mère.
Mon homme écoutait tranquillement. Je voyais ses oreilles rougir de colère. Son visage prit alors une expression sévère. Il me vit assise dans un coin à pleurer et, soudain, il bondit. Il devint grand comme une montagne, dominant l’assistance :
Aayee, lança-t-il d’une voix cinglante à Sasubai, je ne veux plus voir ces bonnes femmes dans cette maison! C'est compris ?
Il la foudroya du regard.
– Je n’ai pas l’intention de me remarier. Un point, c’est tout. Nous n’avons pas de grand domaine, tu n’as donc pas à t’angoisser pour tes héritiers. Qu’est-ce que ça change que nous ayons ou que nous n’ayons pas d’enfants ? Et si tu as tellement envie de donner ton amour et ton affection à des petits, alors va donner ton amour à tous les gamins errants du voisinage, comme s’ils étaient à toi!
Sous le choc, Sasubai resta muette.
– Si tout ce que tu cherches, c’est un héritier, nous en adopterons un. Mais ces femmes-là, ça suffit!
Il se tourna vers elles.
– Arrêtez d’agresser ma mère. Je respecte votre âge, et je ne veux pas être grossier. Mais c’est mon dernier avertissement.
Solennel, il revint à Sasubai :
Même s’il y a un mort dans leur famille, nous n’irons pas présenter de condoléances, et préviens-les que si quelqu’un meurt chez nous, elles n’auront pas besoin de venir ici. Personne n’a le droit de me dicter ma conduite.
Il se mit à faire le tigre en cage, celui que je connaissais si bien… Puis soudain, il se planta devant moi.
– Toi, je ne veux plus te voir pleurer pour ça. Jamais je n’épouserai une autre femme.
Puis il me chuchota :
Allons, maintenant, un effort. Fais-moi au moins un petit sourire.
Un soir, bien après le dîner, mon homme n’était toujours pas rentré et je commençais à m’inquiéter. Sasubai tentait de m’apaiser :
Pourquoi te tracasses-tu ? Il est peut-être allé écouter un discours!
Je pressentais que quelque chose ne tournait pas rond. Je me mis donc devant la porte, et scrutai la route. Des hommes du voisinage rentraient tard, après avoir bu ou joué, comme d’habitude. Mais jamais je n’avais vu mon homme dans cet état.
Quelques heures plus tard, il finit par apparaître, en compagnie de deux autres hommes. J’étais soulagée, mais inquiète de la présence de ces inconnus. Comme il s’approchait, je vis qu’il avait le bras en écharpe, la paume et le pouce dans un bandage. Je me précipitai, luttant pour contrôler mes larmes.
Sa chemise était tachée de sang. Tout comme son pansement. J’appelai Sasubai au secours.
– Qu’as-tu fait, Damu, pour que Soney se mette à crier comme une folle ? s’exclama-t-elle.
Un des hommes expliqua :
Baï, il a eu le pouce arraché. Happé dans une des machines. On l’a emmené à l’hôpital.
Et les médecins ont pu faire quelque chose ? demandai-je à mi-voix.
Personne ne répondit, et je sentis l’hystérie me gagner.
– Sonu, reste calme. J’ai perdu mon pouce, dit mon homme.
Sur un ton d’excuse, un des hommes expliqua :
Le pouce a été broyé par la machine, et les médecins n’ont rien pu faire. Ils lui ont fait quelques points de suture pour fermer la plaie et lui ont donné des médicaments.
Le lendemain matin, à l’heure habituelle, mon homme se prépara à partir travailler. Sasubai essaya de l’en dissuader, mais il n’en fut que plus déterminé. Avant midi, il était de retour, bouillant de fièvre comme de colère.
– Y' a plus de travail pour moi! Ils ont dit que c’était dangereux de travailler sans pouce. J’étais un de leurs meilleurs ouvriers. Ils m’ont donné cinquante roupies de compensation, et ils m’ont viré.
Il était atterré, et nous aussi. Nous ne pouvions pas croire qu’en un seul jour nos vies avaient basculé. Il était à nouveau sans emploi. Le malheur nous avait rattrapés, j’en étais sûre.
Damu
La perte de mon pouce fut un nouveau coup du sort. Auparavant, c’était déjà frustrant de courir après les petits boulots pour une ou deux roupies. Mais aucun mot ne saurait dire ce que je ressentis alors. Je me faisais refuser partout dès qu’on voyait ma main bandée. J’étais complètement déboussolé, bien sûr, et je savais que je ferais mieux de rester à la maison à attendre que mon pouce cicatrise. Pourtant, je continuais inlassablement mes recherches, avant tout pour éviter de rester avec ma mère et Sonu.
Pour ne rien arranger, j’avais blâmé Sonu quand elle m’avait exposé ses projets pour rapporter un peu d’argent à la maison. C'était plus que je n’en pouvais supporter : que mon épouse aille gagner notre vie! Cela ne fit que me convaincre qu’une fois encore je l’avais trahie.
Sonu avait le soutien inconditionnel de ma mère. Quand Sonu sortait, ma mère effectuait le peu de tâches ménagères que lui autorisait sa pauvre santé. Insensible à mes humeurs, Sonu partait au petit matin, allait au marché de gros, achetait des fruits et des légumes, et les revendait sur le marché local. Chaque matin, elle disposait méticuleusement ses denrées sous un arbre, près de l’usine textile.
Sonu avait la parole facile. Elle se lia d’amitié avec beaucoup d’ouvriers, et eux la traitaient comme leur sœur. Elle leur demandait des nouvelles de leur famille, elle leur donnait son avis. Je demandai à mon ami Lakshman, qui travaillait à l’usine, de veiller sur elle, et lui s’émerveillait de la façon dont elle menait sa petite affaire. Sonu parvenait à rapporter entre huit et dix roupies par jour. Mais, au fond de moi, jamais je ne parvins à accepter sa contribution au ménage. J’avais décidé qu’elle ne devait gagner que de quoi s’entretenir elle-même et nourrir les enfants. Moi, j’étais déterminé à subvenir à mes propres besoins et je m’entêtais à trouver n’importe quel petit travail, même s’il ne me rapportait presque rien.
Un jour, j’avais marché sans but pendant plus de trois heures, quand je tombai sur deux jeunes types munis d’un rouleau d’affiches et d’un pot de colle. Ils étaient très occupés à coller les affiches sur les murs. De toute évidence, ces jeunes ne savaient pas lire et ne comprenaient rien à ce qui était écrit, car certaines affiches étaient collées à l’envers. Quand je le leur dis, ils éclatèrent de rire.
Je m’efforçai de lire ces affiches attentivement. Soudain, je parvins à déchiffrer le nom de Babasaheb. Je rappelai vite les deux types et je leur fis d’énergiques reproches. Ensuite, je les escortai, pour m’assurer que toutes les affiches étaient bien collées comme il convenait. Il s’avéra qu’ils travaillaient pour le groupe de maître Tau, en prévision du prochain discours de Babasaheb. Du coup, je décidai d’aller voir maître Tau.
Comme toujours, il fut content de me voir. Puis, en découvrant mon bandage, il parut se demander si je pourrais vraiment me rendre utile. Aussitôt, je lui assurai que ma main ne me posait aucun problème, et que je voulais faire quelque chose, n’importe quoi, pour en finir avec mon ennui et gagner quelques sous.
Maître Tau réfléchit longuement. Puis il gribouilla un petit mot et me dit d’aller me présenter à son voisin, Upshum Guruji. Il pourrait avoir quelque chose pour moi. Hésitant à partir, j’essayai de persuader maître Tau de me laisser travailler pour lui. D’un ton sévère, il m’éconduisit et m’invita à revenir le voir plus tard.
La maison de Upshum Guruji était bourrée de militants qui discutaient de leurs projets, certains répartissant le travail entre leurs compagnons. En posant des questions, j’appris que Guruji était l’activiste le plus dévoué de Babasaheb et l’un des dirigeants du mouvement dalit local. Après de longues heures d’attente, je réussis à l’aborder. J’étais si impressionné par sa personnalité que je ne parvins pas à parler. Je lui tendis le billet de maître Tau.
– Donc, tu veux du travail. Hum… Et tu étais à Nasik… Et aussi à Mahad… Tu as donc participé à quelques manifestations. Est-ce que tu sais bien t’exprimer?
J’étais impressionné qu’il en sache autant sur moi. Saisi par l’inspiration, je lui débitai tout ce que je savais sur Babasaheb et sur ses actions. Je fus gêné de sentir tous les regards se braquer sur moi. Coupant court à mon bavardage, je conclus timidement :
Oui, je sais parler. Je suis prêt à faire n’importe quel travail que vous me donnerez.
Il me demanda de revenir le lendemain matin. Je serai payé trois roupies par jour. Pendant un mois, j’effectuai des tâches diverses, comme imprimer les affiches, les coller, ou faire le tour des boutiquiers pour ramasser leur cotisation, ou encore distribuer des tracts contenant les discours de Guruji. Puis je devins son « assistant », et je l’accompagnai partout. Dès lors, je gagnai quatre roupies par jour et, plus important encore, je me mis à jouir du respect des autres militants.
Là encore, pour être son assistant, il fallut que je me remette sérieusement à la lecture. Quand il se rendit compte de l’effort que je devais fournir pour lui lire les nouvelles, j’eus honte de moi.
– Damu! Tu ne lis pas mieux que ça? demanda-t-il. Que vas-tu donc apprendre à tes enfants ? Il faut leur donner l’exemple! À partir de demain, tu liras le journal, puis tu viendras me faire un rapport sur toutes les nouvelles que tu auras lues.
Il ne m’en fallut pas plus. Chaque fois que j’avais un instant à la maison, je déchiffrais le journal, en suivant du doigt chaque ligne. Je me souvins de l’histoire du mahatma Phulé, que m’avait racontée maître Tau : pour avoir appris à lire à Savitri, sa femme stérile, Phule avait subi les foudres de son entourage.
– Sonu, sais-tu que Savitri avait ouvert une école pour les femmes, où elle leur apprenait à lire et à écrire ? Les gens lui jetaient des pierres, ils l’insultaient sur le chemin de l’école. Mais, sans se laisser abattre, elle a continué.
L'idée éveilla l’intérêt de Sonu. Très vite, elle devint mon élève, désireuse d’apprendre à lire avec moi. Je lui achetai une ardoise et de la craie, et tous les soirs, après dîner, j’insistai pour qu’elle écrive l’alphabet avec moi. Au début, ma mère n’eut guère pour nous que des regards réprobateurs. Au bout de quelques jours, elle n’y tint plus :
Et Sonu, elle va faire avocate? lança-t-elle avec mépris.
Non, mais si elle apprend à lire et à écrire, nos enfants pourraient bien être avocats! rétorquai-je.
Alors, tu n’as qu’à apprendre à tes enfants, pas à elle.
Bien sûr. Mais d’abord, je veux que ce soit Sonu. Comme ça, nous élèverons mieux nos enfants.
Vous n’arrêtez pas de parler de vos enfants. Mais ils sont où?
Dans son embarras, Sonu éclata en sanglots. Moi, je restai sans voix.
Vers 1935, la lutte pour l’indépendance s’était considérablement ralentie11.
Par ailleurs, et pour diverses raisons, le mouvement dalit avait perdu de son énergie. Babasaheb avait accepté le poste de doyen à la faculté de droit de Bombay et l’on parlait de lui comme juge à la Haute Cour ou comme ministre du nouveau gouvernement. Si Babasaheb avait, quelques années auparavant, réussi à éveiller et à rassembler les masses dalits, aujourd’hui, le mouvement se trouvait dans une sorte d’impasse. Il y avait bien encore ici et là quelques manifestations et quelques réunions publiques, mais la ferveur était retombée. Les deux grandes actions – celle du réservoir de Chowdar à Mahad, et celle du temple de Kala Ram à Nasik – étaient en outre enlisées dans les méandres de la procédure judiciaire. Babasaheb, bien sûr, plaidait à la barre en personne, mais tout cela traînait en longueur.
Moi, de par ma collaboration avec Upshum Guruji, j’étais de tous les secrets politiques. Dans notre communauté, les dernières nouvelles firent l’effet d’une bombe : alors qu’il rentrait de Mahad à Bombay, après une de ses plaidoiries, la voiture de Babasaheb était tombée en panne dans un village. Il pleuvait à verse. Apparemment, il avait dû rester le ventre creux la nuit entière, car aucun villageois n’avait accepté d’offrir un toit ou un repas à un intouchable. Après avoir passé la nuit sous un arbre, trempé jusqu’aux os, Babasaheb était rentré à Bombay dans un tel état d’agitation qu’il s’était enfermé dans une pièce et avait refusé d’en sortir. Ses collègues avaient eu tout le mal du monde à l’apaiser.
Après une longue accalmie, l’orage se déchaîna. Un quotidien local révéla la nouvelle : dans un discours, Babasaheb allait annoncer le changement de religion des dalits. Était-ce vrai… ? Était-ce une rumeur destinée à exaspérer les castes dominantes ? Ça, c’était vraiment un gros coup ! Il fallait que j’en sache davantage, et dès huit heures du matin, je me précipitai chez Upshum. Je le trouvai plongé dans une discussion passionnée au milieu d’un groupe de militants.
– Damu… je suis content de te voir, dit-il quand il finit par me remarquer.
– Qu’est-ce que c’est que cette histoire de conversion ? lançai-je sans ambages. Nous allons tous changer de religion?
– C'est vrai que Babasaheb envisage de renoncer à la religion hindoue ? insista un militant.
– Mais pourquoi? demanda un autre. Il nous a toujours dit que la seule façon de réformer la religion hindoue, c’était de la combattre de l’intérieur…
Tout le monde était énervé. Quelqu’un lança :
À l’époque de la première conférence de la Table ronde, Babasaheb avait demandé que nous autres, les intouchables, nous soyons traités comme des hindous protestants.
