— Avant que j’aie pu l’appeler à rendre compte de sa zuppa.

— L’avez-vous fait rechercher, Signor Marchese ?

— Nenni. Je n’ai pas cru au succès de cette quête.

— D’aucuns y ont cru pour vous, dit le Bargello, froidureusement.

— Il semblerait.

— Signor Marchese, reprit le Bargello après un moment de silence, en fouillant le logis de Basilio, nous y avons trouvé une bourse contenant dix mille doublons, ce qui paraît indiquer qu’il était à la solde d’un Espagnol. Avez-vous des raisons de penser qu’un seigneur espagnol ait pu acheter Basilio pour vous empoisonner ?

— Aucune, Signor Bargello, dis-je promptement, mon œil répondant au sien.

— Marcello, dit le Bargello en se tournant vers le greffier, as-tu bien écrit la réponse du Signor Marchese ?

— Si, Signor Bargello.

— Signor Marchese, dit le Bargello, je vous remercie infiniment de la patience avec laquelle vous avez répondu à mes questions.

Nous échangeâmes alors les phrases de courtoisie que tout un chacun trouve inutiles, sans que personne songe à s’en dispenser dans les occasions. Après quoi, le Bargello s’en fut, suivi de son greffier et de sa mouche.

— Pendard ! dis-je à Luc, dès qu’il fut départi, va t’occuper de ton chien, et ne reparais devant ma face de quatre ou cinq heures : une heure par pierre…

J’eusse pu dire « quatre ou cinq jours » et le lecteur estimera, se peut, que je montrai là bien de l’indulgence à Luc. Mais je n’avais pas le cœur à sévir, étant content assez, et de moi, et du Bargello, et des Florentins. De ceux-ci pour avoir eu l’audace de renvoyer au duc de Sessa sa flèche empoisonnée tout en me gardant blanc comme neige ; du Bargello pour avoir réussi dans son enquête (avec ma connivence) à incriminer l’Espagnol sans compromettre le duc de Sessa (ce qui eût été fort périlleux et pour lui et pour le pape) et de moi-même enfin, pour avoir imaginé cette fable de la zuppa renversée par mégarde par mes gens qui, aux yeux du duc de Sessa, lavait Don Luis du soupçon de m’avoir prévenu.

Quand Fogacer me vint visiter à la nuitée suivi de son acolyte, il me pensa étouffer par ses embrassements.

— Ha, mi fili ! me dit-il, m’entourant de ses interminables bras comme un serpent de ses anneaux, je ne serais mie consolé si tu avais laissé tes bottes en ce prédicament. La Dieu merci, tu es sauf ! Bien protégé que tu fus, et par le cotillon et par la soutane !

Oyant quoi, je me désenlaçai de ses tentacules et l’envisageai, étonné, non point tant par la soutane, car bien imaginai-je qu’Alfonso n’avait pu agir comme il avait fait sans l’aveu – au moins tacite – du cardinal Giustiniani, mais par le cotillon, qui désignait si évidemment Teresa que je me tus, craignant d’en dire trop, si je déclouais le bec.

— Eh quoi, mi fili ! dit Fogacer en riant à gueule bec, son sourcil diabolique se relevant vers les tempes, te voilà plus muet que poisson ! Et plus circonspect que chat devant un hérisson ! Toutefois, mi fili, le ciel me soit témoin que ta prudence est inutile ! Puisque je ne suis pas sans connaître le rollet en cette affaire du cardinal Giustiniani, de Teresa et de Don Luis.

— De Don Luis ! dis-je, béant qu’il sût cela aussi.

— Mais qui d’autre que Don Luis aurait pu savoir que le duc de Sessa te voulait empoisonner ? poursuivit Fogacer avec un petit brillement de l’œil. Quant à moi, si Giustiniani s’arrangea pour te présenter au pape le même jour que Don Luis, et s’il te conseilla ensuite de vivre « très à l’étourdie » j’imagine qu’il voulait que Don Luis et toi vous devinssiez amis chez la pasticciera.

— Monsieur l’abbé Fogacer, dis-je en souriant d’un seul côté du bec, y a-t-il encore une chose que vous ne sachiez pas touchant mon passé, mon présent et mon futur ?

— Touchant ton avenir, mi fili, dit Fogacer avec son lent et sinueux sourire, je peux prédire que tu ne mourras pas à Rome de la main du duc de Sessa.

— Et pourquoi cela ?

— Pour ce que le Bargello a fait son rapport au cardinal-secrétaire d’État Cynthio Aldobrandini, que celui-ci, sans lui toucher mot de son affaire, a convoqué le duc de Sessa et lui a appris que Sa Sainteté rappelait Giovanni Francesco de Madrid et qu’il n’allait pas tarder à recevoir à Rome l’envoyé de Henri Quatrième : Mgr Du Perron.

— Nouvelles excellentissimes, assurément ! m’écriai-je. Mais en quoi concernent-elles la protection de ma personne ?

— Si Du Perron vient à Rome négocier l’absolution du roi de France, c’est qu’il n’y a pas ou plus de négociateur secret, et qu’il n’est donc plus utile de t’assassiner.

— Loué soit Aldobrandini ! dis-je en riant. Et loué soit le révérend docteur abbé Fogacer de son omniscience de laquelle, s’il consent à la déclore derechef quelque peu pour moi, j’aimerais savoir pourquoi le pape a rappelé Giovanni Francesco de Madrid ?

— Cela, dit Fogacer avec un soupir, mon omniscience ne le sait pas avec certitude, mais j’augure que d’Ossat a dû convaincre le pape que Henri Quatrième n’enverrait pas Du Perron à Rome tant que Giovanni Francesco serait à Madrid, le roi ne voulant pas en effet, que son absolution à Rome dépende ou paraisse dépendre de quelque barguin de paix avec l’Espagne. Et de reste, mi fili, n’est-ce pas précisément contre ce barguin que M. de La Surie est allé en Paris mettre en garde le roi, dès que tu as eu vent du départir de Giovanni Francesco pour Madrid ?

— Touché ! dis-je en levant la main. Fogacer, tu me laisses béant ! Comment par tous les anges de Dieu as-tu appris cela ?

— C’est que, dit Fogacer en relevant son sourcil diabolique, j’appartiens à deux confréries également puissantes et bien informées des choses de ce monde. À la première j’appartiens par ma soutane. À la seconde par mes sœurs. La seconde, qui n’est pas sans quelque lien avec la première, est de beaucoup la plus précisément informée, encore qu’il convienne ici de séparer le bon grain de l’ivraie, et la vérité probable de la malicieuse médisance.

— Eh bien, Fogacer, dis-je, au nom de ces vérités probables auxquelles ton double état te donne accès, que prédis-tu touchant notre proche avenir ?

— Que Giovanni Francesco sera de retour de Madrid à la mi-avril ; M. de La Surie de retour de Paris à la fin du même mois ; et que Mgr Du Perron avec une lenteur et une pompe toute diplomatique n’adviendra à Rome que fin mai.

