CHAPITRE VI
Cette dernière phrase d’Antoine Arnauld résonna en moi toute la journée et toute la nuit qui suivirent notre entretien, la nuit surtout, pour ce que ces heures nocturnes s’encontrèrent tracasseuses et désommeillées, coupées qui-cy qui-là de rêves funestes, où je voyais Henri IV succomber comme son prédécesseur sous les coups d’un moine exalté.
Toutefois, à y réfléchir plus outre, dans mes moments de veille, il ne me parut pas que la phrase d’Arnauld sur les jésuites qui rendaient à César ce qui appartenait à Dieu rendît compte tout à plein de la fine vérité, telle du moins que je l’apercevais. Il était assurément constant que la compagnie dite de Jésus avait été fondée en Espagne par un capitaine espagnol et qu’elle obéissait perinde ac cadaver depuis sa Fondation à un général nommé par le roi d’Espagne. Cependant, composée au cours des ans d’une infinité de jésuites dont beaucoup avaient sucé le lait d’autres louves en d’autres royaumes, elle se fût à la longue despagnolisée (pour parler comme ma jolie duchesse) si la Réforme n’était pas venue remettre en cause les fondements mêmes de l’Église catholique. Dès lors, et justement parce que la foi des jésuites était si entière, si zélée et si fanatique, ils furent amenés à soutenir en tous ses desseins, fussent-ils les plus sanguinaires, le souverain qui apparaissait en Europe comme le glaive et le bouclier de l’Église de Rome.
Mieux même : le bras séculier finit par compter pour eux plus que la tête spirituelle, et le général espagnol choisi par Philippe II, davantage que le pape. N’était-il pas émerveillable que l’évêque de Rome n’ait reçu l’hommage de leur obédience que dans le quatrième vœu de leur ordre alors que le général recevait dès leur premier vœu le serment de leur absolue et cadavérique obéissance ? En outre, et selon leurs propres termes in illo (à savoir en leur général) christum velut praesentem agnoscant[30]. Étrange idolâtrie, laquelle n’était que la préface d’un étonnant détournement de l’esprit évangélique : l’excommunié était partout tuable, et tuable au nom du Dieu qui prescrivait l’homicide.
Les jésuites, assurément, n’apparaissaient point aussi frustes que le jacobin qui enfonça le cotel dans le ventre de mon pauvre bien-aimé maître le roi Henri Troisième. Ils ne portaient pas eux-mêmes le fer dans les entrailles du roi excommunié. Ils se contentaient de susciter le sacrificateur. Dans leurs collèges, ils enseignaient qu’il était loisible d’occire le tyran d’exercice. Du haut des chaires sacrées, ils allaient plus loin. Ils appelaient de leurs vœux un Ahod[31] pour dépêcher ledit Tyran. Et dans toute l’Europe, il n’était tête folle qui vînt leur confesser un soudain appétit à tuer un souverain protestant – Guillaume d’Orange, la reine Elizabeth ou Henri IV de France – qu’ils ne l’encourageassent incontinent dans cette voie criminelle par des promesses d’éternelle béatitude. Que Henri Quatrième fût converti, peu leur chalait : ils ne reconnaissaient pas sa conversion.
