,>
Mcholas Evans
L'homme
qui murmurait
à l'oreille
des chevaux
ROMAN
Traduit de l'anglais par Valérie Malfoy
Albin Michel
¿ Jenntfer
…dition originale anglaise:
THE HOR.SK WHIM'KRKR
© Nicholas Evans 1995
Traduction française : …ditions Albin Michel, S.A., 1996 22 rue Huyghens, 75014 Paris ISBN 2-226-08479-7
Ne recherche pas les complications extérieures, Ne séjourne pas dans le vide du dedans; Sois serein dans l'unité des choses, Et la dualité
s'effacera de soi.
La Confiance au cour, Seng-t'san (?-606)
Première partie
LA mort est au début comme elle est à la fin. …tait-ce l'ombre de ce souci qui l'avait visitée en songe pour l'éveiller en cette matinée si inattendue? Gr‚ce ne le saurait jamais. Mais ce qu'elle comprit en ouvrant les yeux, c'est que le monde avait imperceptiblement changé.
D'après les chiffres lumineux de sa pendulette, elle s'était réveillée une demi-heure trop tôt. Elle resta donc allongée, la tête sur l'oreiller, à t
‚cher de cerner la nature de cette modification. Il faisait sombre, mais pas autant que d'habitude. Au mur, elle distinguait sans peine l'éclat assourdi de ses trophées d'équitation qui trônaient sur les étagères en désordre, sous les portraits encore flous de ses anciennes idoles du rock.
Elle prêta l'oreille. Le silence aussi était différent - un silence attentif, comme lorsque l'on prend son souffle avant de parler. Bientôt, la chaudière ronflerait au sous-sol et la charpente de la vieille ferme reprendrait sa rituelle litanie de craquements. Elle se glissa hors des draps et gagna la fenêtre.
fl avait neigé, pour la première fois de l'hiver. Et d'après la clôture de la mare, la couche atteignait presque un pied d'épaisseur. Faute de vent, les flocons s'étaient abattus uniformément, s'accumulant de façon grotesque sur les branches des six petits cerisiers que son père avait plantés l'an passé. Par-dessus les bois, une étoile solitaire brillait dans le bleu profond d'un coin de ciel. En baissant les yeux, elle remarqua 13
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux une dentelle de givre au bas de la vitre. Son doigt en s'y posant fit fondre une marque ronde. Alors elle frissonna, non de froid mais de ravissement à l'idée que ce monde transfiguré était pour l'instant tout à
elle. Puis, tournant les talons, elle se h‚ta de s'habiller.
Gr‚ce Maclean était arrivée la veille au soir de New York avec son père.
Elle avait toujours aimé cette balade - deux heures et demie d'autoroute, bien au chaud dans la longue Mercedes, à écouter ses cassettes et à
discuter avec papa de l'école ou des nouveaux dossiers dont il s'occupait.
Elle aimait l'écouter parler tandis qu'il conduisait, l'avoir rien qu'à
elle, le sentir se détendre peu à peu dans sa tenue étudiée pour le week-end. Comme d'habitude, sa mère avait été retenue par un dîner en ville, une obligation ou autre chose, et elle les rejoindrait à Hudson par le train du matin, ce qu'elle préférait d'ailleurs. Les bouchons du vendredi soir la rendaient toujours nerveuse et elle se défoulait en prenant la direction des opérations - sommant son mari de ralentir, d'accélérer, ou d'emprunter une déviation pour gagner du temps. Le pauvre obtempérait, non sans parfois un soupir ou un coup d'oil complice dans le rétroviseur à l'adresse de sa fille reléguée à l'arrière. Pour Gr‚ce, le couple que formaient ses parents avait toujours été un mystère ; c'était un univers complexe o˘ les rapports de domination et d'asservissement étaient plus subtils qu'il n'y paraissait. Plutôt que de s'en mêler, elle préférait s'isoler sous son walkman.
En train, sa mère travaillerait jusqu'à Hudson, indifférente aux distractions. Gr‚ce l'avait observée de près à l'occasion d'un récent déplacement : pas une fois elle n'avait daigné admirer le paysage, sauf peut-être, vaguement, quand l'un de ses áuteurs canon ª ou de ses collaborateurs survoltés la contactait sur son téléphone cellulaire.
Le palier était resté allumé. Gr‚ce se glissa en chaussettes devant la porte entrouverte de la chambre des parents et s'arrêta pour écouter le tic-tac de l'horloge au rez-de-chaussée suivi du ronflement discret et rassurant de son père.
14
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Elle descendit l'escalier. Réverbérée par la neige, la lumière entrait dans le hall par les fenêtres sans rideaux et réchauffait les murs et le plafond bleus. Dans la cuisine, elle avala d'un trait un verre de lait et griffonna un message à côté du téléphone en mordant dans un g‚teau sec. ´ Partie faire un tour. Retour vers dix heures. Bises. ª
Reprenant un g‚teau, elle se dirigea vers la porte de derrière et gagna le dégagement o˘ l'on rangeait les manteaux et les bottes crottées. Là, elle endossa sa pelisse en mouton retourné et, sautillant gracieusement à
cloche-pied, la bouche pleine, enfila ses bottes d'équitation. Puis elle remonta sa fermeture …clair jusqu'au menton, enfila ses gants et attrapa sa bombe sur la tablette. Devait-elle téléphoner à Judith pour lui demander si elle avait toujours envie de monter, avec cette neige ? Pas la peine.
Judith serait super-contente, elle aussi. Comme elle ouvrait la porte et s'exposait au froid glacial, elle entendit la chaudière vrombir au sous-sol.
Par-dessus le rebord de sa tasse, Wayne P. Tanner jeta un coup d'oil morose aux poids lourds alignés sous la neige, devant le petit restaurant. Plus encore que la neige - qu'il avait en horreur - il détestait passer pour un con. Or cela venait de lui arriver deux fois de suite en l'espace de quelques heures.
Ah, ils s'étaient bien marrés, ces enfoirés de flics! Il les avait vus se glisser dans son sillage et lui coller au train sur plusieurs kilomètres, sachant pertinemment qu'il les avait aperçus et trop contents de lui foutre la pétoche. Puis ils lui avaient fait des appels de phares pour qu'il se range et un petit jeune à stetson s'était ramené en roulant des mécaniques pour lui demander son carnet de route.
- Alors comme ça, vous venez d'Atlanta..., avait dit le morveux, en tournant les pages.
- Ouais, chef. Et il fait sacrement plus chaud là-bas que dans ce bled, parole.
D'ordinaire, c'était le ton qui convenait avec les poulets, 15
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux respectueux mais fraternel, instaurant une forme de complicité entre chevaliers de la route. Mais le petit jeune ne daigna même pas relever les yeux.
- Vous savez aue votre détecteur de radar est illégal.. ? Wayne jeta un coup d'oeil à la petite boîte noire fixée au
tableau de bord et hésita à faire l'innocent. ¿ New York, ces trucs-là
étaient interdits pour les plus de dix tonnes. Or il transportait trois à
quatre fois cette charge. Faire l'andouille, c'était chercher les ennuis.
Il répliqua par un petit sourire contrit, en pure perte car le gamin gardait toujours les yeux baissés.
<|
- Vous ne le savez pas? Ô
- Ben... ma foi, si.
f Le flic referma le carnet et le rendit à son propriétaire Leurs regards se croisèrent enfin. $
- Bon. L'autre, maintenant. )
- Pardon?
^
- L'autre carnet de bord. Le vrai.
L'estomac de Wayne se révulsa. Voilà quinze ans qu'il tenait deux livres de bord, l'un qui énonçait la vérité sur ses horaires de conduite, le kilométrage, les pauses et tutti quanti. Et l'autre, tout spécialement destiné à des situations comme celle-ci, attestant qu'il s'était strictement conformé à la législation. Et jamais en toutes ces années, alors qu'il avait subi un tas de contrôles d'un bout à l'autre du continent, jamais un flic ne lui avait fait ce tour de cochon. Putain, presque tous les routiers de sa connaissance tenaient un carnet bidon surnommé le ´ Petit Illustré ª. Cette bonne blague ! quand on est seul, sans coéquipier pour vous relayer, comment on fait pour tenir les délais?
Comment on la gagne, sa putain de vie? Merde. Les compagnies étaient au courant, mais elles fermaient les yeux.
Il essaya de noyer le poisson, de jouer les offensés, voire de le prendre de haut, mais il savait que ce n'était pas la bonne politique. Le collègue du gamin, une baraque, sortit de la voiture de patrouille avec un petit sourire narquois, histoire de
16
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux s'amuser à son tour, et lui ordonna de descendre de la cabine. Les voyant décidés à ratisser son fief, il préféra ne pas se mettre en tort et repêcha le livre de bord de dessous la couchette. Il s'avéra qu'il avait parcouru plus de mille trois cents kilomètres sans s'accorder plus d'une pause, pause qui n'avait d'ailleurs duré que quatre heures, soit la moitié du temps prescrit par la loi.
Il était bon pour une contravention d'au moins mille dollars - mille trois cents ou même plus, s'ils l'épinglaient pour le détecteur de radar. On lui sucrerait peut-être même sa licence. Les flics lui avaient remis un tas de paperasses avant de l'escorter jusqu'à ce relais routier, en lui expliquant qu'il avait intérêt à ne pas repartir avant le lendemain matin.
Après leur départ, il s'était rendu à la station-service o˘ il avait acheté
un sandwich rassis à la dinde et un pack de bières. Il avait passé la nuit dans la couchette, un coin spa-, cieux et relativement confortable à
l'arrière de la cabine. Du coup, il s'était senti mieux après avoir sifflé
quelques bières, ce qui ne l'avait pourtant pas empêché de se faire de la bile une bonne partie de la nuit. ¿ son réveil, il avait vu la neige -et découvert à cette occasion qu'il s'était encore fait gruger.
Deux jours plus tôt, sous le soleil de Géorgie, il n'avait pas pensé à
vérifier qu'il avait bien ses chaînes. Et voilà qu'en regardant dans le casier, tout à l'heure... rien! C'était le bouquet. Un abruti les avait empruntées ou barbotées. Wayne savait que Yinterstate ne poserait pas de problème, les chasse-neige et les sableuses devaient être sur place depuis belle lurette. Mais les deux turbines géantes qu'il transportait devaient être livrées à une fabrique de p‚te à papier dans un patelin nommé Chatham, et il allait être obligé de quitter l'autoroute pour s'enfoncer dans les terres - o˘ l'attendaient s˚rement des chemins tortueux, étroits et probablement encore non déblayés. Se traitant d'imbécile, Wayne avala son café et laissa sur le comptoir un billet de cinq dollars.
Sur le seuil, il s'arrêta pour allumer une cigarette et enfonça sa casquette de base-bail pour se protéger du froid.
17
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Déjà, il pouvait entendre le grondement des semi-remorques qui reprenaient la route. Ses bottes crissèrent dans la neige tandis qu'il traversait le parking en direction de son véhicule. Il y avait là une cinquantaine de poids lourds alignés flanc à flanc, tous des dix-huit roues comme le sien, surtout des Peterbilt, Freightliner et Kenworth. Le sien était un Ken-worth Conventional noir et chrome, un ´ fourmilier ª comme on le surnommait en raison de son long museau plongeant. Et s'il avait plus de gueule quand il était attelé à une remorque frigorifique qu'aujourd'hui, avec ces deux turbines chargées sur une plate-forme - tel qu'il lui apparaissait dans la lueur laiteuse de l'aube, c'était tout de même le plus chouette bahut du parking. Wayne resta là un moment, a l'admirer, en grillant sa cigarette.
¿ la différence de la jeune génération - tous des branleurs - lui, il aimait que ça brille. Il s'était même donné la peine de déblayer la neige avant d'aller prendre son petit déjeuner. Mais n'empêche qu'eux, les petits branleurs, ils ne les avaient s˚rement pas oubliées, ces foutues chaînes.
Wayne Tanner écrasa sa cigarette dans la neige et se hissa dans sa cabine.
Deux types d'empreintes de pas convergeaient au départ de la longue allée carrossable menant aux écuries. Les deux fillettes étaient arrivées pratiquement en même temps et avaient remonté ensemble la colline, leurs rires se propageant dans la vallée. Même si le soleil ne s'était pas encore montré, les piquets blancs de la barrière donnaient l'impression d'être fichés de guingois dans la neige. Au sommet de la colline, les traces décrivaient une courbe pour se perdre parmi des b‚timents bas, blottis comr le pour chercher refuge autour d'une vaste grange rouge.
Comme Gr‚ce et Judith débouchaient dans la cour, un chat déguerpit à pas feutrés, g‚tant le blanc tapis. Elles s'arrêtèrent pour jeter un coup d'oil à la maison. Le calme plat. Pourtant, Mme Dyer aurait d˚ être déjà levée.
- Tu crois qu'il faut la prévenir? murmura Gr‚ce.
18
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Les deux amies avaient grandi ensemble et depuis toujours elles se retrouvaient chaque week-end ici, à la campagne. Toutes deux habitaient l'Upper West Side de New York, fréquentaient une école dans l'East Side, et avaient un père juriste. Pourtant, jamais l'idée ne leur serait venue de se fréquenter dans la semaine. Leur amitié était liée à cet endroit, à leurs chevaux. ¿ quatorze ans, Judith était la plus ‚gée des deux, et Gr‚ce ne demandait qu'à s'en remettre à son aînée dès lors qu'il s'agissait de prendre une décision aussi risquée que de braver la volcanique Mme Dyer.
Judith fit la grimace.
- Non. «a va être notre fête, si on la réveille... Allons-y.
Il régnait une douce chaleur dans la grange, qui embaumait le foin et le crottin. Au moment o˘ les adolescentes entraient avec leur harnachement, les chevaux les épièrent depuis les boxes, les oreilles pointées, comme s'ils avaient deviné eux aussi que cette aube sortait de l'ordinaire. La monture de Judith, un hongre alezan aux bons yeux répondant au nom de Gulliver, hennit à son approche et s'offrit à ses caresses.
- Bonjour, mon gros. Comment ça va, ce matin?
Le cheval recula doucement pour lui faire de la place. Gr‚ce s'éloigna. Son cheval occupait la dernière stalle au fond de l'écurie et, chemin faisant, elle salua chaque pensionnaire en l'appelant par son nom. Tête droite, immobile, Pil-grim la regarda approcher. C'était un morgan de quatre ans, un hongre d'un bai si soutenu que, sous un certain jour, il paraissait noir. Ses parents le lui avaient offert pour son anniversaire l'été
dernier, à contrecour. Ils le trouvaient trop grand et trop jeune pour elle
- trop ćheval ª, en un mot. Mais Gr‚ce avait eu le coup de foudre.
Elle avait fait le voyage en avion spécialement pour le voir et, dès qu'il l'avait aperçue, Pilgrim avait traversé le pré pour venir à elle. quoique rétif à ses caresses, il lui avait reniflé la main par-dessus la barrière en la chatouillant avec les poils de sa barbe. Puis il avait rejeté sa tête avec une fierté princière
19
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux avant de détaler, sa longue queue flottant au vent, sa robe brillant au soleil comme de l'ébène poli.
La propriétaire avait permis à Gr‚ce de le monter et c'était en surprenant alors un échange de regards entre ses parents qu'elle avait compris qu'ils allaient céder. Si sa mère n'avait pas monté depuis son enfance, elle savait reconnaître les êtres d'élite. Et Pilgrim était la classe même. Il avait également un sacré caractère et ne se maniait pas comme le premier venu. Mais une fois sur son dos, lorsqu'elle sentit toute cette vitalité
concentrée entre ses flancs, elle comprit qu'il était foncièrement bon, dénué de malice, et qu'ils seraient de grands amis.
Elle aurait aimé lui donner un nom plus ronflant, comme Cochise ou Khan, mais sa mère, ce généreux tyran, avait expliqué que certes, cela ne la regardait pas, mais qu'à son avis ça pouvait porter la poisse. Il avait donc gardé son nom.
- Hello, ma beauté.
Comme elle tendait le bras vers les naseaux veloutés, il se laissa caresser, mais pas plus d'un instant, et se déroba brusquement.
- Idiot! Allons, sois sage...
Dans le box, elle ôta la couverture et lui posa la selle sur le dos. Il fit un léger écart, comme à son habitude, et elle lui ordonna de rester tranquille. Elle lui parla de la surprise qui l'attendait dehors, tandis qu'elle bouclait la sangle et réglait le harnais. Puis elle chercha son grattoir dans sa poche et lui cura consciencieusement les sabots. Entendant Judith qui sortait déjà Gulliver, elle se h‚ta de resserrer la sangle pour être prête à temps.
Une fois dans la cour, elles laissèrent les chevaux se familiariser avec la neige, tandis que Judith allait refermer le portail. Gulliver renifla par terre et conclut qu'il connaissait cette chose-là. Pilgrim, lui, fut surpris. Surtout quand, de la pointe du sabot, il découvrit que cela était meuble. Il essaya de renifler, à l'exemple de son aîné, mais y mit tant d'enthousiasme qu'il fut pris d'un grand éternuement qui déchaîna l'hilarité des fillettes.
20
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux
- C'est peut-être la première fois pour lui, déclara Judith.
- Tu parles ! Tu crois qu'ils ont jamais vu de neige dans le Kentucky ?
- J' sais pas. Si, j'imagine... (Judith se tourna vers la maison.) Grouille. Sinon on va réveiller la vieille...
quittant la cour, les deux amies conduisirent leurs montures jusqu'à la plus haute prairie, puis se mirent en selle et s'éloignèrent au pas en direction de la barrière qui défendait l'accès de la forêt. Leur passage fendit d'une diagonale parfaite le carré de pré virginal. Comme elles parvenaient à l'orée de la forêt, le soleil se montra enfin par-dessus la crête, peuplant dans leur dos la combe d'ombres obliques.
Pour la mère de Gr‚ce, le pire dans les week-ends, c'était la montagne de journaux qui attendaient d'être lus. Leur masse s'accumulait tout au long de la semaine, tel un pernicieux volcan. Chaque jour, sans y penser, elle empilait les hebdomadaires et toutes les rubriques du New York Times qu'elle n'osait pas jeter. Le samedi, le tas était devenu trop menaçant pour continuer à rester ignoré et, avec l'afflux de tous les suppléments du dimanche, il formait un pic si impressionnant qu'elle savait qu'à défaut d'une prompte contre-attaque elle serait submergée. Tout ce verbiage vomi sur le pauvre monde. Tous ces efforts. Et ce, rien que pour vous donner mauvaise conscience. Annie l‚cha une nouvelle liasse à terre et piocha le New York Post avec ennui.
L'appartement des Maclean était situé au huitième étage d'un bel immeuble ancien donnant sur Central Park. Annie -en jambières noires et sweat-shirt gris clair - était assise en tailleur sur le divan jaune près de la fenêtre. Des flots de soleil embrasaient ses cheveux auburn noués en queue de cheval, et projetaient son ombre sur un divan jumeau, placé contre le mur d'en face.
Le living était une longue pièce jaune paille, avec une grande bibliothèque occupant toute la cloison du fond, des ouvres d'art primitif et un piano à
queue dont l'extrémité
21
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux vernie était pour le moment captée dans un fuseau doré. En se retournant, Annie aurait pu admirer la parade des mouettes sur la surface gelée du réservoir. En dépit de la neige et de l'heure matinale, des joggeurs sillonnaient le circuit qu'elle-même avait l'intention d'emprunter, sitôt sa corvée expédiée. Elle portait sa tasse de thé à ses lèvres, prête à
abandonner le journal, lorsqu'elle repéra un entrefilet dans une rubrique qu'elle avait coutume de négliger.
- Incroyable! dit-elle à haute voix. Le fumier...
Sa tasse heurta la table, et elle se leva d'un bond pour se précipiter dans le vestibule. Elle réapparut presque aussitôt, pianotant sur le cadran du téléphone, et alla se camper devant la fenêtre, o˘ elle attendit sa communication en battant la semelle. Au-delà du réservoir, un petit vieux chaussé de skis et affublé d'un casque à écouteurs ridiculement trop grand progressait d'un air farouche en direction des arbres. Une femme grondait un attelage de petits chiens parés de tricots assortis et si courts sur pattes qu'ils ne parvenaient à avancer qu'au prix d'athlétiques contorsions.
- Anthony? Tu as lu le New York Post? (Elle l'avait sans doute tiré du lit, mais il ne lui vint pas à l'idée de s'en excuser.) Il y a un écho sur moi et Fiske. Ce connard se plaint d'avoir été viré et prétend que je mens sur les chiffres des nouveaux tirages.
Anthony se fendit d'un mot compatissant, mais ce n'était pas ce qu'elle attendait de lui.
- Tu as le numéro personnel de Don Farlow?
Dans le parc, la femme aux chiens avait abandonné la partie et traînait ses toutous vers le trottoir. Anthony était déjà de retour.
- Bon. Retourne te coucher.
Elle raccrocha et composa le numéro aussitôt.
Don Farlow était l'avocat de choc du groupe de presse pour lequel elle travaillait. En six mois, depuis qu'Annie Graves (elle avait gardé son nom de jeune fille dans sa vie professionnelle) avait été chargée de sauver du naufrage son
22
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux magazine vedette, il était devenu un allié et presque un complice.
Ensemble, ils avaient organisé l'éviction de la vieille garde. Le sang avait coulé - la régénération était à ce prix - et le milieu de la presse en avait fait des gorges chaudes. Parmi les journalistes à qui elle avait montré la porte, certaines śignatures ª s'étaient vengées sans tarder dans les pages des échos.
Annie les comprenait. Ils avaient coulé tant d'années dans la place qu'ils s'étaient cru chez eux. Se faire virer était déjà en soi un affront. Mais que ce f˚t par une arriviste de quarante-trois ans, et anglaise de surcroît, cela dépassait la mesure. La purge était pratiquement achevée, et le tandem Annie-Farlow connaissait désormais à fond l'art de négocier le silence des partants moyennant de juteuses indemnités. Annie avait cru en être quitte avec Fenimore Fiske, leur excritique de cinéma, vieux débris infect qui la débinait dans le New York Post. Fumier. Mais en attendant la communication, elle se rassura à l'idée que Fiske avait commis une belle bourde en contestant la hausse des tirages. Les chiffres étaient exacts et on le prouverait facilement.
Farlow était déjà debout, et en outre il avait lu l'article. Rendez-vous fut pris pour tôt dans la matinée au journal. Avec le procès qu'ils allaient lui coller, ils lui feraient recracher jusqu'au dernier sou de ses indemnités.
Annie appela son mari à Chatham et tomba sur le répondeur. Robert fut informé qu'il était temps de se lever, qu'elle arriverait par le train suivant, et qu'il était prié de l'attendre pour les courses. Puis elle prit l'ascenseur et alla rejoindre les joggeurs. Annie Graves, toutefois, nejogga^pas. Elle courait. Et si cette nuance n'était pas immédiatement perceptible dans son allure ou sa technique - pour elle, il s'agissait là
d'une évidence aussi irréfutable que le froid polaire o˘ elle venait de s'engouffrer.
Comme Wayne Tanner l'avait prévu, on roulait bien sur Vinterstate. La circulation était fluide, et il avait tout intérêt à
23
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux continuer sur la 87 pour prendre ensuite la 90 qui traversait le fleuve et lui permettrait de rallier Chatham par le nord. Il avait étudié la carte, et si ce n'était pas l'itinéraire le plus direct, du moins éviterait-il au maximum les petites routes encore enneigées. Sans les chaînes, il espérait que la voie d'accès à la papeterie qu'on lui avait indiquée était plus qu'une simple piste en terre.
¿ l'heure o˘, se fiant aux panneaux indicateurs, il tourna sur la 90, il avait retrouvé le moral. Le paysage était une vraie carte de NoÎl et, avec la cassette des Garth Brook et le soleil qui ricochait sur le mufle puissant du camion, la situation lui apparaissait sous un jour plus riant.
Au pire, s'il perdait sa licence, il pourrait toujours reprendre son ancien boulot de garagiste. «a ne payait pas autant, certes. quand on pense au salaire de misère du pauvre type qui a pourtant fait des années d'apprentissage et s'est payé dans les dix mille dollars de matériel...
Mais ces derniers temps, il en avait parfois ras-le-bol de naviguer sur les routes. «a valait peut-être le coup de passer plus de temps avec sa femme et ses gosses. Peut-être. Et puis, il y avait la pêche.
Avec un pincement au cour, Wayne vit arriver la sortie pour Chatham et passa à l'action, pompant les freins, réduisant son allure en rétrogradant de ses neuf vitesses, arrachant un vrombissement de protestation aux quatre-vingt-cinq chevaux-vapeur de son moteur Cummins. quittant Yinterstate, il déclencha la propulsion à quatre roues motrices, bloquant l'essieu avant. D'après ses calculs, il n'était plus qu'à une dizaine de kilomètres de la papeterie.
Ce matin-là, dans les hauteurs du massif forestier, le silence était si dense que la vie même semblait suspendue. On n'entendait pas un oiseau, pas une bête, rien que les chutes sporadiques de neige depuis les frondaisons surchargées. Là-haut, dans cette immensité aux aguets, à travers érables et bouleaux, s'élevait le rire lointain des fillettes.
Elles cheminaient lentement sur la piste qui montait en 24
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux lacet, laissant les chevaux libres de leur allure. Judith, qui avait pris la tête, s'était retournée pour regarder Pilgrim et riait de bon cour, appuyée au troussequin de la selle.