 

 

Fogacer ne se trompait pas pour Giovanni Francesco et M. de La Surie. Mais il errait fort pour Du Perron qui ne fut dans nos murs qu’à la mi-juillet. Délaiement qui inquiéta excessivement le Saint Père, lequel, après avoir traité le duc de Nevers avec la rudesse que l’on sait, attendait le nouvel ambassadeur de Henri Quatrième avec une bien émerveillable impatience, tant il craignait de présent que le roi, à qui s’étaient ralliés tous les cardinaux français, et plus de cent évêques, ne se contentât de l’absolution de l’église gallicane sans appéter davantage à celle du Vatican, créant par là même un schisme tant funeste à l’unité de la chrétienté que l’avait été celui de l’Église anglicane sous Henri VIII. Tant est qu’ayant voulu si longtemps exclure notre roi du giron de l’Église, le pape redoutait meshui d’être lui-même exclu de l’Église de France…

Je revis mon Miroul avec une grandissime joie, tant cet autre moi-même m’avait manqué, ayant été mon quotidien compagnon ces trente ans écoulés, vaillant, sage, fidèle, et au surplus, dans le coutumier de la vie, si gai et si gaussant qu’il éclairait de son soleil le jour le plus marmiteux. Il arriva, de reste, à Rome en un jour de cette sorte, à l’aube, laquelle, en dépit du proche printemps, se leva de fort maugré sur un ciel si noirâtre qu’on vit peu de différence entre elle et la nuitée, quand celle-ci tomba. Mais moi, pressant mon Miroul d’un bon milliasse de questions, sur Angelina, ma seigneurie du Chêne Rogneux et mes tant beaux enfants, et lui voulant tout savoir de ce qui m’était sans lui advenu, contrariait à chaque détour de phrase ma curieusité, et moi, la sienne, tant est que nous fûmes tout le jour en cet entretien et toute la nuit, et tout le jour du lendemain.

Je ne fus pas sans verser quelques pleurs auxquels se mêlaient bien quelques petits remords quand il me dit avec quels inouïs transports – et quasi se pâmant – Catherine lut ma lettre et la relut, et lui posa mille questions, condescendant, toute duchesse qu’elle fût, à l’inviter à sa table pour ne lui parler que de moi, voulant surtout savoir quand je serai de retour en Paris, ce qu’il ne put lui dire du tout, ni même lui laisser entendre, de peur de trahir un secret imposé par le roi lui-même, et sur le but de ma mission, et sur le lieu où elle s’accomplissait. Et à la parfin, avec des rougeurs, des mines confuses, et des larmes au bord du cil, elle osa lui demander, en termes à peine voilés, si là où j’étais, je lui demeurais fidèle. À quoi La Surie put protester, en toute sincérité, que c’était bien le cas, puisqu’à son départir, je n’avais pas encore encontré Teresa.

Mgr Du Perron fut logé, et je m’apense que ce n’est pas par hasard, dans un palais, non point contigu au mien, mais dont ne me séparait que le mur qui s’élevait entre son jardin et le mien, lesquels toutefois communiquaient par une petite porte basse percée dans ledit mur, jusque-là close et dont on retrouva miraculeusement les clés, dès que Du Perron fut là. D’après ce que me dit Alfonso, cette porte discrète avait permis, un siècle plus tôt, à un certain cardinal toscan d’aller aider dans ses dévotions sa voisine la marquise de X, tandis que son mari était à la chasse, où il ne demeurait jamais moins de trois heures, étant un gentilhomme d’une grande douceur de cœur et le cardinal ayant payé ses dettes plus d’une fois.

Moins d’une semaine après que Mgr Du Perron fut installé là avec toute sa suite, qui était nombreuse et brillante, comme il convient à l’ambassadeur d’un grand roi, il me fit dire par un billet porté par un petit clerc, que si je le voulais voir le soir même, je le pourrais visiter « en voisin », en passant par la petite porte basse dont nous avions chacun une clef, et que de son côté, si toutefois cela m’agréait, il se permettrait dans les occasions d’user du même privilège. Du Perron ajoutait que du jour où le roi l’avait destiné à ce voyage italien, il s’était proposé « pour un des plus doux fruits de sa commission le bonheur de jouir de l’entretien et de la conversation d’un bel esprit comme le mien ». Que dire alors du sien qui était un des plus brillants de son temps !

Je lui répondis incontinent avec le plus révérend respect, et avec des compliments tout aussi suaves que, puisqu’il me le permettait, je le viendrais visiter, non point le soir même (c’était un mardi et le lecteur n’ignore pas chez qui je suis accoutumé de souper ce soir-là), mais le lendemain. Dix minutes ne s’étaient pas écoulées que le petit clerc me revint dire que je serai attendu par Monseigneur le mercredi à neuf heures de la vesprée, sur le dernier coup desquelles, en effet, je me présentai à la petite porte basse et trouvai, de l’autre côté, ce même petit clerc qui, prenant des mains de Thierry la lanterne, me pria de renvoyer mon page chez moi. Quoi fait, il referma l’huis à double tour et, traversant devant moi le jardin, me précéda à pas menus jusqu’à une grande salle fort brillamment illuminée de chandelles où, à mon considérable étonnement, je trouvai, non point une, mais trois soutanes. La première pourpre : celle du cardinal Giustiniani ; la deuxième violette : celle de Mgr Du Perron ; et la troisième noire : celle de M. l’abbé d’Ossat.

Tout en faisant à chacun, selon son rang, les salutations et les compliments qui convenaient, je ne laissais pas de sentir en mon for une ébaudissante ironie à l’idée d’être admis au sein de ces lumières de l’Église catholique, moi, le huguenot qui, sous Henri Troisième, pour mieux servir mon pauvre bien-aimé maître, avais calé la voile pour aller à contrainte, et maugré cela, me trouvais toujours soupçonné d’abriter dans mon cœur, mal décrassé du protestantisme, des relents d’hérésie, « la caque sentant toujours le hareng », comme ma jolie duchesse elle-même l’avait dit.

Il est vrai que Mgr Du Perron, lecteur de Henri III dans le temps où j’étais moi-même son médecin, avait lui aussi « calé la voile » en ses vertes années, son père se trouvant être un pasteur calviniste d’origine juive qui s’appelait Davy, le « Du Perron » survenant comme un heureux ajout, ce qui me ramentoit, tandis que j’écris ceci, le cas de mon bien-aimé maître de l’École de médecine de Montpellier, chez qui un « D’Assas » du nom de sa vigne de Frontignan, était venu s’accoler à son patronyme Salomon, et le supplanta à la longue.

Mais encore qu’on pût discerner dans les grands yeux noirs de Mgr Du Perron je ne sais quoi de judaïque, en revanche sa théologie avait si bien lavé la « caque » qu’elle ne sentait plus que la plus pure essence de l’orthodoxie romaine.

Du Perron avait été poète en ses folles avoines, ami de Ronsard et des belles, mais il avait renoncé à la poésie en renonçant au siècle, et son génie coulant avec autant de fougue, mais dans un autre lit, il s’était consacré par ses écrits, ses sermons et ses débats publics, à la tâche de ramener les huguenots au catholicisme : tâche dont il s’était acquitté avec un succès si éclatant qu’on l’appelait en France le grand convertisseur.

Il est vrai que Rome ne lui avait su aucun gré d’avoir reçu en le sein de l’Église Henri Quatrième, à qui, de reste, Du Perron avait été précisément redevable de l’évêché d’Évreux. Un prélat, fils d’hérétique, nommé évêque par Henri Quatrième (lui-même hérétique et fils d’hérétique) et convertissant ledit Henri en dehors de l’absolution papale, il y avait de quoi faire pleurer les anges, à tout le moins les anges du Vatican.

