eh bien, je ne savais pas trop comment décrire ce que j’avais sous les yeux. La salle des potions de Poudlard peut-être ?
Je m’approchai de l’îlot central et fis courir mes doigts sur des piles de livres, un jeu de tarot, des boîtes de sel, des pots de verre renfermant des plumes, des feuilles de vigne, des bouteilles d’huiles, des allumettes et des pétales de rose séchés.
Je tirai une carte dans le jeu de tarot : l’as d’épée. Tout à fait approprié, pensai-je, en reposant la carte sur le tas.
— C’est quoi tout ça ?
— De quoi faire mes devoirs, grommela-t-elle.
— Oh ! mon Dieu ! C’est vraiment Poudlard, ici !
Elle me jeta un regard mauvais et entreprit de déblayer une partie de l’îlot.
— J’essaie de rattraper le niveau de petites sorcières qui pratiquent depuis des années.
Je tirai un tabouret pour m’asseoir.
— Je croyais que tu te formais toute seule.
— C’est le cas. Mais je ne suis pas la première élève de mon professeur. Avant qu’il soit exilé dans la Sibérie de la sorcellerie…
— A Schaumburg ?
—C’est ça, confirma-t-elle. Avant de partir, il a enseigné à beaucoup d’enfants. Des gamins qui étaient bien plus jeunes que moi quand ils ont pris conscience de leur magie. Découvrir mon potentiel magique à vingt-sept ans me donne un sacré retard par rapport au reste du groupe !
— Mais je suis certaine que tu compenses par ton culot et ton charme.
Elle plissa les yeux.
— Je compense en étant deux fois plus puissante que les autres.
—Pour devrai ?
— Absolument.
J’examinai les objets étalés sur la table.
— Alors pourquoi tous ces devoirs à la maison ? Je me rappelle très précisément les propos de Catcher, comme quoi les sorciers ne faisaient pas usage de formules magiques ni de potions. (Je baissai ma voix d’une octave et remuai les épaules dans une imitation de Catcher digne d’un Oscar.) Les sorciers canalisent le pouvoir directement à travers leur corps.
— Tu imitais Catcher, là ?
—Ouais.
—Ça ressemblait plus à John Goodman.
— Je ne suis pas actrice. Je ne suis passée qu’une fois à la télé.
Vas-y, continue.
— Tu risques d’être choquée, dit Mallory en tirant un tabouret près du mien avant de s’y installer, mais il semblerait que Catcher soit un peu prétentieux quand il est question de magie.
Je ricanai.
— Et tu ne t’en rends compte que maintenant ?
—Comme si c’était possible de passer à côté. Tout ce qui sort de sa bouche concernant la magie – à l’exception des Clés supérieures, là, il ne se plante pas – est discutable. Il considère que la seule manière réglo de pratiquer la magie est de provoquer les choses par la volonté. C’est faux, dit-elle, les épaules courbées alors qu’elle examinait son matériel. Les sorciers sont comme des artisans de la magie.
— Dans quel sens ?
—Eh bien, les quatre Clés fonctionnent un peu comme la peinture. Tu as des gens qui font de la peinture à l’huile, d’autres à l’acrylique, d’autres encore préfèrent l’aquarelle. Au final, c’est quand même de l’art. Ce sont juste les outils utilisés qui diffèrent. Tu peux te servir de n’importe laquelle des quatre Clés pour pratiquer la magie.
Elle éleva à la lumière un bocal fermé par un bouchon en liège rempli de poudre blanche et le fit tourner comme un connaisseur le ferait avec un verre de vin avant d’en boire une gorgée. Le scintillement nacré du contenu paraissait extraordinairement blanc et dense.
—De la corne de licorne pilée ? demandai-je.
— Des paillettes que j’ai trouvées dans cette boutique d’artisanat sur Division Street.
— J’y étais presque, dis-je.
Je tripotai le médaillon de Cadogan à mon cou en essayant de trouver le courage d’aborder le sujet que nous n’avions pas encore évoqué – tout ce que j’avais à lui dire.
— Tu m’as manqué.
Elle déglutit sans me regarder.
— Toi aussi, tu m’as manqué.
— Je n’ai pas su être là pour toi comme tu l’as été pour moi.
Mallory soupira lentement.
—En effet, Merit, tu n’as pas été là. Mais j’ai mal réagi au sujet de ton histoire avec Morgan. Je ne voulais pas te forcer à quoi que ce soit, je voulais juste éviter que tu souffres. Et ce que je t’ai dit…
— Au sujet de mes problèmes avec mon père ?
La blessure était encore douloureuse.
— C’était tout à fait déplacé. Je suis vraiment désolée.
Je hochai la tête, mais le silence s’imposa de nouveau comme si nous n’étions pas vraiment parvenues à dépasser la gêne entre nous.
— N’empêche que j’avais raison au sujet d’Ethan.
Je levai les yeux au ciel.
— Et tu ne t’en vantes pas, c’est bien. Bon, d’accord, tu avais raison. Il était – non, il est – dangereux et je suis tombée dans le panneau.
Elle ouvrit la bouche, puis la referma aussitôt et secoua la tête comme si elle était incapable de décider si elle devait ou non exprimer sa pensée. Quand elle se lança, les mots se bousculèrent.
—Bon, je suis désolée, mais il faut que je te pose la question.
C’était comment ? Je veux dire, sérieusement. Trou du cul de première ou pas, ce type est trop beau !
J’eus un demi-sourire.
—Ça valait presque le coup du traumatisme émotionnel qui a suivi.
—Comment ça « presque » ?
—D’accord, ça valait vraiment le coup.
— Ouais, railla-t-elle. On pouvait s’en douter, beau gosse comme il est. Et en même temps, ça énerve. On pourrait espérer qu’un type capable d’un coup fourré comme il t’a fait ce soir manque sérieusement de talent au pieu. Et toi, tu étais comment ?
— Mallory…
Elle fit le signe de croix.
— D’accord, j’exagère.
Je levai les yeux au ciel en souriant malgré moi.
— J’ai été impressionnante.
— Au point que la prochaine fois qu’il te croisera dans ta tenue en cuir, il va s’en mordre les doigts de t’avoir larguée ?
— Maintenant, je sais pourquoi tu es ma meilleure amie.
— T’as la mémoire qui flanche. C’est moi qui ai décrété que tu étais ma meilleure amie.
On se dévisagea une minute avec des sourires de lycéennes stupides.
On s’était enfin retrouvées.
Quelques minutes et quelques détails dignes de Sex and the City plus tard, Mallory se dirigea vers le réfrigérateur.
— Il me reste de la pizza froide si ça te dit, proposa- t-elle, mais je te préviens, elle est un peu… spéciale.
Je pris une longue plume noire que je fis tourner dans ma main.
— Comment ça, « spéciale » ?
— Spéciale à la Catcher.
Elle ouvrit le réfrigérateur pour en sortir une grande boîte à pizza. Je poussai les pots sur la table afin de dégager un espace suffisant pour la poser. Elle venait d’un autre restaurant de Wicker Park, d’un de ceux qui vendaient des pizzas au fromage de chèvre et aux plantes aromatiques bio. Ce n’était pas mes préférées, mais je pouvais bien leur faire une place dans mon répertoire. Après tout, tant que la pâte était travaillée à la main, avec une sauce maison et des morceaux de mozzarella fraîche…
— En quoi serait-elle si spéciale ? demandai-je.
Puis Mallory déposa la boîte sur le plan de travail et l’ouvrit.
Je regardai la chose en inclinant la tête pour essayer d’imaginer ce qui était arrivé à cette pizza.
—C’est quoi, ça : du céleri ? Et des carottes ?
—Et de la purée de pomme de terre.
C’était comme si je me faisais larguer pour la seconde fois, mais cette fois-ci par quelque chose que je n’aurais jamais cru capable de me blesser. Je levai un regard désespéré vers Mallory, puis désignai une nouvelle fois la boîte.
— Et ça, c’est bien un petit pois ? Sur une pizza ?
—C’est un truc du genre hachis Parmentier. Un jour que sa mère faisait des expériences culinaires, elle a inventé ça, et comme c’est le seul bon souvenir qu’il a de son enfance, il a demandé cette préparation au restaurant. Ça lui a coûté pas mal de fric.
Mes épaules s’affaissèrent et l’irritation pointa dans ma voix.
— Mais… c’est une pizza !
— Si ça peut te rassurer, le type du restaurant n’était pas vraiment d’accord, dit Mallory. Ils ont essayé de nous vendre une pizza fromage blanc et double bacon…
— La pizza officielle de l’équipe Merit/Carmichael, intervins-je.
— Tu sais, Catcher est capable de supplier comme n’importe qui d’autre, dit Mallory avec un sourire entendu. Et je suis bien placée pour le savoir !
Je grognai avec un sourire. Si Mallory acceptait de partager les détails croustillants de sa vie avec Catcher, alors aucun doute : notre amitié était en voie de guérison. Mais bon, je n’avais pas envie d’en savoir trop à ce sujet.
—C’est dégoûtant. Il a été mon entraîneur quand même.
—Comme Ethan, fit-elle remarquer. Et regarde comme ça a bien tourné. Au moins, tu pourras faire figurer un Maître vampire à ton tableau de chasse avant de passer à autre chose. (Elle fut soudain très calme.) Tu vas passer à autre chose, dis ?
Mon ventre se noua. Il me fallut une minute avant de pouvoir répondre.
—Ouais. Je lui ai dit que c’était son unique chance. Que s’il me larguait, c’était à ses risques et périls. (Je haussai les épaules.) Il a décidé de le faire malgré tout.
— C’est lui qui y perd le plus, Merit. Pas toi.
—C’est facile à dire, mais je me sentirais mieux s’il sombrait soudain dans une profonde dépression.
— Je parie que c’est le cas. Il est probablement en train de se flageller à l’heure qu’il est.
—Pas besoin d’en faire un drame. De même que ça ne sert à rien non plus de gâcher cette… je ne peux vraiment pas appeler ça une pizza… cette chose à la carotte.
Je la laissai donc me servir des restes de ce truc au hachis Parmentier. Et quand j’eus fini ma part, parce qu’elle m’avait donné ce qu’elle m’avait refusé auparavant – à savoir sa compréhension au sujet d’Ethan –, je lui accordai ce dont je l’avais privée : du temps.
— Je peux te parler de ma magie, maintenant ? demanda-t-elle d’un air penaud.
—Ça roule, ma poule, répondis-je avant de lui offrir toute mon attention.
Assise en tailleur sur son tabouret, les mains levées, elle s’apprêtait à m’expliquer des choses que je n’avais pas pris le temps d’écouter par le passé. Elle commença par les bases.
— D’accord, dit-elle, alors tu sais qu’il existe quatre Clés majeures.
J’acquiesçai.
— La magie se divise en quatre domaines : les armes, les êtres, le pouvoir et les textes.
Catcher m’avait déjà enseigné cette leçon.
— Bien. Comme je te l’ai dit tout à l’heure, c’est assez similaire à la peinture. Tout ce que tu vois là, ce sont mes outils pour provoquer des choses.
Je fronçai les sourcils, un coude appuyé sur le plan de travail, le menton dans la main.
—Et quel genre de choses tu peux provoquer exactement ?
— Tout ce que tu veux, dit-elle, depuis le registre de Merlin à celui de Marie Laveau1. Et tu peux utiliser une ou plusieurs Clés à la fois. Le pouvoir, c’est la première Clé. La force élémentaire, l’expression de la volonté pure.
—La seule manière de pratiquer la magie selon Catcher.
Mallory acquiesça.
—Ce qui est ironique, c’est qu’il est un Maître de la deuxième Clé.
— Les armes donc, dis-je.
1 Marie Laveau était une sorcière réputée qui pratiquait le vaudou à la Nouvelle-Orléans au XIXe siècle. (NdT)
—Exact. Mais les armes regroupent pas mal de choses. (Elle désigna d’un geste large les piles d’accessoires.) Tous ces trucs : les potions, les runes, le fétichisme. Qui n’a rien de sexuel, ajouta-t-elle comme si elle anticipait une remarque de ma part, ce en quoi elle avait raison. Rien de tout cela n’est magique en soi, mais quand on les assemble selon les bonnes combinaisons, on crée un catalyseur pour une réaction magique.
Je fronçai les sourcils.
— Et mon sabre ?
— Tu te rappelles quand Catcher t’a piqué la paume et qu’il a trempé la lame avec ton sang ?
Je hochai la tête. Cela s’était passé dans le jardin de mon grand-père le soir de mes vingt-huit ans. Depuis cette nuit-là, je pouvais sentir la présence de l’acier.
—Ouais, acquiesçai-je en me frottant la main à ce souvenir.
— Ta lame avait un potentiel. Quand tu l’as trempée, tu as révélé ce potentiel, tu lui as donné une réalité. Ensuite, les deux dernières Clés sont évidentes. Les êtres, c’est-à-dire les créatures qui sont par définition magiques. Les sorciers peuvent créer la magie. Les vampires, eux, la diffusent. Et les métamorphes baignent dedans. Pour finir, les textes : les livres, les charmes, les noms. Les mots qui agissent comme le sang que tu as versé sur ta lame.
— Et qui sont des catalyseurs de magie ?
—Exactement. C’est pour cette raison que les charmes et les incantations fonctionnent. Ce sont des mots mis bout à bout et dans le bon ordre, et avec le bon pouvoir derrière eux.
— Maintenant que tu as appris tous ces trucs, tu peux vraiment utiliser la magie ? demandai-je en me redressant.
—Peut-être bien. (Elle décroisa les jambes pour se tourner vers le plan de travail, sur lequel elle prit un bocal en verre rempli de ce qui ressemblait à de l’écorce de bouleau.) Tu peux aller me chercher quelque chose ? Il y a un petit carnet noir avec une inscription dorée au dos sur la table basse du salon.
—Est-ce que tu vas me montrer tes pouvoirs magiques ?
— Si tu te bouges les fesses avant que je te transforme en crapaud, oui.
Je bondis de mon tabouret.
— Si tu me changeais en crapaud, ça reviendrait à me montrer tes pouvoirs magiques !
— Ça te perdra d’être aussi intelligente ! me cria-t-elle alors que je me trouvais déjà dans le couloir.
La maison n’avait pas vraiment changé depuis ma dernière visite, deux semaines plus tôt. Cela dit, on y observait quand même plus de traces d’une présence masculine – des reçus de cartes bancaires ici et là, une paire de chaussures de sport usées, un exemplaire de Men ’s Health sur la table de la salle à manger et une chaîne stéréo dans un coin.
Aussi, en entrant dans le salon, je m’attendais à trouver davantage de trucs qui traînent. Des chaussettes sales en boule, peut-être, ou une bouteille de bière à moitié vide.
Je ne m’attendais certainement pas à pénétrer dans une pièce vide, alors qu’elle était remplie de meubles quelques minutes auparavant.
—Putain, dis-je, les mains sur les hanches en parcourant le salon des yeux. Mallory ! Viens voir ! Je crois que tu as été cambriolée !
Mais comment des cambrioleurs auraient-ils pu vider toute une pièce de ses meubles et bibelots sans que ni Mallory ni moi ne nous en rendions compte ?
—Regarde en l’air !
— Je ne plaisante pas, Mallory ! Viens voir !
— Merit ! me hurla-t-elle. Regarde au plafond !
J’obéis. Et les bras m’en tombèrent.
—Oh ! merde !
La pièce s’était changée en un décor de Poltergeist. Tous les meubles – du canapé à la table basse en passant par la console de jeux vidéo et la télévision – étaient collés au plafond. Tout se trouvait à sa place, mais tête en bas. C’était comme se tenir sous une image inversée. Ou bien comme si la gravité avait pris des vacances. Je repérai le petit carnet de notes que Mallory m’avait demandé d’aller chercher, mais il était collé sur le dessus – ou le dessous – de la table basse qui était à présent perchée à quelques dizaines de centimètres au-dessus de ma tête.
— Je peux peut-être l’attraper en sautant, murmurai-je avant de jeter un coup d’œil vers la porte.
Mallory se tenait sur le seuil, bras et chevilles croisés, un sourire de satisfaction suprême sur les lèvres.
— Tu sais, là, tu as vraiment la tête de Catcher.
Mallory, la fille qui chahutait la gravité, me tira la langue.
—Visiblement, tu as appris pas mal de choses. (Elle haussa les épaules avant de s’écarter de la porte.) Comment tu as fait ça ?
demandai-je en marchant dans la pièce, la tête levée pour examiner son œuvre.
—Première Clé, dit-elle. Le pouvoir. L’univers est empli d’énergies qui agissent sur nous tous. Je déplace les énergies, je détourne un peu les courants et l’univers bouge sur son axe.
Ethan avait donc eu en partie raison.
— Alors c’est comme la Force dans La Guerre des étoiles ?
—Ce n’est pas une mauvaise comparaison.
Ma meilleure amie pouvait bousculer l’univers. Et moi qui croyais être une dure à cuire…
—C’est tout simplement… hallucinant.
Elle gloussa avant de faire la grimace.
— Le problème, c’est que je n’arrive pas toujours très bien à tout faire redescendre.
— Alors qu’est-ce que tu vas faire ? Tu vas laisser Catcher s’en occuper ?
—Surtout pas. Il a déjà tout remis en place trois fois cette semaine. Je vais juste essayer la bonne vieille méthode. (Elle se racla la gorge et leva les bras avant de me jeter un coup d’œil.) Il vaut peut-être mieux que tu t’écartes. Ça risque d’être un peu le bazar.
Je pris son avertissement au pied de la lettre et rejoignis à toute allure l’encadrement de la porte entre le salon et la salle à manger, d’où je pouvais surveiller.
Mallory ferma les yeux et ses cheveux se soulevèrent comme si elle avait mis les doigts dans une prise électrique. Ma queue-de-cheval s’envola également alors que l’énergie tourbillonnait dans l’air avec autant de force que les courants et les remous d’une rivière.
—Il faut juste que j’inverse les courants, dit Mallory.
Je regardai le plafond. Les meubles commencèrent à trembler, puis à s’agiter sur leurs pieds, les vibrations de tous ces objets en mouvement faisant tomber une fine pluie de plâtre.
—C’est là que ça se corse, dit-elle.
— Tu vas y arriver.