Je me ramentois que la matine qui suivit cette angoisseuse nuit, je fus fort travaillé par la sinistre prémonition de mes songes, et je disputai longuement avec M. de La Surie si nous ne devions pas courre prévenir le roi – lequel s’attardait à Laon pour recevoir les villes du Nord qui après la capitulation de la susdite ville lui tombaient « comme prunes dans le bec » – car il devenait clair après tout ce qui m’avait été dit sur les jésuites et leurs plus qu’étroites attaches avec Philippe II que le roi d’Espagne, ayant eu ses armées répétitivement battues par Henri à chaque fois qu’elles avaient attenté de l’affronter, ne pourrait plus de présent se vouer, pour avoir raison de lui, qu’au démon de l’assassination. Mais M. de La Surie me détourna de ce voyage, me représentant que le roi courait peu de périls dans son camp, entouré d’une armée puissante et de capitaines vigilants et qu’il serait temps de le mettre sur ses gardes dès son retour dedans Paris. Trouvant quelque raison à son dire, je me laissai à la parfin persuader. Toutefois, comme mon Miroul après cela me trouvait coi, songeard et marmiteux, il me dit :
— Moussu, meshui n’est pas, que je sache, jour de deuil et d’affliction. De présent, le roi est sain et gaillard et j’ai ouï dire que dans Laon, où on célébrait sa victoire, il s’ébaudit à la chasse, à la paume, à courre la bague, à coqueliquer sa belle Gabrielle. Moussu, nous n’allons pas larmoyer sur lui, qui rit aux anges, ni noyer sa remembrance sous nos soupirs, alors qu’il est pour lors si vif et si coquineau. Moussu, si vous me permettez de vous bailler mon avisé avis…
— Baille, Miroul, baille !
— Pourquoi n’iriez-vous point, notre repue étant achevée, là où vous êtes accoutumé d’aller toutes les après-midi, et dont vous revenez à chaque fois si joyeux et si rebiscoulé que c’est plaisir de voir votre bonne mine. Jetez au diable, si m’en croyez, le tracasseux souci du présent et allez vous en laver l’âme à la claire fontaine où vous aimez à vous désaltérer.
— Voilà, mon Miroul, qui est délicatement dit, et du bon du cœur. Je suivrai ton conseil.
Hélas, cette visite, bien loin de décroître mes soucis, ne fit que les multiplier. Car à peine eussé-je mis la clef (que Catherine de Guise m’avait confiée) dans la petite porte verte (laquelle donnait sur un jardin qui occupait l’arrière de la maison et me permettait d’entrer discrètement dans l’hôtel de Guise) que je m’aperçus, à ma très grande béance, que si ladite clef pénétrait à suffisance dans la serrure, en revanche elle y restait bloquée sans manœuvrer le moindrement le pêne, quelque branle que je lui donnasse, et quelque force que j’y misse, tant est que de guerre lasse et la sueur couvrant mon front (tant de mon émeuvement que de mes efforts), je retirai la clé, et approchant mon œil de la serrure, discernai clairement, à l’éclat neuf du métal et à de certaines fraîches éraillures du bois, quelle avait été changée. Mon cœur me toqua alors si fort dans le poitrail, et mes gambes sous moi trémulèrent si convulsivement que je crus choir à terre et m’appuyai des deux mains contre le linteau de la porte, tâchant de reprendre le commandement de mon corps et de mes esprits, lesquels se trouvaient eux aussi emportés dans un tourbillon sans fin pour ce que je croyais et décroyais dans la même seconde et le témoignage de mes sens et la signification incrédiblement brutale et cruelle de ce changement de serrure. Dans l’égarement où j’étais, j’enfonçai de nouveau ma clef, et exagité par une soudaine rage, l’y secouai avec une telle force qu’elle se brisa net dedans, le panneton demeurant prisonnier et la tige me restant dans la main.
Je me trouvai si sottard et si penaud avec ce bout de clef, de toutes manières sans usance, au bout de mes doigts (lesquels étaient rouges, navrés et dolents de mes insensées saccades) que, le jetant dans le ruisseau et la folie de mon déportement me frappant alors avec beaucoup de force, la vergogne que j’en éprouvai me remit alors en quelque assiette, d’autant que je me découvris en outre, fort envisagé et dévisagé par ces curieux et badauds qui ne manquent jamais dans les rues de Paris et qui, s’arrêtant, s’étaient fort ébaudis de mes infructueux efforts. Je recomposai mon visage du mieux que je pus et regagnai mon logis, branlant quelque peu en mes pas et démarches, et aussi hors de souffle que si j’eusse couru une heure par monts et vaux.