- Tu devrais le montrer dans un cirque. C'est un comique né!
Gr‚ce riait trop pour lui répondre. Tête basse, Pilgrim avançait en refoulant la neige du nez, comme avec une pelle. Puis il en projetait une bonne couche en l'air d'un éternue-ment et détalait au petit trot, feignant d'être effrayé par cette pluie de flocons.
- Allez... ça suffit! dit Gr‚ce en raccourcissant les rênes. Pilgrim marqua le pas et Judith se retourna. Suprêmement indifférent à ces pitreries, Gulliver allait de l'avant en dodelinant de la tête. Au bord du chemin, tous les vingt mètres environ, des affiches orange placardées aux troncs des arbres menaçaient de poursuites quiconque serait pris à braconner ou violer une propriété privée.
¿ la crête du sommet qui séparait les deux vallées, se trouvait une petite clairière ronde o˘, d'habitude, en s'approchant discrètement, on pouvait surprendre un chevreuil ou un dindon sauvage. Ce jour-là, pourtant, débouchant du couvert des arbres, elles ne trouvèrent que l'aile ensanglantée d'un oiseau, posée au beau milieu de la clairière ensoleillée comme la flèche d'un compas barbare.
- C'est quoi... un faisan? demanda Gr‚ce. - On dirait. C'était un faisan.
Gr‚ce fronça les sourcils.
- Comment ce truc a pu arriver là?
- Je ne sais pas. Peut-être un renard...
- Dans ce cas, on verrait des empreintes...
Mais il n'y avait pas d'empreintes. Ni la moindre trace de lutte. ¿ croire que l'aile avait volé toute seule jusque-là. Judith haussa les épaules.
- C'est peut-être un chasseur.
- Il aurait continué à voler d'une seule aile?
Elles méditèrent un moment. Puis Judith opina, l'air sentencieux, i
25
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux
- Un faucon. Un faucon l'aura laissé tomber. Gr‚ce considéra cette proposition.
- Un faucon. Ouais... Admettons.
Des talons, elles invitèrent les chevaux à reprendre la route.
- Ou alors un avion.
- C'est ça! s'esclaffa Gr‚ce. On dirait le poulet qu'on nous a servi l'an dernier dans le vol de Londres. En plus appétissant.
D'habitude, elles s'accordaient un petit galop dans la clairière avant de revenir en décrivant une boucle. Mais cette fois, la neige, le soleil et la transparence de l'air leur inspirèrent de nouveaux désirs, et elles décidèrent de réitérer une promenade qu'elles n'avaient faite qu'une seule fois, deux ans plus tôt, à l'époque o˘ Gr‚ce possédait encore Gypsy, son petit alezan doré. Elles descendraient par l'autre versant et reviendraient en contournant la colline qui longeait la rivière. Il leur faudrait traverser une route ou deux, mais Pilgrim semblait s'être assagi et d'ailleurs, un samedi matin, à une heure aussi matinale et compte tenu de la neige, il n'y aurait pas grand monde sur la route.
En retrouvant l'ombre de la forêt, Gr‚ce et Judith firent silence. Noyers blancs et peupliers poussaient de ce côté-ci en rangs touffus, et elles devaient à tout moment se pencher pour éviter les branches. La petite équipe se vit bientôt saupoudrée d'une fine poussière de neige. Elles négocièrent lentement leur chemin le long d'une cascade couverte de plaques de glace qui s'étaient formées irrégulièrement depuis la rive, laissant à
peine voir un sombre filet d'eau. La pente se fit plus raide encore, et les bêtes se déplacèrent avec précaution en regardant o˘ elles posaient les sabots. ¿ un moment donné, Gulliver dérapa sur un rocher caché mais réussit à se rétablir sans affolement. Le soleil filtrait parmi les arbres, dessinant des motifs étoiles dans la neige et nimbant de lumière les bouffées d'air que les chevaux soufflaient par les naseaux. Mais les cavalières n'y prêtèrent aucune attention, tant elles 26
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux étaient concentrées sur leur odyssée et les réactions de leurs montures.
C'est avec soulagement qu'elles aperçurent entre les arbres les brillants reflets de Kinderhook Creek en contrebas. La descente avait été plus délicate que prévu et elles retrouvaient seulement le courage de se regarder en face.
- Sympa, hein? fit Judith en invitant Gulliver à s'arrêter. Gr‚ce tapota l'encolure de Pilgrim.
- Génial...! Tu as vu comment ils se sont débrouillés?
- Comme des chefs.
- Je ne me rappelais pas que ça tombait à pic.
- Je crois qu'on s'est trompées de cascade. On a d˚ se déporter un peu trop au sud.
Elles brossèrent leurs tenues et scrutèrent la forêt. Au-delà des bois, une prairie d'un blanc virginal descendait en pente douce jusqu'à la rivière.
Le long de la rive, on distinguait les piquets de la barrière de l'ancienne voie menant à la papeterie. Ce chemin était désaffecté depuis l'ouverture d'un accès plus large et surtout plus direct à partir de la nationale qui se trouvait un peu plus loin, sur l'autre rive. Il ne leur restait plus qu'à poursuivre vers le nord pour atteindre la piste qui les ramènerait à
la maison.
Conformément à ses craintes, la route de Chatham n'avait pas été déblayée.
Mais Wayne Tanner comprit bientôt qu'il n'avait pas de souci à se faire.
D'autres l'avaient précédé et les dix-huit pneus tout-terrain du Kenworth sculptaient leur tracé en mordant franchement la surface. Pas besoin de chaînes, finalement. Comme il croisait un chasse-neige dans l'autre sens, et bien que cela ne fît guère son affaire, son soulagement fut tel qu'il gratifia le type d'un signe de la main et d'un amical coup de klaxon.
Il alluma une cigarette et consulta sa montre. Il était en avance sur l'horaire. Après sa prise de bec avec les flics, il avait appelé Atlanta pour leur demander de prévenir les gars de la papeterie que la livraison des turbines aurait lieu dans la
27
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux matinée. Personne n'aime bosser le samedi, et il s'attendait à être fraîchement reçu. Enfin, c'était leur problème. Il inséra une nouvelle cassette des Garth Brook dans l'autoradio et se mit à guetter l'accès à la papeterie.
Après l'épreuve de la descente, cheminer sur cette route désaffectée était un vrai plaisir et les cavalières en profitèrent pour se détendre, côte à
côte au soleil. Sur leur gauche, deux pies se pourchassaient dans les arbres qui bordaient la rivière et, sous leur ramage rauque et le bruissement de l'eau sur les rochers, Gr‚ce entendit un chasse-neige qui devait déblayer la nationale.
- En piste ! dit Judith.
Elles venaient d'arriver à l'endroit recherché : l'ancien pont du chemin de fer qui jadis enjambait la route et la rivière. La ligne était fermée depuis des années et si, au-dessus de la rivière, le pont était resté
intact, le toit du tronçon enjambant la route avait été démantelé. La route traversait désormais ce tunnel à ciel ouvert avant de se dérober derrière un tournant. Un talus escarpé permettait d'atteindre la voie ferrée qui reliait les deux rives.
Prenant la tête, Judith montra le chemin à Gulliver. Il fit quelques pas et pila.
- Allons, mon grand. C'est facile...
Le cheval frappa doucement la neige, comme pour la tester. Judith l'encouragea des talons.
- Allons, gros paresseux. Monte!
Gulliver céda et entama l'ascension. Gr‚ce attendit sur la route. Elle avait vaguement l'impression que le bruit du chasse-neige s'était amplifié.
Pilgrim remua les oreilles. Elle se pencha et flatta son encolure emperlée de sueur.
- Comment ça va ? demanda-t-elle à Judith. - «a baigne. Fais gaffe quand même.
L'accident eut lieu alors que Gulliver était presque au sommet. Gr‚ce avait commencé à avancer en suivant scrupuleusement ses traces, laissant Pilgrim prendre son temps. Elle
28
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux était à mi-parcours lorsqu'elle entendit le sabot de Gulliver racler le verglas et le cri apeuré de Judith.
Si elles étaient venues dans cet endroit plus tôt dans l'année, les deux fillettes auraient su que la pente était gorgée d'eau depuis l'été, à cause d'un caniveau percé. La couverture neigeuse cachait une plaque de glace vive.
Gulliver broncha, essaya de se rattraper sur ses postérieurs, projetant une pluie de neige et de copeaux de glace. Mais, comme chaque appui se dérobait sous lui, il s'affala sur la croupe et se retrouva en travers de la pente, cette fois en plein sur la glace. L'un de ses antérieurs chassa sur le côté
et il tomba sur un genou, glissant toujours. Ejectée de sa selle, Judith poussa un cri et perdit un étrier. Mais elle réussit à se rattraper à
l'encolure.
- Dégage, Gr‚ce!
Gr‚ce était clouée sur place. Le sang qui bourdonnait dans ses tempes la clouait sur place, l'éloignant de la scène qui se déroulait au-dessus d'elle. Mais, au second cri, elle se ressaisit et tenta de faire demi-tour.
Pilgrim encensa de la tête, paniqué, et lui résista. Il fit quelques petits pas de côté, la tête toujours tournée vers le sommet, et dérapa à son tour avec un hennissement affolé. Il était désormais juste sur le passage de Gulliver. Gr‚ce se cramponna aux guides en hurlant :
- Pilgrim, pousse-toi!
Dans l'étrange silence qui précéda le choc, elle comprit que ce n'était pas seulement la pulsation de son sang qu'elle entendait. Le chasse-neige ne se trouvait pas sur la nationale - le bruit était trop fort. Cette pensée vola en éclats à l'instant de la collision. L'arrière-train de Gulliver les percuta de plein fouet. Touché à l'épaule, Pilgrim pivota sur lui-même. Le choc souleva Gr‚ce de selle ; si elle ne s'était pas retenue à la croupe de Gulliver, elle serait tombée à son tour. Mais elle tint bon, une main crispée à la crinière soyeuse de Pilgrim qui déboulait la pente.
Judith l'avait dépassée. Gr‚ce vit son amie projetée telle une poupée désarticulée en travers de la croupe de Gulliver -
29
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux une secousse la retourna, et son pied se coinça brutalement dans l'étrier.
Son corps rebondit, glissa sur le côté et, au moment o˘ son occiput heurtait la glace, une nouvelle torsion bloqua complètement son pied, de sorte qu'elle se retrouva entraînée dans la neige. Dans une mêlée furieuse et démente, chevaux et cavalières dévalèrent la pente.
Wayne Tanner les aperçut juste après le virage. Croyant qu'il arriverait par le sud, les employés de la papeterie n'avaient pas cru utile de lui indiquer l'ancienne voie plus au nord. Dès qu'il avait aperçu l'embranchement, Wayne avait donc emprunté la route o˘, à son grand soulagement, il avait constaté que les roues du Kenworth accrochaient la neige vierge comme sur la nationale. Débouchant du tournant, il vit, à une centaine de mètres, les murailles de béton et un animal - un cheval -
tramant un poids mort. Il eut un coup à l'estomac.
- C'est quoi, ce bazar?
Il enfonça les freins, mais pas trop fort, car un mouvement trop brusque aurait pu bloquer les roues. Il actionna alors la soupape du volant qui commandait les freins de la remorque. Aucune réponse. D'abord ralentir avec la boîte de vitesses. Il gifla le levier et effectua un double débrayage, qui déchaîna le rugissement de ses six cylindres. Bordel, il allait trop vite. Maintenant il voyait deux chevaux, dont l'un était monté par un cavalier. qu'est-ce qu'ils foutaient là? Pourquoi ne dégageaient-ils pas de cette route de malheur? Le cour battant, moite de sueur, il s'acharna sur les freins arrière et le levier de vitesse, en se récitant un refrain dans sa tête : freine, débraye, freine, débraye. Mais le pont arrivait trop vite. Bon Dieu, ils ne le voyaient pas?
Mais si. Même Judith, dans son martyre, eut des visions du camion, tandis qu'elle hurlait, ballottée dans la neige. Dans sa chute, elle s'était cassé
le fémur et, au cours de la glissade, les chevaux l'avaient piétinée, lui brisant des côtes et fracassant son avant-bras. Gulliver s'était fêlé un genou et déchiré des tendons. La douleur et la peur se lisaient dans ses yeux
30
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux révulsés, tandis qu'il se débattait pour se délivrer de son fardeau.
Gr‚ce vit le poids lourd dès qu'elle eut atteint la route. Un coup d'oil lui suffit. Puisqu'elle était parvenue à se maintenir en selle, c'était à
elle d'agir. Si elle attrapait les rênes de Gulliver, elle pourrait le conduire en sécurité, lui et Judith. Mais Pilgrim était aussi terrorisé que son aîné, et les deux chevaux tournoyaient dans une ronde infernale en se communiquant mutuellement leur panique.
De toutes ses forces, elle tira sur la bouche de Pilgrim et parvint brièvement à capter son attention. Elle le fit reculer et, penchée en équilibre précaire sur sa selle, chercha à attraper Gulliver par la bride.
Il s'écarta, mais elle se colla à lui et allongea le bras à s'en déboîter l'épaule. Elle avait presque les doigts dessus lorsque le camion klaxonna.
Wayne vit les bêtes sursauter et comprit enfin quel était ce truc pendu après le cheval.
- Bordel de merde!
Il avait parlé à voix haute et, au même instant, il découvrit qu'il ne pouvait plus débrayer. Il était en première, et pont et chevaux se rapprochaient si vite qu'il ne lui restait plus que les freins à l'avant.
Il murmura une petite prière et enfonça trop vivement la pédale. Une fraction de seconde, il se crut sauvé. Les roues de la cabine répondaient.
- C'est bien, ma belle!
Puis les roues se bloquèrent et Wayne sentit les quarante tonnes d'acier prendre leur destin en charge.
Dans une majestueuse glissade, le Kenworth fonça en serpentant dans la gueule du tunnel sans plus se soucier de son pilote. Réduit au rôle de spectateur, Wayne vit l'aile de la cabine toucher le mur de béton en un long baiser d'étincelles. Puis la masse inerte de la remorque s'engouffra à
son tour derrière lui dans un assourdissant crissement de tôle froissée.
Droit devant lui, le cheval noir se retourna pour lui faire face et il réalisa que son cavalier n'était qu'une petite fille aux yeux dilatés d'horreur sous la visière sombre de la bombe.
31
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux
- Non! Merde, non!
Mais le cheval se cabra fièrement et, renversée en arrière, la fillette tomba sur la chaussée. Les sabots de l'animal touchèrent à peine le sol car, au moment o˘ le camion venait sur lui, Wayne le vit redresser la tête et ruer de nouveau. Mais, cette fois, il se projeta carrément sur lui : de toute la force de ses postérieurs, il se propulsa à l'avant de la cabine, franchissant la calandre abrupte du radiateur comme il l'e˚t fait d'un obstacle. Ses fers retombèrent sur le capot et patinèrent dans une pluie d'étincelles, puis un sabot heurta le pare-brise dans un énorme craquement, et Wayne ne vit plus qu'un écran étoile. Et la petite fille ? Mon Dieu, elle devait se trouver juste sous les roues.
Wayne balança le poing et l'avant-bras dans le pare-brise, qui vola en éclats, et il vit alors que le cheval était toujours sur le capot ; son antérieur droit était coincé dans le support du rétroviseur et l'animal hurlait après lui, couvert d'éclats de verre, la bouche écumante et en sang. Plus loin, Wayne aperçut l'autre cheval qui s'éloignait en claudiquant sur le bas-côté de la route, son cavalier toujours pendu par un pied.
Le camion, lui, poursuivait sa course folle. La remorque débouchait à
présent du tunnel et, dès lors que plus rien n'entravait sa dérive, elle entama un lent et fatal tête-à-queue, fauchant sans peine la barrière et soulevant une haute vague de neige à la manière d'un paquebot.
Au moment o˘ sa vitesse dépassait celle de la cabine qui ralentissait, le cheval sur le capot accomplit un dernier et suprême effort. Le montant du rétroviseur céda et l'animal se libéra d'une contorsion pour disparaître.
Il y eut un répit menaçant, comme dans l'oil du cyclone, et le routier aperçut la remorque qui finissait de ravager la clôture et le bord du champ pour revenir lentement vers lui. Pris au piège de cette tenaille qui se refermait sournoisement, l'autre cheval chercha une issue. Wayne crut voir sa cavalière relever la tête pour le regarder, sans réaliser qu'une vague était sur le point de l'engloutir. Et ce fut sa fin. Car la remorque, déferlant
32
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux alors sur elle, catapulta le cheval sur la cabine o˘ tel un papillon dans un livre, il fut écrasé dans un ultime fracas de tôles.
- Hello? Gracie?
Robert Maclean s'encadra dans l'ouverture de la porte, deux sacs à
provisions dans les bras. N'entendant rien, il gagna la cuisine et déposa ses emplettes sur la table.
Le week-end, il aimait mieux faire les courses avant l'arrivée d'Annie.
quand il ne s'en chargeait pas, il était bon pour l'accompagner au supermarché, o˘ il finissait toujours par perdre une heure à l'attendre, tandis qu'elle comparait les mérites subtils des marques concurrentes.
Curieux comme une femme qui, dans sa vie professionnelle, était à tout moment amenée à prendre des décisions engageant des milliers, voire des millions de dollars, pouvait hésiter pendant dix minutes devant trois boîtes de sauce tomate. Ce qui leur co˚tait d'ailleurs une fortune car, incapable de se décider, elle finissait invariablement par acheter les trois.
L'ennui, quand il se débrouillait seul, c'étaient les inévitables critiques qu'il lui faudrait essuyer pour avoir fait le mauvais choix. Mais avec cette impartialité de juriste qu'il appliquait à toutes les sphères de l'existence, Robert avait pesé les avantages et les inconvénients de chaque méthode, et les commissions śans ª Annie avaient remporté la palme.
Le message de Gr‚ce était resté à côté du téléphone. Robert consulta sa montre. Il était seulement un peu plus de dix heures, et il pouvait comprendre que les deux petites avaient eu envie de fl‚ner en cette belle matinée. Il enfonça la touche lecture du répondeur, ôta sa parka et commença à sortir les provisions. Il y avait deux messages. Le premier, celui d'Annie, le fit sourire. Elle avait d˚ appeler juste après son départ pour le supermarché. ¿ cette heure-là, il était bel et bien levé depuis longtemps. Le second était de Mme Dyer. La propriétaire des écuries les priait seulement de la rappeler au plus tôt. Mais son ton lui fit froid dans le dos.
33
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux L'hélicoptère resta un moment figé au-dessus de la rivière, comme pour prendre une vue d'ensemble, puis piqua du nez et s'éleva au-dessus des bois en peuplant la vallée du battement profond et réverbérant de ses pales.
Comme il décrivait un nouveau cercle, le pilote jeta un coup d'ceil de côté. Ambulances, voitures de police et véhicules de la brigade de secours étaient disséminés en éventail, gyrophares allumés, sur le lieu du drame.
On lui avait indiqué clairement l'endroit o˘ l'atterrissage était requis, et en outre un flic faisait de grands signaux superflus.
Il n'avait mis que dix minutes pour venir d'Albany, temps dont le personnel hospitalier avait tiré parti pour procéder aux vérifications de routine.
Maintenant que tout le monde était prêt, chacun regardait en silence pardessus l'épaule du pilote en train d'effectuer sa courbe d'approche. Le soleil fit une courte apparition au-dessus de la rivière tandis que l'hélicoptère poursuivait son ombre par-dessus le barrage routier et un 4x4
rouge qui se dirigeait également sur le site.
Par la vitre de la voiture, Wayne Tanner vit l'hélicoptère planer au-dessus du lieu de l'atterrissage et perdre progressivement de l'altitude en déchaînant une tempête de neige autour de la tête du flic chargé de le guider.
Il était assis à l'avant, une couverture sur les épaules, un gobelet de café chaud, intact, dans les mains. Il ne comprenait rien à toute cette activité qui se déroulait au-dehors, non plus qu'au bavardage haché de la radio de la police à côté de lui. Il avait mal à l'épaule et une petite coupure à la main. L'ambulancière avait tenu à l'affubler d'un bandage extravagant. Ridicule. ¿ croire qu'elle n'avait pas voulu lui donner l'impression, au milieu d'un tel carnage, d'être laissé à l'écart.
Koopman, le jeune adjoint du shérif dont il occupait le véhicule, se trouvait près du camion et parlait à la brigade de secours. Tout près, écoutant attentivement et accoudé au capot d'une camionnette bleu p‚le, lépreuse de rouille, se tenait le jeune chasseur à la toque de fourrure qui avait donné l'alerte. Il était dans la forêt quand il avait entendu 34
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux l'accident et s'était rendu directement à la papeterie, d'o˘ le shérif avait été prévenu. ¿ son arrivée, Koopman avait trouvé Wayne assis en pleine nature, dans la neige. Le gosse, qui n'avait manifestement jamais vu une telle boucherie, s'était tout de même montré à la hauteur, allant jusqu'à trahir une petite déception en apprenant que Wayne avait déjà lancé
un appel sur le canal 9 de son CB, la fréquence utilisée par la police de l'…tat. quelques minutes plus tard, ils avaient commencé à rappliquer.
Maintenant, l'endroit grouillait de flics et Koopman semblait un peu vexé
de n'être plus le seul maître des opérations.
Dans la neige, sous le semi-remorque, Wayne aperçut les reflets des chalumeaux oxyacétyléniques. La brigade de secours découpait déjà la concrétion de ferraille. Il détourna les yeux, assailli par le souvenir des longues minutes qui s'étaient écoulées après le tête-à-queue.
Il n'avait pas entendu tout de suite... Les Garth Brook continuaient à
chanter en toute insouciance sur la cassette, et il était si stupéfait d'être encore en vie qu'il se demanda si c'était bien lui ou son fantôme qui descendait de la cabine. Des pies jacassaient dans les arbres et, au début, il crut que ce bruit bizarre venait aussi de là. Mais c'était trop désespéré, trop lancinant - comme la plainte interminable d'un supplicié, et Wayne comprit brusquement qu'il s'agissait du cheval à l'agonie. Il se boucha les oreilles et partit à toutes jambes à travers champs.
On lui avait dit que l'une des fillettes avait survécu. Le personnel hospitalier s'affairait autour du brancard et la préparait pour le transport en hélicoptère. Un type lui appliquait un masque sur la figure.
Un autre, les bras en l'air, tenait deux poches de liquide reliées aux membres de la blessée. Le cadavre de l'autre victime avait déjà été évacué.
Un tout-terrain rouge venait justement de s'arrêter et Wayne en vit descendre un grand barbu qui sortit un sac de son coffre. Le sac en bandoulière, il se dirigea vers Koopman qui se retourna pour l'accueillir.
Ils échangèrent quelques
35
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux mots, puis Koopman l'emmena à l'écart, derrière le camion o˘ s'activaient les gars aux chalumeaux. quand ils réapparurent, le barbu tirait une drôle de tête. Ils allèrent parler au chasseur qui les écouta, hocha la tête, et sortit ce qui ressemblait à un étui à fusil de sa camionnette. ¿ présent, le petit groupe se dirigeait vers Wayne. Koopman ouvrit la portière.
- Comment ça va?
- Bien.
Koopman désigna le barbu de la tête.
- M. Logan est vétérinaire. Il faut qu'on retrouve l'autre cheval.
Par la portière ouverte, Wayne entendait le ronflement des chalumeaux. Il en avait mal au cour.
- Vous avez une idée de la direction qu'il a prise?
- Non, chef. Mais il a pas d˚ aller loin...
- Compris. (Koopman lui posa la main sur l'épaule.) On va s'occuper de vous, ne vous en faites pas.
Wayne acquiesça. Koopman referma la portière. Ils restèrent là, à parler devant la voiture, mais Wayne ne les entendait plus. Au-dessus de leurs têtes, l'hélicoptère décollait en emportant la petite fille. Un chapeau s'envola dans le blizzard. Mais Wayne ne vit rien de tout cela. Tout ce qu'il voyait, c'était la bouche du cheval, mousseuse de sang, et ces yeux dardés sur lui par-dessus le pare-brise déchiqueté. Et longtemps, ce regard-là hanterait ses nuits.
- On le tient, non?
Debout près de son bureau, Annie regardait par-dessus l'épaule de Don Farlow qui lisait le contrat, calé dans son fauteuil. Pour toute réponse, il se contenta de hausser un sourcil roux et acheva sa lecture.
- Je suis s˚re qu'on le tient, répéta Annie. Farlow reposa le contrat sur ses genoux.
- C'est aussi mon avis.
- Ah, tu vois!
Annie leva le poing et traversa son bureau pour se servir un autre café.
36
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux La réunion était commencée depuis une demi-heure. Annie, qui avait pris un taxi, s'était retrouvée bloquée dans les embouteillages entre la 43'' Rue et la Septième Avenue, et elle avait préféré terminer à pied le reste du trajet. L'automobiliste new-yorkais réagissait à la neige comme il réagissait à tout le reste : à coups de klaxons et d'invectives. Elle avait trouvé Farlow sur place, la cafetière déjà chaude - initiative qu'elle apprécia.
- Bien évidemment, il niera leur avoir parlé directement.
- C'est une citation précise, Don. Note les détails. Il sera bien forcé de reconnaître sa responsabilité.
