CHAPITRE IX
En ouvrant les yeux, Robinson vit d’abord un visage noir penché sur lui. Vendredi lui soutenait la tête de la main gauche et tentait de lui faire boire de l’eau fraîche dans le creux de sa main droite. Mais comme Robinson serrait convulsivement les dents, l’eau se répandait autour de sa bouche, dans sa barbe et sur sa poitrine. L’Araucan sourit et se releva en le voyant remuer. Aussitôt une partie de sa chemise et la jambe gauche de son pantalon, déchiquetés et noircis, tombèrent sur le sol. Il éclata de rire et se débarrassa par quelques contorsions du reste de ses vêtements à demi calcinés. Puis, ayant ramassé un fragment de miroir au milieu d’objets domestiques disloqués, il s’y regarda en faisant des grimaces et le présenta à Robinson avec un nouvel éclat de rire. Malgré les traces de suie qui le balafraient, il n’avait aucune blessure au visage, mais sa belle barbe rousse était rongée de taches de pelade et semée de ces petites croûtes vernies que forme le poil en cramant. Il se leva et arracha à son tour les loques carbonisées qui s’attachaient encore à lui. Il fit quelques pas. Il n’avait que des contusions superficielles sous l’épaisse couche de suie, de poussière et de terre qui le couvrait.
La Résidence brûlait comme une torche. La muraille crénelée de la forteresse s’était effondrée dans le fossé qui en défendait l’approche. Plus légers, le bâtiment de la Paierie, l’Oratoire et le Mât-calendrier avaient été soufflés pêle-mêle. Robinson et Vendredi contemplaient ce spectacle de désolation quand une gerbe de terre monta vers le ciel à cent pieds de là, suivie une seconde plus tard d’une explosion brisante qui les jeta à nouveau sur le sol. Une grêle de cailloux et de souches déchiquetées crépita autour d’eux. Ce devait être la charge de poudre que Robinson avait enfouie sur la piste menant à la baie et qu’un cordon d’étoupe permettait d’enflammer à distance. Robinson dut se convaincre qu’il ne restait désormais plus un gramme de poudre dans l’île pour avoir le courage de se relever et de poursuivre l’inventaire de la catastrophe.
Épouvantées par cette seconde explosion beaucoup plus proche, les chèvres s’étaient ruées toutes ensemble dans la direction opposée et avaient défoncé la clôture du corral. Elles galopaient maintenant en tous sens, comme prises de frénésie. Il leur faudrait moins d’une heure pour se disperser dans l’île, et moins d’une semaine pour retourner à l’état sauvage. À la place de la grotte – dont l’entrée avait disparu – s’élevait un chaos de blocs gigantesques en forme de tours, de pyramides, de prismes, de cylindres. Cet amoncellement était dominé par un piton rocheux qui s’élevait à la verticale et devait fournir un point de vue incomparable sur l’île et la mer. Ainsi l’explosion n’avait-elle pas eu qu’un effet destructeur, et il semblait qu’à l’endroit où la déflagration avait été la plus violente, un génie architectonique en eût profité pour donner libre cours à une verve baroque.
Robinson regardait autour de lui d’un air hébété, et machinalement il se mit à ramasser les objets que la grotte avait vomis avant de se refermer. Il y avait des hardes déchirées, un mousquet au canon tordu, des fragments de poterie, des sacs troués, des couffins crevés. Il examinait chacune de ces épaves et allait la placer délicatement au pied du cèdre géant. Vendredi l’imitait plus qu’il ne l’aidait, car répugnant naturellement à réparer et à conserver, il achevait généralement de détruire les objets endommagés. Robinson n’avait pas la force de s’en irriter, et il ne broncha même pas lorsqu’il le vit disperser à pleines poignées un peu de blé qu’il avait trouvé au fond d’une urne.
Le soir tombait, et ils venaient enfin de trouver un objet intact – la longue-vue – lorsqu’ils découvrirent le cadavre de Tenn au pied d’un arbre. Vendredi le palpa longuement. Il n’avait rien de brisé, il n’avait même rien du tout apparemment, mais il était indiscutablement mort. Pauvre Tenn, si vieux, si fidèle, l’explosion l’avait peut-être fait mourir tout simplement de peur ! Ils se promirent de l’enterrer dès le lendemain. Le vent se leva. Ils allèrent ensemble se laver dans la mer, puis ils dînèrent d’un ananas sauvage – et Robinson se souvint que c’était la première nourriture qu’il eût prise dans l’île le lendemain de son naufrage. Ne sachant où dormir, ils s’étendirent tous deux sous le grand cèdre, parmi leurs reliques. Le ciel était clair, mais une forte brise nord-ouest tourmentait la cime des arbres. Pourtant les lourdes branches du cèdre ne participaient pas au palabre de la forêt, et Robinson, étendu sur le dos, voyait leur silhouette immobile et dentelée se découper à l’encre de Chine au milieu des étoiles.
Ainsi Vendredi avait eu raison finalement d’un état de choses qu’il détestait de toutes ses forces. Certes il n’avait pas provoqué volontairement la catastrophe. Robinson savait depuis longtemps combien cette notion de volonté s’appliquait mal à la conduite de son compagnon. Moins qu’une volonté libre et lucide prenant ses décisions de propos délibéré, Vendredi était une nature dont découlaient des actes, et les conséquences de ceux-ci lui ressemblaient comme des enfants ressemblent à leur mère. Rien apparemment n’avait pu jusqu’ici influencer le cours de cette génération spontanée. Sur ce point particulièrement profond, il se rendait compte que son influence sur l’Araucan avait été nulle. Vendredi avait imperturbablement – et inconsciemment – préparé puis provoqué le cataclysme qui préluderait à l’avènement d’une ère nouvelle. Quant à savoir ce que serait cette ère nouvelle, c’était sans doute dans la nature même de Vendredi qu’il fallait chercher à en lire l’annonce. Robinson était encore trop prisonnier du vieil homme pour pouvoir prévoir quoi que ce fût. Car ce qui les opposait l’un à l’autre dépassait – et englobait en même temps – l’antagonisme souvent décrit entre l’Anglais méthodique, avare et mélancolique, et le « natif » primesautier, prodigue et rieur. Vendredi répugnait par nature à cet ordre terrestre que Robinson en paysan et en administrateur avait instauré sur l’île, et auquel il avait dû de survivre. Il semblait que l’Araucan appartînt à un autre règne, en opposition avec le règne tellurique de son maître sur lequel il avait des effets dévastateurs pour peu qu’on tentât de l’y emprisonner.