Mais quand Henri Quatrième s’était emparé de Paris, il avait chargé Du Perron d’accompagner jusqu’à Montargis sur le chemin de l’Italie le cardinal de Plaisance, légat du pape : tâche dont Du Perron s’acquitta avec un tact infini, de touchants égards, et cette suavité dans le ménagement des autres dont il venait de m’administrer une preuve dans sa lettre d’invitation. En chemin, Du Perron persuada doucement le cardinal que tout ce qu’il avait fait à Saint-Denis l’avait été dans l’intérêt de la chrétienté pour ramener par degrés le roi et le royaume dans le giron de l’Église catholique. Et le cardinal de Plaisance, séduit par les manières insinuantes de l’évêque français, charmé par ses attentions quotidiennes et persuadé par son éloquence, n’avait pas laissé, une fois advenu en la Ville éternelle, de chanter ses louanges au pape.

On peut donc dire que, quand Mgr Du Perron arriva lui-même à Rome à la mi-juillet, le parfum de ses vertus l’avait précédé, tant est que l’immense et souterrain travail de l’abbé d’Ossat aidant, on pouvait espérer que le grand convertisseur, ajoutant un nouveau titre à sa gloire s’allait muer en grand conciliateur.

Quant à la personne de Mgr Du Perron, si j’ose, quant à moi, huguenot mal repeint de caque encore odorante, me mettre en ses lieu et place et habiter son illustre esprit, je dirais que ce voyage à Rome lui fournissait aussi l’occasion de blanchir son suspect évêché, de servir à la fois ses destinées propres et celles de saint Pierre et d’assurer son avancement parmi les fils de l’Église. Car il ne vous échappera pas, lecteur, que si le roi de France pouvait faire évêque Du Perron, seul le pape pouvait hausser l’évêque d’Évreux à la pourpre cardinalice – ce qui advint en effet, neuf ans plus tard (tant Rome chemine toujours avec lenteur) mais point avec une lenteur égale pour tous, puisque le petit abbé d’Ossat, dont ce soir-là l’humble soutane noire paraissait bien modeste à côté de la chatoyante robe violette de Mgr Du Perron, reçut le cardinalat plus de quatre ans avant lui. Il est vrai que l’abbé d’Ossat, après le départir de Du Perron, demeura à Rome pour continuer à défendre les intérêts français et qu’au Vatican, comme dans toutes les autres Cours du monde, les rayons du soleil vous atteignent d’autant plus vite qu’on est plus proche de leur source.

— Monsieur le Marquis, dit Mgr Du Perron après que les saluts et cérémonies furent achevés, je suis charmé de vous encontrer derechef, sachant la grande fiance que Sa Majesté a en vous et quelle part vous avez à la présente négociation.

— Aucune, Monseigneur, aucune ! dis-je en souriant, mi-figue mi-raisin, sauf à me faire assassiner et à servir involontairement de bouclier à M. l’abbé d’Ossat.

— Signor Marchese, dit avec gravité le cardinal Giustiniani en m’envisageant de son œil bleu azur, vous sous-estimez votre rollet. Car oyant que le Saint Père envoyait Giovanni Francesco à Rome, vous avez dépêché M. de La Surie à Paris pour en avertir le roi, lequel a incontinent retardé le départ de Mgr Du Perron pour Rome ; délaiement qui a tant inquiété le pape qu’il a rappelé de Madrid Giovanni Francesco et s’est relâché quelque peu de sa rigueur touchant l’absolution.

— Cela est vrai, dit modestement d’Ossat qui, assis sur une escabelle, non loin de Mgr Du Perron, lequel comme Giustiniani trônait sur un cancan, paraissait si frêle, si maigre et si estéquit à le comparer à la vigoureuse stature du prélat français qu’il avait l’air d’un petit insecte noir à côté d’un gros bourdon. En outre, le petit d’Ossat était rasé de si près qu’il paraissait aussi imberbe qu’une vierge, tandis que Du Perron, outre des sourcils noirs très arqués et très broussailleux, qui abritaient ses yeux noirs brillants, portait un vrai fleuve de barbe, majestueux et prophétique.

— Vostra Eminenza, dis-je en me tournant vers le cardinal Giustiniani, je suis fort heureux d’apprendre que les négociations sont en bonne voie et je sais infiniment gré à Mgr Du Perron de m’avoir invité chez lui en même temps que vous-même, et M. l’abbé d’Ossat.

À cette gratitude qui était en même temps une demande voilée d’explication, Mgr Du Perron répondit promptement et selon le mode suave qu’il affectionnait.

— Monsieur le Marquis, dit-il, il nous a semblé, puisque vous aviez été à la peine au point d’avoir failli laisser la vie en cette affaire, que vous deviez être associé aux espoirs de sa solution, maintenant qu’ils brillent à notre horizon. En outre, poursuivit-il avec un regard à Giustiniani et à d’Ossat, nul de nous trois n’ignore que votre esprit n’est pas dans l’action sans d’infinies ressources, et nous aimerions qu’il puisse, se peut, nous aider à passer par-dessus la traverse à laquelle nous sommes meshui confrontés, et qui ne tient pas tant à la négociation elle-même – le pape paraissant de présent désirer l’absolution du roi aussi fermement qu’il la refusait du temps du duc de Nevers – qu’à l’encharnement que met le duc de Sessa à s’y opposer.

Je n’étais pas du tout assuré, comme dans sa courtoisie Du Perron voulait bien le dire, que mes ressources fussent en rien supérieures, ou même égales, à celles des trois prêtres qui m’entouraient, lesquels présentaient une somme de savoir, de finesse et d’expérience proprement émerveillable, même au Vatican, où s’encontraient pourtant tant d’esprits hors du commun. Mais pour ne pas alourdir le débat par un assaut de politesses, je pris le parti de dire tout uniment, et très à la soldate :

— Messieurs, je ne sais si je serai de quelque usance et secours à vous, mais s’agissant de Sa Majesté, je ferai tout en mon pouvoir pour prêter la main à ce que notre affaire avance.

— Bene, dit Giustiniani, pour rendre courte une histoire longue, l’arête dans notre gorge s’appelle meshui le duc de Sessa. Il avait prédit que Mgr Du Perron n’arriverait mie à Rome, mais depuis que notre bien-aimé ami est advenu céans, le duc de Sessa s’exagite dans la Ville éternelle comme un frelon dans un flacon, répandant partout menteries et fausses nouvelles, et visitant un à un tous les cardinaux, même de nuit, pour les gagner à sa cause.

— Même de nuit ! dis-je, béant.

— Oui-da ! Même de nuit, on l’a vu courir de porte en porte et de heurtoir en heurtoir, et sans s’attarder à expliquer ses raisons, aux uns il fait miroiter la perspective de la tiare, aux autres il présente des bénéfices pour eux-mêmes ou leurs neveux – et à tous des pensions…

— Des pensions ! dis-je. La ficelle n’est-elle pas un peu grosse ?

— Hélas, dit Giustiniani, plus elle est grosse, mieux elle attache… À l’un, reprit-il, Sessa offre mille écus, à l’autre deux mille, à un autre trois, et il n’y a pas faute de cardinaux qui se vendent, y compris parmi ceux qui avaient de prime parlé en faveur de absolution.

Ha ! m’apensai-je, si mon vieil huguenot de père avait pu ouïr ces paroles, comment n’eût-il pas dedans l’esprit et à la bouche cette phrase de La Boétie qu’il aimait tant à citer : L’Église catholique est merveilleusement corrompue d’infinis abus.