Comme une fanfare à la mi-temps, les meubles se mirent à défiler en petits rangs au plafond. Je regardai avec admiration la causeuse suivre le canapé, lequel suivit un guéridon en décrivant en cercle, avant de passer sur le mur après un petit saut. La gravité n’avait pas plus d’effet sur le mur que sur le plafond, et les meubles poursuivaient leur marche, comme dans Fantasia, en descendant vers les plinthes.
—C’est délicat, dit Mallory quand le mobilier réintégra le plancher.
Je me tournai vers elle. Les bras écartés, couverte de sueur, elle tremblait sous le coup de l’effort. Je l’avais déjà vue dans un état similaire, la première fois qu’elle avait utilisé la magie. Nous nous trouvions alors dans la maison où une rave avait eu lieu, et elle avait délivré une prophétie. Sa performance l’avait complètement vidée et elle s’était endormie dans la voiture durant le trajet du retour.
Il se passait à peu près la même chose à présent, mais les conséquences étaient beaucoup plus lourdes.
— Mallory ? Tu as besoin d’aide ?
— Je vais m’en sortir, répliqua-t-elle.
Les meubles poursuivaient leur danse et le sol vibrait à présent sous nos pieds alors qu’ils reprenaient leur place.
— Oh oh ! fit-elle.
—Comment ça, « oh oh » ? répétai-je en reculant d’un pas. Je n’aime pas ce « oh oh ».
— Je commence à remuer de la poussière.
Je marmonnai un juron juste avant qu’elle éternue et que le reste du mobilier s’écrase au sol. Heureusement, les appareils électroniques étaient déjà redescendus. Mais, quand les débris eurent fini de retomber, je vis que le reste était complètement dévasté.
—Mallory ?
— Ça va, dit-elle.
Elle apparut dans un nuage de plâtre, épaissi par la poussière qui s’était accumulée au cours de la vingtaine d’années que sa tante avait passées dans la maison. Mallory vint près de moi, puis regarda autour d’elle pour estimer les dégâts. Une pluie de bibelots était tombée sur le sol : des chatons, des roses en porcelaine et d’autres objets achetés par la tante de Mallory au cours de ses frénésies de télé-achat. Le canapé avait fini le voyage dans le bon sens, mais la causeuse reposait sur le côté, dans un équilibre précaire. La bibliothèque était renversée, mais les livres s’empilaient en ordre juste à côté.
—Hé, ça a bien marché pour les livres !
—Fous-toi de moi et je te botte le cul !
Je dus serrer les lèvres pour réprimer un petit rire.
— Je suis encore en train d’apprendre, dit-elle.
—Même les vampires ont besoin de s’entraîner ! ajoutai-je sur un ton encourageant.
—C’est sûr, vu comment Célina t’a coursée comme dans un épisode de Tom et Jerry !
Je lui décochai un regard pas vraiment amical.
—Quoi ? protesta-t-elle en haussant les épaules. Célina aime jouer avec sa nourriture, et alors ?
— Au moins, j’ai empêché Célina de détruire la maison Cadogan, moi !
— Ah ouais ? Attends un peu !
Elle repartit en tapant littéralement des pieds dans la cuisine, contourna l’îlot central et ouvrit le long tiroir qui contenait ma réserve de chocolat.
Sans me quitter des yeux, elle y plongea la main, farfouillant jusqu’à trouver une longue barre de chocolat noir supérieur.
Considérant son butin avec un sourire malveillant, elle le tint devant elle, puis arracha un coin de l’emballage.
—C’est un de mes préférés, la prévins-je.
— Ah bon ? demanda-t-elle avant d’en croquer une généreuse bouchée.
— Mallory ! C’est tout simplement cruel !
—Parfois une femme doit savoir être cruelle, articula-t-elle en mastiquant le chocolat noir à 73 % de cacao, introuvable ailleurs que dans une petite boutique près de l’université.
D’un autre côté, je m’en étais passée jusque-là…
— Très bien, dis-je en croisant les bras.
Si elle voulait que nous nous battions comme des adolescentes, mieux valait tenir la distance.
—Finis-la devant moi.
—Peut-être…, lâcha-t-elle, la bouche pleine de chocolat, en levant sa main libre. Peut-être que c’est ce que je vais faire, tiens !
Comme par défi, elle haussa un sourcil, puis croqua une nouvelle bouchée – une minuscule cette fois.
— Ne me nargue pas avec mon propre chocolat.
— Je te narguerai avec ce que je veux, quand je veux. Je suis ici chez moi.
—C’est mon chocolat.
— Alors peut-être que tu n’aurais pas dû le laisser ici, dit une voix d’homme sur le pas de la porte.
Je me retournai vers Catcher qui se tenait sur le seuil, les mains sur les hanches.
— Est-ce que l’une d’entre vous peut m’expliquer ce qui se passe dans cette maison ?
—Nous nous réconcilions, dit Mallory, la bouche pleine de chocolat.
—En détruisant le salon et en risquant la crise de foie ?
Elle haussa les épaules et avala.
—Sur le moment, ça nous a semblé être une bonne idée.
Et comme si elle prenait soudain conscience que l’homme bourru qu’elle aimait était rentré à la maison, elle sourit. Tout son visage s’illumina.
— Salut, mon cœur !
Il secoua la tête d’un air amusé en s’approchant d’elle. Je levai les yeux au ciel.
— Est-ce qu’on peut essayer de rester décents ? Il y a des enfants ici, merci.
Catcher s’arrêta devant Mallory et lui releva le menton.
—Puisque c’est comme ça, on va baiser comme des fous.
Je secouai la tête et détournai le regard, mais pas avant de le voir pencher la tête pour embrasser Mallory. Je leur accordai quelques secondes avant de me racler la gorge, le message universel signifiant l’embarras des amis ou des colocataires.
— Alors ? dit Catcher en contournant le plan de travail pour prendre le dernier morceau de pizza au ragoût. Comment ça se passe à la Maison Cadogan ?
— Merit et Ethan ont couché ensemble.
Il s’immobilisa alors qu’il allait mordre dans sa part de pizza et se tourna vers moi.
Les joues me cuisaient.
—Si tu es là au lieu de prolonger l’extase, je suppose qu’il a ensuite agi de manière tout à fait stupide.
— Oh ! Toi, je t’aime ! dit Mallory avant de lui assener une tape sur les fesses et de se diriger vers le réfrigérateur.
Elle en sortit deux canettes de soda sans sucre et m’en tendit une avant d’ouvrir l’autre.
—Quel imbécile ! dit Catcher avant de reposer son morceau de pizza dans la boîte. (Les mains sur les hanches, il avait l’air tout bonnement perplexe.) Tu sais que ça fait un bail que je connais Sullivan ?
Quand il leva les yeux sur moi, les sourcils haussés, je hochai la tête. Je ne connaissais pas les circonstances de leur rencontre, mais je savais que ça ne datait pas d’hier, en effet.
— Je sais que ce ne sera pas d’une grande consolation pour toi après ce qu’il a fait, mais il va le regretter, et probablement plus tôt qu’il le pense. Mais il en est ressorti quelque chose de bon, malgré tout.
Devant mon air interrogateur, il désigna Mallory.
— Vous vous parlez de nouveau.
Mallory me regarda depuis l’autre côté du plan de travail.
— C’est marrant, non, que ce soit Dark Sullivan qui nous permette de nous retrouver ?
—Oui, même s’il a quand même eu l’honneur de nous éloigner l’une de l’autre en premier lieu.
Elle tendit les bras en agitant les doigts.
— Viens là. Dans mes bras.
Et c’est ce que je fis.
Quand Catcher eut retrouvé son appétit, il avala la dernière part de pizza pendant que Mallory et moi farfouillions dans ma réserve de chocolat. En signe de bonne foi, je fis don de la quasi-totalité des tablettes à la maison Carmichael/Bell, mais ça ne m’empêcha pas d’en fourrer quelques-unes aux amandes et aux cerises confites dans ma poche avant de partir. Je chipai aussi un sachet de noix de pécan enrobées de chocolat avant de m’asseoir avec l’amoureux de Mallory pour faire le point. Il n’avait pas d’informations supplémentaires concernant l’enquête sur la fusillade du bar, mais je lui transmis en gros les détails de la réunion de la Meute chez les Breck.
Je finis par consulter ma montre. Le lever du soleil approchait et j’avais encore à voir Ethan et Luc pour discuter de la convention.
—Il faut que je rentre à la Maison.
—Peut-être qu’Ethan aura retrouvé la raison le temps de ta visite, dit Mallory. Peut-être qu’il fait le planton devant ta porte.
Après avoir envisagé cette possibilité pendant une seconde, on grogna en même temps.
—C’est ça, et les lutins vont venir chier des arcs-en- ciel sur ton oreiller, dit-elle.
—Qu’est-ce que je dois faire, Mallory ? Est-ce que j’en discute avec lui ? Je lui dis qu’il a tort et que ça peut très bien marcher ?
Ou je l’ignore ? Je crie ? Comment je suis censée continuer de travailler avec lui, moi ?
— Je crois qu’il se pose les mêmes questions, Merit. Quant à en discuter avec lui : tu as vraiment envie d’être avec un homme que tu aurais besoin de convaincre qu’il serait bien avec toi ?
— Vu comme ça, non.
Elle hocha la tête avant de me tapoter la joue.
— Tu es prête. File.
Je savais quand il fallait que j’obéisse.
14
La Maison de la douleur
Je trouvai Luc assis sur le bord de la table de réunion qui occupait la moitié de la salle des opérations. Lindsey était installée devant l’ordinateur en face de Luc. De là, elle pouvait garder un œil sur les images des caméras de surveillance dans la Maison et aux alentours, ou bien faire des recherches sur d’éventuels problèmes surnaturels susceptibles d’arriver jusqu’à Hyde Park.
Ils levèrent tous les deux la tête quand j’entrai.
— Ça s’est vraiment mal passé ? demanda Luc.
Ethan et lui avaient déjà dû parler de la soirée chez les Breck.
—Disons que ce n’était pas génial.
Lindsey pivota sur sa chaise.
— Est-ce qu’ il y a autre chose dont tu voudrais parler ?
demanda-t-elle d’une voix où résonnait l’inquiétude.
—Pas vraiment.
—Ethan avait l’air bizarre, dit-elle. Il ne nous a rien dit concernant vous deux, mais il avait l’air vraiment bizarre.
Je faillis lui répondre d’un ton sec, mais quand je vis son expression anxieuse et perçus l’angoisse dans sa voix, je lui lâchai la vérité.
—Il m’a larguée et j’aimerais penser à autre chose pour le moment. (Je désignai des documents sur la table.) Qu’est-ce que c’est ?
— Je… Qu’est-ce qu’il a fait ?
Je fus sensible au choc et au désarroi dans la voix de Lindsey, mais je secouai la tête.
—On parle boulot, s’il te plaît.
—C’est toi qui décides, Sentinelle, dit Luc avant de bondir de la table et de se tourner vers les feuilles posées dessus. Voici les documents de préparation pour votre petite sortie à la convention. En gros, les plans de la cathédrale Sainte-Bridget.
La porte s’ouvrit derrière nous et Ethan entra dans la salle des opérations. Il m’adressa un bref hochement de tête avant de porter son attention sur les documents.
Je me rappelai que depuis toutes ces nuits que je fréquentais Ethan, j’étais parvenue à entretenir une relation relativement professionnelle avec lui… jusqu’à la nuit dernière. S’il comptait me rejeter par crainte de mélanger le privé et le travail, je pouvais très bien jouer la vampire concentrée sur son boulot.
— Les plans ? demanda Ethan.
Luc acquiesça.
—Il suffit de demander.
—Plus précisément, dit Lindsey en se tournant vers son écran, il suffit de consulter ta messagerie pour voir si le Meneur de la Meute des Grandes Plaines te les a envoyés.
—C’est un détail, dit Luc. Les voilà.
Ethan contourna la table pour rejoindre Luc. Je le suivis et me plantai de l’autre côté de notre Capitaine de la Garde.
—Quelle est ton analyse ? demanda Ethan.
Luc adopta un visage sérieux.
— J’avais deux objectifs. Le premier : identifier les endroits qui pouvaient poser problème. Là où des tireurs d’élite pouvaient se faufiler, les recoins ou ce genre de cachettes. Le second : identifier les issues.
—Et qu’as-tu trouvé ? demanda Ethan.
Luc feuilleta les plans.
— L’église est constituée de deux parties principales. Tout d’abord, la structure initiale, construite à la fin du XIXe siècle.
Les vieux bâtiments religieux de Chicago comportent toujours des anomalies. L’architecte de la cathédrale était apparemment parano et l’endroit regorge de cachettes.
—C’était un métamorphe ! m’exclamai-je en même temps qu’Ethan.
—C’est probable, dit Luc. Nous avons découvert deux trappes dans la partie principale du bâtiment.
Il les désigna sur le plan : une dans le sanctuaire, juste derrière la chaire, et une entre les stalles du chœur, également derrière la chaire.
—Quoi d’autre ? demanda Ethan.
Luc feuilleta quelques pages.
—Dans les années 1970, le bâtiment a subi des travaux et on y a ajouté une aile comprenant une salle de classe. Et à la même époque, il semblerait qu’une pièce de survie ait également été intégrée. (Il la désigna sur les plans.) Elle se trouve au sous-sol, sans doute utilisée initialement comme un abri anti-bombes.
Mais, lors des travaux, les parois de cette pièce ont été renforcées avec du béton et on y a installé l’électricité. Ces endroits restent des points d’interrogation pour vous.
Ethan hocha la tête.
—Les issues ?
Luc revint au plan du rez-de-chaussée de l’église.
—Les portes d’entrée, évidemment. Il y a une autre sortie dans le sanctuaire sur la droite. (Il la désigna, puis fit courir son doigt le long de l’étroit sanctuaire jusqu’à une porte sur la gauche qui donnait sur une autre série de pièces.) Voici les bureaux et les salles de classe. (Il montra la porte au bout de ce couloir.) Le point d’issue se trouve ici, même s’il y a des fenêtres dans toutes les pièces au cas où les choses partiraient vraiment en vrille.
Je me penchai vers Lindsey qui s’était levée pour nous rejoindre à la table. Elle arborait toujours le casque sans fil qui la gardait en liaison avec la garde de patrouille ce soir – soit Kelley, soit Juliet, puisque c’étaient les deux seules qui restaient – et avec les fées en dehors de la propriété.
—Il a l’air de prendre son pied, lui soufflai-je.
—Il est dans son élément, murmura-t-elle. Tout a été si calme pendant si longtemps qu’il n’avait plus besoin de faire ce genre de travail de recherche. Et tout à coup, nous voici avec une Sentinelle, et les métamorphes veulent jouer avec les vampires.
—Ouais, dis-je assez sèchement. De toute évidence, l’intérêt de cette histoire de convention est de mieux me connaître. C’est la petite fête dont tu as toujours rêvé.
— Mais en plus excitante, répondit-elle. Beaucoup plus excitante.
Ethan se frotta le menton.
— Qu’est-ce que nous avons besoin de savoir, encore ?
—C’est à peu près tout en ce qui concerne la disposition des lieux, répondit Luc. (Il tira une chaise et s’assit. Ethan l’imita, et je suivis le mouvement. Lindsey retourna à son ordinateur.) Mais si vous êtes seulement vous deux face à trois cents métamorphes, il faut envisager des imprévus. Et des scénarios catastrophe.
Ethan croisa les jambes, se préparant à parler stratégie.
—Qu’en penses-tu ?
— J’anticipe trois scénarios. Le premier : une attaque extérieure à la réunion et qui ressemblerait un peu à ce que vous avez vécu au bar. Le deuxième : les métamorphes n’apprécient pas votre présence et ils s’en prennent à vous.
—Sympa, murmura Lindsey.
Je hochai la tête, le ventre noué. M’accroupir derrière un comptoir pour échapper aux balles – ou même me faire un peu secouer par une brute de la Meute – était une chose, mais affronter des représentants de quatre Meutes de métamorphes était une situation complètement différente.
— Troisième scénario : les métamorphes n’arrivent pas à prendre de décision, ils se disputent et on se retrouve dans une galère magique.
Ethan lui jeta un regard.
— « Galère » ? C’est ta conclusion officielle ?
—Parfaitement. Maintenant, tu as une idée globale de la situation.
Ethan souffla.
— En effet. Ça ne me réjouit pas, mais je sais à quoi m’en tenir.
Bon, que pouvons-nous faire pour préserver le calme ?
J’intervins :
—De quelle marge de manœuvre on dispose à ce sujet, exactement ?
Les têtes se tournèrent vers moi.
— A quoi penses-tu, Sentinelle ? demanda Ethan.
— Les vampires sont capables de charmer. Il semble que je n’en sois pas capable, mais je parie que toi, si, dis-je en me tournant vers Ethan.
Le silence dura un moment.
— Tu penses que nous pouvons charmer une église pleine de métamorphes pour maintenir le calme ? Tu voudrais qu’on les anesthésie, en quelque sorte ?
— Est-ce que c’est possible ?
Luc se pencha sur la table, appuyé sur un coude et le menton dans la main.
—En théorie, ça l’est, mais nous n’avons jamais vraiment eu la preuve que les métamorphes étaient réceptifs à nos charmes. Ce sont des créatures magiques. J’aurais peur qu’ils le sentent. Et s’ils soupçonnent que nous essayons de les manipuler…
— Alors ce sera la catastrophe, conclut Ethan. C’est une proposition intéressante, Sentinelle, mais restons-en à des techniques basiques. Nous serons là avec nos sabres et nos sourires polis, et nous ne dégainerons que si la situation s’envenime.
—Oh ! En parlant de ça…, dit Luc en se redressant.
Il se dirigea vers son bureau où il prit une petite boîte blanche brillante.
— La fin de l’année fiscale approche et il nous restait un peu d’argent dans les caisses.
— Merci de le dépenser pour la Maison, marmonna Ethan, mais je vis clairement une lueur de plaisir puéril dans ses yeux quand Luc ouvrit la boîte pour en sortir deux minuscules oreillettes.
— Ce sont les plus petites du marché, précisa Luc en revenant vers nous, les gadgets dans la main, pour les déposer sur la table. Récepteur, micro et transmetteur sans fil. Il y en a une pour chacun de vous deux. Nous vous capterons avec les récepteurs. Et si la situation devient vraiment problématique, faites-le nous savoir et nous aurons une douzaine de gardes à l’extérieur de l’église.