Il envisage quel avenir pour nous ? Pourquoi n’expose-t-il pas clairement ses projets?
À l’évidence, ces militants étaient bien informés. Mes interrogations allaient trouver réponse. Il me suffirait d’écouter.
Face aux salves de questions, Guruji restait de marbre. Il s’appliquait à découper une noix de bétel. Parfois, sa froideur m’irritait, mais je savais que ce calme découlait de sa sagesse. Après avoir mastiqué un peu de bétel, d’une voix ferme mais monocorde, il finit par prendre la parole :
La question remonte à un certain temps. Depuis une dizaine d’années environ, Babasaheb a tenté de ménager, en faveur des dalits, un espace légitime à l’intérieur de la société hindoue. Résultat, les castes supérieures n’ont pas bougé. Ses efforts sont restés vains. Terriblement déçu, il envisage maintenant sérieusement de changer de religion. Il est persuadé que nous, les dalits, sous la domination hindoue, nous ne pourrons jamais réaliser ce que nous sommes. Il nous faut donc une nouvelle religion, qui soit prête à nous accueillir et à nous rendre notre fierté.
Mais laquelle veut-il nous faire adopter ? L'islam ? Le christianisme ? demandai-je, le cœur battant à l’idée d’un acte aussi révolutionnaire.
Pas si vite, jeune homme. Nous savons tous que Babasaheb ne prendra jamais de décision à la hâte. Il fera ce qui est le mieux pour nous, et au moment où il le jugera opportun.
Un instant, tout le monde se tut, digérant l’information.
– Babasaheb a prévu en octobre prochain une conférence à Yeola, une petite ville près de Nasik. Il veut y examiner la situation dans le contexte du Government of India Act, et les implications pour notre combat de dix ans contre la discrimination.
Puis, élevant la voix, Guruji ajouta :
Vous tous, je voudrais que vous vous portiez volontaires… Nous avons beaucoup à faire… L'organisation d’une telle conférence est un grand défi, mes amis! Sachons le relever !
C'était formidable d’être officiellement reconnu comme volontaire. Cette fois, je connaîtrais la vie politique dans tous ses détails. Et j’en appris beaucoup aussi en voyant Guruji en pleine action. Je faisais partie des centaines de militants qui s’organisaient pour accueillir plus de dix mille délégués. En outre il nous fallait veiller à l’impression et à la distribution de tracts et d’affiches. Les fonds manquaient cruellement, mais personne ne grommelait. Une semaine à peine avant la conférence, certains d’entre nous se rendirent à Yeola pour fignoler les détails. Nous étions épuisés, mais survoltés, anxieux d’apprendre ce que Babasaheb allait annoncer.
Finalement, le grand jour arriva. Dans un vacarme d’applaudissements, Babasaheb nous remercia tous pour l’unité dont nous faisions preuve dans la lutte. Il rappela combien les dalits avaient souffert, sur le plan social, économique et politique, tout cela en raison de l’hégémonie exercée par les castes supérieures.
Il rappela longuement notre combat de ces dix dernières années en faveur de la reconnaissance de nos droits élémentaires et d’un statut d’égalité au cœur de la société hindoue. Mais ce combat, confirma-t-il, nous l’avions perdu. Il nous demanda alors s’il ne serait pas souhaitable de renoncer à cet hindouisme qui nous était néfaste et d’adopter une autre religion, une religion qui nous accorderait, et sans réserve, le statut d’égaux.
Un lourd silence s’installa. Alors Babasaheb lança ces mots qui devaient faire la une de tous les journaux :
Malheureusement, je suis né intouchable et hindou. Il n’était pas en mon pouvoir de l’empêcher. Mais ce qui est en mon pouvoir, c’est de refuser de vivre dans ces conditions ignobles et humiliantes. Solennellement, je vous promets que je ne mourrai pas hindou 12!
Ensuite, il annonça un changement de stratégie. Nous devions cesser de gaspiller notre énergie à des entreprises stériles, comme de se battre pour le libre accès aux temples. Mieux valait redéployer nos efforts en visant à conquérir le respect, l’indépendance et l’égalité par le moyen de l'éducation13.
Ce discours vigoureux de Babasaheb, annonçant sa décision de rompre avec l’hindouisme, déclencha des ondes de choc dans tout le pays. Certains y virent un coup de bluff et une pirouette de politicien. Pour d’autres, qui connaissaient sa force de caractère, sa détermination ne faisait aucun doute. Les passions, en tout cas, furent à leur comble. Certains le traitèrent de messie, d’autres, de candidat au suicide.
Tous les regards se tournèrent alors vers Gandhi, attendant une réaction qui ne tarda pas à arriver :
La religion n’est pas comme une maison ou un manteau dont on pourrait changer à sa guise. Elle est une partie intégrante de l’essence de chacun, plus que son corps. Je suis convaincu qu’un changement de religion ne servira en rien la cause qui l’inspire.
Gandhi prédit également que les dalits, ces millions d’analphabètes et de gens simples, ne renonceraient pas à leur foi14.
Cette prise de position ne convainquit pas les minorités religieuses telles que les musulmans, les chrétiens ou les sikhs. Car dans cette idée de conversion, ils apercevaient une excellente occasion de faire progresser leur propre reli-gion. La maison de Babasaheb fut pratiquement inondée de lettres et de télégrammes. La plupart dissertaient à l’infini sur les vertus éminentes de leur religion. D’autres proposaient des récompenses tangibles pour les convertis. Il y eut aussi des messages de fanatiques hindous écrits, dit-on, avec du sang…
Notre mouvement avait pris une nouvelle dimension qui enflammait nos esprits. Il n’y avait plus de retour en arrière possible, ni pour Babasaheb, ni pour nous.
La conférence de Yeola fut suivie par d’autres : à Nasik, à Poona, puis, la plus importante, à Bombay, en 1936. Des centaines de militants, comme moi, se vouèrent corps et âme à leur organisation. Les moindres détails étaient discutés, et souvent nous débattions de l’intérêt d’adopter une nouvelle religion.
On demanda à Babasaheb d’expliquer ce que gagneraient les intouchables à changer de religion. Il répondit de façon claire et nette :
Et l’Inde, que gagnera-t-elle à l’indépendance ? De même que l’indépendance est nécessaire à l’Inde, le changement de religion est indispensable aux dalits. C'est l’hindouisme qui a fait de nous des intouchables. Y renoncer est le seul moyen de faire entrer la touchabilité dans nos vies. Ce qui sous-tend ces deux mouvements, c’est le désir de liberté15.
Les paroles de Babasaheb rencontrèrent un écho dans le pays tout entier. Il expliquait que la religion était faite pour l’homme et non l’homme pour la religion. Une religion qui ne reconnaît pas les intouchables comme des êtres humains, qui les traite moins bien que des animaux, ou qui refuse de leur laisser boire l’eau des puits, n’est pas digne du nom de religion.
Babasaheb nous exhortait à prendre appui sur les forces de la logique et de la raison. C'était là l’essence de son message, et il m’impressionnait très profondément. Je réfléchis à ce problème de changement de religion. Tout en ayant une foi absolue dans la ligne tracée par Babasaheb, je savais aussi qu’il ne serait pas facile de convaincre ma femme et ma mère, toutes deux profondément imprégnées du mode de vie hindou.
Au fils des années, pour des millions de dalits, Babasaheb avait occupé la place du père. Pour la plupart, nous ne l’avions jamais rencontré en personne ou ne l’avions que brièvement aperçu. Cependant, nous avions tous le sentiment qu’il nous appartenait. Du coup, le mauvais état de sa santé devint pour nous un souci lancinant, surtout après le décès de sa femme, Ramabai, en 1935, quand il se retrouva très seul, sans personne pour s’occuper de lui. À la suite de plusieurs accès de maladie, les médecins lui conseillèrent un changement de climat. Vers la fin de 1936, il finit par trouver le temps de voyager en Europe.
Pendant quelques mois, nous restâmes sans nouvelles de lui et les choses s’apaisèrent. Toutefois, en 1937, la nouvelle éclata : un grand hebdomadaire local rapporta qu’à Londres Babasaheb avait épousé une dame anglaise et qu’il allait bientôt rentrer en Inde avec elle16. Naturellement, l’information provoqua chez les dalits une vive émotion. Impossible de savoir s’il s’agissait d’une rumeur ou non. Il n’y avait qu’à attendre et voir. L'idée gênait tout le monde. Pourtant, personne n’était prêt à critiquer Babasaheb, ni à dénoncer son attitude.
Sonu nous rapporta les commentaires qu’elle avait entendus autour de la pompe à eau :
– Pour Babasaheb, toutes les femmes dalits sont comme des sœurs, des filles ou des mères. Il ne pouvait en épouser aucune, alors il a choisi une étrangère!
Le jour de l’arrivée de Babasaheb, des centaines de dalits se rassemblèrent pour les accueillir, lui et sa femme étrangère. Un groupe de femmes leur avait préparé l’accueil traditionnel, avec les guirlandes et les lampes à beurre. Sonu et moi, mêlés à la foule, nous tendions le cou, en jouant des coudes pour nous rapprocher. Nous finîmes par l’apercevoir, coiffé de son célèbre feutre, descendant la passerelle du bateau. Tout le monde se bouscula pour voir sa compagne. Hélas, il débarqua seul. Notre soulagement se teinta de regret. L'attente attisée par les médias retomba aussitôt.
La première élection générale était prévue pour février 1937. À son retour d’Europe, Babasaheb forma un nouveau parti politique travailliste et indépendant, baptisé Independent Labour Party. Il proposait un programme d’ensemble pour répondre aux revendications des sans-terre, des fermiers et des ouvriers. Upshum Guruji fut élu l’un des secrétaires du nouveau parti. Devenu son bras droit, je me retrouvai naturellement engagé dans la campagne électorale.
Aucun d’entre nous n’avait d’expérience en la matière. Nous savions simplement que nous étions entièrement dévoués à Babasaheb, et prêts à travailler dur. Aux côtés de centaines de militants, je travaillais pratiquement vingt-quatre heures sur vingt-quatre à distribuer des tracts, à organiser des meetings dans toutes les villes des environs, à faire de la propagande porte à porte et à préparer les manifestations. C'était épuisant, mais nous en sortîmes gagnants. Plusieurs de nos candidats remportèrent la victoire et Babasaheb fut élu à une écrasante majorité.
En mars 1937, d’autres bonnes nouvelles suivirent cette élection triomphale, et la joie fut générale : dans l’interminable affaire du réservoir de Chowdar, la Haute Cour de Bombay rendit un verdict favorable aux dalits.
Durant la campagne électorale, mon rôle se borna, comme d’habitude, à celui de tout militant de base. Et si le travail était gratifiant, je ne disposais d’aucun salaire régulier. Le volontariat constituait donc mon activité principale et, à temps perdu, je faisais des petits boulots par-ci par-là. Mais après les élections, je me retrouvai franchement désœuvré.
À la maison régnait une tension constante. Je redoutais de rentrer les poches vides, d’avoir à calmer ma mère en lui promettant de mieux faire le lendemain. À un certain point, pour éviter les querelles quotidiennes, je pris l’habitude de passer la nuit chez Guruji : je dormais en plein air sur la véranda. Peu après, mystérieusement, j’obtins un emploi aux chemins de fer portuaires de Bombay, le Bombay Port Trust Railway. Je n’arrivais pas à y croire. Ce jour, je m’en souviens encore! C'était en mai 1937. Après bien des questions et des cajoleries, Sonu finit par m’avouer que je devais cette embauche aux efforts de ma pauvre mère qui avait soudoyé un fonctionnaire. J’étais furieux, mais sous la pression de Sonu, je respectai le silence sur le secret.
Grâce à ce travail, j’obtins un salaire régulier, et même un petit appartement dans les immeubles pour fonctionnaires. Nous étions aux anges de quitter le quartier surpeuplé de Kurla et notre chawl délabré, au profit de Wadala.
À croire que la chance avait enfin tourné.
Sonu
Les jours fastes étaient de retour; nous étions impatients de commencer notre nouvelle vie. Le Port Trust avait attribué un logement à mon homme. Nous quittâmes notre pièce unique de Kurla pour un trois pièces dans un immeuble du vieux Wadala. Najuka habitait tout près, avec son mari, qui travaillait aussi pour le Port Trust. Ce ne fut pas si simple de quitter Kurla. Nous y laissions tant de souvenirs!
Comme je me retournais une dernière fois, je me souvins du jour où, toute timide et effrayée, j’avais renversé sur le seuil le seau plein de riz. Puis me revint le souvenir de notre première nuit ensemble; le jour où Najuka m’avait montré pour la première fois où aller chercher l’eau ; celui où je m’étais brûlé la main en faisant des bakhris ; où la jarre à eau m’avait échappé et volé en éclats ; où mon mari avait perdu son travail… Les souvenirs défilaient sans fin. Dans l’ensemble, cette maison nous avait été favorable. Que nous réservait la nouvelle?
Les pièces spacieuses, l’atmosphère conviviale, aussitôt tout nous séduisit. Il régnait une bonne entente entre les familles qui habitaient là, en majorité des dalits. Leurs enfants jouaient ensemble, sous la surveillance d’un voisin. Très vite, nous prîmes là nos habitudes.
– Sonu, on dirait qu’il y a de bonnes nouvelles dans l’air, me dit la voisine, la vieille Lakshmi Kaku, une lueur malicieuse dans le regard.
Le matin, elle m’avait vue sortir pour aller vomir. Je sentis mon cœur battre à tout rompre, n’osant envisager ce que cela pouvait être… ou ne pas être.