L’explosion n’avait pas tout à fait tué le vieil homme en Robinson, car l’idée l’effleura qu’il pouvait encore assommer son compagnon, endormi à côté de lui – il avait mille fois mérité la mort – et entreprendre de retisser patiemment la toile de son univers dévasté. Or la peur de se retrouver seul à nouveau et l’horreur que lui inspirait cette violence n’étaient pas seules à le retenir. Le cataclysme qui venait d’avoir lieu, il y aspirait secrètement. En vérité l’île administrée lui pesait à la fin presque autant qu’à Vendredi. Vendredi, après l’avoir libéré malgré lui de ses racines terriennes, allait l’entraîner vers autre chose. À ce règne tellurique qui lui était odieux, il allait substituer un ordre qui lui était propre, et que Robinson brûlait de découvrir. Un nouveau Robinson se débattait dans sa vieille peau et acceptait à l’avance de laisser crouler l’île administrée pour s’enfoncer à la suite d’un initiateur irresponsable dans une voie inconnue.
Il en était là de ses méditations lorsqu’il sentit quelque chose remuer sous sa main posée à plat sur le sol. Il pensa à un insecte et palpa l’humus du bout des doigts. Mais non, c’était la terre elle-même qui se soulevait en cet endroit. Un mulot ou une taupe allait émerger au bout de sa galerie. Robinson sourit dans la nuit en imaginant l’effarement de la bestiole qui allait se jeter dans une prison de chair en croyant aboutir à l’air libre. La terre remua derechef et quelque chose en sortit. Quelque chose de dur et de froid qui demeurait fortement ancré dans le sol. Une racine. Ainsi donc pour couronner cette journée effrayante, les racines prenaient vie et saillaient d’elles-mêmes hors de terre ! Robinson, résigné à toutes les merveilles, fixait toujours les étoiles à travers les branches de l’arbre. C’est alors qu’il vit sans erreur possible toute une constellation glisser d’un coup vers la droite, disparaître derrière un rameau et reparaître de l’autre côté. Puis elle s’immobilisa. Quelques secondes plus tard, un long et déchirant craquement fendit l’air. Vendredi était déjà sur ses pieds et aidait Robinson à se lever à son tour. Ils s’enfuirent à toutes jambes au moment où le sol basculait sous eux. Le grand cèdre glissait lentement parmi les étoiles et s’abattait avec un grondement de tonnerre au milieu des autres arbres, comme un géant qui tombe dans les herbes hautes. La souche dressée verticalement tenait embrassée toute une colline de terre dans ses bras crochus et innombrables. Un silence formidable succéda à ce cataclysme. Miné par l’explosion, le génie tutélaire de Speranza n’avait pas résisté au souffle vigoureux – bien que sans rafales – qui animait les frondaisons.
Après la destruction de la grotte, ce nouveau coup à la terre de Speranza achevait de rompre les derniers liens qui attachaient Robinson à son ancien fondement. Il flottait désormais, libre et apeuré, seul avec Vendredi. Il ne devait plus lâcher cette main brune qui avait saisi la sienne pour le sauver au moment où l’arbre sombrait dans la nuit.
*
La liberté de Vendredi – à laquelle Robinson commença à s’initier les jours suivants – n’était pas que la négation de l’ordre effacé de la surface de l’île par l’explosion. Robinson savait trop bien, par le souvenir de ses premiers temps à Speranza, ce qu’était une vie désemparée, errant à la dérive et soumise à toutes les impulsions du caprice et à toutes les retombées du découragement, pour ne pas pressentir une unité cachée, un principe implicite dans la conduite de son compagnon.
Vendredi ne travaillait à proprement parler jamais. Ignorant toute notion de passé et de futur, il vivait enfermé dans l’instant présent. Il passait des jours entiers dans un hamac de lianes tressées qu’il avait tendu entre deux poivriers, et du fond duquel il abattait parfois à la sarbacane les oiseaux qui venaient se poser sur les branches, trompés par son immobilité. Le soir, il jetait le produit de cette chasse nonchalante aux pieds de Robinson qui ne se demandait plus si ce geste était celui du chien fidèle qui rapporte, ou au contraire celui d’un maître si impérieux qu’il ne daigne même plus exprimer ses ordres. En vérité il avait dépassé dans ses relations avec Vendredi le stade de ces mesquines alternatives. Il l’observait, passionnément attentif à la fois aux faits et gestes de son compagnon et à leur retentissement en lui-même où ils suscitaient une métamorphose bouleversante.
Son aspect extérieur en avait subi la première atteinte. Il avait renoncé à se raser le crâne, et ses cheveux se tordaient en boucles fauves de jour en jour plus exubérantes. En revanche, il avait coupé sa barbe déjà saccagée par l’explosion, et il se passait chaque matin sur les joues la lame de son couteau, longuement affûtée sur une pierre volcanique, légère et poreuse, assez commune dans l’île. Du même coup, il avait perdu son aspect solennel et patriarcal, ce côté « Dieu-le-Père » qui appuyait si bien son ancienne autorité. Il avait ainsi rajeuni d’une génération, et un coup d’œil au miroir lui révéla même qu’il existait désormais – par un phénomène de mimétisme bien explicable – une ressemblance évidente entre son visage et celui de son compagnon. Des années durant, il avait été à la fois le maître et le père de Vendredi. En quelques jours il était devenu son frère – et il n’était pas sûr que ce fût son frère aîné. Son corps s’était lui aussi transformé. Il avait toujours craint les brûlures du soleil, comme l’un des pires dangers qui menacent un Anglais – roux de surcroît – en zone tropicale, et il se couvrait soigneusement toutes les parties du corps avant de s’exposer à ses rayons, sans oublier, par précaution supplémentaire, son grand parasol de peaux de chèvre. Ses séjours au fond de la grotte, puis son intimité avec la terre avaient achevé de donner à sa chair la blancheur laiteuse et fragile des raves et des tubercules. Encouragé par Vendredi, il s’exposait nu désormais au soleil. D’abord apeuré, recroquevillé et laid, il s’était épanoui peu à peu. Sa peau avait pris un ton cuivré. Une fierté nouvelle gonflait sa poitrine et ses muscles. De son corps rayonnait une chaleur à laquelle il lui semblait que son âme puisait une assurance qu’elle n’avait jamais connue. Il découvrait ainsi qu’un corps accepté, voulu, vaguement désiré aussi – par une manière de narcissisme naissant – peut être non seulement un meilleur instrument d’insertion dans la trame des choses extérieures, mais aussi un compagnon fidèle et fort.