— Moussu ! dit Miroul, dès qu’il me vit réapparaître si peu de temps après que j’eus quitté le logis, vous voilà pâle comme linceul ! Pis : comme le mort lui-même ! Par tous les diables, que s’est-il donc passé ? Moussu, asseyez-vous, de grâce, là ! Sur ce cancan ! C’est à peine si vous tenez debout ! Holà, Franz ! Vite, du vin !
— Ce n’est rien, mon Miroul, dis-je d’une voix éteinte. Après quoi j’avalai d’un coup la moitié du gobelet que Franz me tendait et qui, assurément, me retira de la syncopise dont j’étais proche.
— Mon Pierre, dit Miroul, me couvant d’un œil plein d’effroi, qu’est cela ? Est-ce une subite intempérie ? Un accès de fièvre chaude ? Ou pis encore !
— Nenni, nenni, dis-je en faisant quelque effort pour sourire. Rien n’en vaut, mon Miroul. C’est l’esprit qui pâtit, et non le corps.
Et observant que Franz quittait la salle, je contai à mon Miroul ma râtelée de ce qui venait de m’échoir.
— En bref, mon Pierre, dit Miroul quand j’eus fini, la dame vous donne votre congé.
— Cornedebœuf, Miroul ! dis-je avec humeur. Me le dois-tu dire ? Ne m’en serais-je pas aperçu tout seul ?
— Mais il y a congé et congé, dit Miroul, et celui-là est le plus rude, roide et incivil qui soit !
— Assurément, dis-je, et cela me navre plus que tout, vu que la dame qui me le baille est un ange.
— Un ange, mon Pierre ? dit Miroul, son œil marron fort pétillant et son œil bleu froidureux.
— Oui-da. Un ange ! dis-je avec feu. J’en donnerais ma tête à couper.
— Elle l’est jà, dit Miroul. La dame pourrait en décorer le linteau de sa porte.
— Miroul !
— Mille pardons, Moussu ! Mais à y réfléchir plus outre, il m’apparaît que lorsque femme, d’ange devient démon, c’est qu’elle est contre nous enivrée de male rage. Dites-moi, avez-vous offensé ladite dame ? Lui avez-vous quelque peu froissé ses angéliques ailes ?
— En aucune guise !
— Guise est bien dit.
— Miroul !
— Pardon, Moussu. Tant plus j’y pense, et tant plus je trouve que changer la serrure par où l’amant chez vous et en vous s’introduit est la plus méchante chose qu’on puisse faire à un homme…
— Ne le sais-je pas, cap de Diou ! Et me le dois-tu encore répéter ?
— Moussu, il ne faut point le dissimuler davantage : la dame vous garde une fort mauvaise dent pour quelque offense qu’elle s’apense que vous lui avez faite et vous tient de présent en grande haine et détestation.
— Mais cornedebœuf ! pourquoi ? m’écriai-je. Pourquoi ? Que lui ai-je fait ?
— Moussu, dit Miroul avec un geste des deux bras, ce n’est pas à moi qu’il faut le demander ! C’est à elle !
— Quoi ! criai-je, irai-je ramper à ses genoux, alors qu’elle m’a fait cette écorne ?
— Moussu, dit Miroul en souriant d’un seul côté du bec, ce n’est pas la première fois que vous irez ramper aux genoux d’une dame, ou même, comme à celle de Reims, lui lécher le pié.
— J’avais grand appétit à elle.
— Il le faut croire, puisque vous commenciez par lui dévorer l’orteil.
— Monsieur de La Surie, cornedebœuf ! Est-ce bien le moment de gausser ! Vous lasserez ma patience !
— Moussu, vous lassez jà la mienne ! À vous le dire tout net, vous êtes un grand fol de ne pas courre visiter votre ange par la grand-porte, et sur l’heure. Il faut battre le fer pour qu’il cesse d’être froid !
— Quoi ? La visiter ? Après l’affront qu’elle m’a fait !