Depuis deux semaines, je m’inquiétais. Chaque matin, je guettais mes règles. Je n’avais même pas remarqué l’absence des signes avant-coureurs. Puis, je commençai à avoir des nausées. Je préparais le thé pour toute la famille, et sans même que j’en aie avalé une gorgée, l’odeur seule me forçait à filer vomir à l’extérieur.
– À première vue, il n’y a pas de doute : ce sont des nausées matinales. Laisse-moi t’examiner, me proposa gentiment Lakshmi Kaku.
Après le départ de mon mari, elle vint me rendre visite. Elle me demanda de m’allonger et me palpa tout le ventre. Puis, avant que j’aie le temps de réagir, elle me souleva le corsage et me palpa le bout des seins. J’étais terriblement gênée, mais elle m’assura qu’elle s’y connaissait. Elle m’annonça que j’étais enceinte de six semaines. Je n’arrivais pas à y croire. À plusieurs reprises, je lui demandai si elle était bien sûre d’elle :
Mais comment serait-ce possible ? En douze ans, il ne s’est rien passé, alors pourquoi maintenant? Tu es bien sûre, Lakshmi Kaku? Tout le monde le dit, que c’est moi qui ai un problème.
Aga Soney, ne te pose pas de questions sur la volonté de Dieu. Réjouis-toi de ce don du ciel et sois heureuse. J’ai vu trois belles-filles tomber enceintes et mettre au monde des bébés plus vite qu’il n’en faut pour le dire. Ne te fais pas de souci. Il faut que tu préviennes ta Sasubai!
Je courus d’une pièce à l’autre en me penchant à chaque fenêtre. J’avais envie de crier de joie, de clamer la nouvelle au ciel bleu, aux oiseaux gazouillants, aux arbres vert tendre… Je voulais l’annoncer à chaque passant, à tous ces inconnus. Mais que leur dire? D’un coup, la pudeur m’arrêta.
Je ne pouvais m’empêcher de sourire. Je me précipitai vers le miroir et m’y scrutai longuement. Y avait-il comme une lueur sur mon visage, ou était-ce mon imagination ? Quelle merveilleuse nouvelle! J’attendis à la fenêtre, impatiente, le retour de mon homme.
Je m’amusai de ce que j’allais lui dire… je cherchai les mots pour le lui dire… Comment allait-il réagir? Je me perdais dans mes pensées, je revivais le fil des événements. Sans cesse, l’idée d’être bientôt mère me frappait en plein cœur. Chaque fois, j’étais surprise, comme si j’entendais la révélation de Lakshmi pour la première fois. Malgré tous mes efforts, impossible de me faire à l’idée que je portais un enfant !
Je vis mon homme qui approchait. Je me précipitai vers lui puis, embarrassée, je fis demi-tour. J’allai dans la cuisine préparer du thé, le cœur bondissant dans ma poitrine.
– Quelqu’un a l’air très heureux aujourd’hui, plaisanta-t-il. Je levai les yeux vers lui, mais ne parvins pas à souffler mot. Je lui tendis son thé. J’aurais voulu lui faire comprendre. Mais j’étais trop intimidée. Je tentai différentes allusions :
Il y a de nouvelles dépenses à l’horizon, dis-je, avant d’ajouter : Bientôt, fini les nuits tranquilles!
Oui, la fête de Ganapati arrive, il va nous falloir des vêtements neufs, et la musique va jouer toute la nuit!
Je hochai la tête, consternée. Cet homme si intelligent, ce qu’il peut parfois être bête, m’étonnais-je.
– Nous allons avoir davantage de responsabilités, maintenant, insistai-je.
Toujours rien. Finalement, je pris mon courage à deux mains :
Je disais…
J’hésitai devant son air interrogateur.
– Si on faisait dire à Sasubai de rentrer à Bombay le plus tôt possible?
– Pourquoi? Quel est le problème? Elle peut bien rester un peu à Nasik. Elle vient juste d’y partir, non ?
À nouveau je restai plantée là, sans savoir que dire. J’eus l’idée de recourir à un message :
– Ces temps-ci, j’ai tellement envie de baies, comme à la campagne, de tamarins frais, ou de mangues… Sasubai pourrait m’en rapporter du village…
Tout à coup, il me jeta un regard scrutateur.
– Tu es… Je suis… Je veux dire, nous…
Il en bredouillait d’émotion.
Je fis oui de la tête, détournant le regard par timidité. Fou de bonheur, il me souleva du sol et me fit virevolter dans la pièce. Soudain, il s’arrêta. Tout doucement, il me reposa à terre.
– Mais qu’est-ce qui me prend? Es-tu… Est-ce que… le bébé… va bien?
J’étais rouge de honte. Il se précipita dehors, à la recherche de quelqu’un en partance pour Nasik qui pourrait se charger d’un message.
Transporté de joie, il m’obligea à quitter les fourneaux et me fit asseoir près de lui.
– Aujourd’hui, c’est moi qui fais à manger. Dans ton état, tu as besoin de te reposer. Mais quand donc va revenir mon Ayi? Moi, je ne sais même pas ce qu’il faut faire.
Il se mit à arpenter la pièce, comme à son habitude.
– Allons tout de suite voir un docteur pour en être sûrs, décréta-t-il, comme frappé d’une idée géniale.
– Mais les docteurs sont des hommes! répliquai-je. Comment des hommes sauraient-ils ces choses-là ?
– Ma gentille petite oie, fit-il en me pinçant le nez, il est temps de grandir un peu. Les femmes aussi peuvent être médecins, et nous allons en trouver une.
– Mais pourquoi avons-nous besoin d’un docteur ? Tu ne peux pas me faire confiance ? Je t’ai dit que Lakshmi Kaku m’avait examinée. À son avis, j’en suis à six semaines.
– C'est mieux. Ça vient longtemps après notre mariage, et il faut s’assurer que tout se passe normalement.
Chaque jour, il m’entourait d’attentions. Au point que c’en était gênant. Des voisins le grondèrent, lui rappelant que j’étais enceinte, et non handicapée ou malade. Mais il ne voulait rien entendre!
– Jusqu’au retour de mon Aayee, c’est à moi de prendre soin de Sonu. Si quelque chose lui arrivait, je ne me le pardonnerais jamais. Et puis mon Aayee me tuerait!
Très vite Sasubai arriva, chargée de fruits et de friandises en provenance du village. Elle avait abandonné sa chère culture d’oignons, que sa belle-sœur avait mise en danger en laissant le tuyau d’arrosage couler toute la nuit. En apprenant la bonne nouvelle, elle s’exclama :
Ça alors ! La culture des oignons, ça n’est rien à côté de Sonubai et de son bébé!
Sasubai se mit à me dorloter. Elle me gavait de nourriture, mais je ne pouvais rien avaler. Je vomissais tout.
– Pourquoi me forces-tu alors que je vomis tout le temps ?
Ma belle-mère posa sa main sur mon ventre.
– Le bébé a besoin de manger pour grandir. Toi, tu dois manger pour deux.
– Alors, pourquoi me fait-il vomir?
Elle sourit de m’entendre dire « il » pour désigner l’enfant.
– Il se fortifie avec la nourriture que tu avales, et comme il grandit, il lui faut plus de place dans ton ventre, donc il te force à vomir. Ça va bientôt aller mieux.
Mon homme insista pour m’emmener voir une femme médecin ; elle me donna des médicaments et me recommanda de bien manger et de bien dormir. Et elle me conseilla de continuer à travailler comme avant, alors que Sasubai disait tout le contraire.
Au bout de trois mois environ, les choses se stabilisèrent, je resplendissais de santé et Sasubai retourna au village s’occuper de ses cultures.
Elle m’assura que j’allais pour le mieux et que, en son absence, tout se passerait bien.
Les journées n’en finissaient pas. J’étais enceinte de six mois, et je me fatiguais facilement.
En même temps, j’adorais cette sensation d’avoir un bébé dans mon ventre, cet être de ma chair et de mon sang qui remuait, et qui me donnait des coups de pied. Maintenant que nous allions avoir un héritier, je me sentais en paix, même si nous n’avions pas grand-chose à lui laisser.
Quand je m’allongeais auprès de mon homme, après une journée de labeur, et que je lui faisais sentir mon ventre bouger, c’était comme si je possédais le monde. Lui remarquait à quel point mon corps changeait : mon pelvis, mes seins, ma taille, et même ma façon de respirer. Sans compter mon ventre. J’en ressentais à la fois de l’orgueil et de la timidité. Souvent, on jouait au petit jeu du « Fille ou garçon? »
Je me demandais, au cas où ce serait une fille, si ma belle-mère serait déçue. Je me demandais aussi quels noms elle avait choisis, avec Najuka. En tant que tante, c’était à Najuka que revenait l’honneur de nommer le bébé. Et nous, alors? C'était notre bébé, après tout, ce droit aurait dû nous revenir!
Déjà, je me sentais devenir possessive envers cet enfant. Mon homme me répétait que garçon ou fille, tout ce que l’on devait souhaiter, c’était un bébé en bonne santé.
Je pensais à ces longues années où j’avais attendu. Notre mariage remontait à plus de douze ans. Au début, quand j’étais venue vivre ici, j’étais trop jeune, je ne pensais pas à avoir des enfants. À l’époque, tout le monde me traitait comme une petite fille. Pour moi, être mariée, cela signifiait vivre avec ma belle-famille, obéir et travailler dur pour les contenter.
J’avais beaucoup appris de mon homme, à vivre avec lui, à l’écouter, à le voir agir. J’avais aussi beaucoup appris de Babasaheb, et je commençais à adhérer à son enseignement. Pour lui, seule l’éducation pourrait permettre à notre peuple de progresser.
Les femmes, affirmait-il, avaient, tout comme les hommes, besoin d’apprendre. Mais je n’arrivais pas à m’imaginer allant apprendre à lire et à écrire. Durant ces douze années où j’étais restée sans enfant, mon homme m’avait encouragée à aller à l’école et à faire du travail social, comme Savitri. Mais moi, je ne m’en étais jamais sentie capable.
Lorsque les voisines s’étaient mises à évoquer ma stérilité, j’avais ressenti cruellement l’absence d’enfant. Quand elles avaient essayé de persuader Sasubai de trouver une autre épouse à mon homme, j’avais été désespérée. J’avais compris alors qu’avoir un enfant était la seule façon, pour une femme, d’assurer sa position. Je redoutais que mon homme ne ramène une autre femme. Les ragots m’effrayaient, surtout quand ils venaient farcir la tête de Sasubai.
L'idée de ne pas avoir d’enfant m’angoissait. Dans l’espoir d’y remédier, j’étais allée voir plusieurs voisines, puis leurs amies et leurs parentes. J’avais suivi tous les conseils. J’avais jeûné, deux, trois jours d’affilée. Sans même une gorgée d’eau. J’avais visité tous les temples, fait tous les vœux, toutes les offrandes. J’étais aussi allée à l’église de Mahim, et j’avais offert un bébé en cire qui m’avait coûté beaucoup d’argent.
J’avais consulté des sâdhus, des pirs, des fakirs et autres saintes personnes. J’avais envoyé des offrandes à Mariaai et à diverses divinités du village. J’avais eu recours à la sorcellerie. Je m’étais prosternée devant le banian aux innombrables branches et racines qui porte des fruits tout au long de l’année.
Jusqu’à présent, outre les tâches ménagères, j’avais travaillé à la fabrique d’allumettes. Je finissais mes journées exténuée. De plus, j’étais rongée par la crainte qu’on amène à mon mari une autre femme. Les jeûnes et les pénitences nuisaient à ma santé. C'est pourquoi, au cours de ma première grossesse, je fis de fréquentes visites à la clinique. Sasubai râlait. Elle n’aimait pas les manières modernes de son fils. C'est pour les mêmes raisons qu’elle avait désapprouvé que Najuka et moi ayons été obligées de travailler quand mon homme chômait.
Le moment venu, je fus l’objet de tous les soins. Mes contractions étaient faibles, et cela les inquiétait. Tout le monde essayait de m’encourager, en m’expliquant que tout allait bien. La poche des eaux avait crevé, le bébé se déshydratait. Les infirmières annoncèrent qu’elles voyaient bien sa tête, mais qu’il refusait de sortir. Elles se demandaient s’il faudrait m’opérer, quand je me mis à hurler de douleur et, après une seule mais atroce contraction, le bébé surgit.
Elles dirent qu’il fallait le fesser pour qu’il crie.
– C'est un garçon! Félicitations! C'est un garçon! annoncèrent-elles à Sasubai et à mon homme.
Mon bébé est né le 13 juillet 1938. Je me souviens de la date, parce qu’une infirmière en blouse blanche inscrivit la date et l’heure dans un registre.
Sasubai était impatiente de prendre l’enfant dans ses bras, mais le médecin dit qu’il était trop faible. Il ne pesait que trois livres et demie. Les infirmières nous demandèrent de fournir deux paquets de coton, et nous conseillèrent d’envelopper le bébé dedans comme dans un cocon. Le docteur nous conseilla une extrême prudence.
Cette situation fournit à Sasubai l’occasion espérée. À partir de là, elle se décréta la seule personne à savoir s’occuper du bébé. Elle le baignait, le changeait, lui lavait ses couches. Le seul moment où je pouvais le prendre, c’était pour l’allaiter. Heureusement, il était tellement petit qu’il n’arrivait jamais à téter à sa faim, et je devais donc le nourrir fréquemment.
En tant que tante, Najuka fut invitée au baptême, et l’honneur, on le sait, lui revenait de choisir le prénom. Sasubai avait déjà opté pour Janardan. Elle para le bébé des vêtements qu’elle lui avait cousus. Elle lui orna aussi le cou, les poignets et les chevilles de colliers de perles noires, pour éloigner les esprits malins. Comme si cela ne suffisait pas, elle lui appliqua sur le front, les joues et le menton un point de khôl bien noir.