Il partageait avec Vendredi des jeux et des exercices qu’il aurait jugés autrefois incompatibles avec sa dignité. C’est ainsi qu’il n’eut de cesse qu’il ne sache marcher sur les mains aussi bien que l’Araucan. Il n’éprouva d’abord aucune difficulté à faire « les pieds au mur » contre un rocher en surplomb. Il était plus délicat de se détacher de ce point d’appui et de progresser sans basculer en arrière et s’éreinter. Ses bras tremblaient sous le poids écrasant de tout le reste du corps, mais ce n’était pas faute de force, c’était plutôt l’assise et aussi la prise adéquate de ce fardeau insolite qui restaient à acquérir. Il s’acharnait, considérant comme un progrès décisif dans la voie nouvelle où il avançait la conquête d’une sorte de polyvalence de ses membres. Il rêvait de la métamorphose de son corps en une main géante dont les cinq doigts seraient tête, bras et jambes. La jambe devait pouvoir se dresser comme un index, les bras devaient marcher comme des jambes, le corps reposant indifféremment sur tel membre, puis sur tel autre, telle une main s’appuyant sur chacun de ses doigts.
*
Parmi ses rares occupations, Vendredi confectionnait des arcs et des flèches avec un soin minutieux, d’autant plus remarquable qu’il s’en servait peu pour la chasse. Après avoir taillé des arcs simples dans les bois les plus souples et les plus réguliers – santal, amarante et copaïba –, il en vint rapidement à ligaturer sur une âme de buis des lamelles de cornes de bouc qui en multipliaient la vigueur.
Mais c’était aux flèches qu’il accordait la plus grande application, car s’il accroissait sans cesse la puissance des arcs, c’était pour pouvoir augmenter la longueur des flèches qui dépassa bientôt six pieds. L’équilibre délicat de la pointe et de l’empennage n’était jamais assez exact à son gré, et on le voyait durant des heures faire osciller le fût sur l’arête d’une pierre pour en situer le centre de gravité. En vérité il empennait ses flèches au-delà de toute limite raisonnable, usant à cette fin tantôt de plumes de papegais, tantôt de feuilles de palmier, et comme il découpait les pointes en forme d’ailettes dans des omoplates de chèvres, il était évident qu’il s’agissait pour lui d’obtenir de ses traits, non qu’ils atteignissent une proie avec force et précision, mais qu’ils volent, qu’ils planent aussi loin, aussi longtemps que possible.
Lorsqu’il bandait son arc, son visage se fermait sous un effort de concentration presque douloureux. Il recherchait longuement l’inclinaison de la flèche qui lui assurerait la trajectoire la plus glorieuse. Enfin la corde sifflait et venait riper sur la manchette de cuir dont il se protégeait l’avant-bras gauche. Tout le corps penché en avant, les deux bras tendus dans un geste d’essor et d’imploration à la fois, il accompagnait la course du trait. Son visage brillait de plaisir aussi longtemps que la force vive l’emportait sur le frottement de l’air et la pesanteur. Mais quelque chose semblait se briser en lui lorsque la pointe basculait vers le sol, à peine freinée dans sa chute par l’empennage.
Robinson se demanda longtemps quelle pouvait être la signification de ces tirs à l’arc, sans gibier, sans cible, où Vendredi se dépensait jusqu’à épuisement. Il crut le comprendre enfin un jour qu’un assez fort vent marin faisait moutonner les vagues qui déferlaient sur la plage. Vendredi essayait des flèches nouvelles, d’une longueur démesurée, empennées sur près de trois pieds par une fine barbe prélevée sur des rémiges d’albatros. Il banda en inclinant la flèche à quarante-cinq degrés en direction de la forêt. La flèche monta jusqu’à une hauteur de cent cinquante pieds au moins. Là, elle parut marquer un instant d’hésitation, mais au lieu de piquer vers la plage, elle s’inclina à l’horizontale et fila vers la forêt avec une énergie nouvelle. Lorsqu’elle eut disparu derrière le rideau des premiers arbres, Vendredi se tourna radieux vers Robinson.
— Elle va tomber dans les branches, tu ne la retrouveras pas, lui dit Robinson.
— Je ne la retrouverai pas, dit Vendredi, mais c’est parce que celle-là ne retombera jamais.
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Revenues à l’état sauvage, les chèvres ne vivaient plus dans l’anarchie à laquelle la domestication par l’homme contraint les bêtes. Elles s’étaient groupées en troupeaux hiérarchisés que commandaient les boucs les plus forts et les plus sages. Quand un danger menaçait, le troupeau se rassemblait – généralement sur une éminence – et toutes les bêtes du premier rang opposaient à l’agresseur un front de cornes infranchissable. Vendredi se faisait un jeu de défier les boucs qu’il surprenait isolés. Il les forçait à se coucher en empoignant leurs cornes, ou encore il les rattrapait à la course et, pour les marquer de sa victoire, il leur nouait un collier de lianes autour du cou.
Un jour pourtant, il tomba sur une sorte de bouquetin gros comme un ours qui l’envoya rouler dans les rochers d’un simple revers de ses cornes énormes et noueuses qui se dressaient comme deux longues flammes noires sur sa tête. Vendredi dut rester trois jours immobile dans son hamac, mais il parlait sans cesse de retrouver cette bête qu’il avait baptisée Andoar et qui paraissait lui inspirer une admiration mêlée de tendresse. Andoar était repérable à deux jets de flèche rien qu’à son épouvantable odeur. Andoar ne fuyait jamais quand on l’approchait. Andoar était toujours à l’écart du troupeau. Andoar ne s’était pas acharné sur lui après l’avoir à moitié assommé, comme l’aurait fait n’importe quel autre bouc… Tout en psalmodiant à mi-voix l’éloge de son adversaire, Vendredi tressait des cordelettes de couleurs vives pour en faire un collier plus solide et plus voyant que les autres : le collier d’Andoar. Lorsqu’il reprit le chemin du chaos rocheux où gîtait la bête, Robinson protesta faiblement, sans espoir de le retenir. La puanteur qui lui collait à la peau après ces chasses à courre d’un genre particulier suffisait à justifier l’opposition de Robinson. Mais en outre le danger était réel, comme le prouvait son récent accident dont il avait à peine surmonté les suites. Vendredi n’en avait cure. Il était aussi prodigue de ses forces et de son courage pour un jeu qui l’exaltait que démesuré dans sa paresse et son indifférence en temps ordinaire. Il avait trouvé en Andoar un partenaire de jeu dont l’obtuse brutalité semblait l’enchanter, et il acceptait d’avance avec bonne humeur la perspective de blessures nouvelles, voire mortelles.