Annie retourna boire son café derrière son bureau, grand machin asymétrique en orme et noyer qu'un ami anglais lui avait offert quatre ans plus tôt, lorsque - à la surprise générale - elle avait renoncé à l'écriture pour accepter un poste de rédactrice en chef. Après sa nomination à la tête d'un magazine encore plus important, le meuble l'avait suivie dans son nouveau bureau o˘ il était immédiatement devenu la tête de turc du décorateur engagé à grands frais pour remodeler les lieux au go˚t de la nouvelle rédactrice en chef. En guise de subtile vengeance, le type avait soutenu qu'avec un truc aussi voyant, le reste devait être à l'avenant. Le résultat était un vrai cauchemar que l'architecte, sans le moindre signe décelable d'ironie, qualifiait d'´ …clectisme déconstruction-niste ª.
La seule réussite, c'étaient les óuvres abstraites ª que Gr‚ce avait barbouillées à l'‚ge de trois ans, et que sa mère (à la fierté initiale de la petite, et sa subséquente confusion) avait fait encadrer. Les tableaux étaient exposés au mur parmi les distinctions et photos qui montraient Annie souriant joue contre joue avec diverses célébrités. Disposées plus discrètement sur le bureau o˘ elle seule pouvait les voir, se trouvaient les photos de ses proches - Gr‚ce, Robert et son propre père.
Par-dessus les cadres des photos, Annie examinait à présent Don Farlow. «a changeait, de le voir autrement qu'en costume. Le vieux blouson en Jean et les rangers
37
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux l'avaient surprise. Elle qui l'avait classé d'office parmi les B.C.B.G., le genre pantalon de toile, mocassins et pull en cachemire... Il sourit.
- Bref, tu veux lui coller un procès?
- …videmment ! Il s'est engagé par écrit à garder le silence et voilà
qu'il me diffame en prétendant que j'ai triché sur les chiffres de ventes.
- Diffamation qui sera reprise à l'envi, s'il y a procès - et développée.
Annie se rembrunit.
- Tu ne me conseilles pas d'écraser, j'espère? Fenimore Fiske est un vieux crapaud aigri, tordu, sans talent et venimeux.
Farlow leva les mains, tout sourire.
- Dis-moi tout, Annie. Vide ton sac.
- Tant qu'il était des nôtres, il a tout fait pour foutre le bordel, et maintenant qu'il est saqué, il essaye de continuer... J'ai décidé de foutre le feu à ses vieilles fesses ridées. t
- C'est une expression anglaise? M
- Non. Chez nous, ce serait plutôt : áppliquer desf braises sur son vénérable fondement ª. t
- Bon. Après tout, c'est toi le chef. Fondamentalement. k
- Tu l'as dit...
i Un téléphone sonna sur le bureau d'Annie ; elle décrocha.
C'était Robert. D'une voix posée, il lui déclara que Gr‚ce avait eu un accident. Elle avait été transportée par hélicoptère à l'hôpital d'Albany et placée en réanimation. L'arrêt étant sur sa ligne, Annie se rendrait directement sur place. Ils se retrouveraient là-bas.
ANNIE avait dix-huit ans lorsqu'elle avait connu Robert. C'était l'été 68
et, au lieu de passer directement du collège à l'université d'Oxford, o˘
eue était admise, elle avait décidé de prendre une année sabbatique.
Recrutée par une organisation de coopération bénévole à l'étranger, elle avait suivi une formation accélérée de deux semaines, o˘ on lui avait appris à enseigner l'anglais, à éviter la malaria, et à repousser les avances des indigènes (Dites non, à voix haute, et avec fermeté).
Ainsi formée, elle s'était envolée pour le Sénégal d'o˘ elle s'était lancée, après un bref séjour à Dakar, dans un poussiéreux périple de sept cents kilomètres à bord d'un bus déglingué, bondé de passagers, de volailles et de chèvres, pour rallier la petite ville o˘ elle allait vivre pendant douze mois. Au bout du deuxième jour, le bus parvint à la tombée de la nuit sur les berges d'un vaste fleuve.
Il faisait une chaleur étouffante et, dans l'air bourdonnant d'insectes, Annie vit clignoter au loin les lumières de la ville. Mais le bac était arrêté jusqu'au lendemain matin, et chauffeur et passagers se demandaient o˘ elle allait bien pouvoir passer la nuit. Il n'y avait pas d'hôtel, et chacun s'inquiétait pour la jeune demoiselle anglaise.
C'est ainsi qu'elle apprit l'existence d'un ´ toubab ª, qui vivait dans les parages et serait s˚rement prêt à l'héberger.
39
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Annie, qui ignorait ce qu'était un ´ toubab ª, se retrouva conduite par une imposante procession chargée de ses bagages, le long d'un capricieux sentier de brousse, jusqu'à une hutte en terre nichée parmi baobabs et papayers. Le ´ toubab ª qui se présenta à la porte - car il s'avéra qu'un ´
toubab ª était un Blanc - était Robert.
Membre d'une organisation humanitaire, Robert était là depuis un an, à
creuser des puits et enseigner l'anglais. Il avait vingt-quatre ans, sortait de Harvard, et c'était le garçon le plus brillant qu'Annie e˚t jamais rencontré. Cette nuit-là, il lui servit un plat délicieux à base de poisson épicé et de riz et, devant des bières locales bien fraîches, ils discutèrent à la lueur des bougies jusqu'à trois heures du matin. Robert était originaire du Connecticut et se destinait au barreau. C'était congénital, s'excusa-t-il, l'oil pétillant d'ironie derrière ses lunettes à
monture d'acier. Dans sa famille, on était juriste depuis la nuit des temps. C'était ´ la Malédiction ª des Maclean.
D'ailleurs, en véritable homme de loi, il la soumit à un interrogatoire si serré qu'à force de raconter et disséquer son propre parcours elle eut l'impression de le découvrir pour la première fois. Elle lui parla de son diplomate de père, de la vie nomade qu'elle avait menée jusqu'à l'‚ge de dix ans au hasard des mutations paternelles. Elle et son petit frère avaient vu le jour en Egypte et vécu ensuite en Malaisie puis à la JamaÔque. Leur père était mort brutalement, foudroyé par une crise cardiaque. Annie n'avait trouvé que depuis peu une façon de le dire qui n'interrompît pas la conversation, ses interlocuteurs fixant alors la pointe de leurs souliers. Sa mère avait refait sa vie en Angleterre et les enfants s'étaient retrouvés en pension. Si Annie passa très vite sur cet épisode, elle comprit que Robert avait perçu, derrière les apparences, un abîme de souffrance insurmontée.
Le lendemain matin, il l'emmenait dans sa jeep, prenait le bac avec elle, et la livrait saine et sauve au couvent catholique o˘ elle allait vivre et enseigner pendant toute une année sous
40
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux l'oil rarement désapprobateur de la mère supérieure, une québécoise à la bienveillante et providentielle myopie.
Au cours des trois mois qui suivirent, Annie retrouva Robert chaque mercredi, lorsqu'il traversait le fleuve pour se ravitailler. Il parlait couramment le jola, langue locale qu'il lui enseigna à raison d'une leçon par semaine. Ils furent amis, pas amants. Annie perdit sa virginité avec un beau Sénégalais nommé Xavier, aux avances duquel elle se rappelait avoir répondu oui, à voix haute, et avec fermeté.
Puis Robert fut muté à Dakar et, la veille de son départ, Annie traversa le fleuve pour un dîner d'adieu. L'Amérique élisait un nouveau président, et ils suivirent avec une consternation croissante, sur une radio crépitante de parasites, le triomphe de Nixon qui conquérait Etat après Etat. C'était comme si Robert venait de perdre un proche et Annie l'entendit expliquer d'une voix étranglée d'émotion ce que signifiait cette élection pour son pays, ainsi que pour ses amis combattant au Viêt-nam. Elle lui ouvrit les bras, le serra contre elle - et comprit pour la première fois ce que c'était qu'être une femme.
Ce ne fut qu'après son départ, en rencontrant d'autres coopérants, qu'elle réalisa combien il sortait de l'ordinaire. Les autres étaient presque tous des crétins ou des emmer-deurs, voire les deux. Elle se souvenait d'un type avec un bandeau à la tête, qui se vantait, les yeux injectés de sang, d'avoir ´ plané ª pendant toute une année.
Elle avait revu Robert lorsqu'elle était retournée à Dakar, pour reprendre l'avion qui devait la ramener en Angleterre. C'était de nouveau l'été.
¿ Dakar, la langue était le wolof, qu'il maîtrisait déjà parfaitement. Il habitait en bordure de l'aéroport, si près qu'il fallait se taire à chaque décollage. Faisant de nécessité vertu, il s'était procuré un énorme répertoire des vols, qu'il avait appris par cour en deux nuits. Dès qu'un avion passait au-dessus de leurs têtes, il se mettait à décliner le nom de sa compagnie, sa provenance, sa route et sa destination. Cela fit rire Annie, et il en parut quelque peu vexé.
41
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux La nuit o˘ elle s'envolait pour l'Angleterre, un homme posait le pied sur la Lune.
Pendant sept ans, ils se perdirent de vue. ¿ Oxford, Annie menait rondement ses études, lançant une virulente revue gauchiste et dégo˚tant ses condisciples en décrochant la meilleure note en lettres sans donner l'impression de s'être beaucoup fatiguée. Parce que c'était le métier qui lui répugnait le moins, elle devint journaliste et entra dans un quotidien distribué dans le nord-est de l'Angleterre. Lors de son unique visite, sa mère fut si déprimée par les environs et le taudis noir de suie o˘ logeait sa fille qu'elle rentra à Londres en larmes. Annie avait une ´ plume ª.
Elle tint bon une année, puis plia bagages et partit pour New York, o˘ elle s'étonna elle-même en se faisant embaucher à l'esbroufe à Rolling Stone, le prestigieux magazine d'avant-garde.
Elle se fit une spécialité des portraits au vitriol de personnalités plus habituées à être encensées. Ses détracteurs - et ils étaient légion -
prophétisèrent qu'elle serait bientôt à court de victimes, mais tel ne fut pas le cas. Les candidats se bousculèrent. On retirait une sorte de prestige masochiste à s'être fait ´ massacrer ª ou ćouler ª (l'expression la suivait depuis Oxford) par Annie Graves.
Un jour, Robert lui téléphona au bureau et, pendant un moment, son nom ne lui dit rien. Il insista : ´ Le toubab qui vous a hébergée une nuit dans la jungle... ª
Ils se donnèrent rendez-vous dans un bar, et elle le trouva bien plus séduisant que dans son souvenir. Il lui déclara qu'il suivait sa carrière dans la presse et paraissait connaître tous ses papiers mieux qu'elle-même.
Il travaillait dans un cabinet d'avocats et militait à ses heures perdues pour Jimmy Carter. C'était un idéaliste débordant d'enthousiasme et, surtout, il avait le sens de l'humour. Il était en outre plus franc - et mieux coiffé - que les chevelus qu'elle fréquentait depuis sept ans.
Tandis que la garde-robe d'Annie regorgeait de cuir noir et d'épingles à
nourrice, lui était très ćol-boutonné-
42
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux et-velours-côtelé ª. quand ils sortaient ensemble, c'était L. L. Bean frayant avec les Sex Pistols. Et le caractère si peu conventionnel de cette association était pour l'un et l'autre un secret motif de ravissement.
Au lit, zone de leur relation si longtemps évitée, et o˘, pour être honnête, elle craignait de s'aventurer, Robert se révéla contre toute attente libre des inhibitions qu'elle lui avait prêtées. Et même, il se montra bien plus imaginatif que ces ramollis de camés avec qui elle couchait depuis son arrivée à New York. Lorsque, quelques semaines plus tard, elle lui en fit la remarque, Robert médita un moment, comme jadis à
Dakar avant de déclamer l'annuaire des vols, et répliqua avec le plus grand sérieux qu'il avait toujours considéré que le sexe, comme la justice, devait pour s'apprécier pleinement être pratiqué dans les règles de l'art.
Le mariage eut lieu au printemps, et Gr‚ce, leur unique enfant, naquit trois ans plus tard.
Annie avait emporté du travail dans le train, non par habitude, mais dans l'espoir de se distraire. La liasse était là devant elle : les épreuves de ce qu'elle espérait être un chef-d'ouvre, commandé à prix d'or à un grand romancier casse-bonbons. L'un de ses áuteurs canon ª, aurait dit Gr‚ce.
Annie avait lu trois fois le premier paragraphe sans en comprendre un traître mot.
Puis Robert la contacta sur son téléphone cellulaire. Il était à l'hôpital.
Il n'y avait pas de changement. Gr‚ce n'avait pas repris connaissance.
- Tu veux dire qu'elle est dans le coma, dit-elle sur un ton qui le mettait au défi d'être franc.
- Ce n'est pas le terme qu'ils ont employé, mais j'imagine que oui, c'est cela...
- Mais encore...? Robert, parle, pour l'amour du ciel!
- Elle a une jambe abîmée. Le camion lui a roulé dessus. Annie aspira un douloureux filet d'air.
- On est en train de l'opérer. …coute, Annie, je vais retourner là-bas. Je viendrai te chercher à la gare.
43
L'homme qui murmurait à l'oreilk des chevaux
- Pas question. Reste auprès d'elle. Je prendrai un taxi.
- Entendu. Je te rappelle s'il y a du nouveau... Elle s'en sortira.
- Je sais.
Elle enfonça une touche et reposa le téléphone. Dehors, les champs de neige ensoleillés recomposaient leur géométrie au passage du train. Annie fouilla dans son sac à main, chaussa ses lunettes noires et appuya sa tête au dossier.
Son sentiment de culpabilité s'était manifesté aussitôt après l'appel de Robert. Elle aurait d˚ être là. C'était la première chose qu'elle avait dite à Don Farlow en raccrochant. Il avait eu ce geste adorable de venir l'entourer de ses bras et avait prononcé les mots qu'il fallait.
- «a n'aurait rien changé, Annie. Tu n'aurais rien pu faire.
- Bien s˚r que si ! Je lui aurais défendu de sortir. qu'est-ce qui a pris à Robert de la laisser monter avec cette neige?
- C'est une belle journée. Elle ne t'aurait pas écoutée. Farlow avait raison. Pourtant, la culpabilité demeurait, car elle savait qu'elle avait plus à se reprocher que son contretemps de la veille. Ce remords, c'était tout simplement l'affleurement d'un long gisement de culpabilité dont le filon sinueux serpentait à travers ces treize dernières années et remontait à la naissance de sa fille.
Après l'accouchement, Annie avait pris six semaines de congé et connu un bonheur de tous les instants. Certes, les instants les moins glorieux avaient échu à Eisa, sa nounou jamaÔquaine qui restait à ce jour le pivot de leur vie domestique.
Comme bien des femmes ambitieuses de sa génération, Annie avait eu à cour de prouver que l'on pouvait mener de front carrière et maternité. Mais, contrairement aux autres mères médiatiques qui profitaient de leur profession pour prôner cette philosophie, Annie ne s'était jamais exhibée avec le bébé, refusant systématiquement les doubles pages photo, au point que les magazines féminins avaient vite cessé de la 44
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux solliciter. Récemment, elle avait surpris Gr‚ce à feuilleter un reportage de ce genre, o˘ une animatrice de télévision posait fièrement avec son nouveau-né.
- Pourquoi on nous a jamais prises en photo, nous ? avait dit Gr‚ce sans relever la tête.
Annie avait répondu, un brin trop véhémente, qu'elle trouvait immoral d'exploiter sa vie privée.
Gr‚ce avait vaguement approuvé, avant de changer de lecture.
- C'est s˚r que si on montre pas ses enfants, on fait plus jeune, avait-elle conclu.
Annie avait été tellement ébranlée par ce commentaire -qui plus est, énoncé
sans la moindre malice - que, plusieurs semaines durant, elle avait été
presque incapable de réfléchir à autre chose qu'à ses rapports avec Gr‚ce -
ou plutôt (comme elle venait de le découvrir) à leur absence de rapports.
«a n'avait pas toujours été ainsi. En fait, quatre ans plus tôt, époque o˘
elle avait accédé pour la première fois à un poste de rédactrice en chef, Annie tirait encore fierté de cette complicité qui l'unissait à sa fille et dont elle ne voyait pas d'exemple dans son entourage. Journaliste vedette à
la notoriété supérieure à celle des personnalités qu'elle ćroquait ª, elle était libre de son emploi du temps. Elle pouvait à tout moment choisir de travailler à la maison ou de prendre des vacances. quand elle partait en voyage, c'était souvent avec Gr‚ce. Une fois, elles avaient même passé
quelques jours en tête à tête dans un palace parisien, à attendre le bon vouloir d'une diva de la mode qui lui avait promis une interview. Dans la journée, elles parcouraient des kilomètres pour faire les boutiques et les musées - et le soir, elles s'empiffraient devant la télé de plats succulents qu'on leur montait des cuisines, blotties dans leur grand lit doré comme deux petites pestes.
La vie d'une rédactrice en chef était fort différente. Et, dans le stress et l'euphorie de faire d'une publication vieillotte le br˚lot le plus vendu à New York, Annie avait d'abord
45
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux refusé de mesurer le tort porté à sa vie familiale. Gr‚ce et elle partageaient désormais ce qu'elle qualifiait fièrement de ´ moments privilégiés ª. Avec le recul, il était clair qu'il s'agissait surtout de corvées.
Le matin, elle passait une heure avec sa fille, pour la forcer à répéter son piano, et encore deux heures le soir, pour la forcer à faire ses devoirs. Ses remarques, qui se voulaient les conseils d'une mère, semblaient condamnées à être reçues de plus en plus souvent comme des critiques.
Le week-end, le climat s'améliorait et l'équitation leur permettait de préserver ce qui demeurait de la fragile passerelle qui les reliait encore.
Annie ne montait plus mais, à la différence de Robert, elle gardait de sa jeunesse une certaine familiarité avec le petit monde fermé du hippisme.
Elle avait plaisir à conduire Gr‚ce et le cheval aux manifestations. Mais, même dans le meilleur des cas, cette intimité ne débouchait jamais sur la complicité naturelle que partageaient le père et la fille.
Pour quantité de petites choses, c'était d'abord vers son père que la fillette se tournait. Et Annie était désormais résignée à l'idée que sa propre histoire se répétait inexorablement. Elle-même avait été l'enfant du père, sa mère refusant (à moins qu'elle n'en e˚t été incapable) de regarder au-delà du cercle doré qui entourait le petit frère. Et voilà qu'Annie, qui n'avait même pas cette excuse, se retrouvait entraînée par une impitoyable hérédité à reproduire ce schéma avec sa propre fille.
Le train ralentit dans une longue courbe et s'arrêta à Hud-son. Elle contempla sans bouger l'auvent restauré du quai et ses colonnes en fonte.
Un homme se tenait à l'endroit exact o˘ Robert attendait d'habitude. Il s'avança et ouvrit les bras à une femme qui venait de descendre du train avec deux jeunes enfants. L'homme les embrassa à tour de rôle puis les escorta vers l'aire de stationnement. Le petit garçon voulait absolument porter le plus gros bagage, et l'adulte y consentit en riant. Annie détourna les yeux et se sentit soulagée lorsque 46
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux le train se remit en branle. Dans vingt-cinq minutes, elle serait à Albany.
La trace de Pilgrim fut repérée à quelque distance de là, sur le bas-côté.
Des traces de sang encore fraîches souillaient la neige parmi les empreintes de sabots. C'était au chasseur que revenait cette découverte, et il suivit la piste qui descendait vers la rivière en précédant Logan et Koopman sous les arbres.
Hany Logan connaissait le cheval qu'ils recherchaient, quoique pas aussi bien que celui dont il avait vu la carcasse mutilée, retirée en morceaux de l'épave de la remorque. Gulliver comptait parmi les bêtes qu'il suivait régulièrement chez Mme Dyer, mais les Maclean faisaient a} pel à un autre vétérinaire de la région. Logan avait remarqué le superbe mor-gan à
l'occasion de ses visites. ¿ en juger d'après les traces de sang, ses blessures étaient graves. Encore sous le choc de ce qu'il venait de voir, le vétérinaire regrettait de ne pas être arrivé plus tôt pour abréger les souffrances de Gulliver. Mais alors il aurait vu le cadavre de Judith, et ça lui aurait fichu un coup. Une si bonne gosse. C'était déjà assez dur de voir la petite Maclean, qu'il connaissait à peine.
Le bruit du courant s'amplifiait, et il aperçut la rivière entre les arbres. Le chasseur s'était arrêté pour les attendre. Logan buta dans une branche morte et faillit s'étaler sous l'oil du petit jeune qui le toisait avec un mépris mal dissimulé. Ce morveux. Logan l'avait d'emblée pris en grippe, comme tous les chasseurs. Il aurait d˚ lui demander de remettre sa putain de carabine dans sa voiture.
Entraînée par un fort courant, l'eau déferlait sur les rochers et rejaillissait autour d'un bouleau argenté qui surplombait la rive. Le trio resta à contempler l'endroit o˘ la piste se perdait.
- Pour moi, il a voulu traverser, déclara Koopman, plein de bonne volonté.
Mais le chasseur secoua la tête. La rive opposée était trop escarpée et vierge de traces.
47
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Ils longèrent le bord de l'eau en silence. Puis le chasseur fit halte et, d'une main levée, leur demanda de l'imiter.
- Là, dit-il à voix basse, en relevant le menton.
Ils se trouvaient à une vingtaine de mètres du vieux pont. Logan regarda d'un air interrogateur, en s'abritant les yeux du soleil. Rien. Puis quelque chose bougea sous l'arche, et Logan l'aperçut... Le cheval se tenait au fond, dans l'ombre, et il les observait. Sa tête était trempée et des gouttes noires s'écoulaient continuellement de son poitrail. quelque chose était planté juste sous l'encolure, mais à cette distance, impossible de savoir quoi. ¿ tout instant, il secouait la tête, soufflant par les naseaux un ruban d'écume rosé qui flottait au fil de l'eau et se dissolvait dans le courant. Le chasseur déposa son étui à bandoulière et tira sur la fermeture à glissière.
- Désolé, mais ce n'est pas le moment, dit Logan, d'un ton dégagé mais ferme.
Sans même lever les yeux, l'autre sortit sa carabine, un .308 allemand bien astiqué avec une lunette télescopique grosse comme une bouteille. Koopman lui accorda un regard admiratif. Le chasseur sortit des balles de sa poche et se mit à charger tranquillement son arme.
- Il est en train de crever...
- Tiens? Vous êtes veto?
Le petit gars partit d'un ricanement méprisant. Il logea une cartouche dans le magasin et reprit son attitude d'attente, avec l'air horripilant du type convaincu que les faits lui donneront raison. Logan l'e˚t volontiers étranglé. Il se retourna vers le pont et fit un pas prudent en avant.
Aussitôt, le cheval recula. Il était désormais au soleil et Logan réalisa qu'il n'avait rien de fiché dans l'encolure. Il s'agissait tout simplement d'un tablier de peau rosé, rabattu d'une affreuse déchirure en L d'environ soixante-dix centimètres de longueur. Le sang giclait de la chair à vif et ruisselait sur le poitrail. quant à la tête, elle était trempée de sang.
Même à cette distance, on voyait que l'os du nez était en miettes.
Logan en était malade. C'était une sacrée belle bête, et il 48
L'homme gui murmurait à l'oreille des chevaux lui répugnait de l'achever. Mais même s'il pouvait s'approcher suffisamment pour juguler l'hémorragie, vu l'étendue des dég‚ts, l'animal n'avait pas une chance. Il fit un autre pas en avant, et Pilgrim recula de nouveau, cherchant une issue en amont. Il entendit un claquement sec ; le chasseur manipulait la culasse de son arme. Logan se retourna.
- La paix, merde!
L'autre ne répondit pas, mais jeta à Koopman un regard entendu. Logan sentit que se nouait là une connivence qu'il devait contrer à tout prix.
Posant son sac à terre, il s'accroupit et entreprit de fouiller dans ses affaires.
- Koopman, je voudrais essayer de l'atteindre. Vous pour-t riez le contourner par le pont et lui barrer le passage? ´
- Oui, docteur.
- Prenez une branche, n'importe quoi, et agitez-la s'il fait mine de s'approcher. Il faudra peut-être vous mouiller les pieds.
- Bien, docteur.
Il s'éloignait déjà sous les arbres. Logan le rappela.
- Criez, quand vous êtes prêt. Et gardez vos distances! Logan remplit une seringue de calmants et bourra les
poches de sa parka. Il sentait sur lui le regard du chasseur, mais choisit de l'ignorer et se remit debout. Pilgrim, tête basse, ne perdait rien de ses gestes. Ils attendirent, en écoutant le grondement des eaux. Puis Koopman se manifesta et Logan, profitant que le cheval se détournait dans cette nouvelle direction, s'avança dans la rivière en dissimulant de son mieux la seringue qu'il tenait à la main.
Ici et là, dans le lit du cours d'eau, affleuraient des roches plates dont la surface lisse pouvait faire office de marches. Pilgrim se retourna et l'aperçut. L'animal s'agitait, à présent, ne sachant o˘ aller. Il piaffa dans l'eau en soufflant un torrent d'écume sanguinolente. Pour Logan, qui avait atteint la dernière dalle, le moment était venu de se mouiller. Il mit le pied dans le courant et sentit l'eau glacée s'engouffrer dans sa botte. Le choc lui coupa le souffle.