Tout le monde fit cercle autour de l’enfant et chanta ses louanges. Au milieu des mamours et des câlins, il se mit à brailler : il avait faim. Tout son visage se barbouilla de noir, on aurait dit un bébé chimpanzé. Et moi, de m’exclamer :
Regardez mon petit singe! Tout le portrait de son père! Aussi sombre qu’une montagne!
Sonu
D’abord, mon homme m’avait tout simplement annoncé : Nous allons tous nous convertir au bouddhisme. Mais cela prit bientôt l’allure d’une déclaration de guerre. Selon un accord tacite, c’était lui qui prenait, depuis toujours, toutes les décisions concernant notre vie. Moi, je suivais sans discuter. Cette fois, il en alla autrement. C'était lui qui m’avait enseigné à penser et à raisonner, et là, c’était bien ce que j’entendais faire.
– Aujourd’hui, tu dis que tu n’aimes pas l’hindouisme, donc que tu veux changer… C'est de religion qu’il s’agit… pas de vêtements!
– Sonu, quelle mouche te pique ? Tu feras ce que je décide, tonna-t-il.
– C'est toujours toi, toi et toi : Damodar Runjaji Jadhav. Et moi dans tout ça? Je dois être Sonu l’insignifiante, celle qui hoche la tête pour dire oui à tout ce que tu dis, la femme qui te suit comme ton ombre ?
– J’ai l’intention de me convertir, et mes enfants avec moi.
– Tes enfants ? Tes enfants ? hurlai-je.
– Et toi aussi, ajouta-t-il.
Il supposait que je protestais parce qu’il ne m’incluait pas dans les convertis.
– Nous n’avons aucune raison de tous nous convertir, répétai-je avec obstination.
– Tu feras ce que je dis, articula-t-il, comme pour mettre fin à la conversation.
– Je réagis exactement comme tu me l’as appris… C'est bien toi qui m’as dit : il faut penser par soi-même, non ? Eh bien, j’obéis! Tu disais qu’il ne fallait pas se contenter de suivre comme du bétail… tête baissée…
Mon homme était stupéfait. Il me regardait en haussant les sourcils. Je ne savais pas ce qui m’arrivait. Je me plantai devant lui, mains sur les hanches, et le dévisageai à mon tour. Comme possédée par quelque démon. Après tout, combien de temps allais-je m’incliner sans rien trouver à redire ?
– Je veux que mes enfants grandissent dans la dignité. Je veux qu’ils soient respectés, je veux les envoyer à l’école, comme nous y incite Babasaheb… S'ils restent hindous, ils seront toujours traités en inférieurs. Jamais ils n’auront une place respectable dans la société. Je ferai en sorte que mes enfants ne souffrent pas comme nous avons souffert.
– Tes enfants ? m’écriai-je. C'est plus les miens que les tiens !
Des années avaient passé depuis la venue bénie de notre premier-né. La joie qui accompagne une naissance était retombée depuis longtemps. Après le premier bébé, j’en avais eu d’autres, trop pour nos faibles moyens. J’en avais six exactement : quatre fils – Janu, Sudha, Dina et Chhotu – et deux filles – Leela et Trusha. Tous les trois ans, j’avais porté un enfant et nous les avions élevés dans la foulée. Sauf Chhotu, qui était encore en bas âge, tous étaient assez grands pour aller à l’école.
J’avais du mal à contrôler le tremblement de ma voix, mais je n’avais aucune intention de céder.
– Les gens te respectent peut-être parce que tu suis les enseignements de Babasaheb et que tu envoies tes enfants à l’école, mais cela n’en fait pas pour autant tes enfants. Qui les a portés, ces gosses ? C'est moi, et dans mon ventre, et pendant neuf mois. Et c’est moi qui ai accouché dans la douleur!
Mon homme me regardait, stupéfait. Il se demandait si j’étais bien la Sonu qui, d’habitude, tremblait au moindre éclat de voix. Au cours des années, il s’était accoutumé à la Sonu qu’il avait épousée, docile et timide, craignant de lever les yeux pour le regarder en face. Mais mon esprit s’était mis à fonctionner, j’avais trouvé le courage d’exprimer mes idées. Et je continuais ma querelle. Je gesticulais de manière frénétique, la voix montant vers les aigus. Najuka, en visite, protesta :
– Dis donc, Sonu, qu’est-ce qui t’arrive ? Tu ne respectes plus mon frère ? Si je hurlais comme ça, mon mari m’aurait déjà mis un œil au beurre noir!
– Najuka, ne prends pas sa défense sous prétexte que vous êtes du même sang! Dis-moi, c’est bien moi qui ai porté et élevé les gosses, les ai décrottés de leur boue, leur ai lavé le derrière ? Et il prétend que ce sont ses enfants ! Qui s’est levée à cinq heures du matin pour leur faire cuire des bhakris frais ? Qui a sué sang et eau ? Et qui, pendant ce temps, ronflait haut et fort sous sa couverture ? Qui a passé des nuits blanches quand ils faisaient leurs dents ? quand ils étaient malades? Lui, il les a envoyés à l’école et à ses yeux, ça suffit pour se trouver formidable, hein ? Oui, il a raison, je ne suis personne… Moi, je ne compte pas…
La rage me déliait la langue. Tout ce que j’avais endigué déferlait sans contrôle. Dérouté, mon homme alla s’asseoir en silence sur la natte, dans un coin, pendant que la discussion changeait de direction. Je m’adressai alors à Najuka :
Je n’avais même pas dix ans quand je l’ai épousé. Toi, tu étais une petite fille, Najuka… Voyons… maintenant, cela fait plus de vingt moussons. C'est un long voyage et, tu en conviendras, pour lui, je n’ai jamais été que son ombre… J’ai marché derrière lui, j’ai suivi ses traces, sans poser de questions, que ça me plaise ou non. Mes sentiments, qui s’en souciait?
«Durant toutes ces années, il m’a appris à penser et à poser des questions. Il m’a encouragée à débattre et à discuter avec lui, parce qu’il aimait la discussion. Ça l’amusait de me voir le défier. Maintenant que ça ne l’amuse plus, on retombe dans les choses sérieuses et dans les volontés de Jadhav!
Je rougis de mes propres paroles. Jamais je n’avais parlé de lui en l’appelant par son nom de famille, comme le font les étrangers, pour marquer le respect. Najuka éclata de rire, comme pour atténuer ma virulence. Mais moi, j’étais incapable de calmer la tempête qui agitait mes pensées.
– Je ne suis plus une enfant, Najuka. Maintenant, je sais me servir de ma langue. Durant toutes ces années, j’ai appris à penser par moi-même. Mais jusqu’à présent, jamais je n’avais eu le courage de le contredire. Un regard désapprobateur, et je ravalais les mots qui me venaient aux lèvres. Ce n’est pas par manque de respect pour lui, tu me connais, Najuka, depuis le temps où je suis venue vivre dans cette maison, il y a bien des années…
Je m’effondrai en larmes sur l’épaule de Najuka. Ne sachant que dire, mon homme restait coi.
Une incroyable légèreté s’installa en moi. Je me sentis merveilleusement bien d’avoir laissé échapper tout ce qui me pesait sur le cœur. Les choses étaient dites, je m’étais forgé une identité, j’avais fait entendre ma voix. La réalité n’en était pas changée pour autant, certes, et ma vie était toujours arrimée à celle de mon homme…
Najuka essaya de me consoler mais, pour finir, elle aussi avait les yeux remplis de larmes. Elle se souvint d’une chanson traditionnelle que fredonnait sa mère :
Dans la maison, les femmes savent régner
Mais des questions, faut pas s’en poser…
Notre vie, c’est obéir puis crever
Mais le mari, faut jamais le défier.
Oui, toute ma vie, j’avais suivi les volontés de mon homme. Mais là, la coupe était pleine.
Comme d’habitude, mon homme rentra à la maison avec son quotidien favori. C'était devenu un rituel : entouré d’un groupe de gens du quartier, il s’imprégnait de chaque mot de l’éditorial et, avec flamme, partageait ce qu’il avait appris avec ses auditeurs attentifs.
Je savais qu’il avait des difficultés à lire, et je me demandais ce qu’il lisait réellement dans le journal et ce qu’il répétait pour l’avoir entendu. Il n’était jamais à court de nouvelles, il semblait au courant de tout. Que ce soit avec maître Tau ou avec ses amis, il ne parlait que d’un seul sujet : l’évolution du mouvement politique et social.
Bien sûr, il était normal que les hommes parlent politique : les proclamations de Babasaheb, les ripostes de Gandhi, la rivalité entre les deux dirigeants pour attirer les foules à leurs réunions. Nous aussi, les femmes, nous bavardions à la pompe : à propos du repas de la veille, de la naissance d’une nouvelle fille, du montant des dots, ou des achats pour la fête à venir. Mon homme fronçait les sourcils quand il me surprenait à cancaner, la désapprobation inscrite sur le visage.
– Aga Soney, ça te rapporte quoi, ces parlotes et ces bavardages sur des riens du tout ? Tu ne vas pas rester une oie toute ta vie, non ? Regarde un peu ce qui se passe dans le pays, et pense à ce que tu pourrais faire pour la cause des dalits. Viens ici lire quelque chose d’utile.
Puis il s’énervait et m’obligeait à m’asseoir à côté de lui pour m’exercer à la lecture.
Aux premiers temps de notre mariage, il avait fait de gros efforts pour m’enseigner avec patience le peu qu’il savait. Mais je ne parvenais toujours pas à déchiffrer seule. J’avais toujours quelque chose à faire, tenir la maison, m’occuper des enfants ou me faire quelques sous. Sans compter la désapprobation ouverte de Sasubai :
– Damu, si tu fais de ta femme une savante, il t’en faudra une autre pour les travaux ménagers.
Mais il ne l’écoutait pas, il me laissait me débrouiller au milieu de ce tir croisé.
Selon la règle tacite en vigueur à la maison, les paroles de mon homme avaient force de loi. Au moment où je m’installais pour la leçon de lecture, souvent mes yeux se fermaient de fatigue. Mais jamais je ne me plaignais, car c’était le seul moment de la journée où je pouvais enfin m’asseoir tranquillement. Il commençait par lire à haute voix, à sa manière hésitante, un livre écrit par Babasaheb pour les dalits, ou bien une biographie de militant, et il attendait que je répète chaque phrase après lui. Pourtant, au bout d’un moment, il se laissait emporter, et il continuait à lire à voix haute pour lui seul. Alors, je pouvais somnoler paisiblement. Mais ce n’était pas du temps perdu. Je connaissais bien ces histoires, car il les répétait souvent, chaque fois que ses amis venaient en visite, et toujours avec une ferveur renouvelée. S'il manquait de public, il les répétait à Najuka ou encore à sa mère, sans se soucier du peu d’intérêt qu’elles manifestaient.
Écouter les enseignements de Babasaheb finit par nous influencer, Najuka et moi. Nous suivions à la lettre ses recommandations sur l’hygiène et la propreté. Pour être accepté par les autres, pour être fier d’être ce que l’on est, à savoir un dalit, il fallait d’abord respecter une bonne hygiène, rester toujours net et impeccable, Babasaheb l’avait dit. C'est ainsi que nous prîmes l’habitude de nous baigner chaque jour, de porter des vêtements bien lavés, de nouer nos cheveux en chignon. Dans nos maisons régnait une propreté immaculée, les cuivres et les casseroles rutilaient.
C'est vrai, dans notre propre comportement, on sentait un changement. Avec fierté, nous nous déclarions dalits, nous relevions le menton en regardant les gens droit dans les yeux. Nous commencions à nous défaire de cette servilité propre aux personnes nées dans les basses castes. Auparavant, si je participais au mouvement social, c’était au motif que mon homme y était engagé et que je n’avais qu’à suivre. Mais petit à petit, je me mis à y croire. Et puis il me suffisait d’ouvrir les yeux pour prendre la mesure des effets de l’action de Babasaheb sur la vie de notre communauté. Entraînée dans l’action lors de la procession de Ganapati, depuis j’avais été de presque toutes les manifestations comme la marche pour le libre accès au temple.
Je m’étais engagée activement, mais en diverses occasions, ce que suggérait mon homme ne me convenait pas. Bien sûr, je n’étais plus la petite épouse bien soumise qui avait peur de le contrarier. Pourtant, rien n’avait vraiment changé, puisque c’était toujours lui qui l’emportait. Mais aujourd’hui, il avait fini par entendre ce que j’avais sur le cœur.
Mon homme, d’habitude plein de révérence pour l’éditorial, se montra cette fois fort critique. On y lisait en effet une condamnation de l’appel lancé par Babasaheb pour que les dalits renoncent à l’hindouisme et se convertissent au bouddhisme. Aux yeux de mon mari, toute parole de Babasaheb devait être suivie à la lettre, sans se poser de questions. Mon homme était en colère. Sa voix s’enfla et se fit aiguë, son regard devint féroce.
– Mais qu’est-ce qu’ils veulent, ces gens ? Qu’on fasse les agneaux et qu’on reste dans l’hindouisme, alors que cette religion nous interdit à nous, des hindous, l’accès aux temples ? Pourquoi devrions-nous honorer une religion qui prêche l’intouchabilité et la discrimination ? Qui a donné aux brahmanes le droit de décider de notre sort? Nous sommes les maîtres de notre destin, nous devons exiger la place qui nous revient dans la société. Nous devons renoncer à l’hindouisme. Vive Babasaheb, le valeureux, notre visionnaire et notre sauveur! lança-t-il d’une seule traite.