— En bref, reprit Giustiniani, le duc, se croyant sûr à la parfin d’une majorité docile parmi tous les prélats qu’il avait visités, eut l’incrédible effronterie d’aller trouver le pape, de lui exposer une fois de plus l’hostilité de son maître à l’absolution, et poussa l’irrévérence jusqu’à lui recommander d’agir là-dessus avec prudence et de s’en remettre aux avis du consistoire.

— Et que dit le pape ? dit Mgr Du Perron.

— Quoique bouillant en son for d’indignation d’être traité comme le chapelain de Philippe II, le Saint Père écouta tout cela d’un air doux et bénin et avant de donner sa bénédiction et son congé au duc de Sessa, il ne dit qu’un seul mot : Audivimus[98].

À quoi un sourire vint à Mgr Du Perron, à l’abbé d’Ossat et à moi-même, suivi d’un échange de regards charmés et malicieux, tant nous étions heureux que le Saint Père eût cloui le bec de l’arrogant Espagnol d’un seul petit mot latin.

Cependant, après que Giustiniani eut envisagé les trois Français qui se trouvaient là et, entendant bien leur sentiment, eut à son tour souri, il recouvra d’un coup toute sa gravité et tapotant de l’index et du majeur l’accoudoir de son cancan, comme il avait fait sur mon genou dans sa carrosse, mais cette fois pour donner plus de poids à ce qu’il allait dire, il reprit :

— Touchant une question d’aussi grande conséquence que l’absolution du roi de France, le pape ne peut qu’il ne consulte les cardinaux. Et si dans l’état actuel des choses, il propose l’affaire en consistoire, j’en ai fait le compte, elle est perdue ! Signor Marchese, voilà l’infranchissable mur que nous trouvons devant nous sans avoir un Moïse pour partager les eaux et nous permettre de passer à pied sec.

Cette déclaration fut accueillie dans un profond silence. Encore qu’il restât muet, Mgr Du Perron trahissait, par le papillotement de ses yeux noirs, une mésaise évidente, tandis qu’il commençait à craindre pour le succès de son ambassade. Quant à l’abbé d’Ossat, tournant sa maigre petite tête à droite et à gauche avec la vivacité d’un oiseau, je gage qu’il était effrayé en son for par l’idée que son immense travail de négociation pourrait se déchirer sur cet écueil.

— Mais, dit Mgr Du Perron quand il eut retrouvé sa voix, le Saint Père ne peut-il, à la rigueur, décider seul et sans prendre l’avis des cardinaux ?

— Je le dis encore, dit Giustiniani, sur un sujet d’une telle conséquence pour la chrétienté, ce ne serait guère possible. Et d’autant plus que la groigne des cardinaux pourrait s’appuyer sur des déclarations fort enflammées que le pape lui-même a faites il y a deux ans contre l’absolution, quand il refusa de recevoir le duc de Nevers.

— Vostra Eminenza, dis-je, peux-je quérir de vous quelle était la substance de ces remarques ?

— Offensante, dit Giustiniani en baissant les yeux. Plaise à M. l’abbé d’Ossat de vous les répéter. Dans une bouche française, elles vous choqueront moins.

— D’après ce que j’en ai ouï, dit l’abbé d’Ossat, Sa Sainteté aurait affirmé qu’elle ne croirait jamais à la sincérité de la conversion du roi, si un ange ne descendait tout exprès du ciel pour la lui confirmer.

— Eh bien ! dit Mgr Du Perron rondement, mais avec l’ombre d’une petite gausserie, il paraîtrait que deux ans plus tard, l’ange soit véritablement descendu…

À quoi, maugré la gravité de l’heure, on sourit, mais très à la discrétion, car cet ange-là avait des ailes que nous n’étions pas sans connaître : celles des victoires que depuis deux ans Henri Quatrième avait remportées sur la Ligue et l’Espagnol. Mais après ces petits souris, on retomba dans le silence, chacun de nous butant en sa tête contre cet obstacle du consistoire qui paraissait infranchissable.

— Vostra Eminenza, dis-je au bout d’un moment, me tromperais-je en disant que d’aucuns de ces cardinaux qui, ayant accepté les doublons du duc de Sessa, parlent en public contre l’absolution, le font toutefois non sans quelque intime mésaise, ayant le sentiment que ladite absolution serait fort bénéfique à la papauté.

— Signor Marchese, dit Giustiniani en m’envisageant de ses yeux bleu azur, vous touchez là un point très délicat. Si égarés que soient d’aucuns de nos frères, nous devons espérer que leur trop grand attachement aux biens de ce monde n’a point tout à plein obscurci leur conscience.

— Eh bien donc ! poursuivis-je, à supposer que le Saint Père, au lieu de laisser les cardinaux opinionner publiquement en consistoire, – c’est-à-dire à portée des oreilles du duc de Sessa – les entende un à un, au bec à bec, et en secret, ne peut-on espérer qu’il recueillera des avis plus sincères sur l’absolution et partant, plus conformes au sien ?…

— Mais que voilà une émerveillable idée ! s’écria Giustiniani en levant les bras au ciel. Signor Marchese ! Mon éminentissime ami ! C’est le Saint-Esprit qui vous inspire ! Et la sagesse qui parle par votre bouche ! À défaut d’un Moïse, nous avons trouvé un Salomon !

Je rougis sous cette avalasse de compliments – auxquels, fort chaleureusement, les deux Français se joignirent –, très chatouillé en mon for qu’on me prêtât la sagesse d’un roi biblique, et plus encore, qu’un cardinal vît dans ma suggestion l’inspiration du Saint-Esprit, en lequel, pour ma part, je dois confesser que j’ai parfois tant de mal à croire…

— Cependant, dit Mgr Du Perron en se caressant la barbe d’un air songeard, il serait à craindre que les cardinaux, après avoir opinionné blanc – au bec à bec avec Sa Sainteté – opinionnent noir à l’issue de cet entretien.

— C’est pourquoi, dit l’abbé d’Ossat de sa voix douce et tournant qui-cy qui-là sa tête d’oiseau (mais qui contenait tant de choses), il faudrait que le Saint Père, entendant à huis clos, et un à un les cardinaux, leur défendît sous peine d’excommunication de révéler ce qui s’y est dit.

Cette idée, qui apportait à la mienne une addition fort remarquable, fut déclarée par nous excellentissime, tandis que nous entre-échangions des regards satisfaits et connivents, où ce qui n’était pas dit l’emportait sur ce qui l’était.

Et belle lectrice, si vous quérez de moi ce que j’entends par là, j’oserais vous demander d’user de quelque imagination et de vous mettre, maugré votre doux sexe, à la place du pape : que feriez-vous, dites-moi, si après avoir consulté les cardinaux un à un et à huis clos – et leur avoir fermé le bec par le foudre de l’excommunication –, vous découvriez que votre opinion ne recueille pas tout à fait la majorité des voix, ne seriez-vous pas tentée, alors, dans l’intérêt de la chrétienté, d’user d’un mensonge pieux et – qui donc pourrait y contredire ? – d’inverser les résultats ?

— Monsieur, il me semble que vous vous paonnez prou de votre « émerveillable idée ».

— Assurément, Madame ! Et d’autant plus que l’Histoire en a attribué la paternité au cardinal de Florence, comme elle a attribué à M. de Vie la mort du chevalier d’Aumale. Voilà le mauvais de ces missions secrètes ! On ne peut, sur l’instant du moins, revendiquer ses propres mérites.