Il n’eut pas longtemps à chercher pour le découvrir. La silhouette du grand mâle se dressait comme un rocher au milieu d’une houle de chèvres et de chevreaux qui refluèrent en désordre à son approche. Ils se retrouvèrent seuls au milieu d’une sorte de cirque dont le fond était limité par une paroi abrupte et qui s’ouvrait sur une cascade d’éboulis semés de cactus. À l’ouest une avancée de terrain surplombait un à-pic d’une centaine de pieds. Vendredi dénoua la cordelette qu’il avait enroulée autour de son poignet et l’agita en manière de défi dans la direction d’Andoar. Le fauve s’arrêta tout à coup de mâcher, gardant une longue graminée entre ses dents. Puis il ricana dans sa barbe et se dressa sur ses pattes de derrière. Il fit ainsi quelques pas vers Vendredi, agitant dans le vide ses sabots de devant, hochant ses immenses cornes, comme s’il saluait une foule au passage. Cette mimique grotesque glaça de surprise Vendredi. La bête n’était plus qu’à quelques pas de lui quand elle se laissa retomber en avant, prenant en même temps un élan de catapulte dans sa direction. Sa tête plongea entre ses pattes de devant, ses cornes pointèrent en fourche, et elle vola vers la poitrine de Vendredi comme une grosse flèche empennée de fourrure. Vendredi se jeta sur la gauche une fraction de seconde trop tard. Une puanteur musquée l’enveloppa au moment où un choc violent à l’épaule droite le faisait tourner sur lui-même. Il tomba durement et demeura plaqué au sol. S’il s’était relevé aussitôt, il aurait été hors d’état d’esquiver une nouvelle charge. Il resta donc aplati sur le dos, observant entre ses paupières mi-closes un morceau de ciel bleu encadré d’herbes sèches. C’est là qu’il vit se pencher sur lui un masque de patriarche sémite, aux yeux verts tapis dans des cavernes de poils, à la barbe annelée, au mufle noir que tordait un rire de faune. Au faible mouvement qu’il fit, son épaule répondit par un élancement douloureux. Il perdit connaissance. Lorsqu’il rouvrit les yeux, le soleil occupait le centre de son champ visuel et le baignait d’une chaleur intolérable. Il prit appui sur la main gauche et ramena ses pieds sous lui. Redressé à demi, il observait dans un vertige la paroi rocheuse qui réverbérait la lumière sur tout le cirque. Andoar était invisible. Il se leva en titubant, et il allait se retourner, quand il entendit derrière lui un crépitement de sabots sur les pierres. Le bruit était si proche qu’il ne prit pas le temps de faire face. Il se laissa basculer sur la gauche, du côté de son bras valide. Pris en écharpe au niveau de la hanche gauche, Vendredi trébucha, les bras en croix. Andoar s’était arrêté, planté sur ses quatre pattes sèches et nerveuses, ayant brisé son élan d’un coup de reins. Vendredi, déséquilibré, s’abattit, comme un mannequin désarticulé, sur le dos du bouc qui plia sous son poids et s’élança à nouveau. Torturé par son épaule, il se cramponnait à la bête. Ses mains avaient empoigné les cornes annelées au plus près du crâne, ses jambes serraient la fourrure des flancs, tandis que ses orteils crochaient dans les génitoires. Le bouc faisait des bonds fantastiques pour se débarrasser de cette torsade de chair nue qui s’enroulait autour de son corps. Il fit plusieurs fois le tour du cirque sans jamais perdre pied au milieu des rochers, malgré le poids qui l’écrasait. S’il était tombé, ou s’il s’était volontairement roulé sur le sol, il n’aurait pu se relever. Vendredi sentait la douleur lui broyer l’estomac et craignait de perdre à nouveau connaissance. Il fallait obliger Andoar à s’arrêter. Ses mains descendirent le long du crâne bosselé, puis elles se plaquèrent sur les orbites osseuses de la bête. Aveuglée, elle ne s’arrêta pas. Comme si les obstacles devenus invisibles n’existaient plus, elle fonça droit devant elle. Ses sabots sonnèrent sur la dalle de pierre qui s’avançait vers le précipice, et les deux corps toujours noués basculèrent dans le vide.
*
À deux milles de là, Robinson avait été témoin, longue-vue au poing, de la chute des deux adversaires. Il connaissait assez bien cette région de l’île pour savoir que le plateau semé d’épineux où ils avaient dû s’écraser était accessible, soit par un petit sentier escarpé descendant des hauteurs, soit directement, à condition d’escalader la falaise abrupte d’une centaine de pieds qui y conduisait. L’urgence commandait la voie directe, mais Robinson n’envisageait pas sans angoisse l’ascension tâtonnante le long de la paroi irrégulière et par endroits en surplomb qu’il allait falloir affronter. Mais il n’y avait pas que la nécessité de sauver Vendredi – peut-être encore vivant – qui le poussât vers cette épreuve. Converti aux jeux musculaires qui portent le corps à son épanouissement heureux, il ressentait comme l’une de ses dernières tares d’autrefois le vertige intense auquel il était sujet, fût-ce à trois pieds du sol. Il ne doutait pas qu’en affrontant et en surmontant cette faiblesse maladive, il accomplirait un progrès notable dans sa nouvelle voie.
Après avoir couru allégrement entre les blocs rocheux, puis sauté de l’un à l’autre, comme il avait vu Vendredi le faire cent fois, il arriva bien vite au point où il fallait se coller à la paroi et progresser en grippant de ses vingt doigts dans toutes ses anfractuosités. Là il éprouva un immense mais assez suspect soulagement en retrouvant le contact direct de l’élément tellurique. Ses mains, ses pieds, tout son corps nu connaissaient le corps de la montagne, ses lisseurs, ses effritements, ses rugosités. Il se livrait avec une extase nostalgique à une palpation méticuleuse de la substance minérale où le souci de sa sécurité n’entrait que pour une part. Cela – il le savait bien – c’était une replongée dans son passé, et c’eût été une démission lâche et morbide si le vide – auquel il tournait le dos – n’avait constitué l’autre moitié de son épreuve. Il y avait la terre et l’air, et entre les deux, collé à la pierre comme un papillon tremblant, Robinson qui luttait douloureusement pour opérer sa conversion de l’une à l’autre. Parvenu à mi-hauteur de la falaise, il s’imposa un arrêt et un demi-tour, rendus possibles par une corniche large d’un pouce sur laquelle ses pieds pouvaient prendre appui. Une sueur froide l’envahit et rendit ses mains dangereusement glissantes. Il ferma les yeux pour ne plus voir tournoyer sous lui le dévalement des blocs rocheux sur lesquels il courait tout à l’heure. Puis il les rouvrit, décidé à maîtriser son malaise. Alors il eut l’idée de regarder vers le ciel qu’embrasaient les dernières lueurs du couchant. Un certain réconfort lui rendit aussitôt une partie de ses moyens. Il comprit que le vertige n’est que l’attraction terrestre se portant au cœur de l’homme demeuré obstinément géotropique. L’âme se penche éperdument vers ces fonds de granite ou d’argile, de silice ou de schiste dont l’éloignement l’affole et l’attire en même temps, car elle y pressent la paix de la mort. Ce n’est pas le vide aérien qui suscite le vertige, c’est la fascinante plénitude des profondeurs terrestres. Le visage levé vers le ciel, Robinson éprouva que contre l’appel doucereux des tombes en désordre pouvait prévaloir l’invitation au vol d’un couple d’albatros planant fraternellement entre deux nuages teintés de rose par les derniers rayons du soir. Il reprit son escalade, l’âme confortée, et sachant mieux où le mèneraient ses prochains pas.