Ceux qui l’entouraient gardaient le silence. Pour ma part, je n’arrivais pas à comprendre ce qui nous valait d’être traités ainsi. Sans doute appartenions-nous à une caste inférieure, mais nous étions aussi des hindous! Alors, pourquoi nous refuser le droit de pénétrer dans un temple hindou, d’adorer nos dieux hindous ? En toutes circonstances, nous étions victimes de discrimination. En définitive, je m’étais ralliée à l’idée que les choses sont ainsi que Dieu les a ordonnées. Si nous sommes maltraités, il faut en chercher la cause dans les mauvaises actions que nous avons commises dans nos vies antérieures.
Et je m’étais dit : Si tel est notre destin, nous devons l’accepter, vivre avec et nous consoler en priant des divinités comme Mariaai, Khandoba ou Vithoba, à Pandharpur. Elles seules peuvent nous préserver des calamités. Je me souviens comme je priais avec dévotion et comme, avant d’avoir un enfant, je m’étais appliquée à accomplir tous les vœux que j’avais prononcés ! Tout au long de mon enfance, j’avais été témoin de la foi profonde de ma mère. Après mon mariage, ma belle-mère m’avait transmis les statuettes en cuivre des dieux de la famille. Je me souviens encore de ses paroles : « Soney, prends bien soin de ces divinités, et elles prendront toujours soin de toi. » Je n’avais jamais omis de les vénérer, jour après jour. Chaque fois qu’un problème m’assaillait, je leur adressais mes prières. Quand mon homme n’avait pas de travail, je suppliais les dieux. Quand il était hospitalisé, je les implorais pour qu’il aille mieux. Quand mes enfants étaient en mauvaise santé, je les arrosais de mes larmes.
Mes prières avaient toujours été exaucées. Jamais mes dieux ne m’avaient abandonnée. Quelle était donc cette nouvelle obsession qui s’était emparée de mon homme? Renier notre religion, désavouer nos dieux? C'était une chose de vénérer Babasaheb car, à vrai dire, il était indéniablement notre sauveur. Mais tout autre chose était d’obéir aveuglément à la moindre de ses paroles. Mon homme ne m’avait-il pas appris à réfléchir et à questionner ? Et c’était lui qui perdait tout sens commun? J’étais vraiment dépitée.
– Dis-moi, Soney, qu’est-ce qui ne va pas ? On dirait que tu viens de perdre l’un de tes proches.
– Oui, c’est ma foi que tu veux me faire perdre.
Je fus surprise du ton venimeux de ma voix.
– C'est tout le contraire. Ce que nous voulons, c’est ranimer la foi que nous sommes bien des êtres humains. Nous renonçons à la religion qui ne veut pas de nous.
– Nous sommes nés hindous, tous nos ancêtres ont été hindous, sans se poser de questions. Et maintenant, il suffirait que toi, tu déclares vouloir changer, pour que nous cessions d’être des hindous ? Tu peux dire ce que tu veux, mais tu ne peux certainement pas effacer notre passé, ni celui de nos ancêtres.
Mon homme éclata d’un grand rire.
– Hou là là, Soney! Qu’est-ce que tu nous chantes?
Mes yeux se remplirent de larmes.
– Si tu me trouves ridicule, tant pis! Moi, je dis exactement ce que je pense et ce que je ressens. Tu m’as toujours crue incapable de réfléchir, mais tu te trompes. Tout le monde peut penser, comme tout le monde peut manger, boire, vivre, être heureux ou malheureux. Dans ma jeunesse, j’avais peur de toi, je ne savais pas comment faire partager mes idées aux autres.
– Je t’ai accordé trop d’importance, et ça t’est monté à la tête. Écoute comment tu me parles, maintenant!
Cette nuit-là, j’eus du mal à trouver le sommeil. J’avais l’esprit troublé. Je ne voulais plus laisser mon homme m’imposer ses convictions. Ni me plier docilement à ce qu’il avait décidé pour nous. À la différence de mon homme, je ne croyais pas aveuglément en Babasaheb. Oui, nous devions nous battre pour affirmer nos droits. Oui, nous devions imposer notre dignité, comme nous y exhortait Babasaheb. Mais mêler la religion à tout cela ? C'était aller trop loin. Je ne permettrais pas un tel sacrilège. Mais que pouvais-je faire? Au fond de mon cœur, je craignais, comme toujours, de n’avoir d’autre choix que de suivre mon mari. Mais en silence, j’adressai une prière à Mariaai, l’implorant de me donner la force de faire le bon choix. Je m’arrêtai lorsque je me souvins des paroles de ma mère quand mon mari était venu pour m’emmener à Bombay : « Soney, ton homme, c’est comme ton dieu. Obéis-lui toujours, sans discuter. Accepte-le tel qu’il est, quoi qu’il fasse. Il est tout ce que tu as, maintenant. Seule la mort pourra te séparer de lui. » Qu’étais-je censée faire à présent?
Renoncer à l’hindouisme, ce serait comme mourir de mort spirituelle. J’avais le sentiment profond qu’il fallait empêcher mon homme d’aller trop loin. Mais comment? Nous avions des voisins musulmans et chrétiens. J’avais rencontré des Parsis et des Juifs. C'étaient des gens honnêtes et ils étaient vraiment croyants. Ils fréquentaient des temples différents, ils pratiquaient à leur façon, mais ça se passait comme ça, depuis des générations et des générations. Nous les aimions bien, nous les respections, mais ce n’était pas pour autant que nous devions abandonner notre religion pour suivre la leur!
Mes propres enfants aimaient tous des plats différents, ils jouaient à des jeux différents, leur aspect était différent. Si Dieu avait voulu que l’on soit d’une religion différente, il nous aurait fait naître dans cette religion-là. Non pas que les autres ne soient pas bien. Je les respectais toutes. Il n’y en avait pas une meilleure que les autres. N’avais-je pas imploré la Vierge Marie, et Jésus aussi, quand j’étais toujours sans enfant au bout de dix ans de mariage? Devant Jésus cloué sur sa croix, j’avais ressenti de la tristesse, à lui demander de m’aider, alors que lui-même saignait et souffrait dans son agonie. J’étais aussi allée à la mosquée, où il n’y avait pas d’image de Dieu, rien qu’une boîte rectangulaire, tapissée de vert, contenant des guirlandes tressées. Là aussi, j’avais prié.
Aller dans une église où dans une mosquée, cela ne signifiait pas que j’étais mécontente de nos dieux hindous, pas du tout. Je les adorais avec une ferveur égale, j’acceptais avec confiance ce qu’ils nous commandaient. Jamais je ne remettais en question la volonté des dieux, ni notre religion hindoue. Pour rien au monde je n’aurais agi contre eux. La déesse Mariaai était comme notre mère. Son visage passa devant mes yeux, et j’éclatai en sanglots. De quel droit osait-on me demander de renoncer à ma mère?
À Pandharpur, nous adorions également Vithoba, qui est réputé l’incarnation du dieu Krishna. Il a la peau sombre, comme notre peuple, et un beau visage, paisible et bienveillant. Je me mis à psalmodier mon abhanga préférée : « Je t’offre ces quelques grains de riz, Seigneur, et quand je n’en ai plus, je t’offre des fleurs, ou seulement un pétale. Je t’offre un peu d’eau, et si je viens à en manquer, je me prosterne devant toi, bien bas, et prononce ton nom de tout mon cœur et de toute mon âme, ainsi je me sens heureuse. » Vithoba ne demande rien d’autre qu’amour et dévotion. Et voilà qu’on nous ordonnait de renoncer à cet amour et à cette dévotion, pour nous mettre à adorer le Bouddha!
Je me dis que je pourrais peut-être persuader mon homme d’adorer le Bouddha à côté de nos propres dieux hindous. Mais jamais je ne pourrais oublier ma Mariaai, mon Vithoba, ni mon Khandoba, mes compagnons depuis l’enfance, au même titre que mes parents et leurs propres parents. Comment pouvait-on renoncer à eux? Comment pouvait-on nous croire capables d’une telle folie? J’avais toujours obéi à mon homme. Toujours accepté ses insultes, toléré ses colères à tout propos. Mais comment pouvait-il s’imaginer que nous renoncerions à l’hindouisme? Sur le point de m’endormir, je pris la ferme résolution de ne pas lui obéir aveuglément, cette fois-ci. J’allais prendre mon courage à deux mains et lui déclarer : j’ai bien réfléchi et ça ne me plaît pas de quitter ma religion. Ma décision était prise : pour une fois, j’allais faire ce que me dictait ma conscience. Lentement, je sombrai dans un sommeil agité.
Le lendemain matin, je vaquai à mes occupations habituelles sans plus penser à ce sujet, absorbée que j’étais à faire manger les enfants et à les envoyer à l’école. Mais, dans l’après-midi, quand j’allai chercher l’eau, je trouvai toutes les femmes en pleine effervescence sur la même question : aucune n’était disposée à renoncer à l’hindouisme, mais elles n’osaient pas exprimer leur opinion devant leur homme. Je les écoutai en silence, mais j’étais furieuse, car en fin de compte elles avaient décidé de s’en remettre à leur mari. Au fond de moi, pourtant, je savais que je m’engageais dans une bataille perdue d’avance… et qu’il me faudrait faire comme avant et obtempérer.
Tout se déroula comme je l’avais prévu. Pour moi, ce fut une période extrêmement difficile. Je souffrais de maux de tête, je souffrais d’apathie. J’accomplissais machinalement mes tâches, je manquais d’appétit, je n’avais plus envie de bavarder. Tout ce que je voulais, c’était pleurer un bon coup et clamer que je refusais cette polémique. J’aspirais à tomber aux pieds de Mariaai afin que, par un signe, elle m’indique sa volonté.
Mon silence ne passa pas inaperçu. Pour la première fois dans notre vie commune, j’entendis mon homme élever la voix contre moi, et en présence de nos enfants :
– Soney, je suis encore vivant! Cesse de déambuler comme si tu portais le deuil de ton mari. Tes larmes n’auront aucun effet sur moi. Ma décision est prise.
Cependant, ce soir-là, il finit par m’attirer contre lui. Il m’expliqua qu’il n’était pas possible de vénérer à la fois les dieux hindous et le Bouddha, car la controverse faisait rage. On disait que les hindous s’étaient mis à adorer le Bouddha parce que, selon eux, c’était une incarnation de Vishnu, leur dieu. Babasaheb avait déclaré qu’une fois de plus les prêtres hindous essayaient d’imposer leur hégémonie, de s’approprier le culte du Bouddha. Babasaheb ne croyait ni à la renaissance ni aux incarnations successives. Il disait que les hindous faisaient figurer le Bouddha parmi leurs dieux dans le seul but d’intégrer le bouddhisme dans l’hindouisme. À long terme, ils cherchaient à éliminer le bouddhisme et à établir l’hindouisme comme religion unique.
Certains leaders hindous préféraient, pour désigner l’Inde, utiliser le nom d’Hindoustan. Ils disaient que quiconque naissait en Hindoustan était un hindou. Babasaheb appelait notre pays Bhârat 17et non Hindoustan. Moi, cette querelle ne m’intéressait pas. Je me fichais de savoir si les hindous voulaient prier le Bouddha. Tout ce que je voulais, c’était bien élever nos enfants, et prier nos dieux de nous en donner la force. Mon homme s’obstinait à vouloir me persuader, jusqu’à ce que je renonce à discuter.
Un jour, mon homme rentra en disant que les mollahs musulmans avaient pris contact avec Babasaheb afin que les dalits adoptent leur religion. En retour, les musulmans souhaitaient que les dalits soutiennent la revendication musulmane d’une partition en deux du pays, d’un côté les hindous, de l’autre les musulmans. Mon homme était sûr que Babasaheb n’accepterait jamais ce marché. Il chérissait notre pays, il avait voué sa vie à le faire progresser. Ce que voulait Babasaheb, c’était libérer notre pays de la tutelle britannique et mettre fin aux mesures discriminatoires contre les dalits.
À leur tour, les missionnaires chrétiens firent assaut de zèle pour nous convertir, nous autres dalits. Certains allèrent jusqu’à proposer de l’argent aux familles qui accepteraient. Babasaheb s’en indigna. Il clama haut et fort que nous n’avions besoin de la charité de personne, que les dalits souhaitaient travailler dur et gagner leur pain dans la dignité.
En l’écoutant, mon imagination se laissait souvent emporter. Je me disais que si nous devions nous convertir au christianisme, je serais forcée de porter des robes courtes et des chaussures à talons, et d’aller à l’église! Si nous adoptions le sikhisme, mon homme devrait se laisser pousser les cheveux et les retenir sous un épais turban. Il serait obligé de porter un bracelet d’acier au poignet. En outre, les sikhs vénéraient leur livre sacré comme un véritable dieu. Moi, je voulais vénérer des dieux comme les nôtres, au visage bienveillant, ou comme Mariaai, notre bonne mère à tous.
Un jour, mon homme rapporta à la maison une image du Bouddha. Nos amis vinrent l’examiner avec curiosité. L'image circula, certains joignirent les mains en signe d’obéissance, tandis que d’autres remarquaient que ce Bouddha avait plus l’air d’un homme que d’un dieu. Je regardai l’image et je vis un visage souriant et serein, une main levée en signe de bénédiction. Devant son air rassurant, je déclarai que ça ne me dérangerait pas de prier pour lui, tant qu’on ne me forçait pas à abandonner nos dieux traditionnels. Pourquoi interdirait-on que le Bouddha soit placé dans nos temples, au côté des autres divinités ?
Je déposai l’image à côté des statuettes en argile et en cuivre que ma mère m’avait données. Nous allions le prier et lui faire nos offrandes, comme à nos propres dieux.