— Une douzaine ? demandai-je, surprise. Nous avons perdu un garde, et même si Lindsey, Juliet, Kelley et toi étiez là-bas, il manquerait encore huit gardes et il ne resterait plus personne pour protéger la Maison.
—Depuis votre visite à Navarre, expliqua Luc, nous avons discuté avec les Capitaines de Navarre et de Grey. Ils nous prêtent des vampires en cas d’urgence.
Je me redressai à la mention de Jonah, mon aspirant équipier de la Garde Rouge. Je supposais qu’il ne dédaignerait pas filer un coup de main à la Sentinelle de Cadogan, même s’il n’avait pas beaucoup d’estime pour ses compétences.
Ethan inclina la tête vers moi.
—Ça va, Sentinelle ? Tu as l’air d’avoir chaud.
—Ça va, mentis-je en souriant à peine. Je suis juste surprise par cette coopération entre les Maisons.
Ethan secoua la tête.
—Nous n’avons pas discuté de gardes supplémentaires avec Gabriel et je ne suis pas sûr que les métamorphes apprécieront de voir une douzaine de vampires de plus à leur convention.
Luc haussa les épaules.
— Je ne transige pas. Il est hors de question que je vous envoie là-bas sans renforts. De plus, si la situation devient critique au point qu’on doive faire intervenir une douzaine des nôtres, je suppose que Gabriel ne s’en formalisera pas.
Ethan acquiesça.
— Nous n’avons pas vraiment le temps de négocier les détails d’un contrat, mais je pourrais aussi appeler les fées pour savoir si elles accepteraient de poster des factions ou des tireurs autour de l’église.
Ethan réfléchit, bras croisés, sourcils froncés.
— Je pense que le coût du recrutement et de la négociation avec les fées excéderait les avantages que nous pourrions en tirer, surtout parce que nous ne sommes pas certains que nous aurons besoin d’elles.
—C’est vous qui décidez, Sire, dit Luc.
—Ce n’est pas la première fois que je prends des décisions dans ce domaine, déclara Ethan sur un ton sec mais malgré tout approbateur. Et notre code de sécurité ?
— Wonderwall.
Lindsey se tourna pour jeter un regard sardonique à Luc.
— Ton code est le titre d’une chanson d’Oasis ?
— Lindsey, c’est moi qui décide de ce qui est à la mode dans cette Maison. Alors pourquoi pas en matière de musique ?
Lindsey ricana avant de se retourner vers son ordinateur et de cliquer sur divers écrans.
—Et c’est un type en santiags qui dit ça… Franchement. Qui porte des santiags de nos jours ?
Il portait en effet de vieilles bottes en alligator.
— C’est la quintessence de la mode, déclara Luc. Je regarde MTV et je vois bien ce que portent les gamins.
— Ces gamins ont un siècle de moins que toi, terreur !
— Calmez-vous, les enfants, intervint Ethan malgré son expression amusée, ne nous dispersons pas. Je dois m’occuper de certaines choses.
Lindsey, assagie, se concentra de nouveau sur son écran.
J’éprouvai la même envie de me détourner d’Ethan, mais je n’en avais pas d’ordinateur devant moi. J’étais habituée à leurs badinages et j’y prenais part habituellement. Mais aujourd’hui, leurs enfantillages exacerbaient mon vide intérieur. C’était trop détendu et je n’étais pas encore parvenue à reprendre pied.
J’appréciais qu’Ethan ait l’air aussi embarrassé que moi ; il n’avait fait que prononcer des questions de deux ou trois mots et il ne s’était exprimé que brièvement sur la préparation de la convention. On parlait travail, bien sûr, mais même Ethan savait faire preuve d’humour. En certaines occasions, du moins.
—Quel est notre plan en cas d’imprévu ? demanda-t-il.
Luc se leva de nouveau pour prendre un plan de Ukrainian Village au milieu de la table.
—Si la situation devient vraiment trop épineuse, sortez du bâtiment de n’importe quelle façon, dit-il. Puis retrouvez-nous à cet endroit.
Il tapota un point sur la carte à environ deux rues de l’église que tout le monde se pencha pour regarder.
—Le point de rendez-vous est le restaurant Joe’s Chicken and Biscuits, expliqua Luc. Comme son nom l’indique, c’est un des établissements de la Ville des vents où l’on sert les meilleures brioches au poulet. S’il se passe quoi que ce soit, rendez-vous là-bas. Nous viendrons vous chercher. Je vous demanderai juste de nous prendre au passage dix petits sandwichs pour cette demoiselle et moi-même.
—Et si les choses tournent mal, on se bat ? (Ethan me regarda.) Certains métamorphes se méfient déjà de nous, poursuivis-je en me gardant bien d’ajouter que ce qui s’était passé ce soir les avait certainement confortés dans leur attitude. Je ne tiens pas à aggraver les choses.
Ethan se frotta le front.
—Le Présidium de Greenwich nous dicte une ligne de conduite concernant les métamorphes.
—N’ouvrez pas le feu et ne tirez que pour vous défendre, dit Luc.
Ethan acquiesça.
— Nous ne sortirons les armes que si nous ou Gabriel sommes menacés.
Le silence se fit pendant un moment, chacun de nous se demandant probablement si j’avais été suffisamment menacée pour justifier la réaction d’Ethan… ou si le Présidium allait vouloir en discuter avec notre Maître.
La sonnerie du téléphone portable d’Ethan nous fit tous sursauter. Il sortit l’appareil de sa poche, consulta l’écran, puis repoussa sa chaise pour se lever.
— Tu peux riposter en cas de nécessité, mais nous sommes là pour apporter notre soutien, pas pour nous faire des ennemis alors qu’ils ne nous provoquent pas. Il existe probablement des alliances au sein de la Meute tout comme il en existe à l’extérieur, et nous ne souhaitons pas créer de conflit.
Je venais d’une des familles les plus riches de Chicago. On m’avait appris à me tenir à distance.
— J’ai un rendez-vous, déclara Ethan avant de glisser le téléphone dans sa poche. Vous pouvez disposer. Nous nous retrouverons ici demain soir à 22 heures.
—Sire, dis-je sur un ton respectueux.
Je surpris Lindsey qui levait les yeux au ciel à ma révérence reconnaissante – le terme poli pour qualifier le léchage de bottes chez les vampires. Quand Ethan eut quitté la pièce, probablement en route vers un rendez-vous important, et que la porte fut refermée, Lindsey ricana.
— Je n’arrive pas à croire que tu puisses encore être polie avec lui après qu’il t’a larguée.
— Je t’ai déjà prévenue. Pas de remarques personnelles.
— Je peux te poser une ou deux questions ? Elles sont assez précises. Anatomiquement précises, je veux dire.
—Luc, ton employée m’agace.
—Bienvenue dans mon monde, Sentinelle. Tu comprends ce que je vis tous les jours ! répondit Luc.
Le soleil se levant dans quelques minutes, Lindsey et Luc éteignirent les écrans de contrôle de la Maison et passèrent officiellement le relais aux fées mercenaires qui la gardaient pendant que les vampires dormaient. Lindsey me proposa de monter avec moi pour m’apporter son soutien moral. Plus précisément, elle voulait passer du temps avec moi pour m’interroger concernant la décision qu’Ethan avait prise de ne pas sortir avec moi.
— Tu pourrais me raconter deux ou trois choses ! dit-elle une fois la porte de la salle des opérations refermée derrière nous.
— Il n’y a rien à raconter. Nous avons eu une aventure et il a décidé qu’il ne pouvait pas se permettre de sortir avec moi.
Maintenant, j’essaie de me mettre en mode I will survive.
Au rez-de-chaussée, un groupe de vampires se mit sur notre chemin – Margot, Katherine et une autre que je ne connaissais pas, avec le crâne rasé et une peau couleur chocolat. Elles s’immobilisèrent devant nous, nous bloquant le passage.
—Qu’est-ce qui se passe ? demanda Lindsey.
Les filles échangèrent des regards avant de se tourner vers moi puis vers Lindsey.
— Je n’aime pas être porteuse de mauvaises nouvelles, dit Margot, mais nous avons de la visite.
Lindsey fronça les sourcils.
—Maintenant ? Mais le soleil va bientôt se lever. Et personne n’était annoncé dans le planning.
Chaque jour, les gardes recevaient un dossier contenant les nouvelles et les événements planifiés par la Maison, les visites et les déplacements hors site d’Ethan ou de Malik. La nuit avait été consacrée à la réception des métamorphes. Je secouai la tête.
Margot, l’air légèrement embarrassé, se mordillait la lèvre.
— Je ne suis pas censée dire quoi que ce soit.
Katherine lui balança un coup de coude.
— Allez, raconte !
— C’est juste qu’Ethan m’a demandé il y a quelques heures de préparer un gros repas pour le coucher du soleil, dit Margot. Du steak au poivre, un soufflé – le grand jeu. Et j’ai trouvé ça étrange parce que ça fait des années qu’il n’a pas demandé de steak au poivre.
La première idée qui me vint à l’esprit, étant donné le plat français et la visite secrète, fut qu’Ethan avait invité Célina pour un entretien. Puisqu’elle avait tenté de me tuer, il me paraissait normal qu’il ne veuille pas ébruiter cette rencontre.
— Ensuite on a appris qu’il y avait une invitée, dit la fille que je ne connaissais pas, et quelle arrivait de l’aéroport.
— Au fait, je te présente Michelle, murmura Lindsey distraitement en me désignant l’inconnue, à qui je souris en faisant un signe de la main.
— Si ça peut t’aider, dit Katherine, si ça compte pour toi, c’est vraiment un gros connard et nous sommes toutes de ton côté.
Il y avait de la pitié dans son expression.
Mon estomac se noua d’appréhension.
— D’accord, les filles, dit Lindsey en levant les mains. Le soleil se lève dans quelques minutes, alors l’une d’entre vous va recommencer depuis le début. Que se passe-t-il, bon sang ?
Les trois filles échangèrent de nouveaux regards avant que Michelle, la mine douloureuse, se tourne vers Lindsey.
—C’est la Reine des glaces.
— Oh ! merde ! murmura Lindsey.
Margot hocha la tête.
—Lacey Sheridan est sur le chemin de la Maison en ce moment même.
Mon cœur faillit s’arrêter de battre.
La nausée réapparut, me tordant l’estomac et menaçant de faire remonter la pizza que j’avais mangée plus tôt. Non seulement Ethan avait décidé que je ne valais pas le coup, mais il avait déjà pris ses dispositions pour se consoler avec une autre.
Il m’était difficile de ne pas prendre ça de manière personnelle.
— Seigneur ! marmonna Lindsey. Beau gosse ou pas, ce type a un problème.
— Je n’arrive pas à croire qu’il lui ait demandé de revenir, déclara Margot. Surtout maintenant.
Surtout maintenant qu ’il a couché avec moi ou parce qu ’il m’a larguée ?
La pitié dans la voix de Margot me fit monter les larmes aux yeux, mais je clignai des paupières pour les chasser et levai les yeux vers le plafond pour les empêcher de couler sur mes joues.
Dans ce moment de faiblesse, alors que je me concentrais uniquement sur mon refus de pleurer devant des étrangères, certaines des barrières mentales que j’avais érigées contre le bruit s’effondrèrent. Les murmures que je ne parvenais plus à filtrer commencèrent à me cerner. Je compris trop tard que nous n’étions pas les seules vampires rassemblées dans l’entrée à attendre que quelque chose se passe.
D’autres Novices, vêtus de noir, se tenaient en groupes de trois ou quatre, certains la tête inclinée et en plein conciliabule, d’autres le regard rivé sur moi, d’autres encore à guetter au dehors par les fenêtres qui flanquaient la porte d’entrée.
—Elle arrive, dit quelqu’un.
—Et Merit ? demanda quelqu’un d’autre.
Je crispai les paupières. On murmurait mon nom dans toute la pièce. Quatre-vingt-dix vampires avaient entendu nos ébats et allaient à présent assister à l’arrivée de Lacey, répondant à la requête d’Ethan de venir « le plus vite possible ».
Je rouvris les yeux. La peau commençait à me brûler alors que l’humiliation et la défaite laissaient la place à une émotion beaucoup plus gratifiante : la colère. Le chagrin se transforma en fureur ; je compris alors exactement de quelle manière la rupture de Célina avec un petit ami anglais avait pu déclencher une déflagration émotionnelle et faire exploser la tristesse en une pluie d’éclats amers. Elle n’était certainement pas la seule personne dans l’histoire du monde pour qui le rejet était devenu le carburant d’une fureur sans bornes la poussant à la violence, la guerre et la destruction.
L’ego d’un vampire n’était pas moins fragile que celui d’un humain.
Cette colère était rassurante. J’étais encore capable de diriger ma rancœur contre Ethan au lieu de considérer cette rupture comme un échec personnel. Je fermai les yeux et m’abandonnai à ce sentiment comme si je plongeais dans un bain brûlant.
Quand le silence s’abattit sur la pièce, je rouvris les yeux.
Les filles avaient mis un terme à leur concert de pleureuses et toutes les têtes étaient tournées vers Ethan qui traversait l’entrée pour se diriger vers la porte.
—Elle doit être arrivée, murmura Margot.
Tout notre groupe le suivit du regard.
Lacey avait dû être l’objet du coup de téléphone qu’il avait reçu quand il avait quitté la salle des opérations et la raison pour laquelle il nous avait donné congé.
Ethan ouvrit la porte, puis se pencha pour étreindre une femme.
—Lacey, dit-il, je te remercie d’être venue aussi rapidement.
Il parlait d’une voix chaude et ses paroles étaient sans ambiguïté : il lui avait bel et bien demandé de venir.
Elle devait être le sorbet rafraîchissant après la sauce à l’ail que j’avais été, le rince-bouche dont il avait besoin après une nuit passée avec moi. Je ravalai une subite nausée.
Quand il la relâcha et s’écarta d’elle pour serrer la main aux vampires de son escorte, j’aperçus Lacey pour la première fois.
Elle était grande et élancée, les cheveux blonds coupés en un carré net juste au-dessous du menton. Elle avait un visage de mannequin : un nez droit et long, une grande bouche, des yeux bleus aux reflets de glace. Son tailleur pantalon bleu ciel moulait son corps mince.
Sur sa main droite, une seule bague brillait, ornée d’une énorme perle.
Elle était belle, posée et élégante.
Elle était tout ce qu’il pouvait désirer.
Et elle était venue de San Diego parce qu’il le lui avait demandé.
— La Maison est très jolie, Ethan. J’aime ce que tu en as fait.
Il se retourna vers elle en souriant. Mais quand il parcourut la pièce des yeux et remarqua les groupes de vampires dans l’entrée, son sourire disparut. Il nous observa, tendu, et croisa enfin mon regard.
Alors que nous ne nous quittions pas des yeux, je me demandai pour quelle raison il lui avait demandé de venir, quel réconfort elle pouvait lui apporter.
Pourquoi sortir avec moi aurait-il été un sacrifice pour lui alors qu’inviter une ancienne maîtresse ne l’était pas ?
Je ne trouvai aucune explication dans ses yeux, juste le choc que je le surprenne en flagrant délit. Je ne savais pas ce que j’allais lui dire, mais je ne pouvais pas rester silencieuse, et j’avançai d’un pas.
— Oh ! non ! me souffla Lindsey en se plaçant devant moi. Ne va pas faire d’esclandre. Tu ne tiens certainement pas à donner cette image de toi.
Je ricanai. L’attention de la moitié des vampires se concentrait dorénavant sur moi.
— Quelle image ? L’image d’une fille qu’on remplace en quelques heures ? chuchotai-je sauvagement avant de regarder autour de moi. Ils ne savent peut-être pas qu’on a rompu, mais là, c’est on ne peut plus clair. Tu crois qu’il y a quelqu’un ici qui ne l’a pas compris, maintenant ?
Margot, Katherine et Michelle détournèrent les yeux.
— Merit, dit Lindsey en posant ses mains sur mes bras. Nous sommes tes amies, tes camarades Novices. Mais Ethan est un Maître, comme Lacey. Te donner en spectacle devant eux serait une humiliation d’un tout autre ordre.
Elle avait raison. Je n’allais pas me confronter à lui, mais je ne comptais pas non plus souffrir davantage en les regardant ensemble.
Je tournai les talons et, sans prononcer un mot, montai l’escalier jusqu’au premier étage, gagnai ma chambre et m’y enfermai. Je ne pleurai pas, je m’y refusais. Pas encore une fois.
Je n’arriverais pas à dormir non plus.
Quelques minutes avant le lever du soleil, j’enfilai mon pyjama et me mis au lit. La nuit avait été longue, mais je restai éveillée, un bras sous l’oreiller, à regarder le plafond. L’aurore arrivait, incitant mes yeux à se fermer et mon cerveau à s’éteindre. Mais ma partie humaine ne cessait de repasser en boucle les moments que nous avions partagés, aussi peu nombreux avaient-ils été. Je ne pouvais m’empêcher de me demander si j’aurais pu faire ou dire quelque chose pour nous donner une chance.
Je m’étais rendue vulnérable et j’en payais le prix. Mais ce qui était le plus humiliant, c’était que toute la Maison savait – ou saurait bien assez tôt – que j’avais été larguée sans façon, puis remplacée.
Il fallait bien reconnaître que je lui avais donné l’occasion de le faire. Mais ça ne signifiait pas que je devais continuer à prendre les mauvaises décisions. Je soupirai en me jurant de ne plus jamais sortir avec un vampire.
Ironie du sort : ce fut le moment que choisit mon aspirant partenaire au sein de la Garde Rouge pour m’appeler. Je répondis, croyant qu’il me contactait parce qu’il avait été informé par Luc de la convention des Meutes.
— Merit.
—C’est Jonah, dit-il. Tu es prête pour cette réunion demain soir ?
J’appréciai l’inquiétude qui sourdait dans sa voix, mais je n’aurais su dire s’il était préoccupé à mon sujet personnellement ou parce que j’étais un membre potentiel de la GR.
—Nous avons rencontré les chefs de Meutes, passé un moment avec la Meute des Grandes Plaines et étudié la disposition du bâtiment. Nous avons établi un plan de communication et vous nous servirez de renforts. (Je haussai les épaules.) Nous sommes aussi prêts qu’on peut l’être.
Je passai sur les détails de l’altercation ; Ethan n’aurait pas apprécié que cela s’ébruite. Ce n’est pas parce qu’il m’avait humiliée que je devais en faire autant.