49
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Koopman apparut là o˘ la rivière formait un coude, derrière le pont. De l'eau également jusqu'aux genoux, il s'était emparé d'une grosse branche de bouleau argenté. Le regard du cheval allait de l'un à l'autre. La peur se lisait dans ses yeux, et autre chose aussi, qui n'avait rien de rassurant.
- Tout doux, mon garçon. Tout doux, fit Logan d'une voix chantante.
Il n'était plus qu'à vingt pas de lui, et t‚chait d'envisager comment il s'y prendrait pour la piq˚re. S'il pouvait attraper la bride, il aurait une chance de pratiquer l'injection dans l'encolure. ¿ toutes fins utiles, il avait rempli la seringue d'une dose de calmants supérieure à ses besoins.
S'il touchait une veine, il se permettrait d'injecter moins de produit que s'il piquait dans un muscle. Dans les deux cas, mieux valait ne pas avoir la main trop lourde. On ne pouvait prendre le risque d'endormir un animal dans cet état. Il suffisait de lui administrer une dose suffisante pour le sortir de là et le mettre en sécurité.
Maintenant qu'il était tout près, Logan distinguait la blessure au poitrail. Il n'avait jamais vu un truc aussi moche, et il comprit que chaque minute comptait. Au rythme o˘ il se vidait de son sang, l'animal devait déjà avoir perdu dans les quatre litres.
- Tout doux, petit. On ne va pas te faire de mal. Pilgrim ren‚cla, se déporta sur le côté, et fit quelques petits
pas vers Koopman en projetant des gouttelettes aux couleurs d'arc-en-ciel.
- Agitez la branche! brailla Logan.
Koopman s'exécuta et Pilgrim se figea. Logan mit à profit cette diversion pour progresser de façon décisive ; ce faisant, il s'enfonça dans un trou et se retrouva trempé jusqu'à l'entrejambe. Bonté divine. Le cheval suivit son avancée de ses yeux bordés de blanc, puis tenta une nouvelle percée du côté de Koopman.
- Attention!
La branche le coupa net dans son élan. Plongeant alors en 50
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux avant, Logan tenta sa chance. Il s'empara des rênes, les bloqua d'une torsion du poignet, et sentit le cheval qui s'arc-boutait et opérait un mouvement tournant. Il essaya de rester collé à son épaule pour se protéger des postérieurs et, levant vivement la main, réussit à piquer l'aiguille dans l'encolure. ¿ ce contact, Pilgrim éclata. Il se cabra avec un hurlement affolé et Logan n'eut qu'une fraction de seconde pour enfoncer le piston. Au même moment, le cheval le bousculait par le flanc; déstabilisé, le vétérinaire en perdit à la fois son équilibre et ses moyens. Malgré lui, il injecta tout le contenu de la seringue.
Sachant d'o˘ venait le danger le plus sérieux, l'animal s'élança alors sur Koopman. Logan, qui avait gardé les rênes entortillés autour de sa main gauche, décolla brutalement et plongea tête la première. Une eau glaciale s'infiltra dans ses vêtements, et il se retrouva entraîné comme un skieur maladroit. Il vit seulement un rideau d'écume. Les rênes lui cisaillaient les chairs et il cria quand son épaule heurta une pierre. Puis sa main se libéra et il put enfin redresser la tête et inspirer à pleins poumons. Il vit alors Koopman, qui plongeait de côté pour libérer le passage, tandis que le cheval s'enfuyait dans des gerbes d'eau et escaladait le talus tant bien que mal. La seringue était restée plantée dans son encolure. Lorsque Logan se releva, l'animal disparaissait dans les bois.
- Merde.
- «a va? fit Koopman.
Il répondit d'un hochement de tête et entreprit d'exprimer l'eau de sa parka. quelque chose bougea dans son champ de vision, et il aperçut le chasseur sur le pont, accoudé au parapet. Il avait suivi toute la scène et souriait benoîtement.
- Va te faire foutre, ducon...
Elle aperçut Robert dès qu'elle eut franchi les portes battantes. Au bout du couloir, il y avait une salle d'attente avec des banquettes grises et une table basse ornée d'un bouquet. Il était là, debout à une fenêtre, et regardait dehors ; le soleil
51
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux rayonnait autour de sa personne. Alerté par le bruit des pas, il tourna la tête et cligna des yeux dans sa direction, scrutant la pénombre relative du couloir. Annie fut saisie de le voir si vulnérable, avec ce visage à moitié
dans la lumière, ce teint p‚le et terreux. Puis il la reconnut et se porta au-devant d'elle avec un petit sourire lugubre. Ils restèrent serrés l'un contre l'autre en silence.
- O˘ est-elle? demanda Annie.
Il la prit par les bras et la regarda en face.
- En bas. En salle d'opération.
Voyant sa réaction, il s'empressa d'ajouter :
- Ils disent qu'elle va s'en tirer. Elle n'a pas repris connaissance, mais ils ont procédé à tous les examens et scano-graphies... le cerveau ne semble pas lésé.
Il s'interrompit pour déglutir, et Annie attendit. Elle avait deviné, à sa voix mourante, qu'il y avait autre chose, bien s˚r.
- Je t'écoute.
Impossible. Il se mit à pleurer. Sans bouger, la tête baissée, les épaules secouées de tremblements. Il la tenait toujours et elle se dégagea doucement pour lui agripper les bras à son tour.
- Parle. Je veux savoir.
Il releva la tête et fixa le plafond un moment.
- Ils sont en train de lui couper la jambe.
Par la suite, Annie devait se sentir à la fois fière et honteuse de la réaction qui fut la sienne, cet après-midi-là. Elle ne s'était jamais crue taillée pour les situations de crise - sauf au bureau, o˘ elles étaient le sel de sa vie professionnelle. Elle n'avait jamais non plus éprouvé de difficulté à exprimer ses sentiments. C'était peut-être Robert qui avait décidé pour elle, en s'effondrant. L'un d'eux devait faire face ou c'était la fin de tout.
Mais Annie ne doutait pas que les rôles auraient pu facilement s'inverser.
En réalité, la nouvelle de ce qu'on était en train d'infliger à sa fille, à
cet instant même, dans ce même
52
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux b‚timent, entra en elle comme un poinçon de glace. Outre un besoin de pleurer vite réprimé, tout ce qui lui vint à l'esprit fut une suite de questions, auxquelles leur caractère pratique et objectif donnait une apparence de brutalité.
- ¿ quel niveau?
Il fronça les sourcils, décontenancé.
- Pardon?
- Sa jambe. Ils coupent à quel niveau?
- Ils partent de... (Il s'interrompit, éprouvant le besoin de se ressaisir. Ce détail était si choquant.) Au-dessus du genou.
- quelle jambe?
- La droite.
- quelle hauteur au-dessus du genou?
- Arrête, Annie! quelle importance?
Il la repoussa et essuya ses pleurs d'un revers de la main.
- Il me semble que c'est très important, au contraire. Elle ne se reconnaissait plus elle-même. Il avait raison, ça n'avait aucune importance. C'était une question macabre, sans intérêt, mais elle devait savoir.
- Ils coupent juste au-dessus du genou, ou ils lui ôtent la cuisse aussi?
- Juste au-dessus du genou. Les mesures exactes ne m'ont pas été
communiquées, mais tu n'as qu'à descendre, on te laissera s˚rement vérifier par toi-même.
Il se tourna vers la fenêtre et Annie le regarda tirer un mouchoir et éponger méticuleusement ses larmes, furieux de s'être laissé aller. Elle entendit des pas dans son dos.
- Madame Maclean?
Annie fit volte-face. Une jeune infirmière tout en blanc jeta un coup d'oeil à Robert et comprit qu'Annie était bien la bonne personne.
- On vous demande au téléphone.
L'infirmière la précéda dans le couloir à petits pas pressés. Ses souliers blancs ne faisaient aucun bruit et elle donnait l'impression de flotter au-dessus du carrelage brillant. Elle désigna un téléphone près de la réception et transmit la communication depuis le bureau.
53
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux C'était Joan Dyer, qui appelait des écuries. Elle s'excusa pour le dérangement et demanda avec inquiétude des nouvelles de Gr‚ce. Passant la jambe sous silence, Annie répondit que l'enfant était toujours dans le coma. Mme Dyer n'épilo-gua pas. Son appel concernait Pilgrim. On l'avait retrouvé et Harry Logan voulait savoir ce qu'il devait en faire.
- Je ne comprends pas...
- Le cheval est dans un état très grave. Il souffre de fractures multiples, de plaies profondes, et il a perdu beaucoup de sang. Même si l'impossible est fait pour le sauver, il ne sera plus jamais comme avant.
- Et Liz? Elle ne peut pas aller sur place?
Liz Hammond était le vétérinaire qui suivait Pilgrim, et également une amie de la famille. C'était elle qui, l'été dernier, s'était rendue à leur demande dans le Kentucky afin d'examiner Pilgrim dans l'optique d'une acquisition. Elle aussi était tombée sous le charme.
- Elle est absente. Elle ne sera pas rentrée avant la fin de la semaine prochaine.
- Logan veut l'achever?
- Oui. Je regrette, Annie. Pilgrim est sous calmants et, d'après Harry, il ne se réveillera peut-être pas. Il demande la permission d'en finir.
4
- D'un coup de fusil?
Voilà qu'elle s'entendait insister lourdement, de nouveau, sur un point de détail, comme avec Robert. quelle importance, la façon dont ils allaient le tuer?
- D'une injection, je suppose.
- Et si je refuse?
- Dans ce cas, ils devront essayer de le transporter pour pratiquer une opération. ¿ Cornell, peut-être... Toute autre considération mise à part, ça vous co˚tera bien plus cher que la somme pour laquelle il était assuré.
Ce fut la question de l'argent qui scella la décision d'Annie, car l'idée que le destin de sa fille était lié à celui du cheval n'avait pas encore pris corps dans son esprit.
54
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux
- Je me fous de ce que ça pourra co˚ter ! hurla-t-elle. (Et elle sentit la pauvre femme tressaillir au bout du fil.) Dites à Logan que s'il le tue, je le traîne devant les tribunaux!
- Par ici. C'est bon. Par ici...
Koopman reculait, le dos à la pente, en guidant le camion des deux mains.
Le véhicule progressait lentement en marche arrière parmi les arbres, dans le cliquetis des chaînes qui oscillaient au bout du treuil. C'était le camion que les employés de la papeterie tenaient prêt pour le transbordement des turbines neuves et que Koopman avait réquisitionné en même temps que le personnel. Une grosse camionnette Ford qui tirait une plate-forme les suivait de près. Koopman jeta par-dessus son épaule un coup d'oil au petit groupe massé autour du cheval.
Pilgrim gisait sur le flanc, au milieu d'une mare de sang qui s'élargissait sous les genoux de ceux qui s'efforçaient de le sauver. C'était là que l'injection avait produit son effet. Ses antérieurs s'étaient dérobés et il était tombé à genoux. Pendant un moment, il avait résisté, mais à leur arrivée, Logan et Koopman l'avaient trouvé K.O.
Après avoir envoyé Koopman chercher des secours et télér phoner à Mme Dyer, le vétérinaire s'était accroupi pour ten-^ ter d'endiguer l'hémorragie. Il plongea la main dans la plaie fumante, palpant des couches successives de chairs molles arrachées, dans l'hémoglobine jusqu'au coude. Il cherchait à
t‚tons l'origine du saignement et trouva une artère transpercée - une petite, Dieu merci. Au contact du sang chaud qui puisait dans sa main, il se rappela qu'il avait emporté des petits clamps et fouilla dans sa poche, o˘ il trouva le nécessaire. Sitôt la pince en place, l'hémorragie cessa.
Mais le sang s'échappait toujours par une centaine de veines sectionnées.
Le vétérinaire s'extirpa alors avec peine de sa parka gorgée d'eau et de sang, et en vida les poches. Le vêtement essoré et roulé en boule, il le pressa le plus délicatement possible sur la blessure. Merde. Il avait un besoin urgent de plasma. Sa
55
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux poche de Plasmalyte était restée dans le sac, au bord de la rivière. Il retourna sur les lieux en courant comme un dératé. ¿ son retour, la brigade de secours était en train de disposer des couvertures sur le cheval. On lui tendit un téléphone.
- Mme Dyer...
- Ce n'est pas le moment, bon sang!
Il s'agenouilla pour relier le sac de Plasmalyte à l'encolure, puis administra des stéroÔdes pour amortir le choc. La respiration était faible, hachée, et les membres se refroidissaient rapidement. On les avait déjà
bandés pour juguler l'hémorragie, mais Logan réclama d'autres couvertures pour les envelopper.
Des b‚ches vertes avaient été apportées d'une ambulance. Avec précaution, Logan retira de la plaie la parka imbibée de sang et la remplaça par les b
‚ches. Accroupi sur les talons, hors d'haleine, il prépara une injection de pénicilline. Sa chemise était trempée et entièrement rouge. Du sang goutta de ses coudes lorsqu'il inclina la seringue pour en chasser les bulles d'air.
- C'est de la folie furieuse...
Il pratiqua l'injection dans l'encolure. L'animal était plus mort que vif.
La plaie au poitrail aurait déjà suffi à justifier d'en finir - et ce n'était pas la moitié des dég‚ts. L'os nasal avait été atrocement enfoncé
et on devinait des côtes cassées, une hideuse entaille au boulet gauche, sans compter d'innombrables coupures et contusions. Vu la façon dont la pauvre bête avait remonté la berge en boitant, elle devait s'être estropié
le haut de l'antérieur droit. Il e˚t mieux valu abréger ses souffrances.
Mais du diable s'il donnerait à ce petit morveux de chasseur, l'as de la g
‚chette, la satisfaction d'avoir eu raison. Si le cheval décidait de mourir, tant pis.
Koopman avait guidé à bon port le camion de la papeterie et la Ford. Logan découvrit qu'on s'était débrouillé pour lui dégoter des courroies en grosse toile. Mme Dyer était restée en ligne, et Logan prit enfin la communication.
- Bon, je suis à vous..., dit-il, tout en donnant ses indications sur la façon de placer les courroies.
56
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux II écouta la pauvre femme, qui s'efforçait de lui traduire le message avec tact, et se contenta de sourire.
- Formidable. C'est agréable de se savoir apprécié. Puis il rendit le téléphone et entreprit d'aider à tirer les
sangles sous le corps de l'animal qui baignait à présent dans une gadoue rouge. Tout le monde s'était relevé, et Logan trouva amusante la vision de cette brochette de genoux écar-lates. On lui tendit un vêtement sec et, pour la première fois depuis qu'il était sorti de la rivière, il réalisa qu'il était complètement gelé.
Koopman aida le chauffeur à attacher les extrémités des courroies aux chaînes du treuil, puis recula comme les autres, tandis que Pilgrim était lentement soulevé dans les airs et déposé comme une carcasse sur la remorque. Logan grimpa sur la plate-forme avec deux auxiliaires et les aida à replacer les membres de l'animal dans leur position initiale. Koopman lui remit ses affaires, tandis qu'on étalait les couvertures.
Logan procéda à une nouvelle injection de stéroÔdes et sortit une nouvelle poche de Plasmalyte. Il se sentait soudain très las. Le cheval avait une chance sur cent d'arriver en vie à la clinique.
- On les a appelés, déclara l'adjoint du shérif. Ils vous attendent.
- Merci.
- Vous êtes paré?
- Je crois.
Koopman tapa à l'arrière de la Ford, et le véhicule remonta lentement la côte en tirant sa remorque.
- Bonne chance! cria Koopman.
Mais le vétérinaire n'eut pas l'air de l'entendre. Le jeune adjoint du shérif semblait vaguement déçu. Maintenant que tout était terminé, chacun rentrait chez soi. Il entendit une fermeture …clair coulisser dans son dos et fit volte-face. Le chasseur rangeait la carabine dans son étui.
- Merci pour tout, fit Koopman.
57
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux L'autre hocha la tête, prit son sac en bandoulière, et s'éloigna.
Robert s'éveilla en sursaut et, sur le moment, se crut à son bureau. Son écran d'ordinateur était en folie et de frémissantes lignes vertes s'y pourchassaient à travers des rangées de pics dentelés. Oh non, un virus. En train de saccager les fichiers du dossier Dunford. Puis il aperçut le lit, les couvertures soigneusement tendues par-dessus ce qui restait de la jambe de sa fille, et il se rappela o˘ il était.
Il consulta sa montre. Presque cinq heures du matin. La pièce était dans le noir, sauf là o˘ une lampe fixée derrière le lit auréolait la tête et les épaules nues de Gr‚ce. Elle avait les yeux clos et les traits sereins, comme parfaitement indifférente aux spirales de tuyaux en plastique qui avaient investi son corps. Une sonde reliée au respirateur lui entrait dans la bouche; une autre lui remontait dans le nez et atteignait l'estomac.
D'autres tuyaux se déroulaient depuis des poches et des flacons suspendus au-dessus du lit, et se rejoignaient dans une farouche mêlée au niveau du cou, comme pour se disputer à qui atteindrait le premier la valve fichée dans la jugulaire. Cette valve était dissimulée sous un adhésif couleur chair, de même que les électrodes placées aux tempes et à la poitrine, et le trou qu'on avait pratiqué au-dessus de son jeune sein pour insérer une sonde en fibre optique dans le cour.
D'après les médecins, elle devait d'être encore en vie au port de sa bombe.
Lorsque sa tête avait heurté la route, c'était le casque qui s'était fendu au lieu du cr‚ne. Un second scanner avait décelé pourtant un épanchement de sang au cerveau, si bien qu'ils avaient foré un trou minuscule dans le cr
‚ne et inséré quelque chose qui régulait la pression interne. Le respirateur devait permettre de réduire la tuméfaction du cerveau. Son chuintement cadencé, telles les vagues d'une mer mécanique se brisant sur la grève, avait entraîné Robert dans le sommeil à la façon d'une berceuse.
quand il s'était
58
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux assoupi, il tenait sa fille par la main. La paume était restée offerte, dans la position o˘ il l'avait l‚chée malgré lui. Il la reprit dans les siennes et en sentit la chaleur trompeuse.
Il se pencha pour recoller délicatement un morceau d'adhésif au niveau d'une sonde enfoncée dans un bras, et leva les yeux sur la batterie d'appareils dont il avait tenu à se faire expliquer précisément les rôles respectifs. Sans bouger de son siège, il procéda à un contrôle systématique, scrutant chaque écran, valve et niveau des fluides, pour vérifier que rien n'était arrivé pendant son sommeil. Il savait que tout était relié à des ordinateurs, et qu'en cas de problème un signal d'alarme retentirait au niveau du moniteur central. Mais il tenait à s'en assurer par lui-même. Enfin satisfait, la petite main toujours dans la sienne, il se cala dans son siège. Annie dormait dans une pièce qu'on avait mise à
leur disposition au bout du couloir. Elle lui avait demandé de la réveiller à minuit, pour prendre son tour de garde, mais puisqu'il avait lui-même fait un somme, il préféra la laisser se reposer.
Au milieu de tout cet appareillage barbare, Gr‚ce faisait la moitié de son
‚ge. Elle qui était toujours si pleine de vie. ¿ part le jour o˘ il avait fallu lui recoudre le genou après une chute de vélo, elle n'était pas retournée à l'hôpital depuis sa naissance. Il est vrai que, ce jour-là, ils avaient eu largement leur compte de drame...
On avait d˚ pratiquer une césarienne en catastrophe. Au bout de douze heures de travail, Annie avait été placée sous péridurale et, comme la situation semblait stationnaire, Robert avait fait un tour à la cafétéria.
¿ son retour, une demi-heure plus tard, c'était la panique : on se serait cru sur le pont d'un navire de guerre. Les hommes en vert couraient de tous côtés, roulant du matériel, braillant des ordres. Il apprit qu'en son absence le moniteur central avait révélé que le bébé était en péril. Tel le héros d'un film de guerre des années quarante, l'obstétricien avait fait irruption, déclarant à ses troupes qu'il áttaquait ª.
Robert avait toujours cru qu'une césarienne était une 59
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux affaire de tout repos. Pas de halètements, pas de cris, pas d'efforts - une simple incision le long d'un tracé, et le bébé sortait tout seul ou presque. Rien ne l'avait préparé au corps à corps qui s'ensuivit. Le match était déjà engagé, quand on le laissa entrer, et il resta à l'écart, les yeux grands ouverts. Annie était sous anesthésie générale, et il vit ces hommes -ces parfaits étrangers - qui fouillaient en elle, dans l'hémoglobine jusqu'aux coudes, halant et fourrageant là-dedans à cour joie. Puis, l'ouverture dilatée par des pinces métalliques, ils avaient tiré, dévissé, peiné, et pour finir l'un d'entre eux, le héros de guerre, avait attrapé quelque chose - alors les autres s'étaient brusquement calmés et l'avaient laissé faire, tandis qu'il extirpait des entrailles béantes d'Annie un tout petit être barbouillé des blanches sécrétions utérines.
Ce type, un gros malin, avait cru drôle de lui jeter pardessus l'épaule : ´
T‚chez de faire mieux la prochaine fois. C'est une fille. ª Robert l'aurait tué. Mais lorsque, après une toilette rapide - et vérification faite qu'elle avait le bon compte de doigts et d'orteils -, on lui avait tendu le bébé enveloppé d'une couverture blanche, toute sa colère l'avait déserté.
Il avait pris l'enfant dans ses bras et l'avait déposé sur l'oreiller d'Annie, pour que ce f˚t sa première vision à son réveil.
T‚chez de faire mieux la prochaine fois. Il n'y avait jamais eu de prochaine fois. Ils auraient voulu un deuxième enfant, mais Annie avait subi quatre fausses couches, frisant la catastrophe à la dernière, alors que sa grossesse était bien avancée. Il e˚t été déraisonnable de s'obstiner davantage, leur avait-on dit. Le conseil était superflu car, à chaque épreuve, la douleur se multipliait de façon exponentielle, si bien qu'à la fin ni lui ni elle n'avaient plus été de force à lutter. Après un nouvel échec, quatre ans plus tôt, Annie avait exprimé le désir de se faire stériliser. Devinant que c'était pour se punir, il l'avait suppliée de n'en rien faire. ¿ contrecour, elle avait accepté la pose d'un stérilet, déclarant avec un humour sinistre qu'avec un peu de chance cela reviendrait au même.
60
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux C'était précisément à cette époque qu'Annie s'était vu offrir - et avait accepté, contre toute attente - son premier poste de rédactrice en chef.
Par la suite, voyant comment elle canalisait sa colère et sa déception dans ses nouvelles fonctions, il avait compris qu'elle avait accepté pour oublier, à moins que ce ne f˚t encore pour se punir. Les deux, peut-être.
Mais il n'avait pas du tout été surpris par sa réussite, si spectaculaire que tous les grands groupes de presse essayaient de la débaucher.
Leur commun échec à engendrer de nouveau était un chagrin dont ils ne parlaient plus, mais qui continuait à suinter par toutes les failles de leur couple.
La plaie s'était rouverte cet après-midi-là, quand il avait stupidement craqué à l'hôpital. Il le savait, Annie croyait qu'il lui en voulait d'être incapable de lui donner un second enfant. Si elle avait réagi avec une telle dureté, c'était peut-être parce qu'elle voyait dans ses larmes une expression de ce reproche. Elle avait peut-être raison. Car ce frêle enfant charcuté par le bistouri d'un chirurgien, c'était là toute leur richesse.
quelle légèreté, quelle méchanceté de la part d'Annie, de n'avoir donné
qu'une fois la vie ! Pensait-il vraiment cela ? Bien s˚r que non. Mais alors comment cette idée pouvait-elle si librement s'exprimer en lui?
Robert avait toujours pensé qu'il aimait sa femme plus qu'elle ne l'aimerait jamais. Elle avait de l'affection pour lui, sans nul doute. Leur ménage, comparé à bien d'autres, était satisfaisant. Tant sur le plan intellectuel que physique, ils restaient capables de se donner mutuellement du plaisir. Mais depuis leur mariage, il ne s'écoulait pratiquement pas de jour sans qu'il s'estim‚t heureux de lui avoir mis le grappin dessus.
Comment une femme si brillante pouvait-elle se plaire avec un homme tel que lui, c'était une énigme.
Pourtant, il ne se sous-estimait pas. Objectivement - et il considérait l'objectivité, objectivement, comme son point fort - il ne connaissait pas meilleur avocat que lui. Il était également un bon père, un ami loyal pour ses rares intimes, et en dépit
61
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux de tout ce qui se racontait de nos jours sur les avocats, d'une authentique intégrité. Mais s'il ne se voyait pas comme un être terne, il savait qu'il ne possédait pas l'étincelle d'Annie, son éclat. Cet éclat qui n'avait cessé de le fasciner depuis leur toute première rencontre, la nuit o˘ elle s'était présentée à sa porte avec ses bagages.
S'il n'était guère que de six ans son aîné, il lui arrivait souvent de se sentir plus vieux que son ‚ge. Et avec tous ces gens merveilleux et puissants qu'elle côtoyait, c'était un petit miracle si elle se contentait de lui. Le plus beau, c'est qu'il était certain - du moins autant qu'un homme pouvait l'être -qu'elle ne l'avait jamais trompé.
Depuis le printemps, date de sa nouvelle prise de fonctions, la situation s'était détériorée. Les ćharrettes ª au bureau la rendaient irritable et plus critique qu'à l'ordinaire. Gr‚ce et Eisa, qui avaient également remarqué le changement, se surveillaient en sa présence. Eisa était désormais soulagée quand Robert rentrait le premier. Elle lui transmettait rapidement les messages, montrait ce qu'elle avait préparé à dîner, et prenait la fuite avant l'arrivée de la maîtresse de maison.