– Soney, je t’ai déjà expliqué… ce n’est pas possible. En adoptant cette nouvelle religion, il faudra que tu te débarrasses de tous ces dieux hindous, explosa mon homme, excédé.
Je me sentis si mal que je fondis en larmes.
– Alors, ça signifie cesser d’aller aux temples ? Et de célébrer Mariaai, notre bonne mère du village, et toutes nos fêtes et nos festivals ? Et Sasubai ? Et mes enfants ? Ils ne pourront plus jamais fêter Divali et Holi?
Pour moi, c’était trop dur à avaler : mon homme, l’air serein, se réjouissait de notre future conversion! Pour lui, Babasaheb ne pouvait qu’avoir raison ; il avait pensé pour nous tous, il avait acquis la conviction que le bouddhisme était ce qu’il nous fallait. Et mon homme de ressasser les propos de Babasaheb : « Dans le bouddhisme, il n’y a ni classe cléricale ni intouchables. Tous, hommes ou femmes, y sont égaux et traités comme tels. Il n’existe ni rituel, ni liturgie, ni discipline contraignante à observer. Il suffit de suivre son cœur et sa foi. »
Puis il ajoutait, en espérant me convaincre :
C'est merveilleux, Soney, que veux-tu de plus ? Tu te souviens comme tu as été bousculée et malmenée, à Nasik, aux portes du temple de Kala Ram ? Nous ne vivrons plus jamais ça.
Chaque jour, il trouvait un nouvel argument. Je ne comprenais pas toujours ce qu’il disait, mais quand je posais trop de questions, il perdait patience. Il m’accusait de ne faire aucun effort pour comprendre ses raisonnements. Il avait peut-être raison. Je ne cherchais pas trop à comprendre… principalement par loyauté à l’égard de nos dieux hindous.
Un soir, mon homme rentra enthousiasmé par les nouvelles du jour : enfin Babasaheb avait choisi la date de notre conversion au bouddhisme. La cérémonie initiatique aurait lieu à Nagpur. Là se tiendrait un immense rassemblement de dalits, les prêtres bouddhistes chanteraient des mantras et convertiraient Babasaheb. À son tour, il initierait tous les dalits qui souhaitaient le suivre.
Je demandai à mon homme pourquoi on avait choisi Nagpur plutôt que Bombay. Il m’expliqua que Nagpur était un meilleur choix, car c’était là qu’avait vécu Nagarjuna, le célèbre moine bouddhiste et homme de science, et qu’avaient autrefois fleuri les antiques Nagas bouddhistes.
Babasaheb partit en tournée. Les foules se pressaient pour entendre ses discours. Unanimement, ils avaient tous accepté la nouvelle religion qu’il leur avait choisie. Babasaheb allait procéder à une initiation de masse. Ses fidèles allaient embrasser le bouddhisme et, comme on le leur demandait, se débarrasser de toutes les statuettes qui, jusque-là, avaient toujours occupé l’autel sacré de leur maison.
Et c’était ça qui me faisait si mal. Comment pouvaient-ils ainsi abandonner les dieux qui avaient veillé sur eux depuis toujours ? J’avais entendu dire qu’en cas de calamité, lorsque les gens ne pouvaient plus prendre soin de leurs dieux, ils allaient porter leurs statuettes dans les temples avoisinants pour les confier aux bons soins des prêtres. Cela, je pouvais le comprendre. Au moins on s’assurait que quelqu’un s’occuperait des dieux, on ne se contentait pas de s’en débarrasser!
Plus j’y pensais, plus j’étais convaincue qu’il fallait que je cache nos dieux quelque part, là où personne ne pourrait les trouver. Je pourrais ainsi continuer à les honorer en secret, puis les ressortir une fois que cette folie serait passée. J’étais sûre que de nombreuses femmes formaient le même projet. Mais impossible d’en discuter ouvertement, ni même d’en souffler mot, de crainte d’être accusées de trahison. Les pensées se bousculaient dans ma tête, mais j’avais trop peur pour les exprimer. Je les cadenassais à l’intérieur de moi-même. J’avais le sentiment que mon cœur allait éclater sous le poids de ces événements. Parfois, j’essayais d’en parler à Najuka, mais elle était si effrayée qu’elle me faisait taire, de peur qu’on nous entende.
Mon homme avait déjà décidé que nous irions tous à Nagpur assister à la conversion de Babasaheb. Avec enthousiasme, il parlait de la cérémonie et faisait du porte-à-porte pour convaincre les voisins de ne pas la manquer.
– Imaginez un peu! disait-il. Nous serons témoins de cette cérémonie… Ensuite, Babasaheb en personne procédera à notre initiation.
Pourquoi se rendre à Nagpur et courir se convertir? Rien n’empêchait de le faire à Bombay… Mais il n’écoutait pas. Il nous ordonna de nous préparer à partir. Tous, sans exception, toute la grande famille que nous formions désormais. Garçons et filles, Najuka et moi. C'était un long voyage, de plus de dix-huit heures, et le coût de tous ces billets serait énorme pour nous. Et puis on se bousculerait aux guichets, partout on disait qu’il était impossible de réserver des places. Mais grâce à ses relations, mon homme y parvint. Restait à nous acheter de nouveaux vêtements : des saris blancs pour les femmes, des chemises blanches pour les hommes.
Najuka et moi nous nous affairâmes aux fourneaux pour préparer quatre à cinq jours de provisions. Mon homme nous avait prévenues que nous risquions de ne rien trouver en route. J’emballai du riz et des lentilles, que nous pourrions faire cuire à Nagpur si nous ne trouvions rien d’autre. Je roulai nos nattes et pris quelques draps. Nagpur était connu pour ses nuits fraîches, on dormirait sans doute à la belle étoile. Pendant ce temps, mon homme s’agitait pour convaincre le plus de gens possible de se joindre à nous pour faire le voyage.
Nous étions enfin prêts. Cela n’avait pas été facile de tout organiser, d’autant que je n’avais guère le cœur à l’affaire. Mon homme continuait de m’entretenir des bonheurs qui nous attendaient. Lui-même était totalement convaincu, il faisait des efforts désespérés pour me rallier à sa cause. Les enfants aussi étaient excités, ne serait-ce qu’à la perspective du voyage en chemin de fer. J’étais la seule à être mal à l’aise.
Comme prévu, les trains étaient plus que bondés. Les gens étaient assis dans les couloirs, et même les accès aux toilettes étaient bloqués. Des hommes restèrent accrochés aux portières, ouvertes durant tout le trajet. Nous nous étions entassés dans un coin, puis, progressivement, la famille s’éparpilla. Les garçons se trouvèrent des places et mon homme alla discuter de groupe en groupe. Serrés comme nous étions, les vents froids venus de l’extérieur ne pouvaient rien sur nous. Une belle camaraderie s’installa et, fait étonnant, on n’entendit ni disputes ni récriminations au sujet des places assises. Nous avions tous le sentiment d’être embarqués dans un pèlerinage où la moindre lamentation serait sacrilège. Nous partageâmes notre nourriture avec ceux d’à côté et, pour dormir, chacun posa sa tête sur l’épaule de son voisin. Les plus jeunes s’installèrent sur les genoux de ceux qui avaient des sièges.
Des chansons furent lancées, alternant avec des slogans à la gloire de Babasaheb. On commenta le déroulement de la future cérémonie. Nous venions tous de différents quartiers de Bombay, mais nous parlions tous la même langue, nous connaissions la plupart des chants et des abhangas. Le voyage fut interminable et ennuyeux, et pourtant personne ne se plaignit. Il régnait entre nous un grand sentiment de solidarité, un peu comme entre des soldats en route pour le champ de bataille. À voir la proportion de ceux qui, dans notre communauté, s’étaient déplacés pour se convertir, tous mes doutes s’évanouirent. Très vite, je me laissai emporter par cette ambiance festive, au grand soulagement de mon homme.
Le lendemain matin, nous étions arrivés à Nagpur. Le spectacle était ahurissant. Je n’en croyais pas mes yeux. Des centaines de milliers de personnes étaient déjà dans les rues. De toute ma vie je n’avais vu autant de gens, à pied, à bicyclette, accrochés à des camions ou à des autobus, entassés épaule contre épaule. Des cris de « Jai Bhim » déchiraient l’air. La foule entière se dirigeait vers l’immense chapiteau érigé pour l’occasion. Il nous suffisait de suivre le courant. Les bénévoles du Samata Sainik Dal, la brigade des jeunes, orientaient les gens vers des tentes où passer la nuit. En approchant, nous comprîmes qu’il n’y avait plus de place nulle part. Des gens campaient sur les bas-côtés de la route. Certains avaient allumé des feux de brindilles. D’autres rôtissaient des bhakris pour leur petit déjeuner.
Mon homme décida de chercher dans la ville une personne de connaissance susceptible de nous accueillir. Nous allâmes de maison en maison, sans résultat. Les habitations étaient bourrées, des gens dormaient sur les vérandas et dans les cours. On explora tous les parcs alentour, sans plus de chance. Nous étions fatigués et abattus, quand un homme nous interpella. Il s’avéra que c’était Marutya, un ancien vendeur de journaux qui avait travaillé avec mon homme dans leur jeunesse. Je ne le connaissais pas, mais il fut très poli et nous mena jusqu’à sa petite maison, où nous pourrions, dit-il, étaler nos nattes et dormir sur la terrasse. Nous étions très contents. Du moins, le lendemain matin, pourrions-nous nous laver et revêtir nos beaux habits blancs pour la cérémonie! J’aidai sa femme à confectionner des bhakris et, en un rien de temps, nous nous installâmes pour la nuit sous le ciel étoilé. Le lendemain, les mots nous manquèrent pour remercier cet homme de son hospitalité.
Marutya nous expliqua qu’il faisait partie des bénévoles qui travaillaient, depuis presque un mois, aux préparatifs. Tout était bien organisé et tout allait se dérouler à la perfection. Marutya était très heureux que nous soyons venus si nombreux, et nous assura que ce serait un événement inoubliable. Babasaheb ne s’attendait pas à voir une telle foule. La ville débordait de monde, il n’y avait plus un seul centimètre de libre, et chaque train amenait de nouvelles hordes de dalits. Les bénévoles faisaient remarquablement face à la situation. Je me souvenais de Nasik et de la panique lors de la manifestation au temple. Mon homme dit que les meetings de Babasaheb attiraient toujours des foules, mais se déroulaient finalement sans incident : les gens se gardaient de tout acte que Babasaheb pourrait désapprouver. Un grand nombre de dalits avaient en outre rejoint les rangs de l’armée, sur l’injonction de Babasaheb, et appliquaient en toute circonstance la discipline militaire.
Je finis par m’endormir, mais les hommes continuèrent de parler tard dans la nuit et peut-être ne dormirent-ils pas du tout. De très bonne heure, avant l’aube, nous étions sur pied pour accomplir nos ablutions matinales et revêtir nos vêtements neufs. Après un rapide petit déjeuner de thé et de bhakris, nous prîmes la route jusqu’à Dikshe Bhoomi, où la conversion devait avoir lieu. La distance était faible, mais dans une foule si dense, on avançait très lentement.
Mon homme voulait se trouver près du dais, afin de voir de près. Mais il fut déçu, car le chapiteau était déjà presque plein. Il se dit que nous aurions peut-être dû camper sur place pour la nuit. Il était environ six heures du matin. Les rues étaient fraîchement balayées, il régnait une atmosphère de pureté et de recueillement. Les bénévoles canalisaient les gens afin qu’ils pénètrent en bon ordre sous le chapiteau. Nous parvînmes à trouver des sièges pas trop mal placés, et bientôt nous ne vîmes plus qu’une immense masse blanche en train de s’installer. Un bruit de piétinement montait dans l’air. Bientôt, tout le monde fut en place. De temps en temps, les bénévoles donnaient des coups de sifflet pour faire taire les gens. À voir cette foule incroyable, on aurait cru que le monde entier s’était donné rendez-vous en ce lieu.
On était le 14 octobre 1956, jour de la fête de Dasara, où l’on célèbre la victoire du bien sur le mal en faisant brûler une effigie de Ravana, le roi démon bourrée de pétards. Ce même jour, on s’échange rituellement des feuilles de shami, l’arbre de la prospérité et de l’amitié. Et les hommes sont censés vénérer leurs armes et franchir, de manière symbolique, la frontière du pays, comme pour se défendre des invasions extérieures.
Aujourd’hui, me dis-je, nous voici au bord d’un autre type de frontière. Nous allons quitter l’hindouisme et entrer, sous la conduite de notre grand leader, dans une nouvelle religion d’égalité, de compassion et de compréhension.
Mes doutes persistaient sur le bouddhisme. La présence de tant de gens me soulageait. Toutes les réponses de mon homme à mes critiques me revinrent à l’esprit. Soudain, je sentis ma poitrine se dilater de la joie d’être là. Je rayonnais de ma nouvelle identité. Je me rendis compte que j’attendais avec impatience de voir Babasaheb apparaître sur scène, faire le premier pas, ferme et courageux, vers l’affirmation de notre dignité.
Le podium, placé devant une réplique du stupa Sanchi de Sarnath, était tendu de tissu blanc. Des membres de la brigade des jeunes vinrent nous présenter en détail le déroulement de la fête. D’immenses drapeaux à bandes multicolores flottaient sur des mâts et au-dessus de l’estrade. Partout, il y avait des fanions et des bannières. Un grand bouddha de bronze, encadré de deux tigres accroupis, était placé sur la table. Devant lui, des bâtons d’encens se consumaient dans une large vasque. Sur le coup de neuf heures, quatre moines firent leur entrée, le crâne rasé, en robe safran, tenant à la main des bâtons et des bols. Le spectacle était terriblement impressionnant…
Quelques minutes plus tard entra Babasaheb, flanqué de son secrétaire et de sa femme, Maisahib, qu’il avait épousée en 1948. Il portait un dhoti de soie blanche et une veste du même tissu, tandis que Maisahib portait un sari blanc, comme toutes les femmes présentes. Un des bénévoles soutenait la grande silhouette décharnée de Babasaheb. Sous son air radieux, on voyait bien, à sa maigreur, qu’il avait été très malade.