Jonah émit un vague grognement d’approbation.
—Si on me pose la question plus tard, je dirai que nous n’avons jamais eu cette conversation. Mais je me demande si le moment n’est pas venu de demander les renforts de la GR ? D’avoir des gardes prêts à intervenir ?
—Ce n’est vraiment pas le moment, m’empressai-je aussitôt de répondre. J’apprécie ton offre de soutien, mais il y aura bien assez de métamorphes qui ne nous apprécient pas là-bas. (je l’avais constaté de mes propres yeux.) Envoyer les brigades d’intervention et les hélicoptères ne va rien arranger et ne fera qu’attiser leur méfiance. Fais-moi confiance, notre position est bien meilleure depuis l’attaque du bar, mais nous ne sommes en aucun cas complètement acceptés.
Il se tut un moment.
— Et si les emmerdes vous tombent dessus ?
— Alors Luc vous appellera. Tu fais partie de la Garde Rouge, ce qui veut dire qu’à ce stade, tu auras autorité pour décider à leur place. Mais tu ne dois pas aller trop vite. Les métamorphes pensent que nous sommes trop politiques et pas assez fiables. Si nous débarquons avec un supplément de vampires – et sans qu’aucune crise le justifie –, alors nous leur prouverons qu’ils avaient raison. Partons du principe que nous serons en mesure de gérer les problèmes qui se présenteront. Et si les choses s’aggravent au point d’être de votre ressort, alors vous pourrez débarquer.
Un nouveau silence de réflexion.
— Nous nous tiendrons prêts. Bonne chance !
J’espérais que nous n’en aurions pas besoin.
15
Libère la vampire en toi !
Quand le soleil se coucha de nouveau, je restai dans mon lit pendant un bon quart d’heure. Avez-vous déjà remarqué qu’on se couche parfois avec déplaisir – la chambre est trop chaude ou trop froide, les oreillers pas comme il faut, le matelas bosselé et les draps rêches – mais qu’au moment de se lever, on a l’impression que tout est devenu paradisiaque ? La chambre est fraîche, le lit est doux et l’oreiller est sans aucun doute le repose-tête de Dieu. Ce changement se produit inévitablement quand on est obligé de se lever et de sortir alors que rien ne semble meilleur que de rester blotti sous un monceau de coton – surtout quand l’autre option qui se présente est d’affronter un ex-petit ami et l’ex-maîtresse de celui-ci.
Mais même les Sentinelles doivent se comporter en adultes, aussi je m’assis en rejetant les couvertures.
Cela faisait bien une semaine que je n’avais pas couru. Puisque j’avais quelques heures devant moi avant notre départ pour la convention, j’enfilai un soutien-gorge de sport, un débardeur et un short avec l’intention de courir cinq kilomètres dans Hyde Park. L’entraînement avec Ethan et les gardes était bien entendu de l’exercice physique, mais pas de celui qui libérait le corps et l’esprit, et vidait de tout stress au rythme du battement de vos pas sur le trottoir, de votre souffle et d’une bonne vieille suée.
Mais tout d’abord, il fallait recharger les batteries. Je n’étais pas prête à affronter le reste des vampires de la Maison ni à risquer de rencontrer Sheridan et Sullivan. Je décidai d’éviter les éventuelles histoires qui m’attendraient au rez-de-chaussée et de récupérer mon petit déjeuner au premier. Au bout du couloir, je poussai une porte battante qui donnait dans une petite cuisine rectangulaire. Des placards bas en érable, surmontés de plateaux en granit, occupaient les deux longs murs de la pièce, et un réfrigérateur et d’autres appareils ménagers étaient intégrés dans des éléments du même bois. Sur les plans de travail étaient disposés des paniers contenant des serviettes et autres accessoires ainsi que du petit électroménager. La porte du réfrigérateur était couverte de menus de restauration à emporter – chinois, grecs et pizzerias dans Hyde Park. C’était l’avantage de vivre près de l’université, les étudiants faisaient tourner ce genre d’établissements à toute heure et ça nous arrangeait bien.
J’ouvris le frigo. Son contenu ne différait pas de celui d’un réfrigérateur d’entreprise réservé aux employés : pas mal de restes de plats à emporter, des yaourts et des desserts à moitié mangés, le tout dans des récipients sur lesquels étaient inscrites les initiales de leur propriétaire. Bref : des restes que des vampires avaient étiquetés afin de les préserver de crocs étrangers.
Mais on y trouvait également des produits fournis par la Maison, y compris du sang conditionné en poches d’une pinte ou en briquettes. Je pris une seconde pour évaluer ma faim et décidai qu’il était temps de faire des réserves. Je pris deux briquettes, les agitai et piquai une paille dans l’une d’elles. Je sirotai en faisant la grimace. Boire le sang d’Ethan avait été comme déguster un vin rare : sa saveur était riche, complexe et enivrante. Le sang en briquette avait le goût de son contenant : fade, plastique et stérile. Le goût de la mort, d’une certaine manière, comme si le sang avait perdu toute l’énergie qu’on sentait lorsqu’on buvait directement à la source.
Mais puisque cet approvisionnement spécial ne m’était plus accessible, je vidai une briquette, puis deux. Ce n’était pas le moment de faire passer ses goûts personnels avant les besoins biologiques, surtout quand on songeait aux défis physiques et émotionnels que j’allais peut-être devoir relever dans quelques heures.
Je jetai les briques vides dans la poubelle et, par pure curiosité, ouvris quelques placards supérieurs. Ils étaient remplis d’en-cas diététiques comme des sachets de muesli, de noisettes, de céréales ou de pop-corn nature.
— Beurk ! marmonnai-je avant de refermer les portes et de sortir de la cuisine.
Quand les placards seraient garnis de Mars, je reviendrais. J’en ferais part à Helen, la cheftaine de la Maison.
Mon petit déjeuner dans le ventre, je sortis. C’était une nuit chaude et humide de juin. Il n’était pas vraiment tard, mais les rues étaient déjà désertes. Je me dis que chercher à éviter à tout prix les paparazzis risquait de les pousser à s’intéresser d’un peu trop près aux activités des vampires. Je tournai donc à droite pour me diriger vers le groupe des photographes postés au coin de la rue. Je leur souris en les saluant de la main et les flashs se mirent à crépiter.
—Hé ! brailla l’un d’entre eux, c’est la Justicière à la queue-de-cheval !
—Bonsoir, messieurs !
—Un commentaire concernant la fusillade du bar, Merit ?
J’adressai un sourire agréable au journaliste, un jeune type en jean et en tee-shirt arborant une carte de presse autour du cou.
—Seulement que j’espère que les auteurs seront arrêtés.
—Et un commentaire sur les agressions au pieu en Alabama ?
Mon sang se figea dans mes veines.
—Quelles agressions ?
L’homme à côté du journaliste – plus vieux, plus grassouillet, avec une tignasse de cheveux blancs frisottés et une moustache assortie – gesticula en agitant son petit carnet de notes.
—Quatre vampires ont été descendus dans ce qu’on a appelé un
« nid ». Apparemment, l’agression aurait été menée par une sorte de mouvement clandestin anti-crocs.
L’inquiétude de Gabriel concernant les menaces de soulèvement était donc tout à fait fondée. Peut-être s’agissait-il d’un incident isolé. Peut-être était-ce un acte de violence horrible mais non prémédité qui n’augurait pas forcément que le vent allait tourner pour les vampires.
Et peut-être que c’était tout le contraire.
— Je n’en ai pas entendu parler, dis-je calmement, mais mes pensées et mes prières vont à leurs proches. Ce type de violence qui naît des préjugés est inexcusable.
Les journalistes se turent un moment pendant qu’ils griffonnaient mes paroles.
— Je dois y aller. Merci de m’avoir transmis ces informations, messieurs.
Ils crièrent encore mon nom afin de tenter de récupérer davantage de renseignements avant que je m’éloigne en trottinant dans la nuit, mais j’avais fait mon devoir. J’avais besoin de courir, d’un moment pour me vider la tête avant de retourner à la Maison Cadogan et aux histoires qui m’attendraient là-bas, qu’elles soient d’ordre politique ou privé.
Le premier kilomètre fut un peu difficile ; j’y arrivai – après tout, j’étais une vampire –, mais ce fut douloureux comme les premiers kilomètres le sont toujours. Puis je finis par trouver mon rythme, à accorder mes pas à ma respiration, et fis le tour du quartier. J’évitai l’université, le chagrin de ne plus faire partie de ce qui aurait dû être ma fac étant encore un peu trop vif.
Une brise s’était levée le temps que je revienne à la Maison.
J’adressai un signe de tête aux gardes en rentrant dans la propriété, tout m’efforçant de ralentir mon souffle, les mains sur les hanches. En tant que vampire, il me fallait courir plus vite pour accélérer mon rythme cardiaque, et même si je n’étais pas certaine du bénéfice d’une telle course, je me sentais mieux.
Cela m’avait fait du bien de sortir des limites de Cadogan et de me concentrer uniquement sur ma vitesse, mon rythme et mon énergie.
La propreté était mon prochain objectif et je remontai dans ma chambre pour prendre une douche.
Je m’arrêtai devant ma porte.
Comme celle de toutes les chambres de la Maison, elle comportait un petit panneau d’affichage. On avait punaisé quelque chose au mien, un carton épais annonçant en lettres luxueuses :
Accueillons la Maîtresse !
Retrouvons-nous samedi à 22 heures
Pour souhaiter la bienvenue à Lacey Sheridan, Maîtresse de la Maison Sheridan.
Cocktails et ambiance musicale.
Tenue décontractée.
Je détachai l’invitation de ma porte en levant les yeux au ciel, puis je reculai d’un pas pour jeter un coup d’œil dans le couloir.
Le même carton était punaisé à toutes les portes – une sorte de plébiscite forcé qui n’appelait pas au vote et n’avait rien de démocratique. Je me demandai si c’était Ethan qui en avait eu l’idée : peut-être voulait-il montrer aux Novices de Cadogan de quel côté il était…
Et plus important, cette soirée était-elle obligatoire ? Étais-je obligée d’y faire une apparition ? De boire à la santé de Lacey Sheridan ? D’apporter un cadeau ?
Je froissai l’invitation dans ma main, puis entrai dans ma chambre, mais avant que je referme la porte, j’entendis des pas dans le couloir. Comme il était rare que des vampires s’aventurent dans cette partie de la Maison, je jetai un coup d’œil indiscret dans l’entrebâillement… et ne fus pas déçue.
Ethan et Lacey avançaient de front dans le couloir. Ethan portait un jean et un tee-shirt moulant à manches longues d’un vert cendré. Il avait attaché ses cheveux et la médaille Cadogan brillait à son cou. La tenue était assez décontractée pour que je devine qu’il ne se changerait pas pour la convention.
Lacey était vêtue d’une robe en tweed gris à l’encolure croisée sophistiquée et chaussée d’escarpins noirs à talons. Pas une mèche ne dépassait de son carré blond et son maquillage était aussi parfait que celui de n’importe quel mannequin retouché sur une couverture de magazine.
—Cela devrait t’inquiéter, lui disait-elle.
—Comment ça ? demanda-t-il.
—Sentinelle ou pas, c’est un membre ordinaire de la Maison, Ethan. Un soldat ordinaire. Et je dois dire que je ne comprends pas toutes ces histoires.
J’entrouvris les lèvres. Je ne rêvais pas, elle venait de dire que j’étais ordinaire ?
— Je ne suis pas sûr qu’« ordinaire » soit le terme adéquat pour qualifier Merit, Lacey. Je ne conteste pas le fait que ce soit un soldat, mais je ne pense en aucune manière qu’elle soit ordinaire.
—Malgré tout, la force physique ne suffit pas pour devenir Maître.
—Eh bien, soit elle réussira le Test un jour, soit elle échouera.
Lacey gloussa.
— Tu veux plutôt dire que tu choisiras de la désigner – ou pas !
Lacey était la seule vampire qu’Ethan avait nommée à la tête d’une Maison au cours de ses presque quatre siècles d’existence.
Lui-même n’était pas passé par le Test. Des vampires comme Ethan et Morgan, qui avaient accédé à ce rang à la mort de leur Maître, étaient autorisés à échapper à l’examen.
Cela m’agaçait qu’elle ait l’air aussi sûre qu’Ethan ne me désignerait pas.
— Je reconnais qu’elle est jeune, poursuivit Ethan. Elle a encore beaucoup à apprendre. Il faut qu’elle acquière une expérience plus longue de l’immortalité. Et seul le temps le confirmera.
Mais je crois qu’elle en sera capable.
Il choisit ce moment pour lever les yeux et croiser mon regard dans l’entrebâillement de la porte. Une demi-seconde de réflexion et je décidai d’ouvrir la porte comme si je m’apprêtais à sortir.
Ethan haussa les sourcils, surpris.
— Merit – Sentinelle ?
Lacey resta en retrait. Je jouai l’innocente.
— Bonjour, j’allais partir.
Ils examinèrent tous les deux ma tenue de sport trempée de sueur et j’eus l’impression d’être une héroïne de comédie, l’air tout embarrassée et les yeux écarquillés.
— Tu allais partir ? répéta-t-il.
Réfléchis, m’intimai-je ; quand le trait de génie me vint, j’acquiesçai et attrapai un des mes pieds relevé par derrière pour feindre de pratiquer un exercice.
— Je suis allée courir et j’allais faire quelques étirements dans l’escalier.
Ethan eut soudain l’air inquiet. Craignait-il que j’aie entendu leur discussion ? Est-ce qu’il se souciait que j’aie été blessée par les propos de Lacey ?
— Tu comptes nous présenter ? demanda Lacey.
Le temps d’une seconde, juste assez pour qu’il me jette un coup d’œil sans qu’elle le remarque, j’inclinai la tête vers Ethan, pour qu’il lise dans mon regard cette question ironique : Oui, Ethan.
Tu comptes nous présenter ?
— Lacey Sheridan, me dit-elle en devançant Ethan.
Elle ne me tendit pas la main et se contenta de se tenir là avec un air suffisant comme si la seule mention de son nom était censée me clouer le bec.
— Merit. Je suis la Sentinelle de la Maison, ajoutai-je au cas où elle aurait eu besoin que je lui rappelle que c’était moi qui occupais dorénavant cette fonction dans la Maison d’Ethan.
Je réprimai un sourire en remarquant le tressaillement de sa mâchoire.
— J’ai été garde, moi aussi, répondit-elle en me toisant des pieds à la tête, telle une adversaire se préparant au combat.
Est-ce qu’on était sur le point de se battre pour Ethan ? Quel que fût l’enjeu, je refusais de jouer. J’avais déjà tout misé – et tout perdu – dans cette affaire.
— En effet, c’est ce qu’on m’a dit, répondis-je poliment. Je suis une amie de Lindsey. J’ai cru comprendre que vous aviez été gardes ensemble, avant que vous passiez le Test.
— Oui, je connais Lindsey. C’est une garde fiable. Elle est particulièrement forte quand il s’agit de découvrir les motivations de chacun.
Elle me livrait une évaluation de Lindsey comme si je lui avais demandé les références professionnelles de cette dernière, plutôt que de parler d’elle comme une amie ou une collègue.
Je me tournai vers Ethan.
— Je suppose que tu as entendu parler de ce qui s’est passé en Alabama ?
Son expression s’assombrit.
—Oui. Tu penses qu’il s’agit des agitations dont parlait Gabriel ?
Je hochai la tête.
— Je suppose.
Il soupira.
—On verra bien. J’aimerais qu’on parte au rendez- vous dans une heure.
—Oui, Sire, répondis-je d’une voix obéissante.
Il ne gronda pas, pas vraiment, mais ma déférence l’agaçait clairement. Je m’éloignai en souriant.
J’étais douchée et habillée – en jean, débardeur sous ma veste en cuir et bottes – et me dirigeais vers le bureau d’Ethan quand mon portable sonna. Je le sortis de ma poche pour consulter l’écran. C’était Mallory.
— Salut ! répondis-je.
— Je sais que tu es sur le point de partir, mais j’arrive à la Maison Cadogan. Catcher souhaite parler à Ethan et j’ai quelque chose pour toi.
—Quelque chose de bon ?
— —Est-ce que tu ne m’aimes que pour mes talents de cuisinière ?
—Non, mais j’admets que c’est une des raisons.
— Tant que tu en as plusieurs et qu’elles sont variées ! Ramène tes fesses en bas.
Sachant très bien qu’il ne servait à rien de discuter, je fourrai mon téléphone dans ma poche, puis gagnai la porte d’entrée. Il n’y avait aucun vampire dans le hall et je fus contente de pouvoir sortir de la Maison sans histoires.
Mallory, vêtue d’un jean slim et d’une tunique, les mains sur les hanches, m’attendait au portail de la propriété. Elle semblait être en train d’interroger le garde. Je descendis les marches en sautillant, puis marchai vers eux. Catcher arriva à côté de Mallory, certainement après avoir garé la voiture, l’air à la fois amusé et frustré.
— Et j’ai entendu dire que vous autres étiez vraiment bons en troisième Clé, disait Mallory. Vous pourriez me donner des conseils ?
La fée mercenaire à la porte baissa un regard mauvais sur mon amie.
—« Vous autres » ?
Mallory sourit.
—Désolée. Mais je trouve vos traditions tellement intéressantes.
Tellement naturelles et bucoliques. Ça vous dirait qu’on en parle ? Vous pourriez peut-être m’apprendre…
—Bon, intervint Catcher en posant ses mains sur les épaules de Mallory pour la tourner vers la Maison. Ça suffit. Excusez-nous, dit-il au garde avant d’entraîner sa petite amie dans l’allée.
—Tu te fais de nouveaux amis ? demandai-je à celle-ci.
—Ce sont des gens vraiment fascinants !
— Je crois que ces gens préféreraient qu’on les appelle par leur nom.
Mallory adressa un regard vide à Catcher.
— Tu connais le nom de ce garde ?
Catcher se tourna vers moi et je haussai les épaules.
— Je ne fais que travailler ici.
— Le racisme latent entre les créatures surnaturelles est le dernier bastion de préjugés acceptable dans ce pays, déclara Mallory qui parut soudain remarquer que j ’ étais habillée de cuir et que j’étais armée. Tu as l’air prête à pourchasser du métamorphe !
—Espérons que je n’en aurai pas besoin. Tu n’es pas à Schaumburg ?
Elle secoua la tête.