Le crépuscule tombait lorsqu’il découvrit le cadavre d’Andoar au milieu des maigres buissons d’alisier qui poussaient entre les pierres. Il se pencha sur le grand corps disloqué et reconnut aussitôt la cordelière de couleur solidement nouée autour de son cou. Il se redressa en entendant rire derrière lui. Vendredi était là, debout, couvert d’égratignures, le bras gauche immobilisé, mais au demeurant indemne.
— Il est mort en me protégeant avec sa fourrure, dit-il. Le grand bouc est mort, mais bientôt je le ferai voler et chanter…
*
Vendredi se remettait de ses fatigues et de ses blessures avec une rapidité qui étonnait toujours Robinson. Dès le lendemain matin, le visage détendu et le corps dispos, il retourna à la dépouille d’Andoar. Il coupa d’abord la tête qu’il déposa au centre d’une fourmilière. Puis incisant la peau autour des pattes et sur toute la longueur de la poitrine et de l’abdomen, il l’étala sur le sol et coupa les dernières adhérences qui y retenaient le grand écorché maigre et rose, fantôme anatomique d’Andoar. Il fendit la poche abdominale, déroula les quarante pieds d’intestin qu’elle contenait, et, après les avoir lavés à grande eau, il les suspendit dans les branches d’un arbre, étrange guirlande, laiteuse et violacée, qui attira bientôt des myriades de mouches. Puis il gagna la plage en chantonnant et en portant sous son bras valide la lourde et grasse toison d’Andoar. Il la rinça dans les vagues, et l’y laissa s’imprégner de sable et de sel. Puis, à l’aide d’un queursoir de fortune – un coquillage ligaturé sur un galet –, il entreprit de dépiler la face extérieure et d’écharner la face intérieure de la peau. Ce travail lui demanda plusieurs jours pendant lesquels il déclina l’aide de Robinson, lui réservant, disait-il, une tâche ultérieure plus noble, plus facile et tout aussi essentielle.
Le mystère fut levé lorsqu’il pria Robinson de bien vouloir uriner sur la peau étendue au fond d’une concavité de rocher où les grandes marées déposaient un miroir d’eau qui s’évaporait en quelques heures. Il le supplia de beaucoup boire les prochains jours et de ne jamais se soulager ailleurs, l’urine devant recouvrir totalement la dépouille d’Andoar. Robinson nota qu’il s’abstint lui-même, et il ne lui demanda pas s’il estimait que sa propre urine était dépourvue de vertus tannantes ou s’il répugnait à l’infâme promiscuité qu’aurait signifiée ce mélange de leurs eaux. La peau avait macéré huit jours dans ce qui était devenu une saumure ammoniacale, lorsqu’il l’en retira, la rinça dans l’eau de mer et l’assujettit sur deux arcs dont l’effort la soumit à une tension souple et constante. Enfin il la laissa sécher trois jours à l’ombre, et commença le palissonnage à la pierre ponce, alors qu’elle conservait un reste d’humidité. C’était désormais un grand parchemin vierge aux tons vieil or qui rendait sous la caresse des doigts une note grave et sonore.
— Andoar va voler, Andoar va voler, répéta-t-il très excité, en refusant toujours de dévoiler ses intentions.
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Les araucarias de l’île étaient peu nombreux, mais leurs silhouettes pyramidales et noires se dressaient superbement au milieu de taillis qui végétaient dans leur ombre. Vendredi affectionnait particulièrement ces arbres, si caractéristiques de son pays qu’ils en partageaient le nom, et il passait des journées entières tapi dans le berceau de leurs branches maîtresses. Le soir, il rapportait à Robinson une poignée de graines ailées, contenant une amande comestible dont la substance farineuse était puissamment relevée par une âcre odeur de résine. Robinson s’était toujours gardé de suivre son compagnon dans ces escalades qu’il jugeait simiesques.
Ce matin-là pourtant, il se trouvait au pied du plus haut de ces arbres, et plongeant le regard dans la profondeur de sa ramure, il calculait qu’il ne devait pas avoir moins de cent cinquante pieds de haut. Après plusieurs jours de pluie, la fraîcheur du matin annonçait un retour au beau temps. La forêt fumait comme une bête, et dans l’épaisseur des mousses d’invisibles ruisseaux faisaient entendre un ramage inhabituel. Toujours attentif aux changements qu’il observait en lui-même, Robinson avait noté depuis plusieurs semaines qu’il attendait désormais chaque matin le lever du soleil avec une impatience anxieuse et que le déploiement de ses premiers rayons revêtait pour lui la solennité d’une fête qui, pour être quotidienne, n’en gardait pas moins chaque fois une intense nouveauté.