Tous ensemble, nous nous sommes levés en l’acclamant. Les cris de « Jai Bhim » et «Victoire à Babasaheb » retentirent de toute part. Un moment, je crus que la puissance et l’intensité de la clameur allaient faire s’envoler le chapiteau. D’une voix mélodieuse, une femme entonna un chant à la louange de Babasaheb. On reprit le refrain en chœur. Puis toute l’assistance se leva pour observer une minute de silence en hommage au défunt père de Babasaheb.
Bientôt commença le rituel initiatique. Les quelques journalistes présents braquèrent leurs appareils photo. Un moine âgé, soutenu par ses assistants, se mit à psalmodier en pali, tandis que Babasaheb et Maisahib s’inclinaient devant eux. Les mantras en pali furent ensuite repris en marathi :
Buddham Saranam Gachhami
Dammam Saranam Gachhami
Sangham Saranam Gachhami
Puis vint le panchashila, composé des cinq préceptes du bouddhisme. Pour rester sur le chemin de la vertu, il faut ne pas tuer, ne pas voler, ne pas boire, ne pas mentir, ne pas avoir de relation sexuelle illégitime. Babasaheb et Maisahib s’inclinèrent par deux fois, mains jointes en prière, puis déposèrent en offrande des fleurs de lotus blanches devant la statue du Bouddha.
Leur conversion fut proclamée dans les règles, et la foule acclama Babasaheb et le Bouddha. De nombreux fidèles se ruèrent alors sur scène pour couvrir Babasaheb de guirlandes. Un moine offrit à Maisahib une statuette du Bouddha. Babasaheb commença un discours. Il déclara qu’il venait de vivre une nouvelle naissance, en tant que bouddhiste, et qu’en ce jour il avait cessé d’appartenir à l’hindouisme oppresseur, religion qui traitait notre communauté moins bien que les animaux. Il fit le serment de suivre le chemin montré par le Bouddha.
Dans une déclaration fracassante, il annonça qu’il ne suivrait plus le rite hindou prescrit pour l’anniversaire de la mort de ses parents. Il jura de suivre les grands principes bouddhistes : connaissance, droiture et compassion envers le prochain. Mon corps frissonna, tant l’instant était chargé d’émotion. Des larmes coulaient le long de mes joues, je sentais la lumière irradier de Babasaheb. Jamais je n’oublierai cette journée, ni ce discours, ni le moment où Babasaheb nous demanda de tous nous lever, hommes, femmes et enfants, nous qui étions venus ici des quatre coins de notre pays. Avec fierté, nous nous sommes levés, les épaules bien droites, la tête haute. Babasaheb était notre chef et notre sauveur, il allait nous guider vers une vie de bonheur où les castes n’existaient pas, où l’égalité régnait pour tous.
Il nous demanda de répéter après lui les trois serments et les cinq préceptes de la vie vertueuse. À nouveau, il les prononça, d’une voix claire et sonore qui se brisa sous l’émotion. Ses yeux ruisselaient, on aurait dit qu’il parlait de tout son être. Il donnait vraiment l’impression de naître une seconde fois, et une renaissance n’est jamais facile. L'enfant qui sort du ventre crie toujours, dès son premier souffle, et il y a toujours la douleur de se séparer de sa mère. C'est aussi un moment de bonheur où les larmes se mêlent de joie et de tristesse.
À la fin du discours, la foule applaudit Babasaheb, puis Maisaheb, qui avait si bien su le soutenir. Ensuite, il y eut encore quelques chants et la réunion fut finie. Les gens commencèrent à se disperser, mais sans se presser, comme s’ils hésitaient à quitter cette pieuse atmosphère. Lentement on s’éloigna, car tout a une fin, même les meilleures choses. Au-dehors, des étals de fortune proposaient de quoi se nourrir. Sur certains étaient également exposés des écritures bouddhistes et des statuettes du Bouddha, en cuivre ou en argile. On acheta quelques représentations du Bouddha et une grande affiche de Babasaheb. On se promena, on regarda les peintures des temples bouddhistes. J’étais ravie de la statuette du Bouddha que nous avions achetée. Son visage était paisible, les lèvres entrouvertes dans un sourire. J’étais heureuse d’être devenue bouddhiste, même s’il me fallait encore du temps pour m’habituer à cette idée.
À notre retour chez Marutya, nous décidâmes de ne rentrer à Bombay que le lendemain, quand la foule aurait diminué. Des centaines de personnes étaient déjà reparties, car il fallait reprendre le travail, et le voyage du retour était long. Le lendemain, pourtant, les trains étaient tout aussi bondés. Mais l’humeur restait festive. C'était une expérience extraordinaire d’avoir entendu Babasaheb. J’avais eu l’impression qu’il s’adressait personnellement à moi, et une émotion considérable m’avait submergée.
À son entrée, il avait paru fragile et mal en point. Mais à mesure que la cérémonie avançait, sur l’estrade, nous l’avions vu reprendre des forces, jusqu’au moment où sa voix s’était brisée d’émotion. Il nous avait parlé comme s’il endossait toute responsabilité à notre place, heureux de nous avoir fait venir de si loin. À présent, il attendait que nous nous montrions forts pour le suivre en toute confiance. Il émanait de son visage une aura, un halo, une évanescence divine.
Je gardais dans mon cœur la sérénité de cette cérémonie et j’espérais que jamais elle ne s’effacerait. Nous étions vraiment bénis d’avoir un tel guide pour nous montrer le chemin de l’émancipation. Ce jour-là, nous nous sentîmes tous forts et puissants, chargés de responsabilités, nous les néo-bouddhistes. Tous mes doutes et mes angoisses s’étaient dissipés pendant la cérémonie. J’étais fière de ce que je venais de vivre et, pendant tout le voyage, je serrai contre moi la statuette du Bouddha.
À notre retour, je m’affairai à préparer le repas et à ranger nos affaires. Les autres se baignèrent et se mirent à table, affamés. Discrètement, j’allai vers la niche sacrée où je conservais mes dieux. Elle était vide. Tristement, ma pensée alla vers eux, et implora en silence leur pardon. Je n’avais rien fait de mal. Ils étaient en sécurité. Je les avais cachés en les cousant dans mon matelas. Ils pourraient y rester, comme auparavant vénérés dans le fond de mon cœur. Jamais je ne renierais mes dieux hindous. Ils m’avaient procuré la sécurité, m’accompagnant dans le voyage de la vie. Rien ne pourrait me les faire oublier. Je plaçai le bouddha sur l’autel du petit temple et fis pleuvoir sur lui quelques pétales. J’allumai une lampe à beurre et fis brûler des bâtons d’encens. Je revins manger, en priant pour que mon homme ne me demande pas, une fois encore, ce que j’avais fait de nos dieux hindous. Il était occupé à accrocher au mur l’affiche de Babasaheb. Les enfants s’impatientaient, ils s’attaquèrent au repas et le savourèrent. C'était comme si rien n’avait changé.
Damu
6 décembre 1956.
C'était un bien morne matin. Aucun rayon d’espoir ne venait éclairer notre avenir. La nouvelle se répandit comme un éclair. Tout le monde en parlait à voix basse, mais personne ne voulait l’admettre. Tout le monde en avait entendu la confirmation, mais personne n’arrivait à le croire. En silence, chacun essayait de nier la réalité de l’événement.
– Non, ce n’est pas possible! Comment Babasaheb pourrait-il n’être plus ?
Avec un cri perçant, Sonu me saisit par la chemise et se mit à me secouer.
– Dis-moi que ce n’est pas vrai! gémissait-elle.
Que pouvais-je lui dire? J’étais moi-même abasourdi, en état de choc. Bien sûr, nul n’est immortel… mais Babasaheb!
Personne ne s’y attendait. C'était trop tôt. Il nous semblait évident que notre Babasaheb était là pour toujours; qu’à tout jamais il nous mènerait, nous guiderait et nous tirerait de la boue. Il était notre dirigeant et notre sauveur. Comment avait-il pu nous quitter si soudainement? C'était comme si le coup nous avait fait retomber en enfance. Nous étions incapables de comprendre comment cela avait pu arriver.
Chaque jour, les journaux avaient donné des informations sur son état de santé : il souffrait d’un diabète incurable, il avait des difficultés à marcher. Nous savions tous qu’il était sous surveillance médicale. Après la mort de sa première épouse, il lui avait été très difficile de se soigner, à cause de ses journées chargées. Par la suite, il s’était remarié avec Maisaheb – qui était médecin diplômé. Nous le savions donc dans de bonnes mains. Personne ne s’était attendu à ce que les choses tournent mal. Rattu, son secrétaire dévoué, le suivait partout comme son ombre, il était aux petits soins avec lui.
Je me souvins que, la dernière fois que j’avais vu Babasaheb, c’était à Nagpur, pour la conversion. Il m’avait paru frêle et mince, pour grimper sur l’estrade il avait eu besoin du soutien de Maisahib. Je me souvins qu’à ce moment-là, nous avions évoqué ses problèmes de santé… mais nous avions préféré nous dire qu’il croulait sous les soucis et qu’il devrait marquer une pause dans cet emploi du temps démentiel.
Durant cette longue période de mauvaise santé, il avait pris toutes sortes de médicaments, y compris des herbes et des breuvages magiques, et contre l’avis de ses médecins. Souvent il souffrait de gêne respiratoire, et Rattu, qui savait déceler les signes de la crise, le mettait alors sous oxygène. Il s’assurait que Babasaheb n’oubliait pas de prendre ses repas, ni d’avaler ses médicaments. L'intelligence de Babasaheb était toujours aussi vive et, malgré sa maladie, il continuait de travailler plus de dix heures par jour. Sa vue était basse, ses rhumatismes le faisaient souffrir. Il continuait pourtant à parcourir le pays, à prononcer des discours et à encourager les gens à sortir de leur passivité. Il travaillait à ses livres, à ses articles, à sa correspondance. Tout ce qui l’intéressait, c’était son travail.
Il avait voyagé dans les grandes régions du pays comme Delhi, l’Uttar Pradesh, le Pendjab et à Bombay, où des centaines de dalits accouraient des villages alentour pour l’écouter. Puis, en masse, ils se convertissaient toujours. Cependant, tous ces déplacements avaient fini par peser sur sa santé. Il n’en restait pas moins plein d’enthousiasme, sans qu’aucune critique, aucune publicité négative parvienne à le décourager.
Peu à peu, des détails filtrèrent. Babasaheb était à Delhi quand la mort avait posé sur lui ses mains glaciales. La veille, il avait semblé préoccupé, il s’était entretenu avec Rattu des heures durant. Il s’était enquis de la santé de son vieux jardinier à Bombay, et avait demandé à Rattu de lui envoyer un peu d’argent. Il avait aussi fait promettre à Rattu de s’occuper de son chien quand il ne serait plus là. On aurait dit qu’il pressentait que sa fin était proche.
Tout le pays était en état de choc. Parmi les gens des castes supérieures, qui ne l’aimaient guère, Babasaheb était respecté pour son grand savoir. Il avait beaucoup travaillé à la rédaction de la Constitution de l’Inde, et y avait gagné le surnom de Père de la Constitution.
Tous les journaux publièrent des articles sur son décès. On me dit même que certains journaux étrangers, comme le New York Times, avaient fait paraître une notice nécrologique. Il y eut sur lui des reportages, des éditoriaux, des courriers de lecteurs et des articles de fond. On publia des photos de son enfance, de son mariage, de ses interventions publiques, ainsi que de son cadavre. Sur les clichés de son dernier discours à Delhi, il semblait heureux et en bonne santé. Il avait prévu une cérémonie de conversion à Bombay, et le lendemain, une réunion avec des moines jaïns. Comment pouvait-il nous avoir abandonnés?
La foule se rassemblait pour lire les dernières éditions des journaux, dès leur sortie des presses. On se forçait à déchiffrer, dans l’espoir de découvrir que sa mort n’était qu’une rumeur. On rêvait d’apprendre qu’un miracle s’était produit, que les médecins étaient parvenus à le sauver. Mais l’encre noire des quotidiens nous sautait aux yeux, ne laissant subsister aucun doute, excepté la question lancinante de savoir ce qui allait nous arriver, maintenant qu’il avait disparu. À plein tube, la radio répétait chaque détail, commentait chaque événement des derniers jours. Nous nous retrouvions pour écouter, échanger des condoléances, en ayant du mal à retenir nos larmes.
Ce soir-là, après avoir rédigé quelques lettres, Babasaheb avait souhaité s’allonger. Maisahib lui avait servi son dîner de gruau, puis il avait demandé à Rattu de lui masser le dos, qui le faisait souffrir, et de lui chanter quelques couplets du saint Kabir. Vers onze heures environ, Babasaheb s’était endormi, et Rattu était parti, sa journée terminée.
Au matin, à son réveil, Maisahib avait découvert Babasaheb une jambe pendant hors du lit. Elle avait voulu la lui redresser et, à sa grande horreur, l’avait sentie raide et froide. Babasaheb avait trépassé dans son sommeil.