— Moussu, vous savez bien que lorsque les femmes nous ont offensés, elles n’ont de cesse que nous courions leur demander pardon.
— Quoi ! Pardon quérir ! Après ce coup !
— Moussu, n’êtes-vous pas à tout le moins curieux de savoir l’injuste cause de son ire ? N’appétez-vous à vous laver de ses soupçons ?
— Point du tout ! Je déprise qui me déprise !
— Allez, Monsieur ! Vous n’avez point de cœur !
— Moi ?
— Ne voyez-vous point à travers les murs que la pauvrette, à la minute que je vous parle, gît à plat ventre sur sa coite, la tête dans son oreiller, et sanglote son âme ?
— Quoi ? Elle pleure ! m’écriai-je. Ce monstre m’inflige un affreux pâtiment, et il a le front de pleurer ! Le croirai-je ?
— Ha ! Moussu ! Il faut bien avouer que les femmes sont de bien étranges animaux. Elles ne font rien comme nous. Elles se navrent du mal qu’elles nous font. Mais je vous gagerai ma terre de La Surie que lorsque vous irez à la parfin la visiter, vous la trouverez les yeux rouges et la face décomposée.
— Je gage que non ! criai-je, et l’irai voir rien que pour le déprouver !
À quoi mon Miroul sourit et s’accoisa. Et belle lectrice, vous qui par le pimplochement, les atours et les affiquets fourbissez vos armes avant les encontres qui vous paraissent pour vous de la plus grande conséquence, vous pouvez bien penser que, si différents que nous soyons, vous et moi – la logique d’Aristote n’ayant pas fait les mêmes petits dans votre tendre tétin et dans mon rude poitrail –, j’agis, en ce prédicament, tout justement comme vous l’eussiez fait vous-même et recommençai ma toilette de la tête aux pieds, me fis laver à grands seaux d’eau par Guillemette, testonner le cheveu par Lisette, me vêtis d’un autre pourpoint, en bref, lissai mon plumage de haut en bas, et me parfumai, en outre, afin que de chasser jusqu’à la remembrance de cette mauvaise sueur d’angoisse dont cette écorne m’avait inondé. Et montant à cheval (pour ne point me crotter par les rues), le géantin Franz à mes côtés, je trottai jusqu’à l’hôtel de la duchesse devant lequel m’arrêtant, je démontai, jetai la bride à Franz et m’adressant au laquais, lui aussi géantin, qui gardait la porte, je lui dis (le connaissant fort bien) :
— Picard, annonce-moi à ta maîtresse.
— Monsieur le Marquis, dit Picard, sur le roux visage duquel se peignait au plus vif le plus grand embarras, je ne peux. Madame la Duchesse n’est point chez elle.
— Picard, dis-je en parlant très à la fureur mais à voix basse et m’approchant de lui à le toucher, ne me mens pas, ou sur mon salut je mets ma dague au poing et je fais de la dentelle avec tes tripes ! Elle est chez elle ! Je le sais !
— Monsieur le Marquis, dit Picard, sa face rouge piquée de taches de rousseur pâlissant prou, mais sans qu’il perdît rien de sa rustique dignité, c’est bien malvenu à vous de me menacer : je suis un bon serviteur et je ne dis que ce qu’on me commande de dire.
— À savoir, dis-je, que la duchesse ne sera plus jamais chez elle quand je me présenterai à sa porte ?
À cela Picard, m’envisageant d’un air très effrayé, s’accoisa, mais son silence répondit pour lui, et moi, l’œil collé sur sa face, j’eus bel et bien appétit – je rougis de le confesser ! – de le daguer sur l’heure, comme on dit que faisaient les empereurs de Rome aux messagers des mauvaises nouvelles. Et ce qui me retint alors – dois-je l’avouer aussi, tant la chose est absurde ? – ce furent ses taches de rousseur qui tout soudain me ramenturent mon gentil frère Samson.