— Mais, Monsieur, mettez-vous au rang de ces mérites l’invention d’une petite ruse soufflée dans l’oreille du pape ?

— Madame, en politique, une ruse ne peut être dite petite quand elle produit de grands effets…

 

 

On se ramentoit sans doute qu’à l’advenue de mon Miroul, nous nous fîmes, lui et moi, des récits qui durèrent deux jours. Et comme il m’apporta de France deux nouvelles qui me surprirent prou, dont l’une au moins le touchait de fort près, je voudrais, bridant quelque peu ce galopant récit, revenir à notre entretien, n’ignorant pas que mon lecteur est à mon Miroul très affectionné.

— Eh bien, mon Miroul, lui dis-je alors, as-tu bien vendu mon bois de Montfort l’Amaury et me rapportes-tu les clicailles que j’ai quises de toi ?

— Ma fé, Moussu, dit-il avec cet air innocent qui chez lui annonçait tabustage et taquinade, je n’ai miette entendu à ce paragraphe de votre lettre-missive : comment auriez-vous pu, en un petit mois, écorner si pantagruelliquement votre bien ?

— Ha, mon Miroul ! dis-je, non sans quelque mésaise, pour deux raisons, comme dirait Alfonso : Primo, tu n’étais pas là. Secundo : j’étais à ce point enivré de la beauté de la pasticciera, que je ne rêvais, du matin au soir, que de l’orner par des bijoux.

— Moussu, ne vous ai-je pas dit, avant de départir, que lorsque le cheveu grisonne et la barbe barbonne, l’amour coûte prou…

— Fi donc, Miroul ! Ce n’est point quatre écus par semaine qui m’eussent dégonflé l’escarcelle ! Le grand débours que tu sais vient de mes libres dons.

— Et pourquoi cette grande débauche de présents, sinon que vous tâchiez de vous faire aimer de la belle par vos insensées libéralités ?

— Nenni ! Nenni ! Elle m’aimait sans mes cadeaux et la preuve en est qu’elle n’est point du tout avec moi refroidue, maintenant que je ne peux la combler comme devant de mes ruineuses attentions.

— « Ruineuses » est bien le mot ! Ha, Moussu, cela me fâche ! Vous voilà devenu dépenseur et somptueux comme un papiste ! Vous ramentez-vous les folles fêtes en Périgord de M. de Puymartin ? Et comme votre oncle Sauveterre le blâmait de dissiper en une nuit la récolte d’une année ?

— C’est différent. Puymartin agissait par piaffe et paonnade. Mais, moi, quand j’espinchais chez un joaillier romain un pendentif délicatement ouvragé en or et pierreries, j’imaginais incontinent l’émerveillable effet qu’il ferait sur sa divine gorge, et je ne pouvais résister.

— Divine, Moussu ! Par quelle sacrilégieuse idolâtrie un tétin devient-il divin ? Et comment se peut-il que vous soyez à ce point énamouré d’une garce, laquelle vous partagez avec cinq autres gentilshommes !

— Le partage ne fait rien à l’affaire, dis-je, étonné de m’ouïr dire cela. Au moins ne me ment-elle pas ! Et je ne sais point tant si je suis raffolé d’elle ou seulement de sa beauté. Pour moi, je l’envisage comme la « Jeune Femme à la toilette » du Titien descendue de son cadre pour dérober sa vêture, et m’admettre en sa coite.

— Cornedebœuf, Moussu ! dit Miroul, voilà un chef-d’œuvre de l’école italienne qui vous a beaucoup dégarni ! M’est avis que vous eussiez mieux fait d’acheter le tableau, ou du moins sa copie.

— Tu te gausses ! Ce n’eût été la même usance !

— J’entends bien et je vous trouve, de reste, l’air bien guilleret et gaillard pour un ruiné et un empoisonné !

— Bref ! Bref ! Bref ! m’écriai-je en crescendo, as-tu vendu mon bois ? Combien d’arpents as-tu cédés ? Et combien en as-tu tiré ?

— Nenni ! Nenni ! Nenni ! cria-t-il en écho, je n’ai pas vendu votre bois !

— Et pourquoi ?

— Pour ce que vos voisins, Moussu, qui seuls eussent eu intérêt à l’acheter, sont de gros hobereaux vaniteux qui pètent plus haut que leur cul et dépensent plus gros que leur bourse. Adonc, ils n’ont pas un seul sol vaillant !

— Miroul, dis-je en me jetant sur un cancan, la crête fort basse, je te prie, ne parle pas tant à la légère de mon présent prédicament ! Sais-tu que j’ai des pécunes assez pour quinze jours à peine ? Et qu’il va falloir quitter la place sans voir le dénouement de cette immense affaire de l’absolution ?

— Et quitter Teresa ? dit Miroul, son œil marron fort pétillant, tandis que son œil bleu restait froid. À moins que vous ne quériez d’elle de vous rendre les bijoux !

— Fi donc, Miroul ! Ce serait déshonorant !

— Et plus déshonorant encore d’abandonner votre mission.

— Ha, mon Miroul, dis-je, sur le ton de la plainte plutôt que de l’ire, me dois-tu ainsi cruellement picanier et ma conscience n’y suffit-elle pas ?

— Moussu, dit-il en marchant qui-cy qui-là dans la pièce, pardonnez-moi, mais j’étais, à la vérité, ivre de rage quand j’ai reçu votre lettre. Ventre Saint-Antoine ! Vendre un bois, entamer votre bien, et pour une femme ! Alors que vous êtes adoré par toutes ! Comment concevoir pareille irraisonnableté ? De reste, vous donnez toujours trop, et pas seulement aux garces. À vos pages ! à vos chambrières ! à vos mendiants.

— À toi aussi, dis-je en levant un œil, quand tu étais mon valet.

— À moi aussi, dit-il non sans quelque émeuvement dans la voix et le regard.

Quoi dit, il revint à moi et m’entourant le col de son bras, il me poutouna la joue.

— Mon Pierre, dit-il, nous n’aurons pas à départir de céans avant terme : j’ai informé le roi du reflux de tes clicailles et il m’a baillé vingt mille écus pour toi.

— Vingt mille ! dis-je en me levant d’un bond. Vingt mille ! Ha, Miroul, que ne le disais-tu de prime ?

— C’est que, Monsieur le Marquis, il vous fallait de prime un peu vinaigrer pour mieux goûter ce miel.

— Cornedebœuf, Monsieur l’Écuyer, me picanier ainsi. De tous les mentors, régents et censeurs de ce monde, vous êtes le plus insufférable !

— « Monsieur l’Écuyer » ? dit Miroul en levant un sourcil, et en souriant d’un seul côté du bec, Monsieur le Marquis, pardonnez-moi, mais vous êtes en retard d’un titre : le roi a tant aimé, et ma personne, et le récit que je lui ai fait de nos affaires romaines qu’il m’a fait chevalier.

— Ha, mon Miroul ! criai-je en courant lui donner une forte brassée et couvrant ses joues de poutounes, voilà qui me fait presque plus chaud au cœur qu’à ma bourse les vingt mille écus !

— Ce n’est pas la même chaleur, dit Miroul, souriant toujours. Et je n’oublie pas à qui, primordialement, je dois d’avoir échappé au gibet et de m’avoir extirpé de ma boue.