Sentant une main posée sur son épaule, Robert leva les yeux et vit sa femme, debout à son côté, comme convoquée par ses pensées. Elle avait les yeux cernés. Il lui prit la main et la pressa contre sa joue.
- Tu as dormi?
- Comme un loir. Tu devais me réveiller. - Je me suis assoupi moi aussi.
- Toujours pareil?
Il acquiesça. Ils avaient parlé à mi-voix, comme par crainte de la réveiller. Pendant un moment, ils restèrent à la contempler, la main d'Annie toujours sur son épaule. Le chuintement du respirateur semblait approfondir le silence. Prise de frisson, Annie croisa frileusement les bras sur son gilet de laine.
- Je crois que je vais rentrer lui chercher des affaires à la maison. Comme ça, à son réveil, elle ne sera pas trop dépaysée.
62
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux
- J'y vais. Tu ne peux pas conduire maintenant...
- Non, je préfère... Tu me prêtes tes clés? Il lui confia le trousseau.
- Je vais prendre un sac aussi pour nous. Il te faut quelque chose en particulier?
- Non. Des vêtements, et un rasoir. Elle s'inclina et l'embrassa sur le front.
- Sois prudente, dit-il.
- Promis.
Il la suivit du regard. Elle s'arrêta à la porte et, comme elle se retournait vers lui, il devina qu'elle avait quelque chose sur le cour.
- qu'y a-t-il?
Mais elle se contenta de sourire et hocha la tête. Puis elle se retourna et disparut.
¿ cette heure-là, les routes étaient dégagées, et même, à l'exception d'une ou deux sableuses solitaires, pratiquement désertes. Annie suivit la 87
puis la 90, avant d'emprunter la même sortie que le poids lourd, la veille.
Ce n'était pas encore le dégel, et les phares éclairaient les murets de neige grise sur les bas-côtés. Les pneus cloutés produisaient un sourd grondement sur les gravillons de la chaussée. ¿ la radio, une mère exprimait ses inquiétudes : son fils adolescent semblait être tombé
amoureux de la voiture japonaise qu'elle venait d'acquérir. Il passait des heures à la caresser, et aujourd'hui même, en entrant dans le garage, elle l'avait surpris en train de s'exciter contre le tuyau d'échappement.
- C'est ce qui s'appelle une fixation, non? fit Melvin, l'animateur.
Sur les ondes, la dérision s'exerçait désormais sans pitié. C'était à se demander pourquoi les gens continuaient à appeler, sachant qu'ils s'exposaient à une humiliation. Peut-être était-ce le but recherché.
L'auditrice fonça dans le panneau en toute inconscience.
- Oui, c'est s˚rement ça, dit-elle. Je ne sais pas quoi faire.
63
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux
- Ne faites rien, lança Melvin. Il finira par se fatiguer. Auditeur suivant...
Annie quitta la nationale pour s'engager sur la petite route qui s'enroulait autour de la colline jusqu'à sa maison. Une cro˚te de neige durcie miroitait sur la chaussée et elle conduisit prudemment sous le tunnel d'arbres, avant de tourner dans l'allée que Robert avait d˚ déblayer dans la matinée. Ses phares balayèrent d'un long panoramique la blanche façade à bardeaux de la maison, dont les pignons se perdaient parmi les cimes des hêtres. Tout était éteint à l'intérieur ; au passage des pinceaux de lumière, murs et plafond du hall s'éclairèrent d'une fugace lueur bleue.
Comme Annie contournait la maison, un éclairage extérieur s'alluma automatiquement et elle attendit l'ouverture de la porte du garage souterrain.
La cuisine était restée dans l'état o˘ Robert l'avait laissée. Des placards étaient ouverts, et deux sacs pleins de provisions trônaient encore sur la table. Une crème glacée, qui avait fondu, s'égouttait au sol o˘ elle formait une flaque rosé. Le témoin rouge du répondeur était allumé, mais Annie n'avait aucune envie d'écouter les messages. Elle découvrit le petit mot que Gr‚ce avait écrit à son père et le fixa avec une sorte de répulsion. Puis elle se détourna brusquement et se mit à l'ouvrage, épongeant la glace et rangeant les aliments qui n'étaient pas g‚tés.
¿ l'étage, alors qu'elle rassemblait des affaires pour Robert, elle éprouva l'étrange sensation d'agir en robot. Elle songea que cet abrutissement était sans doute d˚ au choc, à moins que ce ne f˚t de sa part une tentative pour nier la réalité.
En vérité, lorsqu'elle avait revu Gr‚ce après l'opération, l'expérience avait été si étrangère, si extrême, qu'elle avait été incapable de réaliser. Elle s'était sentie presque jalouse de la souffrance qui ravageait si visiblement son mari, à mesure qu'il découvrait toutes les violences faites à sa fille par les médecins. Annie, elle, s'était bornée à
regarder. Ce qu'on avait fait de son enfant n'avait aucun sens pour elle.
64
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Comme ses vêtements et ses cheveux gardaient l'odeur de l'hôpital, elle se déshabilla et prit une douche. Elle laissa l'eau ruisseler sur son corps puis augmenta le débit d'eau chaude jusqu'à la limite du supportable. Le bras levé, elle modifia l'inclinaison du pommeau, choisissant l'angle le plus cruel afin que le jet la mitraill‚t comme un faisceau d'épingles br˚lantes. Les yeux fermés, elle leva la tête et exposa franchement sa figure, à en crier de douleur. Mais elle ne bougea pas, contente de souffrir. Oui, elle avait mal. Au moins, elle n'était pas complètement insensible.
quand elle sortit de la cabine, la salle de bains était envahie par la vapeur. Elle essuya le miroir avec la serviette, sans réussir à le rendre parfaitement limpide, puis se sécha, les yeux fixés sur l'image brouillée et fluide d'un être qui ne lui ressemblait pas. Elle avait toujours apprécié son corps, même si ses rondeurs outrepassaient les canons de perfection prêches dans les pages mode de son magazine o˘, ces jours-ci, seules les pauvres orphelines avaient droit de cité. Mais ce que le miroir brumeux lui renvoyait, c'était une abstraction d'elle-même en rosé, déformée comme dans un tableau de Francis Bacon - et cette découverte la déconcerta si fort qu'elle éteignit la lumière et se h‚ta de sortir.
La chambre de Gr‚ce était restée telle que la petite l'avait laissée. Le long tee-shirt qui lui servait de chemise de nuit était étalé sur le lit défait. Un jean traînait au sol ; Annie le ramassa. Elle reconnut le pantalon dont les trous effrangés aux genoux avaient été raccommodés avec des pièces de tissu découpées dans l'une de ses vieilles robes à fleurs.
Elle se rappelait qu'elle s'était offerte à le faire, et combien elle avait été vexée lorsque Gr‚ce avait répondu qu'elle préférait demander à Eisa.
Annie lui avait fait le coup du haussement de sourcils offensé, et Gr‚ce s'était sentie instantanément dans son tort.
- Pardon, maman, avait-elle dit en lui ouvrant les bras. Mais tu sais bien que tu ne sais pas coudre...
- Je peux tout faire ! avait répondu Annie, transformant en plaisanterie ce qui à l'origine n'en était pas une.
65
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux
- O.K. Tu sais. Mais pas bien comme Eisa.
- Pas aussi bien qu'Eisa, tu veux dire.
Annie la reprenait toujours sur sa manière de parler, en adoptant pour ce faire son accent british le plus snob. Ce qui amenait immanquablement Gr‚ce à répliquer avec un pur accent du terroir :
- Ouais, môman. Comme tu veux, môman.
Annie plia le Jean et le rangea. Puis elle fit le lit et parcourut la pièce du regard en se demandant ce qu'il convenait d'emporter. Un genre de hamac, suspendu au-dessus du lit, contenait des dizaines de peluches, une vraie ménagerie allant de l'ours au bison, et du chat à l'épaulard. Elles avaient été rapportées de tous les coins de la planète par des parents et amis et, désormais réunies, partageaient tour à tour la couche de Gr‚ce. Chaque soir, avec un scrupuleux sens de l'équité, leur maîtresse en sélectionnait deux ou trois, selon la taille, et les calait contre son oreiller. La nuit dernière, son choix s'était apparemment porté sur une moufette et une horreur de dragon que Robert lui avait un jour rapportée de Hong Kong.
Annie les replaça dans le hamac et entreprit de mettre la main sur le plus vieux copain de Gr‚ce, le pingouin Godfrey, qu'un collègue de Robert avait fait parvenir à la clinique, le jour de l'accouchement. L'un de ses yeux n'était plus qu'un bouton, et des passages répétés en machine à laver l'avaient tassé et décoloré. Annie l'extirpa du lot et le fourra dans le sac.
Près de la fenêtre, elle ramassa le walkman et la mallette de cassettes de Gr‚ce. Le médecin avait conseillé de lui faire entendre de la musique. Sur le bureau, il y avait deux photos encadrées. La première les représentait tous les trois sur un bateau. Gr‚ce, au centre, tenait ses parents par l'épaule - ils riaient. Le cliché avait été pris cinq ans plus tôt à Cape Cod ; c'était l'un de leurs plus beaux souvenirs de vacances. Annie glissa le cadre dans son sac et prit l'autre photo. C'était Pil-grim, photographié
dans la prairie au-dessus des écuries, peu après son acquisition, l'été
dernier. Il ne portait pas de selle ni
66
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux de bride, pas même une longe, et sa robe chatoyait au soleil. Son corps était tendu vers un point invisible, mais il tournait la tête vers le photographe et regardait franchement l'objectif. Annie, qui examinait ce portrait pour la première fois, se sentit troublée par ce regard fixe.
Elle ignorait si l'animal était encore en vie. Elle ne savait que ce que Mme Dyer lui avait dit la veille au téléphone : on l'avait transporté chez le vétérinaire à Chatham puis à Cor-nell. Ce portrait était comme un reproche. Pas sur le fait qu'elle aurait d˚ se renseigner sur son sort, non. C'était plus profond, elle ne savait pas quoi... Elle rangea la photo avec les affaires et redescendit au rez-de-chaussée après avoir éteint.
Une p‚le lueur filtrait déjà par les hautes fenêtres du hall. Annie posa son sac et entra dans la cuisine sans allumer. Avant d'écouter les messages, elle eut l'idée de se préparer un café. En attendant que l'antique bouilloire en cuivre consentît à bouillir, elle s'approcha de la fenêtre.
Dehors, à quelques pas de là, elle aperçut une bande de chevreuils. Ils ne bougeaient pas, ils la regardaient. Cherchaient-ils de la nourriture ? Elle ne les avait jamais vus si près de la maison, même au cours des hivers les plus rigoureux. qu'est-ce que cela signifiait ? Elle les compta. Ils étaient douze. Non, treize. Un pour chaque année que Gr‚ce a vécue. Elle se traita d'idiote.
La bouilloire commença à siffler crescendo. Les chevreuils l'entendirent aussi, car ils se retournèrent d'un seul bloc et prirent la fuite, gagnant les bois par-delà la mare, la queue toute frétillante.
Mon Dieu, se dit-elle. Ma petite fille est morte. j HARRY LOGAN se gara sous un panneau qui annonçait Large Animal Hospital, et trouva curieux qu'une université f˚t incapable de trouver une formulation propre à indiquer plus clairement si c'était les animaux ou l'établissement qui était large. quittant sa voiture, il traîna ses bottes dans les sillons de gadoue gris‚tre, qui étaient tout ce qui restait de la neige du week-end. Trois jours s'étaient écoulés depuis l'accident et, alors qu'il zigzaguait entre les rangées de voitures et de vans en stationnement, il s'étonnait que le cheval f˚t encore de ce monde.
Il avait mis presque quatre heures à suturer la blessure au poitrail. Elle était truffée d'éclats de verre et d'écaillés de peinture, qu'il avait d˚
retirer avant de procéder à un nettoyage complet. Puis il avait égalisé aux ciseaux les lambeaux de chair déchiquetée, achevé d'agrafer l'artère et cousu des drains à l'intérieur. Après quoi, laissant à ses assistants le soin de surveiller l'anesthésie, l'apport en oxygène et une longue transfusion qui n'avait que trop tardé, il avait manié l'aiguille et le fil.
Il fallait respecter trois étapes : d'abord les muscles, puis les tissus fibreux, et enfin la peau, ce qui représentait dans les soixante-dix points de suture par couche, en utilisant un fil soluble pour la partie interne.
Tout ça pour un bourrin dont il aurait juré qu'il ne se réveillerait même pas. Mais cet
68
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux emmerdeur s'était réveillé. Incroyable. Et le plus beau, c'est qu'il était encore plus enragé que là-bas, dans la rivière. En le voyant se démener dans la salle de réanimation pour se remettre sur pied, Logan avait prié
pour que les coutures résistent. Il ne pouvait pas envisager de tout recommencer.
Pilgrim avait été maintenu sous sédatif vingt-quatre heures durant, après quoi on l'avait jugé apte à endurer les quatre heures de voyage pour Cornell.
Logan connaissait bien l'université et son hôpital, même s'il y avait eu beaucoup de changements depuis l'époque o˘ il y avait fait ses études, à la fin des années soixante. Il en gardait de bons souvenirs, surtout liés à la gent féminine. Doux Jésus, ils en avaient passé de bons moments. Surtout les nuits d'été, quand on pouvait s'allonger sous les arbres pour admirer le lac Cayuga. Cornell était décidément le plus beau des campus. Sauf aujourd'hui. Aujourd'hui, il faisait froid, il commençait à pleuvoir, et ce maudit lac restait invisible. Et puis, lui-même n'était pas dans une forme terrible. Il avait éternué toute la matinée, conséquence de s'être gelé les bonbons dans Kinderhook Creek. Il s'engouffra dans la chaleur du hall aux baies vitrées et, à la réception, demanda à parler à Dorothy Chen, la clinicienne qui suivait Pilgrim.
De l'autre côté de la route, on construisait un nouveau b‚timent et, tandis qu'il patientait en observant les figures transies des ouvriers, Logan se sentit mieux. Et même, il était vaguement émoustillé à l'idée de revoir Dorothy. Le sourire de Dorothy, voilà qui le consolerait amplement d'avoir à parcourir chaque jour tous ces kilomètres pour voir Pilgrim. Cette fille avait tout de la virginale princesse de ces films orientaux dont son épouse raffolait. Et quel ch‚ssis. Il vit son reflet qui passait la porte et se retourna.
- Salut, Dorothy! Comment va?
- Fraîchement. Et je ne suis pas très contente de vous. Elle agita le doigt dans sa direction et fronça les sourcils, faussement sévère. Logan lui prit les mains.
- Dorothy, j'ai parcouru des milliers de kilomètres pour vous voir sourire... qu'ai-je donc fait?
69
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux
- Vous m'envoyez un monstre et vous voulez que je vous sourie... ? (Ce fut pourtant ce qu'elle fit.) Venez. Nous avons reçu les radios.
Elle le conduisit à travers un dédale de couloirs, et Logan fit de son mieux pour l'écouter parler tout en s'interdisant de loucher sur le délicat roulement des hanches sous la blouse blanche.
Il y avait assez de radios pour monter une petite exposition. Dorothy les fixa au caisson lumineux et ils les examinèrent ensemble. Comme Logan l'avait deviné, l'écran montrait des côtes fêlées, cinq au total, et une fracture de l'os nasal. Les côtes finiraient par se ressouder. quant à l'os nasal, Dorothy avait déjà opéré. Elle avait d˚ le prélever, puis le percer de trous et le remettre en place avec des vis. L'intervention s'était bien déroulée mais il restait encore à extraire les tampons comprimés dans les sinus pour faciliter la coagulation.
- Je saurai maintenant à qui m'adresser, quand je voudrai me faire rectifier le nez, plaisanta Logan.
- Attendez de l'avoir vu. Un vrai profil de champion.
Logan avait redouté une fracture dans le haut de l'antérieur droit ou l'épaule, mais il s'était trompé. En fait, toute cette zone avait simplement été terriblement meurtrie par le choc, et le réseau nerveux de la jambe était gravement lésé.
- Et le poitrail?
- Satisfaisant. Vous avez fait du beau boulot. Combien de points de suture?
- Oh, environ deux cents. (Il se sentit rougir comme un collégien.) On peut le voir?
Pilgrim récupérait dans un box, et ils l'entendirent de très loin. Il s'époumonait d'une voix enrouée par son propre vacarme depuis que le dernier cocktail de calmants avait cessé d'agir. Les cloisons du box, pourtant tapissées d'un épais matelas, vibraient sous le constant pilonnage des sabots. Des étudiants se trouvaient dans la stalle voisine, et le poney qu'ils examinaient était visiblement perturbé par tout ce tapage.
70
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux
- On vient voir le Minotaure? demanda l'un d'eux.
- Ouais. J'espère, les gars, que vous lui avez donné sa p‚tée.
Dorothy tira le verrou du volet supérieur de la porte. Aussitôt, le bruit cessa. Elle ménagea une ouverture tout juste suffisante pour permettre un coup d'oil. Reculé dans un coin, tête basse, les oreilles couchées en arrière, Pilgrim les regardait telle une créature tirée d'un film d'horreur. Il était pratiquement emmailloté de la tête aux pieds de bandages sanguinolents. Il s'ébroua à leur intention, releva le nez et montra les dents.
- T'as raison, ça fait plaisir de se revoir..., dit Logan.
- Vous aviez déjà vu un phénomène pareil?
- Non.
- Moi non plus.
Ils restèrent un moment à l'examiner. qu'allait-on bien pouvoir faire de lui ? Mme Maclean avait téléphoné la veille à Logan pour la première fois, et s'était montrée fort aimable. Probablement un peu honteuse du message dont Mme Dyer s'était fait l'écho. Logan ne lui en voulait pas. En fait, il plaignait cette pauvre femme, après ce qui était arrivé à sa fille. Mais quand elle verrait son cheval, sans doute le menacerait-elle de nouveau des tribunaux, cette fois pour avoir gardé cette misérable créature en vie.
- Il lui faudrait une nouvelle piq˚re, déclara Dorothy. Le problème, c'est que les volontaires ne se bousculent pas. C'est de la haute voltige.
- Il faudrait quand même faire attention avec les calmants. Il a déjà reçu de quoi couler un cuirassé... J'aimerais jeter un coup d'oil au poitrail.
Dorothy lui jeta un regard entendu.
- Vous avez fait vos prières?
Elle ouvrit le volet inférieur de la porte. ¿ la vue de Logan, Pilgrim piaffa et ren‚cla. Et dès que le vétérinaire fit mine de l'approcher, il se mit à danser sur ses postérieurs. Logan se colla à la cloison latérale et essaya de se positionner de
71
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux manière à s'avancer entre les épaules de l'animal. Mais Pil-grim n'était pas décidé à se laisser faire. Il fonça en avant, se déporta sur le côté et fit une ruade sur les pattes arrière. Logan recula d'un bond, et manqua s'étaler avant d'opérer une prompte et piteuse retraite. Dorothy referma vivement la porte derrière lui. Les étudiants souriaient aux anges. Logan poussa un petit sifflement et épousseta sa veste. - Donnez-vous du mal pour quelqu'un...
Pendant huit jours, la pluie tomba sans discontinuer. Cette fois, ce n'était plus le crachin froid de décembre, mais une pluie qui prenait des poses. La progéniture polissonne d'un de ces ouragans des CaraÔbes au nom suave était venue dans le nord et, la région lui plaisant, y avait élu domicile. Les cours d'eau du Middle West rompirent leurs digues et les bulletins télévisés furent submergés d'images de pauvres gens accroupis sur les toits et de cadavres ballonnés de bestiaux tournoyant dans les champs inondés, comme des matelas pneumatiques à l'abandon. Dans le Missouri, une famille de cinq personnes périt noyée dans sa voiture alors qu'elle faisait la queue devant un McDonald's. Le président, dépêché sur place par avion, déclara qu'il s'agissait là d'une catastrophe, ce dont certains réfugiés sur les toits se doutaient bien un peu.
Dans l'ignorance de ces événements, Gr‚ce Maclean restait allongée, isolée dans son coma. Au bout d'une semaine, on avait retiré de sa gorge le tube à
air pour le remplacer par un autre, inséré dans son cou par une petite incision. On la nourrissait d'une bouillie marron par l'intermédiaire du tuyau qui lui remontait dans le nez et aboutissait à l'estomac. Trois fois par jour, un kinésithérapeute venait manipuler ses membres tel un marionnettiste pour empêcher la dégradation des muscles et des articulations.
¿ la fin de la première semaine, Annie et Robert se relayèrent à son chevet, l'un montant la garde tandis que l'autre retournait en ville ou essayait de travailler depuis la maison de Chatham. La mère d'Annie, qui s'était proposée
72
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux de venir de Londres, en avait été aisément dissuadée. ¿ la place, ce fut Eisa qui vint préparer les repas, répondre au téléphone et faire la navette entre la maison et l'hôpital. Elle les remplaça au chevet de Gr‚ce en l'unique occasion o˘ Robert et Annie s'absentèrent en même temps, le jour des obsèques de Judith. Pataugeant sur le gazon détrempé du cimetière du village, ils se joignirent à la foule massée sous le dais des parapluies noirs, puis retournèrent à l'hôpital sans échanger un mot.
Les associés de Robert, des gens de cour, l'avaient déchargé au maximum de son travail. Le patron d'Annie, Crawford Gates, le président du groupe, l'avait appelée dès qu'il avait appris la nouvelle.
- Ma chère, chère Annie, dit-il d'une voix dont la sincérité cadrait mal avec le personnage, ne vous avisez pas de rentrer avant que votre petite fille soit complètement rétablie... Vous m'avez compris?
- Monsieur le directeur...
- Non! J'insiste. Gr‚ce passe avant tout. Rien n'a d'importance en comparaison. En cas de gros pépin, nous savons o˘ vous trouver.
Loin de la rassurer, cette remarque rendit Annie si paranoÔaque qu'elle eut toutes les peines du monde à réprimer une envie folle de rentrer par le premier train. Elle appréciait le vieux renard - c'était lui qui l'avait pressée d'accepter le poste - mais elle n'avait aucune confiance en lui.
Gates était un incorrigible comploteur; c'était là son péché mignon.
Plantée devant le distributeur de café, dans le couloir d'accès aux soins intensifs, Annie observait les cataractes qui s'abattaient sur l'aire de stationnement. Un vieux monsieur luttait avec un parapluie récalcitrant, tandis que deux bonnes sours cinglaient comme des voiliers vers leur automobile. Les nuages semblaient assez bas et menaçants pour bousculer leurs cornettes.
Comme la machine émettait un ultime gargouillis, Annie extirpa le gobelet de son logement et le porta à ses lèvres. Le
73
L'homme qui murmurait à l'oreilk des chevaux
jus était toujours aussi infect. Mais au moins, c'était chaud et tonifiant.
En retournant lentement sur ses pas, elle croisa une jeune infirmière qui quittait le service.
- Elle a bonne mine aujourd'hui, dit la jeune femme en la croisant.
- Vous trouvez?
Annie la dévisagea. Le personnel la connaissait maintenant suffisamment pour s'abstenir de parler à la légère.
- Oui, parfaitement.
L'infirmière s'arrêta sur le seuil, comme prête à ajouter quelque chose.
Mais elle se ravisa et poussa la porte.
- Faites-lui bien travailler ses muscles! Annie se fendit d'un salut militaire.
- Bien, chef!
Bonne mine. En s'approchant du lit de Gr‚ce, elle se demanda ce que cela pouvait signifier à propos d'une fillette qui en était à son onzième jour de coma et dont les membres étaient aussi flasques que du poisson crevé.
Une autre infirmière, penchée au-dessus de Gr‚ce, était occupée à lui changer son pansement à la jambe. Annie se figea sur place et la regarda faire. L'infirmière leva les yeux et lui sourit, avant de poursuivre sa t
‚che. C'était la seule chose qu'Annie ne pouvait se résoudre à accomplir.
Ici, proches et parents étaient encouragés à participer. Elle et Robert s'y connaissaient à présent assez bien en physiothérapie et dans toutes les petites t‚ches du quotidien, comme essuyer la bouche et les yeux de Gr‚ce, ou changer la poche d'urine suspendue à côté du lit. Mais le simple fait de penser au moignon suffisait à la plonger dans une panique froide. Elle supportait à peine sa vue, et encore moins de le toucher.
- «a se cicatrise bien, déclara l'infirmière.
Annie acquiesça et fit un effort sur elle-même pour continuer à regarder.
On avait retiré les points de suture deux jours plus tôt et la longue cicatrice arrondie était rosé vif. L'infirmière remarqua son expression.
- Je crois que la cassette est arrêtée, dit-elle en désignant le walkman sur l'oreiller.
74
L'homme qui murmurait à l'oreilk des chevaux
Annie profita avec gratitude de cette échappatoire. Elle éjecta la cassette, des Suites de Chopin, et trouva dans l'armoire un opéra de Mozart : Les Noces de Figaro. Elle inséra la cassette dans l'appareil et ajusta les écouteurs. Tel n'e˚t s˚rement pas été le choix de sa fille, qui avait toujours prétendu qu'elle détestait l'opéra. Mais qu'on ne compt‚t pas sur sa mère pour lui passer ces prophètes de malheur qu'elle écoutait en voiture. qui sait quel effet Nirvana ou Alice in Chains pouvaient avoir sur un cerveau diminué ? D'ailleurs, entendait-elle? Et si oui, se réveillerait-elle en aimant l'opéra ? Plus probablement se jugerait-elle victime d'un nouvel abus de pouvoir maternel...