Il empoigna la branche la plus accessible et s’y hissa sur un genou, puis debout, songeant vaguement qu’il jouirait du lever du soleil quelques minutes plus tôt s’il grimpait au sommet de l’arbre. Il gravit sans difficulté les étages successifs de la charpente avec l’impression grandissante de se trouver prisonnier – et comme solidaire – d’une vaste structure, infiniment ramifiée, qui partait du tronc à l’écorce rougeâtre et se développait en branches, branchettes, tiges et tigelles, pour aboutir aux nervures des feuilles triangulaires, piquantes, squamiformes et enroulées en spirale autour des rameaux. Il participait à l’évidente fonction de l’arbre qui est d’embrasser l’air de ses milliers de bras, de l’étreindre de ses millions de doigts. À mesure qu’il s’élevait, il devenait sensible à l’oscillation de l’architecturale membrure dans laquelle le vent passait avec un ronflement d’orgue. Il approchait de la cime quand il se trouva soudain environné de vide. Sous l’effet de la foudre, peut-être, le tronc se trouvait écuissé en cet endroit sur une hauteur de six pieds. Il baissa les yeux pour échapper au vertige. Sous ses pieds, un fouillis de branches disposées en plans superposés s’enfonçait en tournant dans une étourdissante perspective. Une terreur de son enfance lui revint en mémoire. Il avait voulu monter dans le clocher de la cathédrale d’York. Ayant longtemps progressé dans l’escalier raide et étroit, vissé autour d’une colonnette de pierre sculptée, il avait brusquement quitté la rassurante pénombre des murs et avait émergé en plein ciel, au milieu d’un espace rendu plus vertigineux encore par la lointaine silhouette des toits de la ville. Il avait fallu le redescendre comme un paquet, la tête enveloppée dans sa capeline d’écolier…
Il ferma les yeux et appuya sa joue contre le tronc, seul point ferme dont il disposât. Dans cette vivante mâture, le travail du bois, surchargé de membres et cardant le vent, s’entendait comme une vibration sourde que traversait parfois un long gémissement. Il écouta longuement cette apaisante rumeur. L’angoisse desserrait son étreinte. Il rêvait. L’arbre était un grand navire ancré dans l’humus et il luttait, toutes voiles dehors, pour prendre enfin son essor. Une chaude caresse enveloppa son visage. Ses paupières devinrent incandescentes. Il comprit que le soleil s’était levé, mais il retarda encore un peu le moment d’ouvrir les yeux. Il était attentif à la montée en lui d’une allégresse nouvelle. Une vague chaleureuse le recouvrait. Après la misère de l’aube, la lumière fauve fécondait souverainement toutes choses. Il ouvrit les yeux à demi. Entre ses cils, des poignées de paillettes luminescentes étincelèrent. Un souffle tiède fit frémir les frondaisons. La feuille poumon de l’arbre, l’arbre poumon lui-même, et donc le vent sa respiration, pensa Robinson. Il rêva de ses propres poumons, déployés au-dehors, buisson de chair purpurine, polypier de corail vivant, avec des membranes roses, des éponges muqueuses… Il agiterait dans l’air cette exubérance délicate, ce bouquet de fleurs charnelles, et une joie pourpre le pénétrerait par le canal du tronc gonflé de sang vermeil… Du côté du rivage, un grand oiseau de couleur vieil or, de forme losangée, se balançait fantasquement dans le ciel. Vendredi exécutant sa mystérieuse promesse faisait voler Andoar.
*
Ayant ligaturé trois baguettes de jonc en forme de croix à deux croisillons inégaux et parallèles, il avait creusé une gorge dans chacune de leurs sections et y avait fait passer un boyau. Ensuite il avait assujetti ce cadre léger et solide à la peau d’Andoar en rabattant et en cousant ses bords sur le boyau. L’une des extrémités de la baguette la plus longue sous-tendait la partie antérieure de la peau, l’autre bout était recouvert par sa partie caudale qui pendait en forme de trèfle. Ces deux extrémités étaient réunies par une bride assez lâche à laquelle était nouée la corde de retenue en un point soigneusement calculé afin que le cerf-volant adoptât l’inclinaison propre à lui donner la plus grande force ascensionnelle. Vendredi avait travaillé dès les premières blancheurs de l’aube à ces assemblages délicats, et une forte brise sud-ouest annonciatrice de temps sec et lumineux soufflant par rafales, le grand oiseau de parchemin à peine terminé s’agitait entre ses mains, comme impatient de prendre son vol. Sur la grève, l’Araucan avait crié de joie au moment où le monstre fragile, ployé comme un arc, était monté en fusée, claquant de toutes ses parties molles et entraînant une guirlande de plumes alternativement blanches et noires.
Lorsque Robinson vint le rejoindre, il était couché sur le sable, les mains croisées sous la nuque, et la corde du cerf-volant était nouée à sa cheville gauche. Robinson s’étendit près de lui, et tous deux regardèrent longtemps Andoar qui vivait au milieu des nuages, cédant à de brusques et invisibles attaques, tourmenté par des courants contradictoires, débilité par un calme soudain, mais regagnant bientôt d’un bond vertigineux toute l’altitude perdue. Vendredi qui participait intensément à toutes ces péripéties éoliennes se leva enfin et, les bras en croix, il mima en riant la danse d’Andoar. Il s’accroupissait en boule sur le sable, puis s’essorait, projetant vers le ciel sa jambe gauche, tournoyait, chancelait comme soudain privé de ressort, hésitait, s’élançait à nouveau, et la corde attachée à sa cheville était comme l’axe de cette chorégraphie aérienne, car Andoar, fidèle et lointain cavalier, répondait à chacun de ses mouvements par des hochements, des voltes et des piqués.
L’après-midi fut consacré à la pêche aux belones. La corde d’Andoar fut attachée à l’arrière de la pirogue, tandis qu’une ligne de même longueur – cent cinquante pieds environ – partant de la queue du cerf-volant se terminait par une boucle de toile d’araignée qui frôlait en scintillant la crête des vagues.
Robinson pagayait lentement contre le vent, au large de la côte orientale laguneuse, tandis que Vendredi, assis à l’arrière, et lui tournant le dos, surveillait les évolutions d’Andoar. Quand une belone se jetait sur l’appât et refermait inextricablement son bec pointu, hérissé de petites dents, sur les toiles d’araignée, le cerf-volant, tel un bouchon de canne à pêche, accusait la prise par des mouvements désordonnés. Robinson faisait alors demi-tour et, ramant dans le sens du vent, il rejoignait assez vite le bout de la ligne que Vendredi saisissait. Au fond de la pirogue s’entassaient les corps cylindriques aux dos verts et aux flancs argentés des belones.
Le soir venu, Vendredi ne put se résoudre à ramener Andoar à terre pour la nuit. Il l’attacha à l’un des poivriers auquel était suspendu son hamac. Tel un animal domestique à la longe, Andoar passa ainsi la nuit aux pieds de son maître, et il l’accompagna encore tout le jour suivant. Mais au cours de la deuxième nuit, le vent tomba tout à fait, et il fallut aller cueillir le grand oiseau d’or au milieu d’un champ de magnolias où il s’était doucement posé. Après plusieurs essais infructueux, Vendredi renonça à le remettre à vent. Il parut l’oublier, et se réfugia dans l’oisiveté pendant huit jours. C’est alors qu’il sembla se souvenir de la tête du bouc qu’il avait abandonnée dans une fourmilière.
*
Les actives petites ouvrières rouges avaient bien travaillé. Des longs poils blancs et bruns, de la barbe et de la chair, il ne restait rien. Les orbites et l’intérieur de la tête avaient été eux-mêmes parfaitement nettoyés, et les muscles et les cartilages si bien ingérés que le maxillaire inférieur se détacha du reste de la tête, dès que Vendredi y toucha. C’était un très noble massacre au crâne ivoirien, aux fortes cornes noires, annelées et en forme de lyre, qu’il brandit à bout de bras, comme un trophée. Ayant retrouvé dans le sable la cordelette de couleurs vives qui avait été nouée au cou de l’animal, il l’attacha à la base des cornes, contre le bourrelet que forme la gaine cornée autour de son axe osseux.