— J’ai encore des exercices pratiques ce soir, ce qui veut dire que je devrais être à la maison à confectionner des potions et autres trucs.
—Bonne chance alors !
—Bonne chance avec tes métamorphes ! Et c’est pour ça que je suis venue, dit-elle en glissant les doigts dans une poche étroite sur sa hanche. Tends la main.
Je lui obéis avec méfiance. Mallory pécha quelque chose dans sa poche et le déposa sur ma paume.
C’était un bracelet ancien : une chaîne en or, noircie par les années, à laquelle était accroché un médaillon circulaire. Je le levai pour examiner l’oiseau qui y était gravé.
— C’est un apotrope, dit-elle avec fierté.
— Un quoi ?
— Un apotrope. C’est un talisman qui te protège des pouvoirs maléfiques. (Elle se pencha pour me montrer la gravure.) C’est un corbeau, un symbole de protection. J’ai trouvé le bracelet dans le quartier Scandinave.
Je fronçai les sourcils, l’air intrigué.
— Il y a un quartier Scandinave à Chicago ?
— Non, répondit Catcher. Mais la boutique était à côté d’un restaurant qui servait du hareng mariné. Elle a décidé que c’était le quartier Scandinave.
—D’abord tu déplaces les meubles, puis tu fais la même chose avec les quartiers de la ville !
— Je progresse, dit-elle. Peu importe ce que je suis, j’ai pratiqué un peu de deuxième Clé sur ton médaillon et voilà.
— Eh bien, c’est très gentil de ta part, même sans la réorganisation des quartiers de la ville. Merci, Mallory.
Elle haussa les épaules.
— Je voulais t’offrir de la teinture d’aconit, mais monsieur pisse-vinaigre, ici présent, a refusé.
—D’aconit ? demandai-je en les regardant alternativement.
—C’est un poison pour les métamorphes, expliqua Catcher en levant les yeux au ciel.
J’acquiesçai.
—Ouais, ça aurait fait mauvais genre d’apporter du poison contre les loups à une convention de métamorphes.
— Je n’en aurais mis qu’un peu sur le bracelet, précisa Mallory.
Pas assez pour provoquer ne serait-ce qu’un mal de ventre et encore moins tuer qui ce soit. Et personne n’aurait eu besoin d’être au courant.
—Il vaut quand même mieux s’en tenir au corbeau. Merci de me l’avoir apporté.
Je tendis mon poignet droit afin qu’elle puisse y accrocher le bracelet, mais je levai les yeux quand Catcher émit un petit sifflement d’avertissement.
— Nous avons de la compagnie, dit-il, et puisque son regard était toujours tourné vers la porte, je devinai de qui il s’agissait.
—Oh ! Elle est jolie ! murmura Mallory, une fois le bracelet attaché. Qui c’est ?
—Sans doute Lacey Sheridan.
Mallory cligna des yeux de surprise.
—Lacey Sheridan ? La vampire dont Ethan…
Je l’interrompis.
— Tu comptais me dire que son ex-petite amie était en ville ?
— J’ai supposé que tu avais eu ta dose de Merit humiliée pour la semaine.
Elle me tapota le bras.
— Arrête tes bêtises. L’humiliation de vampire, c’est comme le bon vin. Ça se partage entre amis.
Je lui tirai la langue, mais Catcher agita la main.
—Ils arrivent, nous prévint-il. Souriez.
Je me composai un rictus hypocrite et me retournai pour les accueillir. Son katana à la main, Ethan s’adressa à Lacey.
— Je te présente Mallory Carmichael et Catcher Bell, dit-il.
Catcher, je crois que Lacey et toi vous êtes déjà rencontrés quand elle faisait partie de la Maison.
— En effet.
Ce fut tout ce qu’il répondit ; il ne prit même pas la peine de tendre la main.
— Je suis contente de te revoir, Catcher.
Il accusa à peine réception du salut de Lacey et sa réaction me réchauffa le cœur. Catcher était bourru, c’était bien connu, mais il n’avait pas pour habitude de repousser les gens ouvertement, du moins pas d’après mon expérience. J’avais été dure avec Mallory et lui à propos de leurs parties de jambes en l’air, mais il se rappelait tout de même de quel côté il était.
—Mallory est l’ancienne colocataire de Merit, expliqua Ethan à Lacey, et elle a été récemment identifiée comme étant une sorcière. Elle suit en ce moment une formation avec un représentant de l’Ordre à Schaumburg.
Lacey inclina la tête.
— Je pensais que l’Ordre n’avait aucun représentant dans la région de Chicago.
Mallory posa une main sur le bras de Catcher avant qu’il se mette à gronder, mais rien qu’à son expression, on sentait qu’il crevait d’envie d’intervenir. Catcher avait été exclu de l’Ordre dans des circonstances qui n’étaient pas tout à fait claires pour moi, mais l’absence d’un bureau de l’Ordre dans la région y était indéniablement liée.
—C’est une longue histoire, répondit Mallory, et je suis ravie de vous rencontrer. (Elle jeta un coup d’œil à Ethan.) Tu vas prendre soin de ma copine ce soir, n’est-ce pas ?
— Je prends toujours soin de mes vampires.
Mallory lui adressa un sourire doux.
— Tout tend à prouver le contraire.
Catcher posa une main sur l’épaule de Mallory et regarda Ethan d’un air grave.
—Nous ne sommes pas venus ici pour te contrarier, mais pour t’apporter une mauvaise nouvelle. On a découvert un cadavre dans un entrepôt à environ huit rues du bar. C’était le corps de Tony.
Ethan poussa un long soupir.
—Ça m’inquiète pour plusieurs raisons, notamment parce qu’il était notre principal suspect.
—Il pourrait malgré tout être l’auteur de l’agression du bar, fis-je remarquer. Il est également possible que cela n’ait pas plu à quelqu’un qui aurait voulu faire taire Tony.
Catcher acquiesça.
—Au moins, nous savons qu’il y a plus d’une personne impliquée dans ce qui se passe en ce moment chez les métamorphes.
—Gabriel est au courant ? demanda Ethan.
Catcher hocha la tête.
— Jeff s’est chargé de le prévenir.
—Ce n’est pas le genre d’informations que j’aime apprendre deux heures avant la convention.
— Je comprends, convint Catcher. Et ce n’est certainement pas le dernier problème de la soirée.
— Je m’attendrais à des incidents à votre place, intervint Lacey.
Il est fort peu probable que la première attaque soit due au hasard, et puisque les auteurs ne sont pas parvenus à retarder la convention, il faut certainement s’attendre à une seconde tentative imminente.
—Nous nous sommes arrangés pour avoir du renfort, expliqua Ethan, le regard baissé sur la pelouse, l’expression vide comme s’il nourrissait des pensées désagréables. Des gardes de Grey et de Navarre. Nous serons en communication avec eux.
— C’est le mieux que tu puisses faire, dit Catcher.
On resta là pendant un moment, réfléchissant certainement tous à ce que la nuit nous réservait.
— Je vais installer Lacey afin qu’elle puisse travailler dans mon bureau pendant notre absence, me dit Ethan.
Retrouve-moi au pied de l’escalier du rez-de-chaussée dans cinq minutes.
—Bien, Sire, répondis-je en inclinant la tête dans une démonstration parfaite de révérence reconnaissante.
Il retroussa sa lèvre supérieure en signe de mécontentement, puis, après un signe à Catcher et Mallory, un « au revoir »
embarrassé entre mon amie et Lacey, il escorta son ex-maîtresse vers la Maison.
— « Sire » ? répéta Catcher. Je pourrais compter sur les doigts d’une main le nombre de fois où je t’ai entendue lui parler comme ça.
— J’ai opté pour l’obéissance, dis-je sans quitter des yeux les Maîtres qui s’éloignaient.
Catcher eut un petit sourire mauvais.
— Je parie que ça le fout en rogne !
Je souris à mon tour.
— Je pense qu’il déteste ça. Ce qui ne rend la situation que plus appréciable.
—Et puisqu’il a toujours voulu que tu te montres obéissante depuis le jour où tu as mis le pied dans cette Maison, fit remarquer Mallory, ta réaction n’est même pas immature. Tu ne fais que lui donner ce qu’il t’a toujours demandé.
—Exactement ! admis-je, même si je n’étais pas totalement d’accord car c’était amusant, et approprié d’une certaine manière, mais malgré tout immature.
—Tu sais, dit Mallory en les observant la tête inclinée, elle est blonde et vieux jeu comme une avocate ou un truc dans le genre. Et tu peux me croire, ce n’est pas un compliment.
—Ça reste des suceurs de sang quoi qu’il en soit, marmonna Catcher.
Je lui tapotai le bras.
—Tu sais, c’était vraiment gentil ce que tu as fait. Tu n’étais pas obligé d’être désagréable avec Mademoiselle Parfaite.
— Ne t’affole pas. Je ne suis pas en train de prendre ton parti, répondit Catcher avant de désigner Mallory d’un signe de tête.
Mais je risque de dormir sur le canapé pendant une semaine si je ne suis pas dans son camp à elle.
—Et mon camp, c’est le tien ! conclut Mallory en tendant les mains. Il faut qu’on y aille. Je dois me mettre aux fourneaux. Tu vas t’en sortir ce soir, hein ?
Je la serrai dans mes bras.
— Je vais faire de mon mieux et je vous demanderai la même chose, ajoutai-je en leur adressant un regard maternel.
Catcher ricana.
— Les heures qu’on ne passe pas à jouer au Twister à poil sont des heures perdues !
—Ouais, confirma Mallory en le tirant dans l’allée, c’est l’amour de ma vie ! Au fond, c’est un grand romantique.
Comme convenu, Ethan me retrouva dans l’entrée cinq minutes plus tard, sans la Maîtresse de la Maison Sheridan. Mais Luc et Malik le suivaient. Luc était en jean et tee-shirt blanc, Malik –grand, au teint hâlé et aux yeux verts – portait un pantalon de costume noir, des chaussures à bout carré et une chemise blanche dont le col était ouvert sur le médaillon Cadogan.
Malik, le seul vampire marié que je connaissais, était également un des plus beaux – cheveux ras, grands yeux clairs et pommettes saillantes. Mais je n’avais jamais vu un vampire avec une apparence aussi sérieuse.
— Je crois que nous sommes prêts, dit Ethan en les regardant tous les deux. Malik, la Maison est sous ta responsabilité. Luc, mets-toi en contact avec notre équipe sur le terrain. Si Dieu le veut, nous n’aurons pas besoin d’elle. Mais au cas où…
— C’est déjà fait, répondit Luc. Nous avons activé la liaison un peu plus tôt. Nous sommes tous en contact. Navarre et Grey se tiennent prêts. Vous avez vos oreillettes ?
Tels des élèves obéissants, chacun de nous sortit le petit accessoire de sa poche et le montra à Luc.
— C’est bien, les enfants ! dit-il en gloussant. Pas besoin de les mettre avant d’arriver là-bas. Il faudra trouver un endroit discret pour le faire, hors de la vue des métamorphes. Inutile qu’ils pensent que nous complotons plus qu’ils ne le croient déjà. Quand vous les mettrez en marche, nous pourrons communiquer avec vous.
— Tu veux que j’essaie encore d’appeler Darius ? demanda Malik à Ethan.
On se tourna tous vers lui. Darius était le chef du Présidium de Greenwich, le conseil basé en Europe de l’Ouest. Ethan secoua la tête.
— Non. Nous avons déjà essayé une fois et il ne nous a pas rappelés. À ce stade, mieux vaut s’excuser plus tard que de demander la permission maintenant.
— Tu penses qu’il pourrait ne pas être d’accord ? demandai-je.
Ethan me jeta un coup d’œil.
— Je pense que le Présidium est imprévisible. Si nous leur disons que nous sommes en contact avec des métamorphes, que nous offrons un soutien stratégique à des centaines de membres des Meutes, le Présidium risque de paniquer.
—Bref, on provoque une pluie d’emmerdes, traduisit Luc.
J’acquiesçai. Ethan soupira.
— Vous savez tous ce que vous avez à faire, alors allons-y.
—Bonne chance, dit Luc en me tapotant l’épaule. Va botter des culs, Sentinelle.
— J’espère vraiment ne pas avoir à en arriver là, répondis-je.
— Moi de même, ajouta Ethan.
Il chuchota quelque chose à Malik – cela faisait certainement partie du rituel de passation des responsabilités de la Maison –, puis tout le monde descendit l’escalier qui menait au sous-sol.
16
Les grands méchants loups
Le trajet jusqu’à Ukrainian Village se fit dans le silence. En arrivant, Ethan gara la Mercedes sur une place de stationnement dans la rue. Nous étions en avance pour la convention des Meutes, mais il était quand même tard pour un vendredi soir et le quartier était tranquille. En sortant de la voiture, chacun de nous fixa son katana à la ceinture et le groupe se dirigea vers Sainte-Bridget, illuminée par les lampadaires et les projecteurs alentour.
Je m’arrêtai un instant pour lever les yeux sur l’impressionnant édifice.
Sainte-Bridget était un superbe bâtiment en pierre de couleur pêche, agrémenté de quelques tours surmontées de dômes turquoise qui ressemblaient à des bonnets de ski. Un vitrail géant décorait le centre de la façade. Il était composé de trois panneaux rectangulaires représentant une scène bucolique d’arbres et de papillons, au milieu desquels reposait paisiblement un faon.
L’église était un joyau architectural au milieu d’un quartier populaire, comme le vestige perdu d’un vieux conte de fées, une page que l’histoire aurait oublié de tourner, un monument venu tout droit de l’Europe de l’Est jusqu’au quartier ouest de Chicago.
Cependant, l’édifice s’accordait assez bien avec son voisinage dans le sens où il était tout aussi calme, je ne m’attendais pas à des piquets de grève ou à une manifestation, mais d’après ce que nous avions déjà vécu, les métamorphes n’étaient pas du genre à se déplacer discrètement dans la nuit.
— Je maintiens que c’est bizarre qu’ils se réunissent dans une église, dis-je.
—C’est inhabituel, répondit Ethan, près de moi, mais ce n’était pas à nous de choisir.
On resta là sans parler un moment, assez longtemps pour que je jette un coup d’œil dans sa direction et le surprenne en train de me regarder.
— Quoi ? demandai-je. (Il me toisa sans ciller.) Nous sommes là pour affaires.
— J’aimerais mettre les choses au point.
— La situation est tout à fait claire. Nous avons fait une erreur.
Nous y avons tous les deux remédié, alors passons à autre chose, tu veux bien ?
—Une erreur ?
Il avait le culot de se montrer surpris par ma réponse, mais je ne marchais pas. Il n’avait pas utilisé le terme « erreur » au cours de sa petite crise de culpabilité après la soirée chez les Breck, mais c’était en gros ce qu’il m’avait fait comprendre.
— Une erreur, tout à fait, répétai-je. On peut bosser, maintenant ?
— Merit, commença-t-il, sa voix lourde de regrets, mais je levai la main pour l’interrompre.
Qu’il se sente coupable ne m’aiderait pas à me sentir mieux.
— Au boulot !
Une volée de marches montait jusqu’aux portes qui ouvraient sur la façade de l’église. Les gens devaient se rassembler là après la messe, pour serrer la main du prêtre, ou pour prévoir des déjeuners ou des dîners.
Les portes n’étaient pas verrouillées et donnaient sur un petit vestibule dont les murs étaient couverts de pancartes indiquant aux paroissiens où trouver la salle de jeux pour les enfants ou un endroit pour prendre un café.
Puis il y eut une seconde série de portes et je découvris, bouche bée, ce qui nous attendait derrière. Je passai même devant Ethan pour avoir une vue complète. L’extérieur de l’église était impressionnant, mais ce n’était rien comparé à l’intérieur. Le sanctuaire était comme une salle du trésor : des sols en pierre brillante, des murs de vitraux, des icônes dans des cadres d’or, des alcôves dorées et des fresques. Les bas-côtés étaient bordés de colonnes étincelantes et de grilles de cuivre ouvragé.
Robin, Jason, Gabriel et Adam se tenaient devant l’autel, mais ce fut Berna qui attira notre attention la première.
— Tu dois manger, dit-elle en s’avançant vers nous pour me tendre une barquette en aluminium.
De la vapeur s’en échappait malgré le couvercle, et je devinai ce qu’elle contenait : de la viande, du chou, des épices – un délice de l’Europe de l’Est.
—Prends, dit-elle en me fichant le récipient encore chaud dans les mains.
— J’apprécie ton attention, mais tu n’es pas obligée de me nourrir.
Elle fit claquer sa langue.
— Tu es trop maigre, dit-elle avant de me pincer très fort la peau du bras de deux doigts noueux.
— Aïe !
—Pas de chair, dit-elle d’un ton désapprobateur. Que la peau sur les os, tu trouveras pas d’homme comme ça. (Puis elle jeta un coup d’œil appréciateur vers Ethan qui haussa aussitôt un sourcil blond.) Toi… voilà un homme.
On ne pouvait pas le nier, mais elle pariait de toute évidence sur la mauvaise association.
— Merci, Berna, dis-je en espérant attirer de nouveau son attention sur moi afin de la distraire de ses velléités de marieuse.
Lentement, comme si elle avait deviné mes motivations, elle me scruta de la tête aux pieds avec une expression pas très enthousiaste. Après avoir fait claquer sa langue pour la deuxième fois, elle nous contourna et disparut dans l’entrée de l’église.
Je me tournai vers Ethan pour lui présenter les choux farcis.
—Est-ce que je ne pourrais pas poser ça dans ta voiture ?
Il pâlit. Visiblement, l’idée que sa Mercedes empeste comme l’arrière-salle d’un café ukrainien ne le ravissait pas.
—Bonsoir, amis vampires.
Je fis volte-face pour découvrir Adam qui souriait en considérant le récipient que je portais. Il était vêtu assez simplement, d’une chemise à carreaux par-dessus un tee-shirt gris et d’un jean recouvrant ses bottes noires, mais cela ne diminuait en rien son charme carnassier.
— Bonsoir, dis-je en tendant le plat. Elle n’arrête pas d’essayer de me gaver.
— C’est comme ça que Berna montre son affection.
Ce n’était apparemment pas pour mon physique qu’elle m’aimait. Mais j’avais encore un plat sur les bras.
— Y a-t-il un endroit où je peux laisser ça quelques heures ?