Annie lui essuya un filet de bave à la commissure des lèvres et écarta une mèche rebelle. Elle ne retira pas sa main et contempla son enfant. Au bout d'un moment, elle comprit que l'infirmière avait terminé son pansement et qu'elle la regardait. Elles échangèrent un sourire, mais il y avait dans les yeux de cette étrangère une lueur si dangereusement proche de la pitié
qu'Annie rompit brusquement le charme.
- Et maintenant, les exercices!
Elle retroussa ses manches et approcha une chaise du lit. L'infirmière rassembla ses affaires et bientôt Annie se retrouva seule. Elle prit la main gauche de Gr‚ce dans les siennes -elle commençait toujours par la gauche - et remua les doigts l'un après l'autre, puis tous ensemble, faisant jouer les articulations, sentant craquer les phalanges sous la pression. Maintenant, le pouce. Lui faire décrire une rotation, écraser le muscle et bien le pétrir. Inspirée par les notes grêles du Mozart distillées par les écouteurs, elle se mit à travailler en rythme. Au poignet, à présent.
C'était étrangement sensuel, cette nouvelle intimité avec sa fille. Il n'y avait qu'à l'époque o˘ Gr‚ce était bébé qu'elle avait connu aussi bien son corps. C'était une révélation, comme revenir dans un pays jadis aimé. Elle découvrait de petites imperfections, des grains de beauté, des cicatrices.
Le haut de l'avant-bras de Gr‚ce, firmament de minuscules 75
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux taches de rousseur, était couvert d'un duvet si doux qu'on avait envie d'y promener la joue. Retournant le bras, Annie contempla la peau diaphane et le delta des petites veines qui couraient en dessous.
Elle passa au coude, ouvrit et referma l'articulation cinquante fois, puis massa les muscles. C'était un dur travail et, à la fin de chaque séance, Annie avait mal dans les bras et les mains. Il était temps de contourner le lit pour s'occuper de l'autre côté. Elle reposa le bras de Gr‚ce avec délicatesse et s'apprêtait à changer de place quand elle remarqua quelque chose.
C'était si ténu, si rapide, qu'elle crut avoir rêvé. Mais après avoir reposé la main, il lui avait semblé voir un doigt tressaillir sur le drap.
Annie resta assise, pour voir si le phénomène se reproduisait. Non. Elle reprit la main et y exerça une pression.
- Gr‚ce? Gracie?
Rien. Le visage de Gr‚ce était vide d'expression. Seule sa poitrine bougeait, montant et s'abaissant au rythme du respirateur. Ce qu'elle avait vu, c'était peut-être tout bonnement la main s'affaissant sous son propre poids. Détournant les yeux du petit visage, Annie s'intéressa alors à la batterie des appareils de contrôle. Elle ne savait pas lire sur les écrans aussi bien que Robert. Sans doute se fiait-elle davantage que lui à leur système d'alarme intégré. Mais elle savait fort bien ce que les plus importants indiqueraient - ceux qui surveillaient le cour, le cerveau, et la pression artérielle. Le premier écran était signalé par un petit cour électronique orange, qu'elle trouvait désuet, et même émouvant. Les pulsations avaient toujours marqué śoixante-dix ª. Et voilà qu'Annie découvrait que le niveau était monté à ´ quatre-vingt-cinq ª et tremblotait vers le ´ quatre-vingt-quatre ª. Elle fronça les sourcils et regarda autour d'elle. Pas d'infirmière en vue. Inutile de paniquer, ce n'était probablement rien. Elle reporta son attention sur sa fille.
- Gr‚ce?
76
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Cette fois, elle lui serra la main et, relevant les yeux, constata que l'écran était en plein délire. quatre-vingt-dix. Cent. Cent dix...
- Gracie?
Annie se leva vivement et broya la main dans les siennes, en scrutant le visage de sa fille. Elle se retourna pour appeler au secours, mais n'eut pas à le faire car une infirmière et un jeune interne étaient déjà
présents. L'événement avait été repéré sur les écrans du bureau central.
- Je l'ai vu bouger, dit Annie. Sa main...
- Continuez à la serrer, fit l'interne.
Sortant une lampe-stylo de sa poche-poitrine, il ouvrit l'oil de Gr‚ce, braqua le faisceau, et attendit une réaction. L'infirmière guettait les moniteurs. Les pulsations étaient stabilisées à cent vingt. L'interne ôta les écouteurs.
- Parlez-lui.
Annie avala sa salive. Sur le coup, l'idiote, elle ne savait plus quoi dire.
- Parlez. Dites n'importe quoi.
- Gracie? C'est moi. Chérie, c'est l'heure de te lever. Allons, réveille-toi.
- Regardez...
Dans l'oil maintenu ouvert, elle vit une petite flamme. De surprise, elle manqua s'étrangler.
- Sa tension est montée à 1/50, déclara l'infirmière.
- qu'est-ce que ça signifie?
- qu'elle réagit. Je peux...?
L'interne prit le frêle poignet à son tour.
- Gr‚ce. Je vais serrer ta main, et je veux que tu me répondes, si tu le peux. Essaye de toutes tes forces, entendu ?
Il exerça une pression, son attention toujours rivée sur la pupille.
- Bien. Maintenant, fais-le pour ta maman.
Annie prit une profonde inspiration, serra de nouveau la main... et perçut la réaction. C'était comme la première, faible et timide réponse d'un poisson au bout d'une ligne. Du
77
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux fond de ces eaux sombres et dormantes, quelque chose miroitait, prêt à
faire surface.
Gr‚ce était dans un tunnel. C'était un peu comme dans le métro, sauf qu'il y faisait plus sombre, que tout était inondé et qu'elle se déplaçait à la nage. L'eau n'était pas froide. En fait, ce n'était pas vraiment de l'eau.
C'était trop tiède et visqueux. Au loin, elle apercevait un rond de lumière et elle comprit qu'elle avait le choix entre continuer ou faire demi-tour et repartir dans l'autre direction, o˘ il y avait aussi une lueur, mais plus terne, moins attirante. Elle n'avait pas peur. Le tout était de choisir. Dans les deux cas, tout irait bien.
Puis elle entendit des voix, qui venaient de l'endroit o˘ la lumière était moins vive. Elle ne pouvait encore rien voir mais, parmi ces voix, elle reconnut celle de sa mère. Il y avait aussi la voix d'un homme, mais ce n'était pas son père. C'était quelqu'un d'autre, un inconnu. Elle essaya de nager vers eux, mais l'eau était trop épaisse. On aurait dit de la colle, elle nageait dans de la colle qui la retenait prisonnière... Elle essaya de crier au secours, mais elle n'avait plus de voix.
Ils n'avaient pas l'air de savoir qu'elle était là. Pourquoi ne la voyaient-ils pas? Leurs voix se perdaient dans le lointain, et elle crut qu'ils allaient s'en aller et l'abandonner. Mais non, l'homme l'appelait à
présent par son nom. Ils l'avaient vue. Et même si elle ne les voyait toujours pas, elle comprit qu'ils lui tendaient les bras et que, si elle parvenait à faire un dernier gros effort, peut-être la colle cesserait-elle de la retenir, et ils pourraient la sortir de là.
LE temps de régler la note, Robert constata en sortant de l'épicerie que le sapin était déjà ficelé et pratiquement chargé à l'arrière de la grosse Ford Lariat qu'il avait achetée l'été dernier pour convoyer Pilgrim depuis le Kentucky. Un samedi matin, Gr‚ce et Annie avaient eu la surprise de le voir déboucher devant la maison au volant du véhicule gris métallisé à la remorque assortie. Elles s'étaient précipitées sur la véranda - Gr‚ce ravie et Annie furieuse. Mais Robert s'était contenté de hausser les épaules, déclarant avec entrain qu' énfin quoi, on ne transporte pas un cheval tout neuf dans un vieux tacot ª.
Il remercia les deux gamins, leur souhaita un Joyeux NoÎl, et quitta le parking boueux et défoncé pour reprendre la route. C'était la première fois qu'il s'y prenait si tard, pour le sapin. D'habitude, il allait l'acheter avec Gr‚ce un week-end à l'avance, même s'ils attendaient toujours le soir du réveillon pour le rentrer à l'intérieur et le décorer. Au moins, elle ne raterait pas ça - la décoration du sapin. Le réveillon, c'était demain et Gr‚ce rentrait à la maison.
Les médecins n'étaient pas très chauds. Elle n'était sortie du coma que depuis deux semaines, mais Annie avait soutenu mordicus que cela lui ferait du bien, et la voix du cour avait fini par l'emporter : Gr‚ce pouvait rentrer, mais seule-79
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux ment pour deux jours. Ils passeraient la chercher le lendemain à midi.
Il s'arrêta devant La Boulangerie pour acheter du pain et des brioches. Les brioches du week-end, c'était sacré. La jeune femme à la caisse avait parfois gardé Gr‚ce à l'époque o˘ elle était bébé.
- Et comment se porte votre jolie fillette?
- Elle rentre demain à la maison.
- Vrai? Formidable.
Robert se rendit compte que les clients ne perdaient rien de la conversation. Tout le monde semblait au courant de l'accident, et certains, qui ne lui avaient jamais adressé la parole, lui demandaient des nouvelles.
Personne, toutefois, n'allait jusqu'à faire allusion à l'amputation.
- Eh bien, donnez-lui mon bonjour.
- Je n'y manquerai pas. Merci. Joyeux NoÎl. Robert nota que tout le magasin le regardait remonter en
voiture. Il passa devant le grainetier, ralentit au niveau de la voie ferrée, et rentra chez lui en passant par la grand-rue du village ; les vitrines étaient en fête et la clientèle se pressait sur les trottoirs étroits, sous les guirlandes électriques. Robert salua des connaissances.
La crèche sur la grand-place était une réussite - incontestablement une violation du Premier Amendement - mais une réussite quand même, et puis quoi, c'était NoÎl, pas vrai ? Il n'y avait que le temps qui ne semblait pas au courant.
Depuis la fin des pluies, le jour o˘ Gr‚ce avait ouvert la bouche pour parler, il avait fait une chaleur ridicule. Sitôt après avoir pontifié sur les inondations causées par les ouragans, les climatologues vedettes pouvaient exploiter dans les médias le NoÎl le plus lucratif de ces dernières années. Officiellement, il était entendu que la planète était soumise à l'effet de serre - ou, du moins, que c'était le monde à l'envers.
quand il revint à la maison, Annie téléphonait depuis son antre. Elle passait à son correspondant, journaliste apparem-80
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux ment, le classique savon maison. D'après ce qu'il entendait en rangeant la cuisine, le malheureux avait donné son accord pour publier le portrait d'un acteur pour lequel Annie n'avait aucune estime.
- Une star? s'exclama-t-elle, incrédule. C'est tout le contraire. Ce pauvre mec est un trou noir!
D'ordinaire, le trait l'e˚t fait sourire, mais ce ton agressif chassa la bonne humeur de saison qu'il avait ramenée à la maison. Il se doutait bien qu'il était frustrant de diriger un journal branché du fond de la cambrousse. Mais il y avait autre chose. Depuis l'accident, Annie semblait possédée par une rage si intense qu'il en était presque effrayé.
- quoi? Tu as accepté un tarif pareil... ? Tu es tombé sur la tête...? Il pose à poil ou quoi...?
Robert fit le café et dressa la table du petit déjeuner. Il avait acheté
des brioches aux raisins, les préférées d'Annie.
- Je regrette, John, ça ne va pas. Téléphone-lui et annule tout... «a m'est égal... Oui, tu peux m'envoyer un fax.1 Entendu.
Il l'entendit raccrocher. Pas d' áu revoir ª, mais ça n'avait rien d'étonnant de la part d'Annie. Ses pas, quand elle descendit l'escalier, exprimaient plus de résignation que de colère. Il l'accueillit par un sourire.
- Tu as faim?
- Non. J'ai pris un muesli.
Il essaya de cacher sa déception. Elle vit les brioches sur la table.
- Pardon.
- Tant pis. Je vais pouvoir m'empiffrer... Café? Annie acquiesça et se mit à table, survolant sans grand
intérêt les journaux qu'il avait achetés. Un long silence s'écoula avant que l'un d'eux reprît la parole.
- Tu as acheté le sapin?
- Tu penses. Il n'est pas aussi beau que celui de l'année dernière, mais il se défend.
Nouveau silence. Il servit le café dans deux bols et prit un 81
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux siège. Délicieuses, ces brioches. Le silence était si profond qu'il s'entendait mastiquer. Annie poussa un soupir.
- Bon, je suppose qu'il va falloir s'y mettre, dit-elle en portant le bol à ses lèvres.
- Pardon?
- Le sapin. Il va falloir le décorer. Robert sourcilla.
- Sans Gr‚ce? Pourquoi? Elle nous en voudra si on ne l'attend pas.
Annie reposa bruyamment sa tasse.
- Tu dérailles ou quoi ? Tu la vois décorer le sapin sur une jambe ?
Elle se leva dans un grincement de chaise et gagna la porte. Robert était sous le choc.
- Je pense qu'elle pourra se débrouiller, dit-il d'une voix ferme.
- C'est ça... qu'est-ce que tu veux, qu'elle sautille tout autour à
cloche-pied ? Merde, elle arrive à peine à se tenir sur ses béquilles.
Robert se crispa.
- Annie, écoute...
- C'est toi qui vas m'écouter..., dit-elle en faisant volte-face. Tu voudrais que tout soit comme avant, mais c'est impossible. Mets-toi bien ça dans le cr‚ne, d'accord?
Elle marqua une pause devant la porte ouverte, cadrée sur le fond bleu, puis s'éclipsa en invoquant son travail. Et avec un sourd malaise au creux de la poitrine, Robert sut qu'elle avait raison : plus rien ne serait comme avant.
C'était bien joué de leur part, la façon dont ils lui avaient laissé
découvrir, pour sa jambe, songea Gr‚ce. Car, en y repensant, elle était incapable de repérer l'instant précis o˘ elle avait compris. Ces médecins devaient être super-calés pour vous injecter juste les bonnes doses de calmants sans vous faire disjoncter. Elle avait deviné qu'il se passait quelque chose de ce côté-là bien avant de pouvoir bouger ou parler. Il 82
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux y avait cette vague sensation, et puis elle avait remarqué que les infirmières passaient plus de temps au-dessus de sa jambe. Mais cette observation n'avait fait que glisser à l'intérieur de sa conscience, comme quantité d'autres faits, tandis qu'ils la tiraient de son tunnel.
- Alors, sur le départ...?
Elle releva la tête. ¿ la porte se tenait la grosse femme qui venait chaque jour lui demander ce qu'elle voulait à manger. Une marna très sympa, au rire tonitruant capable de traverser un mur de briques. Gr‚ce sourit et confirma de la tête.
- Bon, je vois. Alors tu ne seras pas là pour go˚ter à ma b˚che?
- Gardez-m'en une part. Je reviens après-demain.
Elle avait la voix éraillée. On lui avait laissé au cou le pansement qui cachait le trou qu'on lui avait fait pour passer la sonde du respirateur.
La femme tressaillit.
- Entendu, ma petite. Compte sur moi.
Restée seule, Gr‚ce consulta sa montre. Plus que vingt minutes avant l'arrivée de ses parents. Elle était assise sur son lit, habillée de pied en cap et prête à partir. Une semaine après qu'elle avait émergé du coma, on l'avait transportée dans cette chambre et, débarrassée du respirateur, elle avait alors pu parler pour de bon au lieu de faire seulement des grimaces. C'était une pièce petite, avec une vue d'enfer sur le parking et des murs peints dans ce jaune pisseux particulièrement déprimant qu'on dirait exclusivement réservé aux hôpitaux. Enfin, il y avait quand même la télé, et avec tous ces cadeaux, ces fleurs, ces cartes un peu partout, ça mettait de l'ambiance.
Elle baissa les yeux sur sa jambe. Une infirmière avait soigneusement épingle le pan flottant de son caleçon gris. On dit que les mutilés continuent à éprouver des sensations, et c'est vrai. La nuit, c'était fou comme ça la démangeait. Par exemple, maintenant. Et le plus étrange, c'était que même là, alors qu'elle avait les yeux dessus, elle ne le reconnaissait pas comme un truc à elle, ce drôle de bout de jambe qu'on lui avait laissé.
83
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Ses béquilles étaient calées contre le mur, à côté de la table de chevet -
et entre les deux, Pilgrim en photo lui faisait signe.
Judith était morte. Gulliver aussi. On lui avait dit cela aussi. Mais, comme pour sa jambe, ça ne l'avait pas particulièrement frappée. Non qu'elle e˚t refusé de le croire -pourquoi lui aurait-on menti? Elle avait pleuré quand son père lui avait appris la nouvelle. Et pourtant, peut-être à cause des drogues qu'elle prenait, elle n'avait pas eu vraiment l'impression de pleurer. C'était un peu comme si elle s'était regardée verser des larmes. Et depuis, chaque fois qu'elle y repensait (ce qui était rare, car elle réussissait toujours à penser à autre chose), la réalité de la mort de Judith semblait rangée provisoirement dans un coin de son cerveau, bien à l'abri derrière une porte qui empêchait tout examen approfondi.
La semaine d'avant, un policier était venu l'interroger et prendre des notes sur ce qui s'était passé. Le pauvre, il était si nerveux ! Et ses parents qui n'avaient pas quitté la chambre, au cas o˘ elle aurait piqué sa crise... Ils s'étaient inquiétés pour rien. Elle avait répondu qu'elle ne se souvenait plus de rien depuis le moment o˘ elle avait dévalé la pente.
Mais c'était faux. Elle savait bien que, si elle l'avait voulu, elle aurait pu se rappeler un tas de choses. Mais voilà, elle ne le voulait pas.
Son père avait expliqué qu'il lui faudrait faire ultérieurement une nouvelle déclaration, un genre de déposition auprès de la compagnie d'assurances, mais seulement quand elle irait mieux. C'était quoi, ´mieuxª?
Gr‚ce contemplait toujours la photo de Pilgrim. Sa décision était prise.
Elle savait que ses parents voudraient la faire remonter à cheval. Mais ça, jamais. Elle leur demanderait de le rendre à ses anciens propriétaires, dans le Kentucky. Elle ne pouvait pas envisager de le revendre dans la région, au risque de le croiser un jour, monté par un étranger. Elle irait le voir une dernière fois, pour lui dire adieu, mais ça s'arrêterait là.
84
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Pilgrim rentra lui aussi pour NoÎl, une semaine avant Gr‚ce, et personne à
Cornell ne le regretta. Plusieurs étudiants portaient les marques de sa reconnaissance. L'un d'eux avait le bras dans le pl‚tre et une demi-douzaine d'autres, des coupures et des ecchymoses. Dorothy Chen, qui avait mis au point une technique acrobatique pour lui administrer ses piq˚res quotidiennes, s'était vu récompensée par une superbe morsure à l'épaule.
- Je vois ça quand je suis dans ma salle de bains, avait-elle dit à Logan.
«a passe par toutes les nuances de Parc-en-ciel. Vous n'imaginez pas...
Logan imaginait fort bien, au contraire. Dorothy Chen, examinant son épaule nue dans le miroir de sa salle de bains. Fichtre.
Joan Dyer et Liz Hammond firent le déplacement pour l'aider à assurer le transport. Le vétérinaire s'entendait à merveille avec Liz, en dépit de leur rivalité professionnelle. C'était une femme de tête et de cour - de sa génération, de surcroît - et il fut content de faire le trajet en sa compagnie, car il trouvait Joan un peu pénible dans l'intimité.
Joan était une femme entre deux ‚ges, au visage sévère et marqué, et qui donnait toujours l'impression de juger son prochain. Elle avait pris le volant, apparemment satisfaite d'écouter, tandis que Logan et Liz parlaient boutique. ¿ Cornell, elle avait habilement reculé la remorque juste devant la stalle de Pilgrim. Mais malgré une injection de calmants, ils avaient mis pratiquement une heure à l'embarquer.
Au cours des dernières semaines, Liz s'était montrée aussi efficace que généreuse. Dès son retour, elle s'était rendue à Cornell sur la demande des Maclean qui souhaitaient apparemment lui confier le blessé. Logan n'aurait pas demandé mieux. Mais Liz avait fait son éloge et conseillé à ses clients de ne rien changer. Finalement, il avait été convenu qu'elle assurerait une sorte de contrôle continu. Logan ne s'en était pas formalisé. C'était bon de pouvoir échanger des points de vue sur un cas aussi épineux.
85
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Joan Dyer, qui n'avait pas revu Pilgrim depuis l'accident, accusa le coup.
Les cicatrices étaient déjà passablement impressionnantes. Mais jamais encore elle n'avait vu un cheval manifester cette agressivité sauvage, démentielle. Tout au long du voyage du retour, pendant quatre longues heures, ils l'entendirent ruer contre les parois. Toute la remorque en vibrait. Joan n'était pas tranquille.
- O˘ je vais bien pouvoir le mettre?
- que voulez-vous dire? demanda Liz.
- Il ne peut pas retourner dans la grange dans cet état. Ce serait dangereux.
Une fois sur place, ils le laissèrent enfermé, tandis que Joan nettoyait une enfilade de petites stalles désaffectées derrière la grange. Ses deux grands fils, …ric et Tim, lui donnèrent un coup de main. Tous deux, remarqua Logan, tenaient de leur mère leur caractère taciturne et un visage en lame de couteau. Lorsque tout fut prêt, Eric, le plus ‚gé et maussade des deux, déplaça la remorque. Mais le cheval refusait de sortir.
De guerre lasse, Joan demanda aux garçons d'entrer dans la remorque par l'autre côté avec des b‚tons. Logan les vit distribuer des coups au cheval qui répliqua par des ruades, aussi terrifié que ses agresseurs. C'était terrible à voir, et Logan redoutait que la blessure au poitrail se rouvrît, mais il ne voyait pas d'autre solution, et finalement le cheval recula jusque dans la stalle dont le portail fut refermé à la volée.
Ce soir-là, en rentrant en voiture retrouver sa femme et ses gosses, Harry Logan n'avait pas le moral. Il revoyait le chasseur, le jeune à la toque de fourrure, qui ricanait depuis le pont du chemin de fer. Ce petit saligaud avait raison. L'animal aurait d˚ être abattu.
Chez les Maclean, NoÎl débuta sous de mauvais auspices et tout alla de mal en pis. La voiture roulait vers la maison, Gr‚ce à l'arrière, allongée sur la banquette. Ils n'en étaient pas à la moitié du parcours qu'elle parla du sapin. {
- On va le décorer en arrivant? J
86
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Annie regarda droit devant elle, laissant à Robert le soin d'expliquer que c'était déjà fait - sans préciser toutefois dans quelles circonstances : au beau milieu de la nuit, dans un silence sans joie et une atmosphère chargée d'électricité.
- Ma puce, j'ai cru que ça ne te dirait rien, ajouta-t-il. ¿ l'entendre endosser la faute, Annie se sentit contrariée de ne ressentir ni attendrissement ni gratitude. Elle attendit, presque irritée, l'inévitable blague dont Robert ne manquerait pas de pimenter son propos.
- Hé, miss, tu as du boulot qui t'attend à la maison. Il faut couper du bois, faire le ménage, la cuisine...
Gr‚ce eut un rire poli et, dans le silence qui suivit, Annie ignora sciemment le coup d'oil en biais de son mari.
Une fois à la maison, ils s'appliquèrent tous les trois à mettre un peu de gaieté. Gr‚ce déclara que le sapin était génial. Elle passa un moment dans sa chambre, à écouter Nirvana assez fort pour tranquilliser ses parents.
Elle se débrouillait plutôt bien sur ses béquilles et réussit même à se déplacer dans l'escalier. Elle ne tomba qu'une fois, en voulant descendre les babioles qu'elle avait achetées pour ses parents par l'entremise des infirmières.
- «a va..., déclara-t-elle à son père qui volait à son secours.
Sa tête avait heurté violemment le mur, et Annie qui sortait de sa cuisine comprit qu'elle s'était fait mal.
- Tu es s˚re?
Robert br˚lait de lui apporter son aide, mais la petite fit de son mieux pour s'en passer.
- «a va, papa...
Annie remarqua le regard embué de Robert quand sa fille alla disposer les cadeaux sous le sapin, et cette vision l'exaspéra à tel point qu'elle préféra retourner à ses fourneaux.
La tradition voulait que l'on échange‚t les Ćhristmas stockings ª. Annie et Robert avaient garni ensemble la pochette de Gr‚ce. Au matin, elle débarquerait dans leur chambre, prendrait place sur le lit, et chacun déballerait à
87
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux tour de rôle les cadeaux, blaguant sur le Père NoÎl qui avait été si bien inspiré ou qui avait oublié d'ôter un prix. Mais pour Annie, ce rite était dorénavant, comme le sapin, à la limite du soutenable.