— Andoar va chanter ! promit-il mystérieusement à Robinson qui le regardait faire.
Il tailla d’abord deux petites traverses de longueurs inégales dans du bois de sycomore. Avec la plus longue, grâce à deux trous percés latéralement à ses extrémités, il réunit les pointes des deux cornes. La plus courte fut fixée parallèlement à la première à mi-hauteur du chanfrein. À un pouce plus haut environ, entre les orbites, il logea une planchette de sapin dont l’arête supérieure portait douze étroits sillons. Enfin il décrocha les boyaux d’Andoar qui se balançaient toujours dans les branches d’un arbre, mince et sèche lanière tannée par le soleil, et il la coupa en segments égaux de trois pieds de long environ.
Robinson l’observait toujours sans comprendre, comme il aurait observé le comportement d’un insecte aux mœurs compliquées et inintelligibles à un cerveau humain. La plupart du temps, Vendredi ne faisait rien – et jamais l’ennui ne venait troubler le ciel de son immense et naïve paresse. Puis, tel un lépidoptère invité par un souffle printanier à s’engager dans le processus complexe de la reproduction, il se levait tout à coup, visité par une idée, et s’absorbait sans désemparer dans des occupations dont le sens demeurait longtemps caché, mais avait presque toujours quelque rapport aux choses aériennes. Dès lors sa peine et son temps ne comptaient plus, sa patience et ses soins n’avaient plus de limite. C’est ainsi que Robinson le vit plusieurs jours durant tendre entre les deux traverses, à l’aide de chevilles, les douze boyaux qui pouvaient garnir les cornes et le front d’Andoar. Avec un sens inné de la musique, il les accordait, non à la tierce ou à la quinte comme les cordes d’un instrument ordinaire, mais tantôt à l’unisson, tantôt à l’octave afin qu’elles puissent retentir toutes ensemble sans discordance. Car il ne s’agissait pas d’une lyre ou d’une cithare dont il aurait lui-même pincé, mais d’un instrument élémentaire, d’une harpe éolienne, dont le vent serait le seul exécutant. Les orbites tenaient lieu d’ouïes, ouvertes dans la caisse de résonance du crâne. Afin que le plus faible souffle fût rabattu sur les cordes, Vendredi fixa de part et d’autre du massacre les ailes d’un vautour dont Robinson se demanda où il avait pu les trouver, ces animaux lui ayant toujours paru invulnérables et immortels. Puis la harpe éolienne trouva place dans les branches d’un cyprès mort qui dressait sa maigre silhouette au milieu du chaos, en un endroit exposé à toute la rose des vents. À peine installée d’ailleurs, elle émit un son flûté, grêle et plaintif, bien que le temps fût tout à fait calme. Vendredi s’absorba longtemps dans l’audition de cette musique funèbre et pure. Enfin, avec une moue de dédain, il leva deux doigts en direction de Robinson, voulant lui faire remarquer par là que deux cordes seulement étaient entrées en vibration.
Vendredi était retourné à ses siestes et Robinson à ses exercices solaires depuis de longues semaines, quand Andoar donna enfin toute sa mesure. Une nuit, Vendredi vint tirer par les pieds Robinson qui avait finalement élu domicile dans les branches de l’araucaria où il avait aménagé un abri à l’aide d’auvents d’écorce. Une tourmente s’était levée, apportant dans son souffle un orage de chaleur qui chargeait l’air d’électricité sans promettre la pluie. Lancée comme un disque, la pleine lune traversait des lambeaux de nuages blêmes. Vendredi entraîna Robinson vers la silhouette squelettique du cyprès mort. Bien avant d’arriver en vue de l’arbre, Robinson crut entendre un concert céleste où se mêlaient des flûtes et des violons. Ce n’était pas une mélodie dont les notes successives entraînent le cœur dans leur ronde et lui impriment l’élan qui est en elle. C’était une note unique – mais riche d’harmoniques infinis – qui refermait sur l’âme une emprise définitive, un accord formé de composantes innombrables dont la puissance soutenue avait quelque chose de fatal et d’implacable qui fascinait. Le vent redoublait de violence quand les deux compagnons parvinrent à proximité de l’arbre chantant. Ancré court à sa plus haute branche, le cerf-volant vibrait comme une peau de tambour, tantôt fixé dans une trépidante immobilité, tantôt lancé dans de furieuses embardées. Andoar-volant hantait Andoar-chantant, et il paraissait à la fois veiller sur lui et le menacer. Sous la lumière changeante de la lune, les deux ailes de vautour s’ouvraient et se refermaient spasmodiquement de part et d’autre du massacre et lui prêtaient une vie fantastique, accordée à la tempête. Et il y avait surtout ce brame puissant et mélodieux, musique véritablement élémentaire, inhumaine, qui était à la fois la voix ténébreuse de la terre, l’harmonie des sphères célestes et la plainte rauque du grand bouc sacrifié. Serrés l’un contre l’autre à l’abri d’une roche en surplomb, Robinson et Vendredi perdirent bientôt conscience d’eux-mêmes dans la grandeur du mystère où communiaient les éléments bruts. La terre, l’arbre et le vent célébraient à l’unisson l’apothéose nocturne d’Andoar.
*
Les relations entre Robinson et Vendredi s’étaient approfondies et humanisées, mais elles s’étaient aussi compliquées, et il s’en fallait qu’elles fussent sans nuages. Autrefois – avant l’explosion –, il ne pouvait pas y avoir vraiment de dispute entre eux. Robinson était le maître, Vendredi n’avait qu’à obéir. Robinson pouvait réprimander ou même battre Vendredi. Maintenant que Vendredi était libre et l’égal de Robinson, ils pouvaient se fâcher l’un contre l’autre.
C’est ce qui arriva un jour que Vendredi prépara dans un grand coquillage des rondelles de serpent avec une garniture de sauterelles. Depuis quelques semaines d’ailleurs, il agaçait Robinson. Rien de plus dangereux que l’agacement quand on doit vivre seul avec quelqu’un. C’est une dynamite qui disloque les couples les plus unis. Robinson avait eu la veille une indigestion de filets de tortue aux myrtilles. Et voilà que Vendredi lui mettait sous le nez cette fricassée de python et d’insectes ! Robinson eut un haut-le-cœur et envoya d’un coup de pied la grande coquille rouler dans le sable avec son contenu. Vendredi furieux la ramassa et la brandit à deux mains au-dessus de la tête de Robinson. Les deux amis allaient-ils se battre ? Non ! Vendredi se sauva.