— Tu crois que le fait de porter un plat de choux farcis va entraver tes pouvoirs de vampire ?
— Je risque d’avoir du mal à manier le sabre.
—Ce serait fort regrettable, dit-il, pince-sans-rire. Je vais t’accompagner à la cuisine où tu pourras laisser tes victuailles.
Ça te donnera l’occasion de visiter un peu l’église.
— Merci.
— Je vais attendre ici, m’indiqua Ethan en silence. J’aimerais parler de Tony avec Gabriel.
— Bonne chance, répondis-je en me demandant si l’altercation chez les Breck était vraiment de l’histoire ancienne ou si Gabe allait nous en tenir rigueur.
D’un autre côté, il n’avait pas changé d’avis puisque nous assurions toujours la sécurité ce soir. Il devait donc se sentir suffisamment à l’aise avec nous.
— Sois vigilante.
— Oui, Sire, répondis-je avec zèle.
Je suivis Adam le long de la nef latérale gauche en saluant Gabriel et Jason au passage. Puis Adam ouvrit une porte et pénétra dans l’aile que Luc nous avait montrée sur les plans. De toute évidence, nous étions passés de l’édifice originel à la partie restaurée dans les années 1970. Alors que la chapelle était somptueuse, l’aile latérale était froide et toute en lignes droites.
L’aspect fonctionnel l’avait emporté sur l’esthétique dans cette partie, depuis les sols recouverts de lino jusqu’aux murs en parpaings.
Mais une fois les salles destinées aux enfants derrière nous, je compris que les paroissiens étaient moins concernés par l’apparence de l’église que par ce qui s’y passait. Je m’arrêtai devant une porte ouverte pour jeter un coup d’œil à l’intérieur de la pièce. Des dessins et des posters pédagogiques décoraient les murs. Des tables et des chaises basses destinées aux tout-petits parsemaient la salle, et des animaux en peluche usés et des jeux de construction en bois étaient empilés proprement sur un rebord de fenêtre.
—C’est une communauté très soudée, déclara Adam à côté de moi.
— Je vois ça.
Quand j’eus fini de regarder la pièce, Adam poursuivit sa route dans le couloir avant de tourner dans une cuisine de style industriel, équipée pour préparer des repas pour une grande congrégation d’affamés. Il ouvrit la porte du réfrigérateur afin que j’y glisse la barquette de Berna. Puis il s’appuya contre un des plans de travail en acier inoxydable au milieu de la pièce.
Je remarquai un panneau d’affichage sur le mur en face de moi et m’en approchai. Une feuille d’inscription à un déjeuner d’après-messe était fixée à côté d’un prospectus annonçant une collecte de produits en conserves. Qui donne un peu reçoit beaucoup, songeai-je.
Et en pensant à ça, je décidai d’en profiter pour en apprendre davantage sur Adam et son équipe. Je commençai par la géographie.
—Dis, je suis curieuse de savoir pourquoi vous avez choisi Ukrainian Village. Quel est votre lien avec ce quartier ?
— Tu parles des métamorphes ?
J’acquiesçai.
— Nous avons des racines en Europe de l’Est. Nos familles sont très unies. Tu additionnes ces deux éléments et tu obtiens Ukrainian Village.
—Hmm… C’est intéressant, dis-je.
Il haussa les sourcils.
—Ça t’intéresse vraiment ou tu fais la gentille pour favoriser une éventuelle alliance entre vampires et métamorphes ?
Son ton était sarcastique, mais il y avait autre chose dans sa voix. De l’agacement ? De la colère ? Du dégoût ? Je ne savais pas s’il s’agissait d’une animosité à l’égard des vampires ou de la politique en général. Que ce soit l’une ou l’autre, ces émotions étaient compréhensibles de la part d’un métamorphe.
Je n’avais pas envie de me disputer avec lui et imitai ce haussement d’épaules désinvolte qu’il avait eu plus tôt.
—On bavarde, c’est tout. Ça te pose un problème ?
— Pas du tout, madame, ça ne m’en pose aucun, me répondit-il avec une étincelle dans le regard.
On discuta encore un peu, suffisamment pour que je le cerne mieux. Je m’étais attendue à ce qu’il me fasse sentir qu’il était
« le plus jeune frère du chef de Meute » et, même s’il faisait le malin, il paraissait sincèrement inquiet pour les siens.
— Cette convention me rend nerveux, admit-il alors que nous progressions dans le couloir vers la chapelle. Ce n’est pas que je croie Gabe incapable de gérer ce qui pourrait se produire, mais je préférerais qu’on évite d’avoir recours à la violence.
—Tu as une idée sur l’identité de l’auteur de la fusillade ?
Il secoua la tête, les traits crispés. Il ne me disait pas tout.
— J’ai appris que Tony…, commençai-je sans savoir comment finir ma phrase.
— Sa mort change la donne, dit Adam, mais je ne sais pas s’il faut en déduire qu’il était derrière l’attaque du bar.
— Nous avons pensé la même chose.
—Un assassinat prémédité ne colle vraiment pas à l’esprit de la Meute. Un crime passionnel, oui, mais pas un assassinat. Ça correspondrait plus aux vampires.
J’eus un regard soupçonneux. Ce n’était pas vraiment le moment d’exprimer des préjugés anti-vampires, d’après moi. Et j’étais plutôt en position d’infériorité.
—Est-ce que Gabriel a reparlé de l’incident chez les Breck ?
demandai-je puisque nous abordions le sujet des préjugés.
Adam émit un petit rire sans joie.
—L’incident avec Ethan ?
Je hochai la tête.
—Eh bien, on ne peut pas dire que l’incident l’ait ravi, mais je crois que cette histoire l’a plutôt amusé.
Je croisai les bras.
— Amusé ?
Adam haussa les épaules.
— Ça fait longtemps que Gabe et Ethan se connaissent. Gabe sait qu’Ethan est quelqu’un de froid, de calme et de réfléchi. Et il n’a clairement pas réagi de manière froide, calme ou réfléchie.
Gabe pense que Sullivan en pince sacrément pour toi.
— Si tu savais ! répondis-je sèchement.
Mon téléphone se mit à vibrer, m’évitant d’avoir à développer.
C’était un texto, mais il ne venait ni de Luc ou Malik ni des gardes Cadogan. C’était un message de Nick Breckenridge et ce n’était pas une bonne nouvelle.
— « Info contrat sur chien de tête ; assaut imminent. »
Le message était signé « NB ».
Je m’immobilisai au milieu du couloir, le cœur battant. Nous avions eu raison : quelle que soit l’identité du coupable, la violence ne se limiterait pas à l’attaque contre le bar.
Quelqu’un cherchait à éliminer Gabriel, avec ou sans l’aide de Tony.
Je levai les yeux vers la porte qui donnait dans la chapelle. Il fallait que j’en informe Ethan et Gabriel, mais j’avais d’abord besoin de faits. Si Nick avait des informations – une source, une heure, n’importe quoi—, je voulais les entendre de sa bouche avant d’avertir les hommes qui douteraient le plus de leur véracité – à savoir le vampire et le métamorphe qui se méfiaient déjà de Nick.
Je me tournai vers Adam qui s’était arrêté à quelques mètres, la tête inclinée, pour me dévisager.
— Ça va ? me demanda-t-il.
Je désignai du pouce une des salles de garderie derrière moi.
— Je peux occuper une pièce pendant quelques minutes ? J’ai un coup de fil rapide à passer.
— Il y a du nouveau ?
Je feignis la désinvolture. Pas besoin de faire sonner l’alarme avant d’avoir toutes les preuves en main.
—Pas vraiment, mais c’est un peu urgent.
Il hocha la tête au bout de quelques secondes.
—Fais comme chez toi. Retrouve-nous dans la chapelle quand tu as fini.
Je lui adressai un sourire lumineux.
—Merci, Adam. Et merci aussi pour la petite discussion.
—Mais je t’en prie, chaton. Si un jour tu as envie de faire un peu plus que discuter avec moi, Gabriel sait où me joindre…
Pour l’instant, celui que je devais joindre, c’était Nick.
Je n’eus pas trop de mal à l’avoir au bout du fil. Une fois dans une des salles de garderie et la porte fermée, je composai simplement le numéro depuis lequel le texto avait été envoyé et il répondit à la première sonnerie.
—Breckenridge.
— Nick ? C’est Merit.
— Tu as fait vite.
—Ça avait l’air important. Qu’est-ce que c’est que cette menace de mort ? Qu’as-tu appris ?
— Quelqu’un a appelé le journal et a demandé à me parler, et à moi seul.
Je fronçai les sourcils.
— Alors cette personne en savait suffisamment pour ne pas vouloir révéler d’informations sur les métamorphes au standard ?
—C’est ce que j’ai pensé. Ce devait être un métamorphe, mais je n’aurais su dire lequel. Tu connais ce genre d’appareils qui transforment la voix et que les kidnappeurs utilisent dans les films ? Eh bien, ce type en utilisait un.
— Et qu’est-ce qu’il t’a dit ?
—Le message était clair et simple. (Je perçus un froissement de papier comme si Nick recherchait dans ses notes.) Il a dit que la fusillade du bar n’était pas un accident. Il a dit que quelqu’un avait mis un contrat sur la tête de Gabriel et que la seconde tentative devait avoir lieu ce soir.
—Dans une église pleine de métamorphes ? Ça ne serait pas très discret, comme exécution.
—Pas faux. En même temps, quand une foule de métamorphes se réunit, il a toujours des moments un peu chaotiques. Du coup, je ne pense pas qu’un tir à distance, ni même à bout portant, soit si difficile à réussir ce soir.
Voilà une info qui aurait pu nous être utile avant.
— Autre chose ?
—Non, à part un truc…, dit-il avant de marquer une pause.
Il ménageait le suspense, comme n’importe quel bon auteur.
— Il a dit que pour trouver le coupable, nous devions nous intéresser à tous les chefs de Meutes.
— Tu es au courant qu’on a retrouvé le corps de Tony ?
—Oui. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’était pas impliqué. Il était sur les lieux, c’est sa moto qui a été retrouvée. Et il avait peut-
être un mobile.
—Lequel ?
— Il aurait pu vouloir que quelqu’un prenne la place de Gabriel.
Peut-être afin de tenter une unification des Meutes. Ce ne serait pas la première fois que cela arriverait. Ou plus simplement, il aurait très bien pu vouloir effrayer tout le monde pour les pousser à retourner à Aurora.
—Il y a autre chose qui me chiffonne, tu sais.
—Quoi ?
—Ce tuyau que tu as eu, dis-je. Réfléchis un peu : quelqu’un a appris que Gabriel était en danger et cette personne a pensé à t’appeler, mais elle a maquillé sa voix ?
— Peut-être parce qu’elle a eu peur de se faire coincer.
— En appelant une ligne d’information anonyme ?
—Celui qui détient cette information est probablement assez proche du crime pour être impliqué dedans.
—Ou peut-être savait-il que tu reconnaîtrais sa voix.
Il considéra cette hypothèse en silence.
— Je pense qu’il vaudrait mieux que tu ne dises pas que l’info vient de moi, finit-il par dire.
Je savais pourquoi il souhaitait rester anonyme : les Breck étaient toujours en froid avec la Meute. Ils essayaient d’arranger la situation, c’était évident, mais si Gabe apprenait que Nick était l’informateur au sujet du complot, il risquait de douter de sa réalité.
— Je suis une vampire, Nick. Si quelqu’un détient ce genre d’information, pour quelle raison s’adresserait-il à moi ?
— Parce que tu es la Justicière à la queue-de-cheval.
— Je ne me sens pas vraiment l’âme d’une justicière. Et comme tu me l’as souvent répété, je suis une vampire. J’ai peut-être sauvé la vie de Berna, mais tous les métamorphes ne sont pas de notre côté pour autant. (Je soupirai.) Je dirai à Gabe que le coup de fil était anonyme. Mais si Ethan me pose la question, je ne lui mentirai pas.
Nick se tut un moment.
—D’accord, finit-il par dire.
— Est-ce que ta famille sera là ce soir ?
— Nous ne venons pas. Nous avons donné procuration à des membres de la Meute. C’est symbolique, une façon de nous amender.
— Alors je suppose que je te verrai plus tard. Ou pas, ajoutai-je dans l’éventualité où le vote déciderait la retraite des métamorphes.
—Bonne chance, dit-il d’un ton grave avant de raccrocher.
Forte de ces nouvelles informations, je repartis vers la chapelle au pas de course pour retrouver Ethan.
Des métamorphes en nombre occupaient à présent les bancs, et quelques-uns allaient et venaient avec du matériel sono et des écritoires. Comme les chefs de Meutes, c’étaient tous des hommes, à l’exception de Fallon Keene. Vêtue d’un tee-shirt moulant noir à manches longues, d’une mini-jupe plissée et de rangers qui lui montaient aux genoux, elle était postée à l’avant de la chapelle et surveillait l’assistance d’un air suspicieux.
Je retrouvai Ethan à l’arrière en compagnie de Gabriel. Ils se tenaient tous les deux dans un coin et examinaient la foule. Ils levèrent tous les deux la tête aux claquements de mes talons sur la pierre.
— Sentinelle ? demanda Ethan en silence.
Je ne répondis pas. Il fallait que je délivre l’information aux deux hommes.
Je décidai qu’il valait mieux ne pas trop s’éloigner de la vérité.
— J’ai reçu un appel, dis-je une fois que je les eus rejoints. Je n’ai pas pu identifier le numéro et mon correspondant utilisait un appareil pour transformer sa voix. (Je me tournai vers Gabriel.) Il m’a dit qu’il y avait un contrat sur ta tête et qu’il était censé être exécuté ce soir.
Il ferma les yeux.
— Ça ne m’étonne pas, mais ça ne tombe vraiment pas au bon moment. La violence engendre la violence et je ne tiens pas à ce qu’il y ait davantage de problèmes parce que quelqu’un pense qu’il peut être un meilleur Meneur. Je ne tiens pas à ce que l’information s’ébruite, cela pourrait affecter le vote. La Meute a besoin d’être là. Il faut prendre une décision ce soir et ce sont ses membres qui la prendront.
L’inquiétude barrait le front d’Ethan.
—Qu’est-ce que ton correspondant t’a dit, exactement ?
—Ce que je viens de vous dire : qu’un coup est prévu contre Gabriel et que cela aura lieu ce soir. C’est imminent, ajoutai-je, je crois qu’il a dit « imminent ».
—Je ne peux pas et ne veux pas annuler la convention. Les Meutes viennent ce soir avec l’esprit confus. Nous ne pouvons pas leur demander de repartir et renvoyer toute cette énergie refoulée dans l’univers sans qu’elle se soit exprimée. Ce serait très mauvais pour les Meutes et pour la ville.
Étant donné le ton grave de sa voix et le bourdonnement électrique qui commençait à monter dans la chapelle alors que les métamorphes affluaient, je ne pouvais que le croire sur parole. Nous n’avions certainement pas besoin de quelques centaines de métamorphes frustrés en liberté dans Chicago.
—Nous comprenons ta position, dit Ethan, et nous respectons ton dévouement aux tiens. Mais la convention n’est pas le seul problème. Si tu es éliminé, l’équilibre du pouvoir sera menacé.
Pire, il sera bouleversé. Et cette perspective est tout aussi mauvaise.
Pour qu’Ethan parle aussi franchement à Gabriel, les deux hommes avaient dû mettre les choses à plat.
—Que proposes-tu ? demanda Gabriel.
— Vu le peu de temps dont nous disposons, nous devons prendre autant de précautions qu’il est possible, répondit Ethan. Je ne voudrais pas être pessimiste, mais si tu es victime d’une tentative d’assassinat ce soir, as-tu une idée des circonstances dans lesquelles cela pourrait se produire ?
—Le débat peut s’envenimer. Il est possible que ceux qui m’en veulent profitent du désordre et agissent à ce moment-là.
— Alors nous resterons à tes côtés dès l’instant où la convention commencera. Nous savons que tu es fort, mais tu n’es pas immortel. Comme Merit l’a prouvé, nous pouvons encaisser des coups auxquels tu ne survivrais pas.
—Ce n’est pas la peine de m’insulter, marmonna Gabriel.
— Tu sais ce que j’entends par là, l’apaisa Ethan. À qui fais-tu confiance dans l’église ?
Gabriel parcourut la foule des yeux.
—Fallon. J’ai confiance en Fallon.
— Même si c’est celle qui est en position de te succéder à la tête de la Meute ?
Gabriel tourna très lentement la tête vers moi, le regard soudain menaçant.
— Es-tu en train d’accuser Fallon de quoi que ce soit, Sentinelle ?
La magie, astringente et vive, électrisa soudain l’air entre nous.
Je ne détournai pas les yeux et gardai une expression neutre, comme si j’affrontais un chien prêt à l’attaque.
— Je n’accuse personne. Malgré tout, je me fais l’avocat du diable dans le but d’assurer ta protection. Ce soir, c’est mon boulot.
Il fallut quelques secondes pour que la magie se dissipe, mais Gabriel finit par hocher la tête. Ethan posa une main sur mon dos.
—Nous allons faire le tour de l’église pour voir si nous repérons quelque chose d’inhabituel. Nous parlerons à Fallon en sortant.
Fais en sorte qu’elle puisse garder un œil sur toi le temps que nous serons à l’extérieur.
—Est-il toujours aussi directif, Sentinelle ? me demanda Gabriel.
— Tu n’imagines même pas.
—Quoi qu’il en soit, ajouta Ethan, fais-nous une faveur : reste en vie jusqu’à notre retour.
Gabriel acquiesça et on partit vers le coin où se trouvait Fallon.
— Parfois, me murmura Ethan en marchant, protéger les autres consiste à les convaincre qu’ils ont en premier lieu besoin d’être protégés.
17
Des animaux politiques
Fallon ne jeta aucun coup d’œil dans notre direction, mais d’après la position de ses épaules et son regard en alerte, je ne doutai pas qu’elle savait exactement où nous nous trouvions. Il nous fallut être attentifs à ne pas lui masquer le sanctuaire en nous arrêtant près d’elle.
— Nous allons faire un tour dehors, lui dit Ethan. Gabriel a suggéré que nous pouvions te faire confiance pour garder un œil sur lui en notre absence.
Fallon lui jeta un regard en coin.
— Mon frère vous a dit ça ?
—Oui.
—Hmm, fit-elle et son visage s’illumina de plaisir. Sympa, pour une fois ! Vous pouvez sortir. J’ai la situation en main ici.