Gr‚ce monta se coucher de bonne heure et, quand il fut certain qu'elle était endormie, Robert alla à pas de loup déposer les cadeaux dans sa chambre. Annie se dévêtit et écouta le tic-tac de l'horloge montant du rez-de-chaussée. Elle était dans la salle de bains lorsque Robert revint dans la chambre et, percevant un bruit de papier froissé, elle comprit qu'il venait de fourrer son Ćhristmas stocking ª sous la place qu'elle occupait dans le lit. Elle venait d'en faire autant pour lui. quelle farce.
Lorsqu'il parut dans la salle de bains, elle se brossait les dents. Il avait mis son pyjama anglais à rayures et lui souriait dans la glace. Annie cracha dans le lavabo et se rinça la bouche.
- Gesse ces jérémiades, dit-elle.
- quoi?
- Je t'ai vu quand elle est tombée dans l'escalier. Arrête de la plaindre.
Ta pitié, elle s'en fout.
Il la considéra sans mot dire et, lorsqu'elle se retourna pour rentrer dans la chambre, leurs regards se croisèrent.
- Annie, tu es incroyable.
- Merci.
- qu'est-ce qui t'arrive...?
Elle passa son chemin sans répondre, se mit au lit et éteignit sa lampe.
quelques minutes plus tard, il l'imitait. Ils restèrent là, étendus dos à
dos. Annie contemplait fixement la lame de lumière jaune qui s'allongeait sur le parquet depuis le palier. Ce n'était pas la colère qui l'avait empêchée de répondre à sa question : elle ignorait tout bêtement la réponse. Comment avait-elle pu lui parler sur ce ton ? Peut-être était-ce les larmes de Robert qui l'avaient rendue folle de jalousie... Pas une fois elle n'avait pleuré depuis l'accident.
88
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Elle se retourna et tendit les bras d'un air coupable en se pressant contre lui.
- Pardon, dit-elle en embrassant sa nuque.
Sur le moment, Robert ne fit pas un geste. Puis il roula lentement sur le dos et étira le bras pour qu'elle p˚t se nicher contre lui, la tête contre sa poitrine. Elle l'entendit pousser un profond soupir et, pendant une éternité, ils restèrent là sans bouger. Puis elle lui passa lentement la main sur le ventre et prit délicatement son pénis, qui s'érigea. Elle se redressa, enfourcha son mari et ôta par la tête sa chemise de nuit, qui alla atterrir doucement sur le parquet. Il leva les bras, comme il le faisait toujours, et posa les mains sur ses seins, tandis qu'elle s'empalait sur lui. Son membre était complètement durci; elle le guida en elle et le sentit tressaillir. Entre eux, pas un mot ne fut prononcé. Mais lorsque, dans la pénombre, elle le contempla, cet homme foncièrement bon et qui partageait sa vie depuis si longtemps, elle vit dans ses yeux, sous le voile du désir, une affreuse - une irrémédiable tristesse.
Le jour de NoÎl, le temps se rafraîchit. Des nuages métalliques défilaient par-dessus les bois comme un film en accéléré, et le vent se déplaça vers le nord, appelant des masses d'air polaire qui s'abattirent en tourbillons dans la vallée. Blottis dans la maison, ils entendaient hurler la bise dans la cheminée, tandis qu'ils disputaient une partie de scrabble au coin du feu.
Ce matin-là, ils avaient fait de gros efforts en ouvrant les cadeaux.
Jamais Gr‚ce n'avait été aussi g‚tée, même bébé. Presque toutes leurs relations avaient envoyé quelque chose, et Annie avait compris, mais trop tard, qu'elle aurait d˚ faire un tri. Flairant l'attention charitable, Gr
‚ce avait laissé de nombreux paquets intacts.
Ses parents n'avaient pas su quoi lui acheter. Ces dernières années, le cadeau avait toujours eu trait à l'équitation. Mais à présent, toutes leurs idées semblaient chargées d'une allusion dans la mesure même o˘ les chevaux n'y avaient pas leur
89
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux part. De guerre lasse, Robert avait fini par acheter un aquarium de poissons exotiques. Ils savaient qu'elle en désirait un, mais Annie craignait qu'on p˚t y déchiffrer un message du genre : ´ Maintenant, assieds-toi et regarde. Tu n'as pas le choix. ª
Robert avait installé l'aquarium, emballé d'un papier cadeau, dans le petit salon. Ils amenèrent Gr‚ce sur place et la virent s'illuminer lorsqu'elle découvrit son cadeau.
- Oh! là, là!... Super!
Ce soir-là, après avoir débarrassé la table du dîner, Annie découvrit dans l'obscurité le père et la fille affalés sur le canapé, devant l'aquarium illuminé et agité d'un léger bouillonnement. Perdus dans leur contemplation, ils s'étaient endormis dans les bras l'un de l'autre. Les oscillations des plantes et l'ombre glissante des poissons dessinaient des motifs spectraux sur leur visage.
Le lendemain matin, au petit déjeuner, Gr‚ce était p‚le comme un linge.
Robert lui toucha les mains.
- «a va, puce?
Elle fit oui de la tête. Au moment o˘ Annie revenait avec une carafe de jus d'orange, Robert rectifia sa position. Annie devina que Gr‚ce avait une annonce difficile à leur faire.
- J'ai bien réfléchi à Pilgrim..., dit-elle d'une voix égale. C'était la première fois qu'il était fait allusion au cheval.
Annie et Robert restèrent assis sans bouger. Annie eut honte à l'idée que ni elle ni Robert n'étaient allés le voir depuis l'accident - ou du moins, depuis son retour chez Mme Dyer.
- Hum hum, fit Robert. Et alors...?
- Je pense que nous devrions le renvoyer dans le Ken-tucky.
Un ange passa.
- Gracie, dit Robert. Rien ne presse. Il se peut que... Gr‚ce lui coupa la parole.
- Je sais ce que tu vas dire... que d'autres dans mon cas sont remontés à
cheval, mais moi... Moi, je ne veux pas. S'il vous plaît...
90
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Annie observa Robert, et elle devina qu'il avait senti son regard, qui le défiait d'y aller de sa larme.
- Je ne sais pas s'ils voudront le reprendre, poursuivit Gr‚ce. Mais je ne veux pas qu'il reste dans la région.
Robert hocha la tête, montrant qu'il comprenait même s'il n'approuvait pas.
Gr‚ce poussa son avantage.
- Je voudrais lui dire adieu, papa. Et si on allait le voir ce matin? Avant que je rentre à l'hôpital?
Annie n'avait parlé qu'une seule fois avec Logan. Un appel qui l'avait mise mal à l'aise, car si sa menace de procès n'avait pas été évoquée, son souvenir n'avait cessé de planer sur toute la conversation. Logan s'était montré charmant et, du coup, Annie n'avait jamais été aussi près d'exprimer des excuses - du moins dans le ton. Mais depuis, elle n'avait eu de nouvelles de Pilgrim que par l'intermédiaire de Liz Ham-mond. Pour ne pas ajouter à leurs soucis, Liz lui avait brossé un portrait aussi rassurant que mensonger du convalescent.
La cicatrisation des plaies était en bonne voie. Les greffes de peau avaient pris au niveau du boulet. L'opération de l'os nasal avait réussi au-delà de leurs espérances. Tout cela n'était pas faux. Mais rien n'avait préparé les Maclean à ce qu'ils étaient sur le point de voir, alors qu'ils remontaient l'allée pour se garer devant la maison des Dyer.
Joan sortit de l'écurie et traversa la cour dans leur direction en s'essuyant après sa vieille veste bleue matelassée qu'elle ne quittait jamais. Le vent rabattit sur sa figure des mèches grises, qu'elle chassa en souriant. Ce sourire était si peu dans son caractère qu'Annie en resta interdite. C'était sans doute la gêne de voir Gr‚ce s'extirper de la voiture avec l'aide de son père.
- Hello, Gr‚ce. Comment vas-tu, mon enfant?
- Elle va très bien, dit Robert. Pas vrai, miss...? Pourquoi répond-il donc à sa place ? songea Annie. Gr‚ce
eut un sourire brave.
- «a roule...
91
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux
- Tu as passé un bon NoÎl? Tu as eu beaucoup de cadeaux ?
- Des tonnes. C'était géant, hein? Cette fois, elle prenait sa mère à
témoin.
- Absolument, confirma Annie.
Personne ne savait comment continuer la conversation et ils restèrent là, dans les courants d'air, embarrassés. Des nuages roulaient furieusement par-dessus leurs têtes, et les murs rouges de la grange s'enflammèrent d'un brusque coup de soleil.
- Gr‚ce est venue voir Pilgrim..., dit Robert. Il est dans la grange ?
Le visage de Mme Dyer se contracta.
- Non. Il est derrière.
Annie flaira un problème et vit que Gr‚ce était aussi dans ce cas.
- Bon, fit Robert. On peut le voir? Mme Dyer tiqua.
- Certainement...
Elle se retourna et montra le chemin. Ils la suivirent à travers la cour, jusqu'à une rangée de boxes désaffectés qui se trouvaient derrière la grange.
- Attention à vous. «a glisse joliment par ici. Par-dessus son épaule, elle jeta un coup d'oeil à Gr‚ce qui
progressait sur ses béquilles, puis darda sur Annie un regard qui avait tout d'un avertissement.
- Elle sait y faire, hein... ? s'exclama Robert. J'ai du mal à la suivre...
- Oui, je vois ça...
Mme Dyer eut un sourire fugace.
- On l'a changé de place... pourquoi? s'enquit Gr‚ce. Pas de réponse. Ils étaient arrivés devant les stalles. Mme
Dyer s'arrêta devant l'unique porte close, puis se retourna et leur fit face. Après avoir dégluti nerveusement, elle s'adressa à Annie.
- J'ignore ce que Harry et Liz vous ont dit exactement...
92
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Annie haussa les épaules.
- On sait qu'il a de la chance d'être encore en vie, intervint Robert.
Silence. Chacun était suspendu aux lèvres de Mme Dyer. Elle donnait l'impression de chercher les mots justes.
- Gr‚ce..., dit-elle. Pilgrim a changé. Il est très perturbé depuis l'accident. (Aussitôt, Gr‚ce donna des signes d'inquiétude et Mme Dyer chercha de l'aide du côté des parents.) Franchement, je me demande si cette visite s'impose...
- quoi...? fit Robert. Mais Gr‚ce s'interposa.
- Je veux le voir. Ouvrez.
Mme Dyer attendait une décision de la mère. Annie comprit qu'il était trop tard pour revenir en arrière. Elle acquiesça. ¿ contrecour, Mme Dyer tira le verrou supérieur. Au même moment, il y eut à l'intérieur une explosion qui les fit tous sursauter. Puis plus rien. Comme Mme Dyer ouvrait lentement le battant du haut, Gr‚ce scruta l'obscurité, ses parents dans son dos.
Elle mit un certain temps à s'habituer à la pénombre. Enfin, elle le vit.
Sa voix, quand elle parla, était si ténue et frêle qu'on avait du mal à
l'entendre.
- Pilgrim?
Puis elle poussa un cri et se détourna si vivement que Robert d˚t réagir prestement pour l'empêcher de tomber.
- Non, papa! Non!
Il la prit par les épaules et l'entraîna vers la cour. Le bruit de ses sanglots s'estompa, emporté par le vent.
- Annie, dit Mme Dyer. Je regrette. Je n'aurais pas d˚ la laisser...
Annie lui jeta un regard vide et s'approcha du portail. D'acres relents d'urine lui montèrent à la gorge et elle vit que le sol était jonché de crottin. Réfugié dans un coin noyé de pénombre, Pilgrim l'observait. Il avait les sabots tournés en dehors et l'échiné si basse que sa tête rasait presque le sol. Son mufle balafré de façon grotesque pointait vers elle 93
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux comme pour la défier d'avancer, et il haletait, pris de brefs éternuements irrités. Annie en eut froid dans le dos, et la bête dut le sentir, car elle coucha ses oreilles en arrière et la lorgna d'un oil torve, montrant les dents en une parodie de menace. Et tandis qu'elle fixait ces yeux injectés de sang, Annie comprit pour la première fois comment on pouvait en venir à
croire au Diable.
LA réunion s'étirait en longueur et Annie s'ennuyait ferme. Son bureau, pris d'assaut par des gens perchés un peu partout, était le thé‚tre à huis clos d'un débat houleux et éso-térique sur la nuance particulière de rosé
la plus appropriée à une prochaine couverture. Les maquettes en compétition étaient là, étalées sous les yeux. Annie les trouvait toutes ignobles.
- Vraiment, je ne crois pas que notre lectorat soit du genre rosé layette, lança une voix.
Le directeur artistique, visiblement de l'avis contraire, était acculé dans ses retranchements.
- Ce n'est pas rosé layette, mais rosé bonbon.
- Justement. Je ne crois pas non plus que nos lecteurs soient très rosé
bonbon. «a fait trop ánnées 80 ª.
- C'est la meilleure!
D'ordinaire, Annie aurait tranché depuis belle lurette. Elle aurait exprimé
son opinion et la chose e˚t été réglée. Le hic, c'est qu'elle n'arrivait pratiquement pas à se concentrer, ni même - point plus inquiétant - à
s'intéresser.
Et c'avait été ainsi toute la matinée. D'abord, petit déjeuner pour faire la paix avec l'agent de Hollywood dont le ´ trou noir ª de client avait disjoncté en apprenant l'annulation de son portrait. Puis la fabrication avait débarqué dans son bureau pour se répandre, deux heures durant, en lamen-95
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux tations sur le co˚t du papier qui grimpait en flèche. Un type s'était aspergé d'une eau de Cologne si entêtante qu'elle avait d˚ ensuite ouvrir toutes les fenêtres. Mais l'odeur était tenace.
Ces dernières semaines, elle s'était reposée davantage sur son amie et adjointe, Lucy Friedman, le grand gourou de la mode. La couverture en question, liée à un papier que Lucy avait commandé sur les ´ dandys ª, représentait une photo souriante d'un éternel rocker dont les rides avaient déjà été contractuellement gommées par ordinateur.
Devinant qu'Annie avait la tête ailleurs, Lucy présidait de fait la séance.
C'était une femme baraquée et pugnace, à l'humour mordant et à la voix pareille à un silencieux de voiture rouillé. Elle adorait semer la confusion, ce qu'elle était justement en train de faire en déclarant que le fond ne devait pas être rosé pour commencer, mais vert fluo.
Comme la discussion reprenait de plus belle, Annie s'évada. De l'autre côté
de la rue, un homme à lunettes et en complet-veston exécutait ses exercices de taÔ-chi devant la fenêtre de son bureau. Annie admira la précision et la beauté des arabesques des bras, en contraste avec l'immobilité de la tête, et se demanda quel bienfait cet inconnu pouvait en retirer.
Un mouvement attira son regard, et elle aperçut Anthony, son assistant, qui grimaçait derrière la baie vitrée en désignant sa montre. Il était bientôt midi et elle avait rendez-vous à la clinique orthopédique.
- qu'en dis-tu, Annie?
- Pardon, Luce... O˘ en est-on?
- Vert fluo. Et les gros titres en rosé. \
- Génial.
Le directeur artistique grommela une remarque qu'Annie préféra ignorer.
Elle se pencha en avant et posa les mains à plat sur le bureau.
- Bon, si on en finissait? Je dois partir...
Une voiture l'attendait sur le trottoir. Elle communiqua 96
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux l'adresse au chauffeur et s'installa à l'arrière, emmitouflée dans son manteau, tandis que le véhicule slalomait dans PEast Side en direction du centre-ville. Rues et passants étaient également gris‚tres et lugubres.
C'était le temps de la sinistrose, quand la nouvelle année est déjà bien entamée et qu'il est patent qu'elle ne sera guère plus brillante que la précédente. ¿ un feu rouge, Annie remarqua deux clochards recroquevillés sous un porche; l'un déclamait avec grandiloquence vers le ciel à côté de son compagnon endormi. Elle enfonça ses mains glacées dans les poches de son manteau.
La voiture passa devant chez Lester, le salon de thé sur la 84' Rue, o˘
Robert emmenait parfois Gr‚ce prendre le petit déjeuner. Ils n'avaient pas encore parlé de l'école, mais le temps approchait o˘ la petite devrait y retourner, quitte à affronter les regards de ses camarades. «a ne serait pas facile, mais plus ils reculeraient l'échéance, plus elle souffrirait.
Si la prothèse convenait, celle qu'elle devait essayer ce jour même à la clinique, Gr‚ce pourrait bientôt marcher. quand elle serait rodée, elle pourrait reprendre sa scolarité.
Annie parvint à destination avec vingt minutes de retard ; Gr‚ce était déjà
entre les mains de Wendy Auerbach, la prothésiste. Déclinant l'offre de la réceptionniste qui proposait de lui garder son manteau, elle se fit piloter le long d'un étroit couloir blanc jusqu'au cabinet des essayages. Gr‚ce était assise sur un lit, en culotte. Elle regardait ses jambes, mais Annie ne vit rien, car la vue lui était bouchée par la prothésiste qui procédait à genoux à des ajustements. Debout à son côté, Robert suivait l'opération.
- Et là...? «a va mieux? (Gr‚ce confirma.) «a colle. Maintenant, voyons ce que ça donne quand tu es debout..
Elle se releva, et Annie vit alors sa fille, les traits tendus par la concentration, se soulever lentement du lit et grimacer à mesure que son poids se déportait sur la prothèse. Elle leva les yeux et aperçut sa mère.
- Salut! dit-elle, avec un sourire brave.
Les deux adultes se retournèrent.
97
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux
- Hello, fit Annie. qu'est-ce que ça donne? Gr‚ce haussa les épaules. Comme elle est p‚le! songea Annie. Si frêle.
- Je vous félicite pour votre petite fille, déclara Wendy Auerbach.
Désolée, chère maman, nous avons d˚ commencer sans vous.
Annie signifia d'un geste que c'était sans importance. Cette impitoyable jovialité lui tapait sur le système. Le ´ ça colle ª passait déjà assez mal. L'appeler ćhère maman ª relevait de l'appel au meurtre. Elle n'arrivait pas à détacher les yeux de la jambe et sentait que Gr‚ce guettait sa réaction. La prothèse était couleur chair et, mis à part la charnière et le trou pour la valve, représentait un pendant acceptable à la jambe gauche. Mais pour Annie, c'était tout bonnement hideux, révoltant.
Elle ne savait que dire. Robert vint à sa rescousse.
- La nouvelle rotule s'emboîte à merveille.
Après le premier essayage, on avait réalisé un nouveau moulage en pl‚tre du moignon pour façonner cette nouvelle rotule mieux adaptée. La fascination de Robert pour la technologie avait facilité les choses. Il avait amené Gr
‚ce à l'atelier et posé tant de questions qu'il devait en savoir assez pour s'installer à son compte. Annie savait que son but était de les distraire, lui comme Gr‚ce, de l'horreur de tout cela. Il avait réussi, et Annie lui en était reconnaissante.
On apporta un déambulateur et les Maclean regardèrent Wendy Auerbach faire une démonstration. Dans un jour ou deux, prétendit-elle, Gr‚ce retrouverait des sensations. Elle pourrait alors se contenter d'une canne, qui se révélerait par la suite également inutile. Gr‚ce se rassit, tandis que la prothésiste passait à une liste de conseils d'entretien et d'hygiène, rebondissant de point en point. Si elle s'adressait surtout à Gr‚ce, elle s'efforça aussi d'impliquer les parents. Bientôt, ses efforts se concentrèrent sur Robert, car c'était lui qui posait les questions.
D'ailleurs, elle semblait consciente de la réticence d'Annie.
- «a colle, dit-elle enfin en frappant dans ses mains. Je crois que tout est dit.
98
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Elle les raccompagna à la porte. Gr‚ce avait gardé sa prothèse mais marchait avec ses béquilles. Robert transportait le déambulateur et un lot d'accessoires que Wendy Auerbach lui avait remis. Il la remercia pour tout.
Poussant la porte, la prothésiste se fendit d'un dernier conseil :
- Surtout, n'oublie pas : il n'est pratiquement pas d'activité qui te soit interdite. Alors, ma petite demoiselle, j'espère que tu vas remonter bien vite sur ton joli cheval!
Gr‚ce baissa les yeux. Robert lui mit la main sur l'épaule, et Annie poussa le duo sur le trottoir.
- Elle ne veut pas, dit-elle entre ses dents, en passant son chemin. Et son joli cheval non plus, chère madame...
Pilgrim dépérissait. Fractures et cicatrices étaient guéries, mais les lésions aux ligaments de l'épaule l'avaient rendu boiteux. Seule une rééducation combinée à la réclusion pouvaient l'aider. Mais il réagissait avec une telle violence, lorsqu'on voulait l'approcher, que la mise en ouvre de la première de ces méthodes était grosse de dangers. Restait l'isolement. Dans la puanteur de son sombre cachot, derrière la grange o˘
il avait connu le bonheur, Pilgrim maigrissait.
Harry Logan n'avait ni le culot ni l'adresse de Dorothy Chen pour administrer les piq˚res. Les fils de Mme Dyer inventèrent donc un stratagème pour l'aider. Ils découpèrent dans la partie basse de la porte un petit guichet à coulisse par o˘ ils glissaient sa pitance. Avant chaque injection, ils l'affamaient. Puis, tandis que Logan se tenait prêt avec la seringue, les écuelles étaient placées devant le guichet, qui était alors découvert. Cachés sur le côté, les garçons attendaient en ricanant que la nécessité vînt à bout de la peur de Pilgrim. quand l'animal app‚té tendait prudemment le cou, ils rabattaient la pièce de bois pour lui bloquer la tête. Logan avait horreur du procédé - et des gloussements des deux compères.
Début février, il contacta Liz Hammond et lui donna rendez-vous. Une fois sur place, ils jetèrent un coup d'oil au cheval, puis retournèrent s'installer en voiture. Eric et Tim arrosaient la cour au jet en faisant les idiots.
99
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux
- J'en ai assez, déclara enfin Logan. Je vous le laisse.
- Vous en avez parlé avec Annie?
- Je lui ai téléphoné une dizaine de fois. Il y a un mois déjà, je lui avais dit qu'il fallait l'achever... Elle n'en démordra pas. Mais je vous garantis que je n'en peux plus. Ces deux zigotos me rendent marteau. Je suis vétérinaire, Lizzie. Mon rôle est d'empêcher les bêtes de souffrir, pas de les torturer. Je déclare forfait.
Pendant un temps, aucun mot ne fut plus prononcé. Ils restaient à leur place, à suivre le manège des adolescents. …ric s'efforçait d'allumer une cigarette, mais Tim braquait sans arrêt le jet sur lui.
-p. *^
- Elle m'a demandé si je connaissais des psychiatres pour UCIIXICTYIC chevaux, dit Liz.
Logan préféra en rire.
- Ce n'est pas un psy qu'il lui faut. C'est une lobotomie. (Il réfléchit.) Je connais bien un rebouteux des chevaux à Pitts-field, mais ce n'est pas un cas pour lui. Je ne vois personne d'autre. Et vous?
Liz hocha la tête.
Personne. Logan soupira. Tout cela n'avait été qu'un échec navrant sur toute la ligne. Et il n'entrevoyait aucun espoir d'amélioration.
C'EST en Amérique que le cheval vagabonda pour la première fois. Un million d'années avant l'apparition de l'homme, des hordes broutaient déjà l'herbe drue des vastes plaines, avant de se répandre sur d'autres continents par des ponts de pierre, bientôt coupés par le retrait des glaces. Il connut d'abord l'homme comme la proie connaît le chasseur, car longtemps avant de voir en lui un allié pour tuer d'autres espèces, ce dernier le chassa pour consommer sa chair.
Des peintures rupestres nous renseignent sur le procédé. Lorsque le lion ou l'ours faisaient face pour combattre, l'homme en profitait pour les transpercer de sa lance. Mais le cheval était un fuyard et, avec une froide logique de mort, le chasseur exploita cette particularité pour l'éliminer.
Attirés en haut des ravins, des troupeaux entiers se précipitaient dans le vide au galop. Des monceaux d'ossements brisés en témoignent. Et lorsque l'homme se prétendit par la suite son ami, cette alliance resta fragile, car la peur était trop profondément ancrée dans le cour de l'animal pour en être déracinée.
Depuis le néolithique, ‚ge o˘ le cheval fut domestiqué, il se trouva des individus pour comprendre cette peur.
Ils possédaient l'art de sonder les ‚mes de ces créatures et d'en panser les plaies secrètes. On les considérait souvent comme des sorciers, peut-
être à raison. Certains préparaient
103
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux des philtres avec des os blanchis de crapauds, arrachés d'un cours d'eau au clair de lune. D'autres, disait-on, pouvaient d'un seul regard figer dans la glèbe tout un attelage au labour. Ils étaient gitans et bateleurs, chamans ou charlatans. Et ceux qui possédaient réellement le don étaient avisés d'en faire bon usage, car il était dit que celui qui pouvait chasser le Mal pouvait aussi l'attirer. Il arrivait que le propriétaire d'un cheval guéri serr‚t la main de son bienfaiteur - pour danser ensuite autour du b˚cher dressé sur la place du village.
Ces hommes, qui murmuraient des secrets aux oreilles dressées et inquiètes, on les appelait Ćhuchoteurs ª.
C'étaient surtout des hommes, semblait-il - détail qui troubla Annie, alors qu'elle poursuivait sa lecture à la lueur d'une lampe à abat-jour, dans la vaste et sombre salle de consultation d'une bibliothèque. Il lui semblait qu'une femme aurait eu plus de finesse pour ces choses-là. Des heures durant, elle resta retranchée derrière une barrière de livres qu'elle avait empruntés, assise à une longue table en acajou verni, et s'attarda jusqu'à
la fermeture de la bibliothèque.