C’est le mercredi que j’encontrai en le palais quasi jouxtant le mien les trois soutanes que j’ai dites en cet entretien où mon idée d’une consultation au bec à bec des cardinaux (pardon de m’en paonner encore) fit merveille. Et le dimanche suivant, soupant comme à l’accoutumée chez Teresa, avec mes pairs (qui ne l’étaient que dans notre lien commun avec l’hôtesse), j’eus avec deux d’entre eux des conversations en aparté tout à fait dignes d’être consignées céans.

Les apartés n’étaient point possibles durant le souper pour ce que chacun était alors sous l’œil et sous l’ouïe des autres et autour d’une table ronde qui ménageait les places autour de Teresa, selon un pointilleux protocole, Giovanni Francesco, le neveu du pape, étant assis à sa dextre, le Grand d’Espagne à sa senestre, moi-même à côté d’y-celui, le Bargello à côté de Giovanni Francesco, et les deux Monsignori à la suite.

Cette hiérarchie avait été finement pesée par la pasticciera, comme je m’en rendis compte en la questionnant là-dessus, alors même que chacun des six se trouvait réputé par elle excellent en son genre propre et particulier. Giovanni Francesco étant le plus élevé dans l’État ; Don Luis le plus haut dans l’ordre de la noblesse ; moi-même, le plus instruit ; le Bargello, le plus beau de face et de membre ; les Monsignori les plus fols et les plus charmants. Teresa, craignant sans doute de ne m’avoir fait la part belle assez, ajouta à mon oreille que j’étais le meilleur amant, mais je la décrus, ayant conscience de ne lui rien faire, en nos nuitées, qui passât les pratiques communes à toute l’humanité. Il se peut, de reste, que dans sa native gentillesse de cœur, elle adressât le même secret compliment à chacun des happy few.

Après le souper, on passait dans une grande salle où, debout, assis, ou marchant qui-cy qui-là, on était libre davantage de s’entretenir avec la personne de son choix, Teresa elle-même allant et venant, mais prenant garde de ne paraître négliger ni privilégier personne. Or, ce dimanche que je dis, m’approchant de Don Luis, qu’elle venait de quitter, je lui dis sotto voce :

— Don Luis, je vous confesse que je n’ai pas eu l’audace jusqu’à ce jour de faire allusion devant vous à une affaire où, d’après ce que j’ai ouï, j’eusse laissé mes bottes sans votre intervention.

— Señor Marqués, dit Don Luis, la face imperscrutable, on vous a mal renseigné. La personne à laquelle vous devez de la gratitude ce n’est pas moi, mais ma cousine, laquelle, toutefois, vous seriez très imprudent, et pour elle et pour vous, de remercier par lettre ou de vive bouche.

— Mais comment cela s’est-il fait ? dis-je au comble de l’étonnement.

— Il semblerait que Doña Clara, ayant l’ouïe plus fine que moi, aurait surpris une conversation pour vous très menaçante et, n’osant se compromettre en allant toquer le heurtoir de votre porte, courut avertir Teresa. Pour moi, je n’appris cela qu’après coup.

— Doña Clara connaissait-elle donc Teresa ?

— Señor Marqués, dit Don Luis avec un sourire froidureux assez, vous devez bien imaginer, connaissant la dévotion de Doña Clara, sa hauteur naturelle et de plus, les sentiments quelle nourrit pour vous, que le pensement même d’approcher une femme comme Teresa lui faisait horreur. Toutefois, pour vous secourir, elle surmonta cette répugnance.

— Don Luis, dis-je, fort ému, il me semble qu’il y a quelque chose qui tient du sublime dans une action de ce genre. Ne pourriez-vous pas dire à Doña Clara que je n’oublierai jamais ce qu’elle fit là ?

— Je ne lui dirai pas de présent, dit Don Luis avec un sourire tout ensemble poli et distant, mais quand nous serons de retour en nos Espagnes, ce qui, selon mon sentiment, ne saurait maintenant tarder prou.

Il me laissa quasi abruptement sur ces paroles, mais il en avait dit assez pour me montrer que le camp espagnol commençait à douter de pouvoir faire obstacle beaucoup plus longtemps à l’absolution de mon roi. En outre, il me donnait une version des faits qui révoquait en doute l’omniscience dont s’était prévalu Fogacer, lequel avait vu dans Don Luis l’instrument de mon salut et supposait que les Florentins m’avaient introduit chez Teresa pour que je devinsse son ami. Double erreur : les Florentins, en me conseillant de vivre très à l’étourdie, n’avaient pas vu si loin, et Doña Clara avait agi seule, à l’insu de son cousin. Ha ! m’apensais-je, Fogacer ! Mon frère ! mon très cher ami ! Il faudra que d’ores en avant, je ne fasse pas autant fiance en tes dires, lesquels se laissent d’évidence emporter bien au-delà des faits par la folle du logis…

J’en étais là de ce pensement quand Giovanni Francesco Aldobrandini me vint prendre en souriant par le bras, et m’entraîna à part.

Giovanni Francesco, dans l’État pontifical, était diplomate et neveu du pape, cette dernière qualité expliquant la première. Car à la vérité, je ne saurais mieux le décrire qu’en disant qu’il n’était ni grand ni petit, ni gros ni maigrelet, ni beau ni laid, ni brillant ni obtus. Cependant, s’il désarmait les méchants par sa médiocrité dorée, il séduisait les bonnes âmes par une bénévolence qui était la seule chose véritablement remarquable en lui.

— Marchese, me dit-il en gardant son bras sous le mien, si comme je l’ai ouï, c’est à l’envoi de M. de La Surie à Paris que je dois mon rappel de Madrid, je dois confesser que je vous suis infiniment reconnaissant pour la raison que je m’ennuyais mortellement en ladite ville et plus encore en l’Escorial, qui est moitié monastère moitié tombe, mais une tombe de grandissimes dimensions, l’humeur de Philippe le portant au démesuré. On l’a vu, de reste, pour l’Invincible Armada, et pour toutes les entreprises où il tâche coutumièrement d’avaler plus qu’il ne peut gloutir. Raison pour quoi, malgré qu’il reçoive tant d’or par ses galions des Indes, il est sur le chemin, dépensant plus encore qu’il ne reçoit, d’avoir banque rompue… En plus, il pâtit affreusement de la goutte et sa cataracte menace de le rendre aveugle.

Giovanni Francesco me débita tout cela d’un air ouvert et léger, comme paroles mondaines et de nulle conséquence, toutefois à un petit brillement que je surpris dans sa prunelle noire, il me sembla qu’il n’était pas, se peut, si simple et si étourdi qu’il paraissait et qu’il me communiquait là – Senza aver l’aria di accemarvi[99] – des informations fort précieuses sur la « banque rompue » de Philippe, laquelle, si elle se confirmait, voudrait dire qu’il ne pourrait, faute de pécunes, continuer beaucoup plus longtemps la guerre contre mon roi.

Cependant, Giovanni Francesco, m’entraînant par le bras à marcher qui-cy qui-là dans la salle (non sans que Don Luis ne nous jetât de loin quelques suspicionneux regards), j’entendis bien, quand il baissa la voix, qu’il avait une nouvelle à m’impartir qui passait, se peut, en importance même ce qu’il venait de me dire et tout soudain, je me sentis fort trémulent, l’oreille dressée et l’esprit en alerte.