— Ha ! Picard ! dis-je d’une voix sans timbre en baissant la tête, il ne serait guère juste, en effet, de te tenir grief de faire ton commandement et de servir au mieux ta maîtresse. Voici une petite obole pour te consoler du déconfort que je t’ai donné.
Quoi disant, je lui mis un écu dans la main et, trébuchant, pour ce que le dol m’enlevait quasiment l’usance de mes yeux, je remontai à cheval et aurais failli, je crois, à regagner mon logis, si Franz, discernant mon état, n’avait pris ma jument par la bride pour la guider.
— Ha ! Miroul ! dis-je en me jetant derechef sur le cancan, au comble du désespoir, tout est perdu ! La duchesse a donné l’ordre à ses laquais de me repousser de sa porte.
— Perdu ! dit Miroul avec un de ses aggravants sourires, fi donc ! Rien n’est jamais perdu, Moussu, hors la vie. Si notre roi Henri avait raisonné comme vous, il n’aurait jamais pris Laon. La belle a repoussé ce premier assaut. Il faut donc en lancer tout de gob un second. Croyez-vous que nous allons vaincre sans coup férir ? Franz, holà ! L’écritoire, je te prie !
— Mais que lui écrirai-je ? dis-je d’une voix sans force.
— Que vous la voulez à toutes forces voir, ne serait-ce que pour qu’elle vous dise la raison de votre disgrâce !
Ce que je fis sur l’heure, et mon Miroul ayant calculé le poulet, appela un de mes pages (Luc, si bien je me ramentois) et, avec de grands jurements, lui promit de lui rougir le cul et la peau du dos à coups de fouet, s’il n’allait courre porter ce billet en toute diligence, sans languir en route ni muser, ne revenant qu’avec la réponse, mais tout de gob. Auxquelles terribles menaces, j’ajoutai la promesse d’un écu, si je le revoyais réponse en main, en moins d’une demi-heure.
— Ha ! Moussu, dit Miroul, dès que Luc eut disparu, vous m’allez gâter le galapian ! Un écu ! Oubliez-vous que nous lui versons des gages ?
Mais je m’accoisai, la tête dans les mains, comme gourd et paralysé dans mon esprit et dans mes sens, ne voulant pas discuter avec Miroul sur un misérable écu quand ma grande amour était en jeu. Bien l’entendit Miroul qui se tut aussi et s’assit à mon côté, sans piper mot ni miette. Et à dire tout le vrai, au risque de vous donner, belle lectrice, une mauvaise opinion de moi, la seule personne au monde qui eût pu, à cet instant, m’assouager et me conforter, c’eût été ma Louison avec ses bons yeux bleus, sa claire face et ses beaux bras ronds jetés autour de mon cou. Mais la vérité, hélas, était là, âpre comme vinaigre et amère comme fiel. J’avais sacrifié la chambrière à la haute dame, et de présent, j’avais perdu les deux.
La minute me dura année et la demi-heure un siècle, avant que me revînt Luc, le petit misérable restant planté là sans broncher en toute indiscrétion et impolitesse jusqu’à ce que je lui baillasse un écu et Miroul, son pié de par le cul. Mes mains étaient si trémulentes que je mis un temps infini à briser le cachet et à déplier le poulet, lequel était de la main de la duchesse et dans sa bien particulière écriture.
Meusieu
Vous zaites un maichan. Je le tien pour sure. Et je vous défen dor zanavan et de m’aicrir et de praizenté votre traitreuze fasse à mon uis.
Catherine,
Duchesse de Guise.
L’ayant lu, et quasi privé de parole par son cruel contenu, je tendis le billet à Miroul, lequel y jeta un œil, et à ma grande béance et indignation, s’esbouffa à rire.
— Quoi, méchant ! criai-je. Tu as le cœur à te gausser ?
— C’est que, Moussu, tout méchant que je sois – mais si l’on en croit votre ange vous l’êtes aussi –, je suis content pour vous de ce billet.