Deux heures plus tard, Robinson le vit revenir en traînant sans douceur une sorte de mannequin. La tête était faite dans une noix de coco, les bras et les jambes dans des tiges de bambou. Surtout, il était habillé avec des vieux vêtements de Robinson, comme un épouvantail à oiseaux. Sur la noix de coco, coiffée d’un chapeau de marin, Vendredi avait dessiné le visage de son ancien maître. Il planta le mannequin debout en face de Robinson.
— Je te présente Robinson Crusoé, gouverneur de l’île de Speranza, lui dit-il.
Puis il ramassa la coquille sale et vide qui était toujours là, et avec un rugissement, il la brisa sur la noix de coco qui s’écroula au milieu des tubes de bambou brisés. Enfin il éclata de rire et alla embrasser Robinson.
Robinson comprit la leçon de cette étrange comédie. Un jour que Vendredi mangeait des gros vers de palmier vivants roulés au préalable dans des œufs de fourmis, Robinson exaspéré alla sur la plage. Dans le sable mouillé, il sculpta une sorte de statue couchée à plat ventre avec une tête dont les cheveux étaient des algues. On ne voyait pas la figure, cachée dans l’un des bras replié, mais le corps brun et nu ressemblait à Vendredi. Robinson avait à peine terminé son œuvre quand son compagnon vint le rejoindre, la bouche encore pleine de vers de palmier.
— Je te présente Vendredi, le mangeur de serpents et de vers, lui dit Robinson en lui montrant la statue de sable.
Puis il cueillit une branche de coudrier qu’il débarrassa de ses rameaux et de ses feuilles, et il se mit à cingler le dos, les fesses et les cuisses du Vendredi de sable qu’il avait façonné dans ce but.
Dès lors ils vécurent à quatre sur l’île. Il y avait le vrai Robinson et la poupée de bambou, le vrai Vendredi et la statue de sable. Et tout ce que les deux amis auraient pu se faire de mal – les injures, les coups, les colères – ils le faisaient à la copie de l’autre. Entre eux, ils n’avaient que des gentillesses.
Pourtant Vendredi trouva moyen d’inventer un autre jeu, encore plus passionnant et plus curieux que celui des deux copies.
Un après-midi, il réveilla assez rudement Robinson qui faisait la sieste sous un eucalyptus. Il s’était fabriqué un déguisement dont Robinson ne comprit pas tout de suite le sens. Il avait enfermé ses jambes dans des guenilles nouées en pantalon. Une courte veste couvrait ses épaules. Il portait un chapeau de paille, ce qui ne l’empêchait pas de s’abriter sous une ombrelle de palmes. Mais surtout il s’était fait une fausse barbe en se collant des touffes de poils roux de cocotier sur les joues.
— Sais-tu qui je suis ? demanda-t-il à Robinson en déambulant majestueusement devant lui.
— Non.
— Je suis Robinson Crusoé, de la ville d’York en Angleterre, le maître du sauvage Vendredi !
— Et moi alors, qui suis-je ? demanda Robinson stupéfait.
— Devine !
Robinson connaissait trop bien maintenant son compagnon pour ne pas comprendre à demi-mot ce qu’il voulait. Il se leva et disparut dans la forêt.
Si Vendredi était Robinson, le Robinson de jadis, maître de l’esclave Vendredi, il ne restait à Robinson qu’à devenir Vendredi, le Vendredi esclave d’autrefois. En réalité, il n’avait plus sa barbe carrée et ses cheveux ras d’avant l’explosion, et il ressemblait tellement à Vendredi qu’il n’avait pas grand-chose à faire pour jouer son rôle. Il se contenta de se frotter le visage et le corps avec du jus de noix pour se brunir, et d’attacher autour de ses reins le pagne de cuir des Araucans que portait Vendredi le jour où il débarqua dans l’île. Puis il se présenta à Vendredi et lui dit :
— Voilà, je suis Vendredi !
Alors Vendredi s’efforça de faire de longues phrases dans son meilleur anglais, et Robinson lui répondit avec les quelques mots d’araucan qu’il avait appris du temps que Vendredi ne parlait pas du tout l’anglais.
— Je t’ai sauvé de tes congénères qui voulaient te sacrifier pour neutraliser ton pouvoir maléfique, dit Vendredi.
Et Robinson s’agenouilla par terre, il inclina sa tête jusqu’au sol en grommelant des remerciements éperdus. Enfin prenant le pied de Vendredi, il le posa sur sa nuque.
Ils jouèrent souvent à ce jeu. C’était toujours Vendredi qui en donnait le signal. Dès qu’il apparaissait avec sa fausse barbe et son ombrelle, Robinson comprenait qu’il avait en face de lui Robinson, et que lui-même devait jouer le rôle de Vendredi. Ils ne jouaient d’ailleurs jamais des scènes inventées, mais seulement des épisodes de leur vie passée, alors que Vendredi était un esclave apeuré et Robinson un maître exigeant. Ils représentaient l’histoire des cactus habillés, celle de la rizière asséchée, celle de la pipe fumée en cachette près des tonneaux de poudre. Mais aucune scène ne plaisait autant à Vendredi que celle du début, quand il fuyait les Araucans qui voulaient le sacrifier, et quand Robinson le sauvait.
Robinson avait compris que ce jeu faisait du bien à Vendredi parce qu’il le libérait du mauvais souvenir qu’il gardait de sa vie d’esclave. Mais à lui aussi Robinson, ce jeu faisait du bien, parce qu’il avait toujours un peu de remords de son passé de gouverneur et de général.
*
À quelque temps de là, Robinson retrouva par hasard la fosse où il avait purgé jadis de nombreux jours de détention, et qui était devenue par la force des choses une manière de cabinet d’écriture à ciel ouvert. Il eut même la surprise de découvrir, sous une épaisse couche de sable et de poussière, un livre empli par les notes et observations du log-book et deux volumes vierges. Dans le petit pot de terre qui lui avait servi d’encrier, le jus de diodon avait séché, et les plumes de vautour avec lesquelles il écrivait avaient disparu. Robinson croyait que tout cela avait été détruit avec le reste dans l’incendie de la Résidence. Il fit part de sa découverte à Vendredi et décida de reprendre la rédaction de son log-book, témoin intéressant de son cheminement. Il y pensait chaque jour et allait se décider à glaner des plumes de vautour et à partir à la pêche au diodon quand, un soir, Vendredi déposa devant lui un bouquet de plumes d’albatros soigneusement taillées et un petit pot de teinture bleue qu’il avait obtenue en broyant des feuilles d’isatis.
— Maintenant, lui dit-il simplement, l’albatros est mieux que le vautour, et le bleu est mieux que le rouge.