— Votre idée, Marchese, poursuivit-il sotto voce, d’entretenir les cardinaux un à un, au bec à bec, sous le sceau du secret a ravi Sa Sainteté, qui en a vu aussitôt tous les avantages (il sourit en prononçant ces mots) et ayant hier convoqué les cardinaux en congrégation générale – je dis bien, en congrégation, et non en consistoire, pour la raison qu’en congrégation les cardinaux ne délibèrent ni ne votent – il leur exposa tout du long quelle avait été son attitude à l’égard du prince de Béarn depuis les débuts de son pontificat, l’inutilité de ses efforts pour contrarier son ascension, ledit prince marchant de succès en succès. De guerre lasse, et comme ce prince continuait à solliciter son absolution, il avait décidé de recevoir son ambassadeur. Assurément, reprit le Saint Père en poussant un soupir, il s’agissait là de la plus grande et tracasseuse affaire que le Saint Siège ait eu à résoudre depuis plusieurs centaines d’années. Il priait donc et conjurait les cardinaux d’y donner toutes leurs pensées ; de mettre à part, et de côté, toutes sortes de passions et d’intérêts humains (ici Giovanni Francesco se permit un sourire), de ne regarder qu’à l’honneur de Dieu, à la conservation de la religion catholique et au bien commun de toute la chrétienté. Il ne s’agissait pas ici, reprit le Saint Père, en poussant un nouveau soupir et en envisageant les cardinaux d’un air très entendu, d’un homme privé, mais (sa voix s’enfla sur ces mots) d’un grand prince qui commandait à des armées et à plusieurs peuples ; il ne fallait donc pas tant considérer sa personne que sa puissance ; ni tenir une si grande rigueur en absolvant des censures qu’en remettant des péchés. « Vos Éminences, conclut le Saint Père, auront donc à me dire sans brigue, sans crainte, sans faveur, et chacun l’un après l’autre, et en particulier ce qu’ils opinionnent là-dessus, sans pouvoir communiquer ladite opinion à quiconque, sous peine d’excommunication. »

J’ouïs ce discours en frémissant de la tête aux pieds, tant il me sembla qu’il nous rapprochait des grands effets que mon roi attendait de cette absolution depuis deux ans si ardemment recherchée par lui : la soumission de la Ligue, et la pacification de la France. Et M. le chevalier de La Surie, à qui j’en contai ma râtelée dès que je fus revenu le soir même au logis, dans sa chambre, sur sa coite assis, un bougeoir à la main, ressentit le même émerveillable émeuvement.

— Ha, mon Pierre ! dit-il : nous touchons au but ! Nous triomphons ! Nous avons à la parfin chat en poche ! Et à moins qu’une zuppa espagnole vienne avant terme à bout du Saint Père, nous repartirons de Rome en emportant dans nos bagues l’absolution d’Henri IV !…

Disant quoi, incapable de demeurer en repos, il se leva, et jetant sa robe de chambre sur ses épaules, il se mit à marcher d’un pas vif dans la pièce en enserrant son poitrail de ses deux mains, comme s’il se donnait à lui-même une forte brassée.

— Mon Pierre, dit-il avec une sorte de soudaine tristesse dans la voix, vois comment va le train des choses en ce monde que l’on peut bien, en effet, appeler bas, les hommes étant ce qu’ils sont : le roi abjure, et après plusieurs années de barguin, le pape l’absout. Or, ni dans cette abjuration, ni dans cette négociation, ni dans cette absoute, il n’y eut rien, absolument rien de religieux. Et quant à la pauvre reine Louise, qui, elle, n’est qu’une femme, et ne commande ni à des armées ni à plusieurs peuples, je gage qu’elle n’obtiendra même pas sa messe chantée !

— Chevalier, dis-je, votre colombine innocence m’étonne. Le souverain pontife est un souverain. Il a un État, une armée, des finances. Et ne va-t-il pas de soi que dans ses rapports avec un autre souverain, il ne considère pas tant sa personne que sa puissance…

Quittant mon Miroul, je me fis toutefois cette réflexion que le sentiment religieux tenait, se peut, à mon cœur par moins de fibres qu’au sien : raison pour quoi je n’étais pas tant scandalisé que lui par ces terrestres tractations. Toutefois, quand j’appris que le 30 août, le pape avait réuni les cardinaux en consistoire pour leur déclarer, après avoir recueilli les voix dans les entretiens particuliers, qu’il les avait « presque toutes » trouvées favorables à l’absolution du roi de France, ce presque toutes me fit sourire. Et d’autant que lorsque les cardinaux les plus acquis aux doublons espagnols – et ils n’étaient pas peu – tâchèrent alors de prendre la parole pour discuter des conditions de l’absolution, espérant y faire naître des épines et des retardements, le pape, disant qu’il y avait pourvu, leur imposa silence.

Le duc de Sessa, à travers eux, livra un dernier combat, en leur faisant suggérer au pape de faire porter l’absolution par un légat à Paris au lieu de la donner à Rome. La ficelle était grosse, et le cardinal Giustiniani, que j’encontrai le soir même chez Mgr Du Perron, me dit à l’oreille avec un sourire très florentin qu’il n’aimerait pas être ce légat, tant de choses pouvant lui arriver en chemin…

— Éminence, dis-je, pensez-vous que Philippe oserait dépêcher un cardinal ?

— Assurément. Pensez à tous les moines que le roi très catholique a fait massacrer dans sa conquête du Portugal.

Encore que le pape fût tenté par l’envoi d’un légat et encore plus par l’idée (qu’on lui avait soufflée) d’aller lui-même en Avignon porter l’absolution à Henri, d’Ossat et Du Perron l’en dissuadèrent, fort aidés en cela par le peuple romain qui, fort friand de voir en Rome même cette grande cérémonie, s’indignait des manœuvres de retardement du duc de Sessa (tout se sachant à Rome), insultait ses pages dans les rues, lapidait ses verrières, et comme il avait failli faire lors de l’affaire du cuoco, menaçait de bouter le feu à son palais.

Les Romains, hommes, femmes et enfants, furent donc dans les délices et accoururent en nombre innumérable sur la place Saint-Pierre le dimanche 17 septembre, cette date ayant été fixée pour l’absolution du roi de France. Spectacle, de mémoire d’homme, sans précédent, car le pardon du pape Grégoire VII à l’empereur d’Allemagne Henri IV avait eu lieu à Canossa.

Après une longue attente, le pape apparut dans toute sa pompe, entouré de tous ses cardinaux (sauf un[100]), des évêques présents à Rome et des officiers de sa maison. Je n’avais pas failli, en distribuant pécunes qui-cy qui-là, de me trouver au premier rang du public, et je vis bien que les cardinaux, comme je l’avais jà observé en d’aucunes fêtes solennelles où un grand nombre d’entre eux était réuni, ne montraient en aucune guise une face grave et recueillie, mais parlaient entre eux, souriaient, et même riaient comme des écoliers, paraissant contents d’avoir une occasion de se dissiper, le magister étant occupé. Et occupé, le Saint Père l’était, puisque c’était sur lui (et secondairement sur Mgr Du Perron et l’abbé d’Ossat) que reposait le poids de la cérémonie.

Un hérault vêtu aux couleurs pontificales s’avança alors (j’allais dire sur le devant de la scène), lequel me parut avoir trois vertus : celle d’entendre le latin, d’être en sa stature et membrature herculéen, et de posséder une voix stentorienne. Il réclama le silence et, à mon étonnement, si innumérable que fût le peuple qui se pressait là, il l’obtint. Trompettes et tambours retentirent alors mais brièvement, et davantage pour encourager le silence que pour le rompre. Quand cette éclatante noise cessa, le Saint Père fit un signe, et Mgr Du Perron en sa robe violette s’avança, seigneurial et majestueux, flanqué à sa dextre du petit abbé d’Ossat en sa soutane noire, mais personne n’eut le temps de sourire de la disproportion de leur taille, et de leur volume, car ils s’agenouillèrent, tête nue, devant le Saint Père, sur un petit tapis qu’on avait placé à cet effet devant son trône.