— Comment, traître ! Tu te repais de mon malheur ?
— Je me repais de ce billet.
— Et qu’a-t-il donc de si friand ?
— Il témoigne d’une grande amour.
— Ha ! dis-je en lui tournant le dos. C’est assez te moquer, Miroul. Tu es un grand fol. Tais-toi, je te prie ! Tu me fâcherais pour de bon.
— Moussu, dit Miroul, est-il constant que dans l’ordinaire de la vie, vous connaissez bien les femmes ?
— Elles me l’ont dit, du moins.
— Alors, d’où vient que lorsque l’amour vous tient, Moussu, tout soudain vous désapprenez leurs façons. Ne voyez-vous pas l’évidence même ? À savoir que ce billet a été écrit par quelqu’une hors d’elle-même. Et quelle passion peut agiter à ce point une personne du sexe sinon la jaleuseté ?
Quoi oyant, je repris de ses mains le billet, le lus, le relus et restai coi.
— Moussu, reprit-il, supposez que la duchesse ait contre vous un autre grief qu’un amoureux dépit. Que sais-je, moi ? Quelle ait découvert que vous avez encouragé les Rémois à se donner à Sa Majesté en faisant le poil au jeune duc. Elle vous eût baillé votre congé d’une façon tout ensemble plus civile et plus froidureuse. Elle vous eût écrit, me semble-t-il, dans ce style :
Monsieur,
On m’a découvert vos brouilleries avec les Rémois sur le dos de mon fils, et comme je tiens qu’on ne peut être à la fois l’ami de ces rebelles et celui de ma maison, je vous serais très obligée, d’ores en avant, de priver mon logis de votre présence. À cette condition seulement, je demeurerai. Monsieur, à la Cour et à la Ville, votre dévouée servante.
Catherine,
Duchesse de Guise.
— Voilà, poursuivit Miroul, qui est distant, déprisant et irrévocable, alors que les mots « méchant » et « traîtreuse face » que votre ange emploie sentent à vingt lieues la querelle d’amoureux. Observez, de reste, Moussu que vous n’avez pas failli à employer ces mêmes mots à l’instant à mon endroit, quand mes rires vous ont piqué.
— Ha ! mon Miroul ! criai-je en courant à lui et, lui donnant une forte brassée, je lui piquai de grands poutounes sur les joues. Tu es le meilleur des hommes et des amis !
— Hé quoi ! dit-il, mi-riant mi-ému, êtes-vous bien ragoûté de baiser ma traîtreuse face ?
— Ha ! Miroul ! dis-je, n’emploie pas ces mots-là ! Ils me font mal !
Cependant, fort rebiscoulé par ses pertinentes remarques, je me mis à marcher qui-cy qui-là dans la salle, les mains derrière le dos et la crête relevée, sentant bien que, Miroul ayant redressé ma voilure, je reprenais la capitainerie de mon âme, et me trouvais de nouveau à même de diriger ma barque. Et tout soudain, en effet, je me sentis comme indigné contre moi-même d’avoir été jusque-là si larmoyeux et si déboussolé. Aussi bien commençai-je, passé la première désespérance, à me rebéquer contre la suite d’affronts qui m’avaient été faits, et à trouver insufférable le pied fourchu qui avait poussé à mon bel ange à cette occasion. Et comprenant que mon premier billet s’était trouvé se peut un peu trop doux et suppliant pour désarmer l’ire de ma dame, je me résolus à donner un peu plus de raideur et de hauteur à ma voix, afin que d’être par elle davantage écouté.
— Monsieur l’Écuyer, dis-je avec un affectionné sourire, me ferez-vous la grâce d’oublier que vous êtes de présent M. de La Surie et de prendre une lettre sous ma dictée ?
— Monsieur de La Surie, dit Miroul, aime à se ramentevoir qu’il fut votre secrétaire et ne croit point déchoir en l’étant derechef.