D’après les courants altérés de magie qui émanaient d’elle –signe qu’elle portait plusieurs armes en acier tranchant –, je sus qu’on pouvait lui faire confiance.
Ethan lui adressa un signe de tête, puis se dirigea vers la porte de sortie. Mais Fallon n’en avait pas fini avec nous.
— Vous êtes des amis de Jeff, n’est-ce pas ?
Je m’arrêtai pour la dévisager.
—C’est un bon ami à moi, en effet.
Elle se mordilla la lèvre.
—Est-ce qu’il est… je veux dire, quelle est sa situation ? Enfin tu vois… Il a une petite amie ?
Je dus réprimer un sourire.
—Il est célibataire. Tu devrais tenter ta chance avec lui.
Elle releva le menton et se tourna vers la foule.
— Il se passe pas mal de choses ce soir.
—C’est vrai, dis-je avant de regarder vers la porte de l’aile latérale où m’attendait Ethan. Mais dans un moment de crise, un compagnon peut être d’une grande aide. Bon, nous serons de retour dans quelques minutes.
— Compris.
Après un salut mutuel, je rejoignis mon Maître.
La pression de l’air se modifia alors que nous progressions dans l’aile latérale. Je compris seulement que la magie bourdonnait à pleins tubes dans la chapelle. Je ne m’étais rendu compte de rien lorsque je baignais dedans et je ne l’avais remarqué qu’une fois que nous nous étions éloignés. Je parlai à Ethan de cette accumulation d’énergie.
—C’est juste de la magie ou tu sens aussi de l’acier ? me demanda-t-il.
Je fronçai les sourcils.
— Je ne suis pas certaine d’être en mesure de faire la distinction. Probablement les deux.
— Probablement, convint-il avant de désigner les portes qui donnaient sur le couloir. Où mènent-elles ?
— À des salles de classe ou des garderies.
—Des endroits peu appropriés pour élaborer un plan d’assassinat.
—On pourrait le penser. Mais si quelqu’un tente de s’en prendre à Gabe, les plans ont déjà été établis ailleurs. (Je désignai la dernière porte.) Celle du fond donne sur la cuisine.
Il s’arrêta et fit demi-tour pour surveiller le couloir, son regard parcourant les feuilles polycopiées, les dessins d’enfants et les posters religieux.
—Il y a quelque chose d’intéressant là-bas ?
—Est-ce que mon plat de choux farcis peut être considéré comme tel ?
Il ricana.
—Seulement à tes yeux, Sentinelle. Et à présent que Gabriel ne peut pas nous entendre, y a-t-il quelque chose que tu souhaiterais me dire au sujet de ce coup de fil anonyme ?
—Es-tu en train de sous-entendre que je ne t’ai pas dit toute la vérité ? (Il m’adressa un regard neutre.) Il ne serait pas incorrect de penser que mon correspondant a un penchant pour le journalisme.
Ethan ouvrit la bouche pour répondre, mais avant qu’il ait le temps de le faire, la porte de sortie au bout du couloir s’ouvrit violemment. Nous fîmes volte-face, la main au sabre. Deux grands hommes en costume noir et lunettes de soleil entrèrent.
L’un d’eux portait un paquet enveloppé de papier kraft dont les côtés étaient recouverts d’adhésif noir.
Mon cœur se mit à cogner. Il n’y avait que dans les séries policières qu’on voyait ce genre de paquets, juste avant qu’ils explosent. Les vampires se fichaient des bombes, tant qu’elles ne projetaient pas d’éclats de bois.
— Ne bouge pas, Sentinelle, me dit Ethan en silence comme s’il ressentait ma peur soudaine.
Puisque je diffusais sans aucun doute de la magie dans l’air, il était fort probable qu’il l’avait sentie.
— On peut vous aider, messieurs ? demanda Ethan.
Les deux hommes haussèrent ostensiblement les sourcils, mais continuèrent d’avancer. Malgré mon cœur qui battait la chamade, je me déplaçai pour me positionner à côté d’Ethan et former ainsi une barricade de vampires. Une chanson des Misérables me vint à l’esprit de façon tout à fait inappropriée.
— Nous avons une livraison à faire, dit celui qui ne portait pas le paquet.
Il porta la main à la poche de sa veste, mais Ethan avait brandi et pointé son sabre avant que l’homme puisse en sortir quoi que ce soit.
Je débloquai la garde de mon katana d’un coup de pouce.
— Hé ! fit le type au paquet avec un accent de Chicago tellement marqué qu’il était perceptible dans cette simple exclamation.
Nous sommes juste passés déposer quelque chose, d’accord ?
Il nous tendit le paquet.
— Ne bouge pas, dit Ethan avant de regarder l’homme dont la jugulaire se trouvait à quelques centimètres de la pointe de sa lame. Et toi, lui dit-il, sors ta main très, très lentement de ta poche.
Le type déglutit mais s’exécuta. Et quand sa main fut visible, elle tenait un portefeuille en cuir noir.
— Je prenais juste ma pièce d’identité, vieux.
— Ouvre le portefeuille, ordonna Ethan.
L’homme obéit et le tendit vers Ethan puis moi.
— J’ai une boîte d’import/export, dit-il. Je suis dans les affaires, c’est tout.
— Et que contient ce paquet ?
Les deux hommes échangèrent un regard.
— C’est un cadeau pour, euh, le grand chef, si vous voyez ce que je veux dire.
Il agita les sourcils comme s’il voulait convaincre Ethan.
— Pour votre grand chef ? demanda Ethan.
Les deux hommes soupirèrent, soulagés. C’était apparemment des membres de la Meute des Grandes Plaines, assez habiles dans l’art de le cacher. Ils étaient visiblement soulagés de ne pas avoir eu à l’avouer. Peut-être que vivre caché n’était pas aussi simple que ce que Tony l’avait fait croire…
— Et qu’y a-t-il dans cette boîte ? demanda Ethan.
Le type qui portait le paquet se pencha en s’humectant les lèvres d’un air nerveux.
— C’est quelque chose qui a un certain âge et un certain prix, vous voyez ce que je veux dire ? Un truc rouge d’un grand âge…
C’est un cadeau de la part d’une famille en vue ici, à Chicago, à l’intention de la famille de M. Keene.
— Ah ! fit Ethan avant de se taire. Qu’y a-t-il dans cette boite, Sentinelle ?
Je me penchai un peu en fronçant les sourcils et fis le vide dans mon esprit pour bloquer les bruits étrangers et la magie. Mais la boîte était comme un tableau blanc – pas de métal, pas de magie. Je passai donc à des compétences plus naturelles et reniflai le paquet.
— C’est de l’alcool, dis-je en me redressant. De bonne qualité d’après ce que j’ai senti.
L’homme qui ne portait pas le paquet fit rouler ses épaules et ajusta sa cravate.
— Bien sûr que c’est du bon. Vous nous prenez pour qui ? Des petits rigolos ?
Ethan leur adressa un sourire poli, posa sa main gauche sur son fourreau et y fit soigneusement glisser son sabre avant de s’écarter.
— Bonne convention, messieurs.
Ils remontèrent le couloir jusqu’à la chapelle.
— Je suppose que ces messieurs ont des relations, Sentinelle.
— Comment ça ?
— Ils ont des relations dans un milieu un peu plus, disons, organisé.
Il me fallut un moment pour comprendre ce qu’il sous-entendait. Ethan pensait que ces types faisaient partie de la mafia.
— Et tu les laisses entrer dans la chapelle ?
— Avec de l’alcool pour couronner le tout. Ce sont des membres de la Meute et ils apportent un cadeau. Nous ne pouvons pas arrêter tous les membres de la Meute qui vont rentrer ce soir dans l’église avec de l’alcool. (Il émit un petit grognement.) Il n’y aurait plus personne dans la chapelle !
Je gloussai malgré moi. Il désigna encore une fois la porte du fond.
— C’est donc la cuisine ?
— Oui.
— Je vais me chercher quelque chose à boire.
Je le suivis à l’intérieur et attendis près de la porte pendant qu’il inspectait le contenu du réfrigérateur. Il en sortit une bouteille d’eau qu’il but d’une traite. Puis il jeta la bouteille vide dans la poubelle avant de hocher une nouvelle fois la tête en direction de la porte.
Je m’apprêtais à sortir quand je me pétrifiai sur place. La porte du couloir donnant sur l’extérieur venait de s’ouvrir et des voix se rapprochaient de nous.
Et cette fois, je sentis le bourdonnement du métal.
La situation aurait pu être très simple : il pouvait s’agir de métamorphes armés dans le cadre de leur activité quotidienne.
Mais j’avais une mauvaise impression.
Je levai une main pour faire taire Ethan et désignai la porte, puis mon oreille, avant de lever deux doigts. Il hocha la tête, s’avança et colla son oreille à la porte.
— Tu crois que tu peux le supprimer ? demanda un homme.
— Bien sûr que oui. Plus vite on fait le boulot, plus vite on empoche le fric, alors je vais prendre le risque, chuchota une voix vibrant du venin de la colère.
— Ouais, mais je ne sais pas si on pourra agir ce soir. Pas comme il veut qu’on fasse. Va y avoir un paquet de monde ici dans quelques minutes !
Les pas se rapprochèrent.
Ethan m’adressa un regard interrogateur.
—Ils ont des armes, confirmai-je. Des flingues ou des couteaux, je ne sais pas, mais ils sont bien armés.
— Alors allons-y, répondit-il.
Ne tenant pas compte des palpitations de mon cœur, je poussai la porte de la cuisine. Les deux hommes – en jean, bottes et veste en cuir – bondirent à notre apparition et portèrent aussitôt la main à la ceinture, probablement pour dégainer leur arme.
— Messieurs, dis-je en faisant sauter la sécurité de mon fourreau pour leur donner un aperçu de ma lame. Que se passe-t-il ici ?
Ils échangèrent un regard avant de se tourner vers moi.
— Nous avons à faire, vampire.
— Oui, j’ai cru comprendre. Le problème, c’est que j’ai l’impression que vos affaires ne vont pas nous arranger.
Celui de gauche – plus petit et avec une calvitie naissante—avança d’un pas en rejetant un pan de sa veste en cuir pour révéler un pistolet coincé à la taille de son jean style années 1980.
A la vue de l’arme, j’enfonçai les doigts dans la poignée de mon katana pour les empêcher de trembler. On m’avait tiré dessus à deux reprises cette semaine et je n’étais pas très chaude pour prendre d’autres balles.
— Mon chou, pourquoi ton petit ami et toi, vous ne rangeriez pas vos canifs avant d’aller prendre l’air ? Ce ne sont pas vos oignons.
— Le problème, mon vieux, dis-je en dégainant mon sabre devant leurs yeux écarquillés, c’est que ce sont précisément nos oignons. Il semblerait que vous ayez un problème avec le chef de la Meute et c’est un ami à moi.
Le plus grand – plus jeune, plus mignon mais avec un ego tout aussi démesuré – balança un coup de coude à son pote.
— Je m’occupe d’elle.
— Mets-toi derrière moi, dis-je à Ethan quand le jeune fit un pas en avant.
Il passa la main dans la poche intérieure de sa veste et en sortit un pistolet noir et mat.
— T’es mignonne, dit-il, alors je te laisse une seconde chance. (Il agita l’arme dans notre direction.) Va voir ailleurs si on y est.
Pendant ce temps, nous, on s’occupe de nos affaires et tout le monde sera content. D’accord ?
Il était sans doute capable de tirer. C’était le genre de type courageux au point d’être stupide, absurdement sûr de lui. Et même s’il savait que nous étions des vampires, il n’avait aucune idée de ce que cela impliquait. En l’occurrence, qu’une balle –bien qu’elle puisse nous faire un mal de chien – ne lui serait pas d’une grande aide contre moi.
Je levai les yeux au ciel, fis tourner mon sabre puis usai d’une menace que Célina avait déjà utilisée contre moi.
— Tu seras à terre avant d’avoir pu tenter quoi que ce soit.
— Salope ! rétorqua-t-il.
Ce fut son dernier mot.
Il leva le pistolet qu’il soutint de son autre main, mais j’étais déjà en mouvement. Je pivotai sur moi-même et lui décochai un coup de pied assez haut pour lui arracher l’arme des mains. Elle tomba par terre et glissa derrière moi ; je sentis Ethan se déplacer pour la ramasser. Je finis ma rotation, puis basculai le poids de mon sabre et lui assenai un coup violent dans la poitrine à l’aide de la poignée. Comme au ralenti, il souffla et bascula en arrière, les mains crispées sur son torse.
Quand il s’affala au sol, j’avais redressé mon katana et le brandissais devant moi. Je jetai un coup d’œil vers son camarade plus petit.
— Et toi, mon gros ? Tu veux tenter ta chance, aussi ?
Paniqué – l’air était lourd de magie –, il recula en tremblant avant de se tourner vers la sortie. Mais les renforts étaient arrivés – deux frères Keene aux cheveux blonds se dressaient devant la porte, les bras croisés et le regard posé sur les traîtres.
Ils avaient dû sentir qu’il y avait un problème – ou bien Fallon les avait envoyés ici pour nous surveiller, Ethan et moi. Maligne, la petite sœur !
— Pile à l’heure, dis-je sans quitter des yeux l’homme qui se trouvait à terre jusqu’à ce que les frères Keene soient près de lui.
Ils étaient tous les deux plus grands et plus musclés que les deux intrus, et ils les contrôlèrent en quelques secondes.
— On fait ce qu’on peut, répondit un des frères Keene en tenant par le col un des types, qu’il avait assommé. Nous n’avons pas été présentés. Je suis Christopher.
— Ben, dit l’autre qui avait coincé la tête du plus vieux des intrus sous son bras.
Ce dernier se débattait avec maladresse sans que Ben bronche d’un poil. Je lui souris.
— Je suis ravie de vous rencontrer, dis-je avant de me tourner vers Ethan dont les yeux, rivés sur moi, étaient comme deux disques de vif-argent.
Je supposai que j’étais parvenue à l’impressionner.
— Pas mal pour un soldat ordinaire, hein ? demandai-je tranquillement avant de glisser mon katana dans son fourreau et de prendre la direction de la chapelle.
Je sentis son regard dans mon dos alors que je m’éloignais et décidai de ne pas en rester là. Devant la porte de la chapelle, je lui jetai un coup d’œil par-dessus l’épaule, les paupières mi-closes, en lui souriant d’un air aguicheur.
— Tu viens ?
Et sans attendre, je passai la porte.
Voilà, mes amis, ce que les vampires appellent une belle sortie.
18
Donnons-leur du grain à moudre
La chapelle était quasiment pleine à notre retour.
Le bourdonnement de la magie et les vibrations émanant des armes suffisaient à me survolter, comme si j’avais bu trop de café. Gabriel se tenait derrière l’autel ; il discutait avec Adam et deux autres métamorphes inconnus. En me dirigeant vers lui, Ethan sur les talons, je remarquai nos soi-disant hommes d’affaires assis sur un banc, la boîte posée sur les genoux de celui qui la portait, discutant poliment avec leurs voisins.
—On peut te parler une minute ? demanda Ethan à Gabriel qui s’excusa auprès des autres.
— J’ai appris qu’il y avait eu du grabuge dans le couloir ?
Ethan hocha la tête.
—Il se pourrait qu’on ait trouvé les types qui devaient exécuter le contrat. Nous les avons entendus parler d’argent et du coup.
Et ils étaient armés.
Gabriel haussa les sourcils.
—Les types qui devaient m’éliminer ont parlé de le faire dans l’église ?
—De toute évidence, ce n’était pas des lumières, intervins-je.
Christopher et Ben s’approchèrent d’Adam pour lui chuchoter quelque chose. Celui-ci acquiesça avant de faire un signe à Gabriel.
—On s’est occupés d’eux, déclara-t-il d’une voix dure qui me fit frémir et me rappela qu’il valait mieux ne jamais le contrarier.
On peut continuer ?
— Il y a des chances pour que celui qui a commandité le meurtre fasse une nouvelle tentative, l’avertit Ethan. Que nous nous soyons occupés de ces deux-là ne veut pas forcément dire que tout risque est écarté.
Gabriel lui assena une tape virile sur le bras.
—La fête continue !
Sans fanfare ni présentation, Gabriel s’avança jusqu’au pupitre.
Je me postai avec Ethan sur sa droite. Sur sa gauche se tenaient Robin et Jason. Adam et Fallon se trouvaient tout à gauche, je repérai Jeff dans la foule, à l’extrémité de la seconde rangée de bancs, bras croisés sur le torse, le visage grave.
Gabriel prit la parole. Sa voix résonnait dans les haut-parleurs et rebondissait sur les murs de pierre.
Chose étrange, il débuta son intervention en récitant un poème de Yeats2 – si mon doctorat inachevé en littérature ne me trompait pas.
« j’ai entendu les pigeons des sept bois
Et leur léger bruit de tonnerre, et les abeilles du jardin Qui bourdonnent dans les fleurs de tilleuls ; et je me suis défait Des clameurs vaines et de l’amertume ancienne Qui vident le cœur. »
Les bras m’en tombèrent. Trois cents métamorphes armés, vêtus de jean et de cuir, étaient pendus aux lèvres du Meneur de la Meute des Grandes Plaines tandis qu’il leur lisait un poème sur la nature. Ils hochaient la tête d’un air approbateur tels des paroissiens dans une église, ce qu’en définitive ils étaient.
« J’ai oublié un moment
Tara déracinée, et une vulgarité toute neuve Sur le trône, qui crie dans les rues
Et suspend ses fleurs en papier de poteau en poteau, Car c’est la seule façon, entre toutes, de connaître le bonheur.
Je suis satisfait…»
Gabe se tut avant de lever les yeux, puis tendit les mains vers la foule devant lui. Les métamorphes hurlèrent leur adhésion, certains debout, d’autres les bras levés, les yeux fermés de ravissement tandis qu’ils célébraient le monde et exprimaient leur contentement. J’avais la chair de poule, et pas seulement 2 Merit a bonne mémoire : il s’agit bien d’un poème de Yeats intitulé Dans les sept bois. Traduction de Jacqueline Genet, éditions Verdier, 2003.
parce que la magie de la pièce avait atteint un niveau électrique.