La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre, mais elle fut d’abord prise pour une rumeur. Le médecin de Babasaheb déclara qu’il était décédé de mort naturelle, et une file interminable de ministres, politiciens et disciples vint se recueillir devant la dépouille mortelle. Le Premier ministre Nehru fut parmi les premiers à venir présenter ses condoléances à Maisahib, et, comme les autres, il ne put retenir ses sanglots. Nombre de personnalités politiques, aux antipodes des idées de Babasaheb, vinrent rendre hommage à celui qui avait laissé son empreinte si profondément gravée dans l’histoire de l’Inde. Il fut décidé que Babasaheb serait ramené en avion à Bombay. Après tout, il était de Bombay! Nous voulions rendre hommage à notre chef bien-aimé, il était juste que nous soyons là pour son dernier voyage. Nous avions le sentiment qu’il nous appartenait et que nous aussi, nous lui appartenions.
À Delhi, il fallut cinq heures au cortège pour atteindre l’aéroport, car il dut se frayer un passage dans les rues sinueuses où la foule s’était amassée pour le voir une dernière fois.
On apprit que l’avion avait décollé de Delhi, et immédiatement, nous nous précipitâmes à l’aéroport pour l’accueillir. Nous attendîmes jusqu’au petit matin, parmi la foule agglutinée autour de l’aéroport. La mêlée était si incontrôlable que la police et des militaires furent déployés pour maintenir l’ordre. Lorsque la nouvelle se propagea que l’avion venait d’atterrir, les cris et les slogans déchirèrent l’air. Le corps fut placé sur une voiture somptueusement décorée. Après une longue attente, Maisahib, Rattu et quelques officiels descendirent enfin de l’avion, et suivirent le cortège en voiture décapotable, saluant la multitude, les yeux pleins de larmes. Ils semblaient hagards, éperdus. Rattu était fou de chagrin et de douleur. Maisahib répétait qu’elle n’osait pas nous regarder en face, nous qui lui avions confié la garde de notre chef bien-aimé. Elle pleurait, gémissait que la mort lui avait dérobé sous le nez son précieux joyau. Nous devions accepter l’inéluctable.
Babasaheb était notre père, dans tous les sens du mot. Lui parti, nous nous sentions orphelins. À nos yeux, toutes ses décisions étaient justes. Jamais nous ne les mettions en question car nous avions en lui une foi totale.
L'image de Babasaheb ne cessait de me hanter. Nous vénérions cet homme davantage qu’un dieu. Comment notre dieu pouvait-il nous avoir quittés sans même un au revoir? Sa santé était mauvaise, certes, mais il n’était pas vieux, et il avait tant de projets! Il n’était pas mûr pour la mort… Et nous, nous ne pouvions nous passer de lui.
À Bombay, les routes menant à Rajgriha, la maison de Babasaheb, étaient noires de monde. Je m’étais rendu à Rajgriha un jour où Babasaheb était en voyage. J’y étais allé avec mon cousin R. D., qui aidait Babasaheb à classer sa bibliothèque. Dans toutes les pièces que j’avais traversées, il y avait des livres que Babasaheb faisait venir du monde entier. D’ailleurs, il était de notoriété publique que Babasaheb avait fait construire Rajgriha avant tout pour abriter ses livres. Il convenait donc de ramener Babasaheb vers le lieu de sa collection de livres, cette bibliothèque qui lui était si chère.
De tout le Maharashtra, les gens accouraient à Bombay. Chemin de fer, camions, vélos, bateaux, tous les moyens de transport étaient bons. Ils affluaient comme s’ils venaient assister à l’une de ses réunions. Tous avaient l’espoir de pouvoir porter son cercueil. On aurait dit autant d’agneaux égarés, muets, angoissés dans l’attente d’apercevoir le corps.
En arrivant à Bombay, les trains étaient bondés, des gens étaient suspendus à l’extérieur des wagons, d’autres étaient blottis sur le toit. Au sortir de la gare, il fallait aller à pied, car les gens encombraient les routes et il ne restait pas un centimètre de libre pour le moindre véhicule. Les bénévoles s’étaient postés en divers endroits, pour canaliser les foules. Comme il aurait été impossible que tous viennent lui rendre hommage à l’aéroport, on avait annoncé que le cortège parcourrait les principaux quartiers de Bombay.
Quand il y a un mort dans une famille, la coutume veut que l’on ne cuise pas de nourriture. Dans ces circonstances, d’autres familles apportent le nécessaire à la famille endeuillée. Puisque tous les dalits avaient le sentiment que la mort avait frappé leur propre famille, ce jour-là, on resta sans manger ni boire. Nous avions marché à l’infini et attendu des heures entières pour l’entrevoir une dernière fois. Impossible de repartir sans l’avoir vu et salué de quelques pétales de fleur. Nous n’avions plus qu’un seul désir : le voir une dernière fois. Mais en même temps ne pas le voir. Pour ne pas avoir à admettre qu’il était mort.
Finalement, le cortège, long de trois kilomètres, parvint à Rajgriha, accompagnant le corps de Babasaheb entièrement recouvert de fleurs et de guirlandes. L'odeur de jasmin et de lis s’exhalait dans une atmosphère de tristesse. À la tête de la litière se trouvait une statuette du Bouddha, des bâtons d’encens brûlaient aux quatre coins. Il fallait constamment repousser les guirlandes et les fleurs pour laisser le corps bien visible. Les moines en larmes chantaient des prières bouddhistes. Des gens s’étaient perchés au sommet des arbres, d’autres s’étaient suspendus aux balcons des grands immeubles. Tout le monde tendait le cou pour mieux voir, mais la foule était trop dense. Partout, les gens restaient muets, des larmes plein les yeux.
Alors que le cortège avançait, je me sentis étouffer et poussai un hurlement de désespoir. Babasaheb, l’homme grand et fort que nous avions toujours connu, aux épaules assez larges pour porter les malheurs de son peuple, gisait là, immobile. Lui qui avait vécu pour nous… qui s’était tué à la tâche, maintenant, il était là, mort pour nous. La plupart des dalits étaient illettrés, mais de réunion en réunion il nous avait parlé de manière à se faire comprendre, il nous avait incités à lutter pour changer notre vie.
Les soupirs collectifs se muèrent en un immense gémissement et, au moment précis où le convoi passait devant nous, chacun se précipita, espérant que Babasaheb allait se redresser et s’adresser à nous. Nous avions tous les mains jointes en prière, certains pleuraient et l’imploraient à haute voix :
Nous avons besoin de toi… Pourquoi nous as-tu abandonnés ? Parle-nous !
Le convoi s’éloigna, le silence retomba. En une fraction de seconde, il nous fallut accepter le fait que plus jamais il ne nous parlerait. Nous avions mille choses à lui dire et à lui demander, mais il était hors d’atteinte, loin de nos bonheurs, loin de nos malheurs.
Une marée humaine continua de suivre le cortège, lançant des slogans, emplissant l’air de cris : « Babasaheb amar rahé », qu’il soit immortel! Il nous avait quittés, mais jamais son souvenir ne s’effacerait. Au bout de sept heures interminables, le cortège atteignit le cimetière. Des centaines de policiers, placés sous le commandement d’officiers militaires de haut rang, encadraient la procession pour y faire respecter l’ordre et la dignité. Par la suite, une émission de radio estima que plus d’un demi-million de personnes avaient suivi l’enterrement.
Juste avant que son bûcher ne soit allumé au crématorium, plus de cent mille personnes firent le serment de se convertir au bouddhisme pour honorer l’ultime vœu de leur père défunt. Ironiquement, ceux-là même qui doutaient de la nécessité de se convertir du vivant de Babasaheb, décidaient de le faire après sa mort. Son fils Yeshawant mit le feu au bûcher, au son de chants bouddhistes, ponctués de sanglots et de lamentations…
Nous rentrâmes chez nous le cœur lourd et désolé. Son souvenir nous resterait à tout jamais, ses mots ne cesseraient de résonner à nos oreilles. Nous avions chez nous ses livres, ses discours et ses photos, pour les générations à venir.
Il nous fallut un certain temps avant de pouvoir reprendre une vie normale. Un deuil national de dix jours avait été instauré, et les drapeaux furent mis en berne dans tout le pays. Babasaheb allait laisser sur son époque une marque indélébile.
Le gouvernement du Maharastra fit de son anniversaire un jour férié. À Nagpur, le terrain où s’était déroulée la première conversion fut offert à la Société bouddhiste. Un magnifique dôme fut érigé sur le Chaitya Bhoomi, où Babasaheb avait été incinéré, afin que les dalits puissent venir lui rendre hommage. Une immense statue à son effigie se dresse aujourd’hui près du Secrétariat18, à Bombay.
Ce que dirent nos dirigeants en cette occasion eut sur moi un grand impact. L'un d’eux nous invita à surmonter notre deuil et à conserver dans nos cœurs l’image de Babasaheb, à poursuivre la route qu’il avait tracée. À présent, il était inutile de regarder en arrière. Si Babasaheb nous voyait dans cet état, aussi désemparés, cela lui déplairait. Ce n’était pas pour assister à un tel spectacle qu’il avait combattu pour nous.
Sonu et moi, nous nous consolâmes en nous conformant strictement aux préceptes de Babasaheb. Nous avions tant de chance de l’avoir rencontré ! Les circonstances nous avaient amenés à Bombay, et cette ville avait fait entrer Babasaheb dans notre existence. Pour toujours, il avait changé nos vies, comme celles de tant d’autres.
En tant qu’adeptes de Babasaheb, nous avions, Sonu et moi, fait évoluer notre famille dans une certaine direction et, en toutes circonstances, nous nous efforcerions désormais de maintenir le cap. Babasaheb nous avait inculqué l’idée que l’éducation était le remède à tous nos maux. Tandis que je restais là, les yeux fermés, lui rendant hommage, je me fis le serment d’obtenir pour mes six enfants l’éducation la plus élevée possible ; ce serait la mission de ma vie. Ils porteraient haut et loin le flambeau du rêve de Babasaheb : l’éducation pour tous, l’éradication de la pauvreté et la création d’une société juste, fondée sur l’égalité.
1 Le roi Ram est le héros d’un poème épique, le Ramayana. Ram, Sita, son épouse, et son frère, Lakshman, ont été exilés dans la forêt, sur l’ordre de la belle-mère de Ram. Celle-ci, minée par la jalousie, espère que son fils héritera du trône. Dans la forêt, Sita est enlevée par Ravana, le roi de Lanka. Il s’ensuit une immense bataille au cours de laquelle Ram reçoit l’aide d’une armée de singes dirigée par Hanuman. L'armée de Ravana est défaite, Sita est sauvée. Ram, Sita et Lakshman rentrent d’exil et Ram est couronné roi. Aujourd’hui, le dieu Ram est devenu le symbole de l’homme idéal.
2 Le temple de Kala Ram fut édifié en 1782 sur un site qui aurait été occupé par Ram, Sita et Lakshman au cours de leur exil. Il bénéficia de la protection des peshwas, ces brahmanes qui tenaient le premier rang dans l’empire marathe. Chaque année, l’anniversaire de naissance du dieu Ram est célébré au temple de Kala Ram. Des centaines de milliers de gens participent à cette procession au cours de laquelle les statues sont exhibées sur les deux chariots offerts par les peshwas.
3 Ces détails s’inspirent des ouvrages de Keer (p. 136-138) et Phadke Y. D., Ambedkari Chalwal (en marathi) [p. 3-73].
4 The Times of India (8 mars 1930), cité par Phadke, 2000, p. 9.
5 Pour plus de détails sur les conférences de la Table ronde et, en général, sur l’évolution du mouvement d’Ambedkar, voir la note en fin de volume, p. 357.
6 Keer, p. 192.
7 L'équivalent du baccalauréat (NdT).
8 Gandhi informa Babasaheb que le Congrès avait dépensé deux millions de roupies à l’amélioration du sort des intouchables. Mais Babasaheb lui fit alors remarquer que le Congrès s’était contenté de reconnaître formellement l’existence du problème. Si le Congrès avait été sincère, il aurait fait de l’opposition à l’intouchabilité une condition préalable à l’entrée au parti. Lors de la réunion, Babasaheb dit à Gandhi que son approche du problème des intouchables, fondée sur un « changement du cœur », n’était pas viable. Il expliqua que les dalits croyaient à la lutte et au respect de soi. Qu’ils n’étaient pas prêts à s’en remettre à des chefs et à des mahatmas. L'histoire, dit-il, nous enseigne que « les mahatmas, comme des fantômes insaisissables, soulèvent de la poussière, pas des idées ». (Keer, p. 165-168.)
9 Mahadar Desi, cité dans Phadke, 1990, p. 35.
10 Keer, p.178.
11 Le parti du Congrès avait mis fin au mouvement de désobéissance civile. En 1935, le Parlement britannique promulgua le Government of India Act, qui mettait en place des assemblées tant au niveau fédéral qu’au niveau provincial. Gandhi avait donné son accord pour participer à l’application de cette loi.
12 Keer, p. 253.
13 Phadke, 2000, p. 65, aborde aussi ce point.
14 Keer, p. 255.
15 Le 30 mai 1936, lors d’une conférence à Bombay, dans un long discours, Babasaheb justifia sa décision de rompre avec l’hindouisme : « À quoi sert une religion qui s’intéresse à la vie après la mort ? Et la qualité de la vie elle-même ? Seuls ceux qui sont bien placés et qui prospèrent dans ce monde peuvent se permettre de vivre dans la contemplation de la vie après la mort. Mais pourquoi devrions-nous vivre dans le giron d’une religion qui nous prive du droit de satisfaire des besoins aussi fondamentaux que l’eau, la nourriture et un toit, mais également de la dignité d’êtres vivants ? » (Keer, p. 274).
16 Le Vividha Vritta, cité par Keer, p. 238.
17 Désigne l’Inde en sanscrit (NdT).
18 Siège du gouvernement (NdT).