— La grand merci à toi, Miroul. Voici le poulet : Madame.
— Quoi ? dit Miroul. Madame sans queue ? Point de « Duchesse » ?
— Point de duchesse. Je poursuis.
Madame,
Quand Monsieur le Duc de Guise à Reims, ayant enfoncé son épée dans le poitrail de Monsieur de Saint-Paul la laissa échapper de sa main, le « méchant » dont vous parlez détourna de la sienne la lame du Baron de La Tour et garda un fils chéri à vos affections.
Quant au « traître » auquel vous faites allusion, dès l’instant où vous lui donnâtes votre amitié, il renonça incontinent à tout autre lien pour être adamantinement fidèle à votre personne. Quiconque vous aura dit le contraire aura menti et pour peu que j’apprenne son nom, je lui ferai rentrer sa menterie dans son gargamel.
Je pars demain pour ma seigneurie du Chêne Rogneux, où une intempérie de mon majordome me fait une obligation de me rendre pour surveiller la rentrée de mes moissons. Mais si vous avez appétit, avant mon département, à corriger le soupçon d’ingratitude et d’injustice que j’ai pu à votre endroit concevoir après de répétées et injustifiées écornes, je serai en mon logis jusqu’à la fin de la journée et votre réponse me trouvera tel que je suis toujours et désire demeurer :
Votre humble, obéissant et affectionné serviteur.
Pierre de Siorac.
— Voilà qui est chié chanté ! dit Miroul.
— Je ne sais, dis-je. N’est-ce pas un peu roide ?
— Point du tout. Comment la dame croira-t-elle à votre innocence, si vous ne faites pas quelque peu l’offensé ? Toutefois, si j’étais vous, je rhabillerais cette lettre de votre écriture. La mienne pourrait piquer la duchesse dans une aussi délicate affaire.
J’acquiesçai et, m’attablant devant l’écritoire, je récrivis le poulet de ma main, observant, non sans contentement, qu’elle ne trémulait plus.
— Franz, dit Miroul, appelle-moi Luc.
Ce fut Thierry qui se présenta, lequel, au seuil de ses quatorze ans, mignon blondinet qu’il fût, l’œil azuréen et l’aurore sur ses joues, était dans la rue du Champ Fleuri, et dans les rues circonvoisines, le plus grand coqueliqueur de la création.
— Je n’ai pas demandé Thierry, mais Luc, dit Miroul en sourcillant.
— Monsieur l’Écuyer, dit Thierry avec un gracieux salut, Luc et moi nous avons opiné en toute justice et raison, que s’il y a une chance derechef de gagner un écu en faisant le vas-y-dire, c’est bien mon tour de le courir.
— Cornedebœuf ! Quelle effronterie ! gronda Miroul.
— Va, va, Thierry ! dis-je en riant à gueule bec, pour une fois, je te pardonne. Et pour une fois je te baillerai un écu, à toi aussi, pour peu que tu m’apportes réponse en moins d’une demi-heure.
— Monsieur le Marquis, dit Thierry, l’air aux anges, je serai de retour céans dans le quart d’une demi-minute.
Ayant dit, il prit le poulet, voleta dans la pièce comme une hirondelle et s’enfuit.
— Ha ! Moussu ! Moussu ! s’écria Miroul. Vous me gâtez ces galapians !
— Laisse, mon Miroul ! dis-je. Il m’a fait rire.
Mais tandis que les minutes passaient, le rire se gela sur mes lèvres, et marchant qui-cy qui-là dans la pièce, je ne me trouvais même plus assez de salive en bec pour parler.
— Moussu, dit Miroul, qu’est cela ? Vous ne pipez plus mot ?
— Miroul, je ne le peux.
— Moussu, videz votre gobelet. Il est encore plein de vin à demi.
Ce que je fis.
— Moussu, allez-vous mieux ?
— Maigrement.
Quoi disant, je me jetai sur le cancan et dis d’une voix sans force.