«… car je sais que la Quiétude
Se promène en riant et ronge son cœur farouche Parmi les pigeons et les abeilles, tandis que ce Grand Archer,
Qui n’attend que Son heure pour tirer, laisse pendre Un carquois nuageux…»
«… au-dessus de Pairc-na-lee ! » conclut l’assistance en chœur avant que la salle explose en applaudissements bruyants.
Sans attendre que le grondement s’apaise, Gabriel lâcha la bombe :
— Tony Marino, chef de la Meute du Grand Nord, est mort.
Le silence s’abattit aussitôt sur la chapelle.
— Nous rassemblons aujourd’hui quatre Meutes, mais seuls trois représentants sont présents. Quand nous en aurons fini, la Meute du Grand Nord devra choisir une autre voix qui s’exprimera au nom du groupe, au nom de cette grande famille.
Mais aujourd’hui, nous devons nous concentrer sur les sujets qui nous préoccupent.
Un grand homme mince à l’air dur se leva du banc au milieu de la pièce et pointa le doigt vers Gabriel.
— Va te faire foutre ! dit-il. Notre Meneur, notre père, est mort et tu nous l’apprends maintenant ? Quelle connerie !
D’autres métamorphes se levèrent soudain, joignant leurs voix à la clameur soudaine. On lisait la douleur et le choc du deuil sur leurs visages. Mais ce n’était rien comparé à leur colère à l’égard du chef de la Meute des Grandes Plaines.
Adam, Jason et les autres se raidirent et s’avancèrent d’un pas comme pour se préparer à une violence inévitable. Je posai ma main droite sur mon katana, ce qui me permettrait de réagir plus rapidement si nous devions nous battre.
— Et tu as fait venir ces foutus vampires à une convention !
accusa un homme avec une coupe de cheveux militaire. C’est notre réunion, notre rassemblement. Ce sont les Meutes qui se retrouvent, les amis et les parents. Ces vampires contaminent ce moment.
Gabriel, les bras croisés sur le torse, patientait pendant que les métamorphes le couvraient d’injures. Il ne paraissait pas perturbé par leurs allégations, mais j’étais assez proche de lui pour sentir une magie teintée de fureur émaner de son corps en vagues puissantes.
D’un autre côté, je comprenais à présent pourquoi il avait insisté pour que la convention ait lieu. Il y avait beaucoup d’émotion dans l’église et il valait certainement mieux pour la ville que les métamorphes se déchaînent contre Gabriel plutôt que contre le reste des habitants de Chicago.
Gabe avait la carrure suffisante pour faire barrage à tout ça, je n’en doutais pas.
Au bout de quelques minutes, il leva les mains. Et comme cela n’eut aucun effet, il hurla – en mots et en magie – dans l’église.
— Silence !
Tous se turent sans exception. Et quand Gabriel reprit la parole, il n’y avait aucun doute sur la légitimité de son rôle de Meneur ni sur ce qui pouvait advenir si on ne tenait pas compte de ses paroles.
— Vous êtes ici parce que les Meutes ont appelé à une convention. Si vous souhaitez que certaines décisions soient prises sans votre avis, nul besoin de rester ici. Celui qui le désire peut se lever et sortir de cet endroit en toute impunité. (Il se pencha sur le pupitre.) Mais que vous restiez ou que vous partiez, vous devrez respecter le choix des Meutes. C’est ainsi que nous fonctionnons depuis toujours, et je ne laisserai personne remettre cela en cause.
L’énergie collective s’apaisa comme si les métamorphes présents dans la chapelle se retrouvaient la queue entre les jambes.
— Vous avez raison, poursuivit-il. Nous avons des vampires parmi nous ce soir et c’est un changement dans le protocole de la Meute. Nous sommes différents d’eux et peut-être ne parviendrons-nous jamais à panser les blessures entre nos deux peuples. Mais soyez sûrs d’une chose : la guerre approche que nous le voulions ou non. Et vous avez également raison, il y a des vampires qui se fichent des Meutes, tout comme il existe des membres des Meutes qui veulent assassiner les Meneurs. Mais j’ai eu une révélation.
On aurait pu alors entendre une mouche voler dans la chapelle.
Les membres de la Meute devaient avoir une confiance aveugle dans les prédictions énoncées par Gabriel.
— J’ai vu l’avenir, dit-il. Celui de mon enfant. (Il frappa du poing sur son torse.) De mon fils. Et j’ai vu le visage de ceux qui le protégeront quand les temps deviendront durs pour nous tous.
Il baissa les yeux, et quand il releva le visage, il tourna son regard sage vers moi.
Il m’implorait du regard.
J’entrouvris les lèvres.
— Ce sont les vampires qui le protégeront, dit-il.
Je lus les événements de sa vie – et de la mienne – dans ses yeux. Pas de scénario, pas de dates, mais j’en vis suffisamment, y compris les yeux de son enfant, et deux autres, verts, qui ressemblaient tant à ceux d’Ethan. Je n’avais aucun moyen d’être certaine de la puissance ni de la précision des visions d’un métamorphe… mais ce que je vis était d’une force indéniable.
Les larmes me piquèrent les yeux et Gabriel se détourna.
Je baissai la tête en essayant de digérer ce qu’il venait de dire, m’efforçant de respirer profondément pour ne pas m’évanouir.
— Merit ? me demanda Ethan, mais je secouai la tête.
Il fallait que je réfléchisse avant tout. Avant que je me sente prête à en discuter… si jamais ça devait arriver.
L’assistance était toujours silencieuse. Le poids de l’information que Gabriel venait de délivrer avait plongé tous les membres présents dans une profonde réflexion et les obligeait à envisager ce qu’il allait leur demander.
— Vous allez affronter la mort, leur dit-il. La mort de Tony et vraisemblablement d’autres si nous restons. Mais nous affronterons également la mort si nous partons. Ce monde est dur. Nous le savons. Nous respectons ses lois, même si nos règles propres sont un peu différentes de celles des vampires et des humains. Voilà la décision que vous devez prendre ce soir.
Il leva les mains.
— Commençons la discussion.
« Discussion » était un bien gentil mot pour ce qui débuta aussitôt. Dès que Gabriel ouvrit le temps de parole, la plupart des métamorphes qui avaient déjà protesté contre leur Meneur se levèrent et sortirent. Ce qui poussa les deux cents autres métamorphes à se lever à leur tour pour hurler sur les déserteurs.
Un vrai chaos.
Gabriel leva les yeux au ciel, mais adressa un salut à ceux qui sortaient.
—Laissez-les partir, dit-il dans le micro. Ils ne sont pas obligés de rester. Aucun de vous n’y est obligé. Mais que vous décidiez de sortir ou de rester pour participer à la discussion, vous respecterez la décision qui sera prise ce soir.
Le ton de sa voix et son regard menaçant signifiaient clairement qu’il ne s’agissait pas d’une requête. Il donnait un ordre et rappelait leurs obligations aux membres de la Meute. Ceux qui choisissaient de ne pas tenir compte de ces obligations le faisaient à leurs risques et périls.
Les métamorphes restants se calmèrent et le débat concernant leur avenir débuta vraiment. Un micro avait été installé au milieu de la nef pour être utilisé par l’assistance. Cet emplacement ne me réjouissait pas : quiconque prenait la parole avait également le champ ouvert pour tirer sur Gabriel.
Il était trop tard pour y remédier, mais cela ne m’empêcha pas de prendre l’initiative. Sans demander la permission à Ethan –
j’avais lu la peur dans ses yeux quand je m’étais portée au secours de Berna dans le bar –, je quittai mon poste à côté de lui pour me placer directement devant l’autel.
Balles ou métamorphes, il faudrait me passer sur le corps pour atteindre Gabriel.
— Bien vu, me complimenta Ethan. Mais tu aurais pu me prévenir.
— Mieux vaut demander pardon que l’autorisation, lui rappelai-je.
Malgré la diversité de taille, de morphologie ou de couleur de peau chez les métamorphes, les opinions qu’ils exprimèrent au micro pouvaient être classées en deux catégories. La moitié d’entre eux étaient excédés à l’idée de quitter leurs foyers et leurs affaires pour Aurora. En gros, ils nous criaient dessus, hurlaient contre Gabriel et nous adressaient des gestes grossiers.
L’autre moitié ne voulait rien avoir à faire avec les vampires et leur politique, convaincus que la menace contre leur bien-être venait de nous.
Eux aussi nous crièrent dessus, hurlèrent contre Gabriel et eurent des gestes grossiers.
Après des monologues virulents de plusieurs minutes, le dernier métamorphe s’approcha du micro.
C’était un grand costaud portant une veste en cuir noir géante sur son torse puissant. Un bandana lui couvrait les cheveux et sa longue barbe était agrémentée de plusieurs élastiques. Après avoir attendu patiemment son tour, il s’avança vers le micro et adressa un geste de la main à Gabriel.
— Vous me connaissez. Je ne suis pas à l’aise avec les mots.
Vous savez que je travaille dur, que je respecte les règles et que je m’occupe bien de ma famille.
Je ne pouvais voir le visage de Gabriel, mais étant donné l’honnêteté et la douceur contenues dans la voix du grand lascar, je supposai qu’il devait approuver d’un signe de tête.
— Je ne vois pas l’avenir et donc je ne sais rien de cette histoire de guerre. J’ai tendance à rester avec les gens qui me ressemblent et je ne connais rien aux vampires ni aux autres créatures. Je ne sais pas ce qui nous attend, quel genre de choses nous verrons quand les ennuis commenceront ou que tout se calmera. Franchement, je ne sais pas exactement ce qu’on fait ici ni pourquoi on pense qu’il faut fuir. (Il déglutit avec difficulté.) Mais ça fait un sacré paquet d’années que je vis parmi les humains. J’ai participé à leurs guerres et j’ai combattu à leurs côtés quand j’ai pensé que c’était nécessaire. Ils se sont soulevés pour nous protéger, moi et les miens. J’ai aussi entendu dire que ces deux vampires se sont bien comportés envers nous. Ils sont là ce soir et ils se mettent devant vous pour vous protéger comme s’ils étaient prêts à prendre des coups à votre place. (Il haussa à moitié les épaules d’un air modeste.) La politique, je n’y comprends rien, mais je sais ce qui est bien. Ils font un geste envers nous et on ne bouge pas ? (Il secoua la tête.) Je ne veux pas vous manquer de respect, mais ça, ce n’est pas bien. Vraiment pas bien.
L’homme dans sa veste de cuir m’adressa un signe de tête, puis il se tourna et rejoignit avec humilité son banc au milieu de l’église. Il se faufila, puis s’assit en clignant des yeux comme s’il attendait la suite.
Mon cœur se serra d’émotion. Je ne pouvais pas abandonner mon poste, mais je ne le quittai pas des yeux jusqu’à ce que nos regards se croisent. Alors je lui adressai un signe de tête, et il fit de même. Nous étions deux soi-disant ennemis qui reconnaissaient les qualités de l’autre.
La vie d’une vampire était pleine de surprises.
— Comme il est de coutume, déclara Gabriel dans l’église silencieuse, vous trouverez devant vous deux billes. Une noire et une blanche. Noire : nous retournons chez nous dans l’enclave sainte des Sept Bois. Blanche : nous restons. Nous risquons d’aller à la bataille, quelle qu’elle soit. Placez votre bille dans l’urne qui va passer parmi vous. Si vous avez une procuration, vous pouvez également faire enregistrer ces votes. Choisissez selon votre conscience, conclut-il.
Jason descendit du chœur en portant une boîte de bois. Il l’emporta au fond de la chapelle où il la remit au dernier homme de la dernière rangée.
Il fallut dix-huit minutes pour recueillir tous les votes, dix-huit minutes éprouvantes pour mes nerfs, au cours desquelles presque tous les métamorphes m’adressèrent alternativement des regards curieux ou graves. Je m’efforçai de ne pas trahir ma gêne sous le poids de cette attention collective.
Quand la boîte fut revenue sur le devant de la chapelle, Jason la rapporta pour procéder au dépouillement. Une longue planche creusée de petites dépressions fut posée sur la table où se trouvait auparavant la boîte. Chaque bille fut placée dans un creux.
Noire, puis blanche, puis noire, puis trois blanches, puis six noires, et ainsi de suite. Même si mon nouvel ami s’était exprimé avec éloquence, tous les métamorphes n’avaient pas été convaincus. Quel que soit le résultat, il ne serait pas unanime.
Après quelques minutes de comptage, Gabriel descendit du chœur pour se placer à côté de moi et se rapprocher de la foule.
Il les rejoignait de manière symbolique, s’engageant par ce geste à respecter leur décision, quelle qu’elle soit.
Il leva son poing fermé.
— Le dernier vote. Celui qui décidera de tout.
Il ouvrit la paume. La bille était blanche.
Ils restaient.
Pendant cinq secondes, tout le monde se tut.
Puis ce fut le chaos.
Malheureusement, nous avions eu raison. Les types que nous avions croisés dans le couloir n’étaient pas les seuls à avoir une dent contre Gabriel. Et ils se fichaient du vote. Ils avaient juste eu l’intention de renverser l’équilibre du pouvoir.
Le vacarme explosa quand des métamorphes se précipitèrent vers le chœur en sortant couteaux et pistolets. Étant la plus proche de Gabriel, je dégainai aussitôt mon sabre et bondis devant lui jusqu’à ce qu’Ethan et Adam apparaissent pour l’emmener en quatrième vitesse derrière le chœur.
Une fois Gabriel à l’abri, Fallon, Jason et Robin avancèrent aussi dans la chapelle. Fallon sortit deux dagues de ses bottes et me rejoignit. Jason et Robin allèrent chercher Jeff avant de se disperser dans les travées afin d’endiguer une attaque latérale.
Ils n’étaient pas les seuls à s’être portés au secours de Gabriel.
Quel que soit le sentiment des métamorphes au sujet du vote, les billes avaient été comptées et la décision avait été prise. Le reste des membres devrait se plier à cette décision. Ils resteraient et combattraient.
Et ils n’admettraient aucun traître parmi eux.
— Envoie Christopher et Ben vers les portes de sortie, dis-je à Ethan. Si tout ça finit dehors, quelqu’un va appeler les flics. Et on n’a pas besoin de ça.
Puis j’échangeai un hochement de tête avec Fallon. Nous étions prêtes à brandir nos lames.
La première vague de métamorphes n’était que bravade. Un homme en veste de cuir se précipita sur moi avec un sourire meurtrier et un revolver.
— Oh ! C’est presque trop facile, dis-je en souriant moi aussi.
Et avant qu’il puisse rétorquer, je refermai mes doigts sur sa main armée et lui tordis le poignet vers le haut en pointant l’arme vers le plafond pour éviter qu’il ne tire sur qui que ce soit.
J’utilisai ma force de vampire pour lui plier le coude et il tomba à genoux quand tendons, muscles et os furent sur le point de casser.
Quand il se mit à marmonner quelques épithètes bien sentis, je décidai qu’il serait plus heureux dans les vapes. Je lui pris son revolver et le mis hors service d’un coup de pied dans la tête.
Puis je baissai les yeux sur le bracelet au corbeau à mon poignet.
Il était probable qu’il ne servait à rien pour réduire l’animosité contre les vampires, mais il convenait parfaitement pour la baston.
Le métamorphe suivant, armé d’un couteau, était plus rapide que son camarade à présent endormi. Il attaquait par petits coups qui m’auraient touchée si j’avais été plus lente. Ce qui n’était pas le cas : je les esquivai sans peine, d’autant qu’il n’était pas le plus inventif des adversaires. Malheureusement pour lui, il ne cessait de répéter les mêmes assauts. Ce fut du gâteau de le désarmer et je m’en débarrassai d’un coup de genou dans la poitrine, qui lui coupa le souffle.
Fallon me regardait d’un air amusé.
—Toi, je t’aime bien, dit-elle devant sa propre pile de métamorphes ensanglantés. Tu fais les choses proprement.
Je lui souris.
— Je déteste le désordre !
Pendant une seconde de répit, je parcourus l’église des yeux pour estimer la situation. Des membres de la famille Keene étaient postés aux portes du fond et du côté de la chapelle pour contenir la mêlée. Dans les ailes, Jason et Robin repoussaient des groupes de métamorphes en colère. La presque cécité de Robin ne l’empêchait apparemment pas de se battre. Un tiers de la congrégation était encore sur les bancs ; les autres se battaient entre eux dans tous les recoins possibles.
—Sacrée convention ! marmonnai-je avant de me préparer au deuxième round.
La seconde vague d’assaillants nous avait observés lorsque nous terrassions la première et leurs visages n’étaient plus aussi confiants. Malgré tout, les hommes arboraient l’expression lugubre et déterminée des fanatiques, et semblaient peu se soucier de gagner ou perdre ; c’était une bataille de principe. Ce furent également des adversaires plus intelligents. Ils avaient attendu que les fantassins avancent et avaient étudié de quelle manière nous nous battions.
Au moins, je dus me servir de mon sabre pour ce second round.
Ce fut tout d’abord une femme qui se rua sur moi, une petite chose aux cheveux permanentés, brandissant une dague dans chaque main. Elle était agile avec ses lames et savait se défendre, mais elle n’attaquait pas. Ce qui signifiait – c’est du moins ce que je supposai – qu’elle se fatiguerait avant moi.
Mais je n’avais aucune raison de retarder l’inévitable.
Quand elle m’entailla l’avant-bras, je passai à la phase finale. Je fouettai l’air de mon sabre tout en avançant de manière à la faire reculer devant le premier banc sur lequel je la projetai d’un coup de pied latéral dans la poitrine. Elle le percuta et s’affala sur le sol, le dos contre le banc et la tête baissée comme pour une sieste.
—Derrière toi ! hurla Fallon.
Je me baissai et entendis le sifflement de l’air quand un pied passa au-dessus de ma tête. Je roulai sur le côté et envoyai mes deux jambes vers le métamorphe qui se trouvait derrière moi.
Mais je n’étais pas assez près de lui pour porter un coup puissant et il tituba en arrière avant de retrouver l’équilibre et de m’attaquer de nouveau.
Fallon, qui en avait fini avec sa bande de traîtres, repoussa ses longues boucles derrière son oreille et avança délicatement un pied botté. Le type trébucha en moulinant des bras et s’étala.
Fallon lui donna un petit coup dans le dos, puis appuya son pied sur le cou de l’homme à terre jusqu’à ce qu’il s’évanouisse. Puis, les mains sur les hanches, elle se tourna vers moi.
— Merci pour ton aide, dis-je.