Un dialogue s’engagea alors en latin entre le pape et les deux Français que le hérault, après chaque réplique, traduisait en italien, traduction qui fut écoutée dans un silence que l’on peut bien qualifier de religieux, puisque même les cardinaux l’observèrent, se contentant de quelques mimiques qui-cy qui-là.

— Qui êtes-vous ? dit le pape dont c’était le rollet de poser cette question, alors même qu’il connaissait fort bien la réponse.

— Très Saint Père, dit Mgr Du Perron de sa belle voix suave et grave, nous sommes les humbles sujets de Sa Majesté Henri Quatrième, roi de France, et nous avons reçu d’Elle procuration de requérir en son nom d’être absous par Votre Sainteté du péché d’hérésie et d’être reçu par vous comme fils obéissant de l’Église catholique, apostolique et romaine, nous-mêmes promettant en son nom d’exécuter les commandements qui lui seraient par Votre Sainteté intimés.

La traduction italienne de cette requête fut accueillie avec des « amen » et des murmures joyeux par la foule romaine, laquelle, comme bien on sait, aimait les Français à proportion qu’elle abhorrait les Espagnols. Il me sembla que le hérault, qui devait partager ces sentiments, eût volontiers laissé croître et débrider cette effervescence par sa passivité, mais sur un signe du secrétaire d’État, le cardinal Cynthio Aldobrandini, il cria d’une voix qui, sans effort, retentit à travers l’immense place Saint-Pierre : « Silence ! » et le silence se fit.

Aldobrandini remit alors au Saint Père un parchemin orné en son bas d’un ruban rouge et d’un cachet de cire. Le décret d’absolution dont tous les termes avaient été mûris et pesés par les deux parties avait été rédigé selon la tradition pointilleuse de la diplomatie vaticane, et Clément VIII en donna la lecture en latin, d’une voix ferme assez, mais trop faible pour porter plus loin que le troisième ou quatrième rang de la foule, insuffisance qui se trouva tout de gob palliée par la voix et la traduction italienne du hérault, et bien me ramentois-je que lorsqu’au commencement du décret, il était dit (sans ménagement aucun) que la prétendue absolution donnée à Henri par un prélat de France était nulle et non avenue, quelques remous parcoururent les robes pourpres des cardinaux et quelques sourires gaussants, accompagnés de regards ébaudis apparurent, adressés à Mgr Du Perron, agenouillé devant le pape, car c’était lui le prélat de France dont l’absolution donnée à Henri était nulle et non avenue[101], tant est qu’on pouvait même se demander si Mgr Du Perron avait bien la qualité d’évêque, puisque c’était Henri qui l’avait élevé à cette dignité.

Cependant, après avoir décousu, Sa Sainteté recousit aussitôt, refermant d’un baume confortant la navrure qu’il venait d’ouvrir, en déclarant : « Nous voulons, cependant, que les actes de religion, d’ailleurs catholiques et dignes d’approbation, qui ont été accomplis en vertu de cette absolution soient et demeurent valides, comme si Henri de France avait été absous par nous. » Phrase qui amena de nouveau de très entendus sourires sur les lèvres des cardinaux, car le pape n’incluait que par prétérition dans cette validité les actes de religion accomplis avant la pseudo-absolution donnée par le prêtre français, et parmi lesquels il fallait compter, précisément, l’élévation dudit prêtre à la robe violette…

D’Ossat et Du Perron, toujours aux genoux du pape, prononcèrent alors au nom du roi la formule d’abjuration et la profession de foi catholique. À la suite de quoi, rendant à son neveu le secrétaire d’État Aldobrandini le décret d’absolution, le pape lui commanda de donner lecture des conditions imposées au roi comme acte de pénitence, lesquelles me parurent bénignes assez, et d’autant que le pape s’en remettait à la bonne volonté d’Henri pour leur application. D’Ossat et Du Perron ayant dit oui à tout, un greffier avec une écritoire s’approcha d’eux et, leur tendant tour à tour une plume, leur fit signer au nom du roi ledit décret.

Quoi fait, un chœur de moines qui étaient massés derrière les cardinaux entamèrent le chant du Miserere, leurs voix puissantes et harmonieuses emplissant toute la place. Le chant commencé, Aldobrandini remit à Sa Sainteté la baguette du pénitencier, laquelle, pour autant que je puis voir, me parut être en coudrier, et à l’aide de cette baguette – qui était censée remplacer les fouets dont on accablait autrefois le dos nu des hérétiques repentis – le pape, tout le temps que dura le Miserere, toucha d’une main douce et légère alternativement les épaules de d’Ossat et Du Perron : ce qui derechef fit sourire quelques cardinaux, lesquels, se peut, se ramentevaient que Du Perron, ayant lui-même en ses vertes années abjuré le protestantisme, subissait cette pénitence pour la deuxième fois, mais cette fois-ci au nom d’un roi.

Le Miserere fini, le pape rendit la baguette à Aldobrandini, se leva et dans un silence où l’on eût pu ouïr la chute d’une feuille, prononça, la face grave et imperscrutable, les paroles de l’absolution. Ayant dit, il se rassit, et aussitôt les trompettes et les tambours éclatèrent en triomphants accents, en même temps qu’un cri immense de joie, des bravos et des applaudissements sans fin s’élevaient du peuple rassemblé là, lequel non seulement remplissait l’immense place Saint-Pierre au point de n’y pouvoir loger une épingle, mais bouchait de son infranchissable flot les rues circonvoisines. Et assurément, ni le chevalier de La Surie ni moi-même n’aurions pu regagner notre palais si le cardinal Giustiniani ne nous avait gracieusement raccompagnés dans sa carrosse, devant laquelle, comme devant Moïse (pour emprunter sa métaphore), ce flot s’ouvrit. Tout le temps du trajet, je m’accoisai, le cœur me toquant et le nœud de la gorge serré, effaré que j’étais par l’immense importance de l’événement que nous venions de vivre.

— Eh bien, dis-je, quand rendu au logis, je me retrouvai avec La Surie, qu’en es-tu apensé, mon Miroul ? N’est-ce pas là un merveilleux avancement des affaires de France ? La Ligue réduite à néant, Mayenne et les Grands rentrés dans le devoir, le royaume pacifié…

— Oui-da, dit La Surie pensivement, le bénéfice immédiat est grand. Mais il se peut que sans l’absolution, le bénéfice, à longue échéance, eût été plus grand encore. Car l’Église gallicane, devenue par force forcée indépendante de la papauté, eût incliné davantage aux réformes des protestants, et les esprits des Français en eussent été se peut profondément modifiés.

— Mais, dis-je, au prix de la rallonge, quasi indéfinie, de nos guerres civiles.

— Certes, dit La Surie (reprenant le « certes » huguenot), le coût eût été très élevé. Mais…

Il s’accoisa sur ce « mais » et je ne poursuivis pas, sentant bien qu’il y avait en moi aussi quelque « mésaise » touchant cette victoire, qui se trouvait être dans le même temps un reniement, dont les conséquences auraient d’incalculables effets sur l’avenir du royaume.

La pique du jour
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