Elle apprit ainsi l'histoire de cet Irlandais nommé Sullivan, qui vécut voici deux cents ans et dont le don pour mater des chevaux enragés est attesté par de nombreux témoignages. Il s'isolait avec l'animal dans une grange obscure et personne ne pouvait dire ce qui se passait lorsque la porte était refermée. Lui-même prétendait faire exclusivement usage d'un charme indien troqué contre un repas à un vagabond affamé. Nul ne sut si c'était la vérité, car il emporta son secret dans la tombe. Tous les témoins ont affirmé que, lorsque le cheval sortait à l'air libre, sa fureur s'était complètement dissipée. Certains disaient qu'il avait l'air hypnotisé par la peur.
Un autre personnage, John Solomon Rarey, natif de Groveport, Ohio, mata son premier cheval à l'‚ge de douze ans. La rumeur se fit l'écho de ce don et, en 1858, il fut mandé au ch‚teau de Windsor pour dompter le cheval de la reine Victoria. Devant la souveraine et son entourage stupéfaits, Rarey apposa les mains sur l'animal, qui se coucha à terre.
104
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux L'homme s'allongea à son tour, la tête sur les sabots. Sa Majesté eut un petit gloussement ravi et le gratifia de cent dollars. C'était un homme modeste et tranquille, mais la célébrité l'avait rattrapée et les journalistes réclamaient du spectacle. Un appel fut lancé pour trouver le cheval le plus féroce de toute l'Angleterre.
On le trouva.
C'était un étalon nommé Cruiser, autrefois le plus rapide coursier du pays.
Hélas, il était devenu, à en croire le passage que Annie parcourait, ´ le démon incarné ª, et portait une muselière en acier pesant huit livres, après avoir massacré un nombre impressionnant de garçons de ferme. Ses propriétaires le gardaient en vie pour la reproduction et, afin de pouvoir procéder en toute sécurité, ils avaient l'intention de le rendre aveugle.
Contre l'avis général, Rarey entra dans l'écurie o˘ personne n'osait jamais s'aventurer et referma la porte. Trois heures plus tard, il reparaissait en menant un cheval sans muselière et doux comme un agneau. Impressionnés, les propriétaires lui firent cadeau de l'animal. Rarey ramena sa conquête dans l'Ohio, o˘ Cruiser survécut neuf années à son nouveau maître avant de s'éteindre le 6 juillet 1875.
Annie quitta la bibliothèque et descendit l'escalier entre les majestueux lions de pierre qui montaient la garde sur le trottoir. La rue résonnait des bruits de la circulation, et un vent glacial s'engouffrait entre les hautes murailles des buildings. Elle avait encore pour trois à quatre heures de travail au bureau, mais n'avait aucune envie de prendre un taxi et se mit à marcher. L'air froid mettrait peut-être de l'ordre dans ces récits qui tourbillonnaient dans sa tête. Peu importaient les noms, les lieux, les dates : ces chevaux ressemblaient tous à Pilgrim. C'était aux oreilles de Pilgrim que l'Irlandais avait psalmodié sa formule, et c'était encore les yeux de Pilgrim qu'elle voyait derrière le masque d'acier.
quelque chose m˚rissait en Annie, qu'elle ne savait pas définir. C'était viscéral. Au cours de ces derniers mois, elle 105
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux avait observé sa fille, arpentant l'appartement d'abord avec le déambulateur, puis la canne. Elle l'avait aidée - tout le monde s'y était mis - dans l'accomplissement de ces corvées barbares, fastidieuses, que représentaient les exercices quotidiens de kinésithérapie - séances interminables dont chacun sortait également perclus de douleur. Au plan physique, c'était une accumulation constante de menues victoires. Mais Annie voyait bien qu'en proportion presque égale, quelque chose dépérissait chez sa fille.
Gr‚ce t‚chait de le cacher - à ses parents, à Eisa, à ses amis, et même à
l'armée de psychologues et de thérapeutes pourtant chèrement payés pour déceler ces choses-là - sous une sorte d'entrain têtu. Mais Annie l'avait percée à jour et voyait bien son expression quand elle ne se savait pas observée. Le silence, tel un monstre patient, enveloppait sa fille de ses bras.
En quoi le sort d'un cheval sauvage, claquemuré dans un sordide box à la campagne, pouvait-il être lié de si cruciale façon au déclin de sa fille, Annie n'en avait aucune idée. Voilà qui défiait la logique. Elle respectait la volonté de Gr‚ce de ne plus monter - cela la rassurait. Et lorsque Harry Logan et Liz lui serinaient qu'il e˚t été plus charitable de mettre un terme à cette existence, misérable à tout point de vue, elle savait qu'ils avaient raison. Alors pourquoi leur opposait-elle un refus ? Et pourquoi, alors que la courbe des tirages accusait un tassement, avait-elle passé
deux après-midi à lire des histoires sur ces doux dingues qui parlaient aux chevaux? Parce que tu es folle, ma pauvre fille.
quand elle revint au journal, tout le monde en partait. Elle se mit à son bureau et Anthony lui communiqua la liste des messages, lui rappelant le petit déjeuner d'affaires auquel elle avait espéré échapper. Puis il prit congé et la laissa seule. Annie donna quelques coups de téléphone, qui aux dires d'Anthony ne pouvaient pas attendre, et appela à la maison.
Robert lui déclara que Gr‚ce faisait ses exercices. Tout allait bien, d'après lui. Il ne prétendait jamais autre chose.
106
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Annie expliqua qu'elle serait en retard et qu'il faudrait dîner sans elle.
- Tu as l'air fatigué. Dure journée...?
- Non. J'ai lu des histoires sur les Chuchoteurs.
- quoi...?
- Je t'expliquerai.
Elle se plongea dans la pile de paperasses qu'Anthony avait mises à sa disposition, mais ses pensées ne cessaient de dériver vers des rêveries saugrenues inspirées de ses lectures. Et si John Rarey avait transmis son don à un lointain descendant ? Et si elle mettait une annonce dans le Times pour retrouver sa trace? On recherche le Chuchoteur.
Au bout de combien de temps avait-elle sombré dans le sommeil, elle n'aurait su le dire, mais elle se réveilla en sursaut pour apercevoir un vigile à sa porte. L'homme faisait sa ronde et s'excusa de la déranger.
Annie lui demanda l'heure et apprit, consternée, qu'il était déjà onze heures du soir.
Elle appela un taxi et s'affala d'un air maussade sur la banquette arrière, tandis que le véhicule se dirigeait vers Central Park. Le baldaquin de l'immeuble semblait avoir perdu sa couleur verte à la lueur des éclairages publics.
Robert et Gr‚ce étaient au lit. Campée devant la chambre de sa fille, Annie attendit que ses yeux se fussent accoutumés à l'obscurité. La jambe artificielle montait la garde dans un angle de la pièce. Gr‚ce bougea dans son sommeil et murmura quelques mots. Et soudain, Annie comprit que ce besoin qu'elle ressentait de maintenir Pilgrim en vie, de trouver quelqu'un capable d'apaiser son cour tourmenté, n'avait rien à voir avec Gr‚ce.
C'était peut-être elle-même qui était en question.
EUe tira doucement la couverture sur l'épaule de l'enfant et repartit dans le couloir en direction de la cuisine. Robert avait laissé sur la table un feuillet arraché d'un bloc-notes jaune.
Le message disait que Liz Hammond avait téléphoné. Elle avait le nom d'une personne qui pourrait peut-être les aider.
107
TOM BOOKER se réveilla à six heures du matin et suivit le bulletin régional à la télévision en se rasant. Un type originaire d'Oakland s'était arrêté
au beau milieu du pont du Golden G‚te, puis il avait tué sa femme et ses deux gosses avant de faire le grand saut. Le trafic était bloqué dans les deux sens. Dans la banlieue est, une femme avait été tuée par un couguar alors qu'elle faisait tranquillement son jogging sur les hauteurs derrière son domicile.
L'éclairage de la glace donnait des reflets verd‚tres à son visage bronzé, barbouillé de mousse à raser. La salle de bains était minable et étroite; il fallait se courber pour tenir sous la douche bricolée au-dessus de la baignoire. ¿ croire que ces motels étaient conçus pour une race d'elfes qui ne se montraient jamais ; des petits êtres qui préféraient effectivement des savonnettes aux dimensions d'une carte de crédit et enveloppées comme il convenait à leurs petits doigts agiles.
Une fois vêtu, il s'assit sur le lit pour enfiler ses bottes et jeta un coup d'oil au modeste parking envahi par les camionnettes et les tout-terrain de sa clientèle. Comme la veille, ils seraient une vingtaine au dressage et à peu près autant en équitation. C'était trop, mais il n'aimait pas refuser un client. Plutôt pour le bien du cheval que du maître. Il enfila sa veste en grosse laine verte, ramassa son chapeau, et 108
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux emprunta l'étroit couloir aux murs de ciment brut qui menait à la réception.
Le jeune gérant chinois déposait un plateau de beignets d'aspect redoutable près de la machine à café. Il gratifia Tom d'un sourire épanoui.
- Bonjour, monsieur Booker! Bien dormi?
- Oui, merci.
Tom posa sa clé sur le comptoir.
- Un petit beignet?
- Non, ça ira.
- Tout est prêt pour la consultation?
- Oh, on devrait s'en sortir. ¿ plus tard... '>
- Au revoir, monsieur Booker...
Il faisait encore frisquet et humide, mais les nuages étaient haut dans le ciel, et Tom comprit en rejoignant sa camionnette que ça taperait dur dans le courant de la matinée. Chez lui, dans le Montana, le ranch était sous deux pieds de neige, mais à son arrivée dans le comté de Marin, la veille au soir, c'était déjà le printemps. Ah, la Californie ! Tout était détraqué
ici, même le temps. Vivement la maison.
Il engagea la Chevy rouge sur la grande route et rejoignit la 101 en effectuant une boucle. Le centre équestre se nichait sur le versant d'un vallon boisé à quelques kilomètres en dehors de la ville. Avant de passer à
l'hôtel, la veille, il avait conduit la remorque sur place et l‚ché Rimrock dans le pré. quelqu'un avait déjà planté des pancartes en bordure de route : CLINIqUE BOOKER. Il le regretta. Si l'endroit avait été plus difficile à trouver, les plus crétins ne seraient pas venus.
Le portail franchi, il se gara dans l'herbe près de la grande arène ; le sable avait été arrosé et soigneusement ratissé. Personne. Rimrock l'aperçut depuis le fond de la prairie et, au moment o˘ Tom parvenait à la barrière, il était déjà là, à l'attendre. C'était un petit cheval marron de huit ans, avec une étoile blanche au front et quatre socquettes qui lui donnaient l'allure pimpante d'un joueur de tennis. Tom l'avait élevé et dressé. Il lui flatta l'encolure et se laissa c‚liner la joue.
109
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux
- Tu as du pain sur la planche, mon joli.
En principe, Tom préférait disposer de deux chevaux, pour répartir les contraintes. Mais sa jument, Bronty, avait d˚ rester dans le Montana o˘
elle attendait un poulain. Autre raison pour laquelle il lui tardait de rentrer.
Il se retourna et, adossé à la barrière, contempla l'espace encore vide qui, cinq jours durant, allait être fréquenté par des chevaux tendus, flanqués de leurs maîtres plus tendus encore. ¿ l'issue du stage, la plupart retourneraient chez eux un peu plus à l'aise et ce résultat justifiait son travail. Mais c'était le quatrième stage qu'il s'apprêtait à
donner en un peu moins d'un mois, et voir resurgir à tout bout de champ les mêmes problèmes absurdes était lassant.
Pour la première fois depuis une vingtaine d'années, il avait l'intention de chômer pendant tout le printemps et l'été. Finis stages et pérégrinations. Il resterait au ranch, à faire courir ses poulains, à
donner un coup de main à son frère. C'était décidé. Peut-être qu'il se faisait vieux. Il allait sur ses quarante-six piges. Au début de sa carrière, il pouvait travailler toute l'année à raison d'un stage par semaine sans jamais se lasser. Si seulement les gens pouvaient être aussi sympas que les chevaux.
Rona Williams, directrice de ce centre o˘ le stage avait lieu chaque année, l'avait aperçu des écuries et venait à sa rencontre. C'était un petit bout de femme maigrichonne aux yeux d'exaltée, et qui, malgré une quarantaine dynamique, arborait deux belles tresses. Ce côté enfantin était en contradiction avec la virilité de sa démarche - l'allure d'une femme habituée à être obéie. Tom l'aimait bien. Elle se donnait beaucoup de peine pour que cette consultation f˚t un succès. Il effleura son chapeau. Elle sourit et leva les yeux au ciel.
- Belle journée, on dirait...
- Ouais, on dirait... J'ai vu que vous aviez fait des frais en pancartes.
Au cas o˘ l'un de ces quarante zozos de chevaux se perdrait dans la nature.
- Trente-neuf.
110
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux
- Ah? Un désistement...?
- Non. Trente-neuf chevaux - plus un ‚ne. (Elle sourit.) Le maître est acteur, je crois. Originaire de Los Angeles.
Il soupira et lui adressa un regard entendu.
- Vous êtes sans pitié, Rona. Un jour, vous allez m'amener un grizzli...
- C'est une idée.
Ils marchèrent ensemble jusqu'à l'arène et discutèrent du programme. Tom donnerait le coup d'envoi avec les poulains, en les prenant un par un.
Compte tenu du nombre, il y passerait pratiquement toute la journée.
Demain, cours d'équitation, avec les soins aux bêtes en fin de journée -
s'il restait du temps et pour ceux que cela intéresserait.
Tom avait apporté de nouveaux haut-parleurs et voulait les tester. Rona l'aida à les sortir de la voiture et à les fixer au-dessus des gradins réservés au public. Dès que le contact fut mis, les appareils poussèrent un cri aigu qui régressa en grondement menaçant, tandis que Tom traversait l'espace de sable vierge en parlant dans le micro du casque à écouteurs.
- Bonjour tout le monde!
Sa voix retentit parmi les arbres dressés avec une immuable dignité dans la paix de la vallée.
- Bienvenus chez Rona Williams. Je suis Tom Booker, dresseur de baudet devant l'Eternel...
Une fois toutes les vérifications faites, ils se rendirent en ville pour le petit déjeuner. Smoky et TJ, les deux jeunes gars du Montana que Tom avait emmenés avec lui pour l'assister sur ces quatre stages, étaient déjà
attablés. Rona commanda un muesli et Tom des oufs brouillés avec du pain grillé et un grand jus d'orange.
- Vous avez entendu l'histoire de la femme tuée par un couguar en faisant son jogging? lança Smoky.
- Le couguar courait lui aussi? s'enquit Tom avec de grands yeux bleus innocents.
…clat de rire général.
- Pourquoi pas ? dit Rona. Vous savez, les gars, vous êtes en Californie.
111
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux
- Tout juste, fit TJ. Il paraît qu'il portait une combinaison en lycra et des petits écouteurs...
- Ah bon, encore un qui fait de la publicité pour Sony..., dit Tom.
Smoky attendit sans se vexer qu'ils eussent fini. Ces taquineries étaient devenues rituelles le matin. Tom avait de l'affection pour lui.
Intellectuellement, ce n'était pas une lumière, mais il comprenait les chevaux. Plus tard, s'il voulait, il ferait un bon dresseur. Tom allongea le bras et lui ébouriffa la tignasse.
- «a va, petit...?
Deux buses décrivaient des cercles paresseux dans le bleu limpide du ciel.
Elles se laissaient soulever toujours plus haut par les courants ascendants, peuplant de miaulements sinistres et sporadiques l'espace compris entre les arbres et le haut de la colline. Deux mille mètres plus bas, dans un nuage de poussière, se déroulait le dernier des vingt drames de la journée. Le soleil et peut-être aussi les pancartes avaient attiré
une foule telle que Tom n'en avait jamais vue. On se serrait sur les gradins et le public affluait toujours, payant ses dix dollars par tête de pipe à l'employé de Rona posté au portail. Les femmes à la buvette ne chômaient pas et de bonnes odeurs de barbecue flottaient dans l'air.
Au milieu de l'arène, on avait dressé un petit enclos. C'était là que Tom travaillait avec Rimrock. La sueur commençait à couler en rigoles sur sa figure pl‚treuse de poussière, et il s'essuyait à la manche de sa chemise bleu p‚le à boutons pression. Ses jambes cuisaient sous les vieilles jambières en cuir qui recouvraient son Jean. Il en avait terminé avec son onzième poulain et celui-ci était donc le douzième, une superbe bête de race.
Tom avait coutume de commencer par une conversation avec le propriétaire, pour s'enquérir de 1' ítinéraire ª du cheval, expression qu'il affectionnait. Avait-il déjà été monté ? Des problèmes particuliers s'étaient-ils présentés ? La réponse
112
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux était toujours oui mais, le plus souvent, c'était le cheval lui-même qui vous indiquait la nature du problème.
Ce petit pur-sang était un cas classique. D'après sa propriétaire, il avait tendance à ruer et avançait de mauvaise gr‚ce. Il était paresseux, voire caractériel. Mais à présent que Tom et Rimrock le faisaient circuler dans l'enceinte du cor-ral, le cheval racontait une tout autre histoire. Tom ne manquait jamais de commenter la scène en direct au micro, de façon à ce que la foule p˚t comprendre ce qui se passait. Il essaya de ne pas donner une image trop ridicule de la propriétaire.
- Bon, nous avons là une autre version... C'est toujours intéressant de connaître le point de vue du cheval. S'il était fainéant ou caractériel, comme vous dites, nous verrions sa queue agitée de soubresauts et ses oreilles se coucher en arrière. Mais ce n'est pas un cheval paresseux.
C'est un cheval qui a peur. Vous voyez comme il est contracté?
La femme regardait de l'extérieur du corral, penchée à la barrière. Elle acquiesça. Tom faisait pivoter Rimrock sur place, à petits pas adroits sur ses socquettes blanches, de façon à toujours faire face au pur-sang.
- Vous voyez comme il rentre ses postérieurs ? Je parie que la raison pour laquelle il répugne à galoper, c'est qu'à chaque fois il lui arrive des bricoles...
- Il est nul en transitions, dit la femme. Vous savez... quand je veux l'amener à passer du trot au galop...
Tom devait se mordre la langue quand il entendait des trucs pareils.
- Bon... Ce n'est pas ce que je vois. Vous croyez sans doute que vous lui demandez de galoper, mais votre corps tient un autre discours. Vous y mettez trop de conditions. Vous lui dites : ´ Vas-y, euh, n'y va pas ! ª Ou encore : ´ Fonce mais pas trop vite ! ª C'est quelque chose qu'il ressent.
Votre corps ne ment pas. «a vous arrive de le cravacher?
- C'est la seule façon de le faire bouger.
113
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux
- Alors il démarre, et comme il vous semble qu'il va trop vite, vous lui tirez sur la bouche?
- «a m'arrive. quelquefois.
- quelquefois. Oui, oui. Et puis, les ruades... La femme hocha la tête.
Il se tut un instant. La femme avait compris et commençait à être sur la défensive. Elle prenait visiblement grand soin de sa personne, avec un maquillage à la Barbara Stanwyck et tout l'attirail. Le chapeau à lui seul devait avoir co˚té dans les cent dollars. Dieu savait combien elle avait dépensé pour ce cheval. Tom s'appliqua à concentrer sur lui l'attention de l'animal. Il avait dans les vingt mètres de corde enroulée. Il lança son lasso qui alla claquer contre le flanc du pur-sang -celui-ci partit au galop. Tom enroula la corde et recommença. Il continua ainsi pendant un moment, enchaînant les passages du trot au galop.
- Je veux que ça devienne clair pour lui, dit-il. Il commence à
piger. Il n'est plus tendu ni crispé comme au début. Vous voyez, il décontracte les jarrets. Et la queue n'est plus pincée comme avant. Il fait des découvertes...
Tom lança de nouveau la corde, et le changement d'allure s'effectua en souplesse.
- Vous avez vu? Il s'améliore déjà. Sous peu, avec de l'application, vous réussirez à lui faire effectuer ces transitions à guides rel‚chées.
Et les poules auront des dents, songea Tom. Une fois rentrée chez elle, elle continuerait à le monter comme par le passé et tout ce travail se révélerait vain. Comme toujours, cette pensée lui fit embrayer la vitesse supérieure. S'il faisait du bon boulot avec le cheval, peut-être parviendrait-il à l'immuniser contre la peur et la bêtise de cette femme.
Le pur-sang marchait joliment bien à présent mais, comme Tom ne lui avait fait travailler qu'un côté, il le fit se retourner et reprit tout de zéro.
Cela dura presque une heure. ¿ la fin, l'animal était mouillé de sueur.
Mais lorsque Tom le laissa se reposer et s'arrêter au point mort, il en parut quelque peu désappointé.
114
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux
- Il pourrait jouer comme ça toute la journée..., dit Tom. Óh, monsieur, rendez-moi mon ballon ! ª (Rires dans la foule.) Il ne vous posera plus de problème - tant que vous oublierez la cravache.
Tom considéra la femme. Elle hocha la tête et s'efforça de sourire, mais il vit qu'elle se sentait penaude et eut pitié. Toujours en selle, il s'approcha de la barrière et coupa le micro, afin qu'elle f˚t seule à
l'entendre.
- C'est de l'autoprotection, dit-il doucement. Ces bêtes-là ont un cour gros comme ça... Elles ne demandent qu'à vous plaire. Mais quand le message est brouillé, il ne leur reste plus qu'à sauver leur peau.
Il sourit et ajouta :
- Allez donc le seller et voir par vous-même...
La femme était au bord des larmes. Elle escalada la barrière et se dirigea vers son cheval. Le petit pur-sang la regarda venir droit sur lui et se laissa caresser. Tom ne perdait rien de la scène.
- Il oubliera le passé, si vous faites de même. Il n'y a pas plus indulgentes créatures sur cette Terre.
Elle partit avec le cheval et Tom ramena Rimrock au pas au milieu de l'enclos, ménageant un suspens. Il ôta son chapeau et s'essuya le front, clignant des yeux vers le ciel. Les deux buses étaient toujours là.
Lugubre, ce miaulement. Il remit son chapeau et tourna le bouton du micro.
- Bien. ¿ qui le tour...?
Il s'agissait du type au baudet.
8
PLUS de cent ans ont passé depuis l'époque o˘ Joseph et Alice Booker, les ancêtres de Tom, entreprirent leur long voyage à l'ouest vers le Montana, attirés comme des milliers d'autres par la promesse d'une terre. Il leur mourut deux enfants au cours de la traversée, l'un de la scarlatine et l'autre noyé. Mais ils réussirent à atteindre la Clark's Fork River - et là
plantèrent des piquets autour de cent soixante arpents de terres fertiles.
¿ l'époque o˘ Tom était enfant, ce ranch s'était développé sur vingt mille arpents. Une telle prospérité, arrachée au cruel cycle des sécheresses, inondations et rapines, était surtout l'ouvre de John, le grand-père de Tom. Il était donc logique qu'il f˚t également à l'origine de sa perte.
John Booker, homme de grande vigueur et à la bonté plus grande encore, avait deux fils. La maison rustique, qui avait depuis longtemps succédé à
la hutte goudronnée des fondateurs, était surplombée par une falaise rocheuse o˘ les enfants jouaient à cache-cache et cherchaient des pointes de flèche. Depuis la crête, on apercevait la rivière qui décrivait une courbe comme la douve d'un ch‚teau et, au loin, les pics enneigés des montagnes Pryor et Beartooth. Parfois les petits garçons s'accroupissaient là, côte à côte, et contemplaient sans un mot le domaine paternel. Pour le plus jeune, c'était là tout son univers. Daniel, le père de Tom, aimait le ranch de
116
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux toute son ‚me, et si parfois ses pensées s'égaraient au-delà, cela ne faisait que renforcer son sentiment que tout ce qu'il pouvait souhaiter était enclos à l'intérieur de ces limites. ¿ ses yeux, les montagnes lointaines étaient de rassurantes murailles protégeant tout ce qu'il chérissait des turbulences extérieures. Pour Ned, de trois ans son aîné, c'étaient les murs d'une prison. Il lui tardait de s'évader, ce qu'il fit dès sa seizième année. Il alla chercher fortune en Californie et, à la place, dilapida celle d'une succession d'associés trop naÔfs.
Daniel resta au ranch et travailla avec son père. Il épousa Ellen Hooper, une jeune fille native de Bridger, et ils eurent trois enfants : Tom, Rosie et Frank. Les terrains que John avait ajoutés aux premiers arpents du bord de l'eau étaient dans l'ensemble de médiocres p‚turages, collines de terre rouge piment piquetées de touffes de sauge et entaillées de roches volcaniques noires. Le travail se faisait à dos de cheval, et Tom se tint sur une selle presque avant de savoir marcher. Sa mère racontait qu'à l'‚ge de deux ans on l'avait retrouvé dans la grange, endormi dans la paille et blotti entre les sabots imposants d'un percheron. On e˚t dit que l'étalon le veillait.
Le débourrage des yearlings avait lieu au printemps. L'enfant y assistait, perché sur le plus haut barreau du corral. Son père et son grand-père usaient de douceur avec les animaux et il devait découvrir seulement plus tard qu'il y avait d'autres méthodes.