— Le cœur me toque et mes gambes trémulent. Miroul, n’est-ce pas étrange de se mettre en tel martel, et si âpre, pour une petite femmelette de femme, laquelle, au surplus, m’a si mal traité. Cap de Diou ! Me changer la serrure ! Me laisser dans la rue, ma clef sans usance en la main ! Me repousser de sa porte ! M’appeler « méchant » et « traître » ! Un homme serait mort mille fois, s’il m’avait osé faire ces braveries !
— Hé, ce n’est point un homme que vous aimez !
— Vramy ! Vramy ! Mais n’est-ce pas folie de s’attacher tant à une créature de Dieu ! C’est Dieu que nous devrions de prime aimer !
— Et Jésus, dit Miroul l’air dévot et bénin, et le Saint-Esprit. Et vivre, comme moine, en cellule, dans la prière et la macération. Et n’étreindre, en pensée, que des êtres insubstantiels. Moussu, vous avez raison. Nous aimons trop la créature, et pas assez le créateur.
— Miroul, tu te gausses.
— Point du tout. Fi donc de tout cela qui n’est pas éternel ! Je m’en vais de ce pas retenir pour vous et moi les deux plus dénudées cellules du couvent des Augustins. Ha ! Moussu ! Quels délices de ne vivre qu’en pensant à sa mort !
Mais c’est à peine si je l’oyais, n’ayant que mon ange dans l’esprit.
— Ha ! Miroul, comment se fait-il que cette femme que le monde entier et le roi lui-même tiennent pour la dame la plus douce et bénigne du royaume m’ait été si cruelle ?
— Pour ce qu’elle vous aime.
— Quoi ! Aimer, serait-ce donc cela aussi ? Être cruel ?
— Moussu, vous devriez le savoir.
Mais nous ne pûmes débattre plus outre, Thierry vint se poser sur le seuil, portant un pli, j’allais dire dans le bec, lequel je lui arrachai :
— Moussu, me dit Miroul en oc à l’oreille, ne l’ouvrez pas devant le galapian. Baillez-lui son écu, et qu’il s’en aille.
— Voilà ton écu, alouette ! dis-je en le lui jetant, lequel il attrapa au vol, et tout soudain s’envola lui-même pour l’aller montrer à Luc, j’imagine, et à ce que plus tard j’appris, à tout le domestique.
Je rompis le cachet, et lus le billet dont l’orthographe était damnable et le contenu elliptique :
Je vou zatan
Catherine
— Ha ! Moussu : cria Miroul quand je lui tendis le billet. Nous avons gagné ! Tant elle a hâte de vous voir, elle vous attend ! Elle ne vous fixe même pas une heure. Et qui plus est, elle signe Catherine ! Sans faire suivre son prénom de son titre comme à l’accoutumée. C’est la femme qui vous écrit et non point la haute dame.
Mais jà je ne l’oyais plus. C’est à peine si je pris le temps de reboutonner ma fraise et de ceindre mon épée, et à l’écurie où je courus, je trépignai d’impatience en attendant que Pissebœuf me sellât mon cheval, et Poussevent, celui de Franz, lequel me dit plus tard qu’à son très grand émoi, je galopai follement sur les pavés ruisselants d’une récente ondée, ma jument Pompée manquant deux fois de glisser et de s’abattre sans que j’en eusse cure.
La duchesse me reçut, non point comme je cuidais qu’elle le ferait, en la pompe de son salon, mais dans son cabinet, lequel se trouvait, en effet, davantage hors d’oreilles des domestiques, et moins éclairé aussi, n’étant illuminé que par chandelles, tant est que si curieusement que je scrutais sa face, laquelle s’encontrait, en outre, plus pimplochée qu’à l’accoutumée, je n’y trouvai pas les traces que Miroul y avait prédites, et ne pus dire si elle s’était meurtrie assez par ses propres duretés pour pleurer. Ha ! belle lectrice ! Que l’amour est étrange et que de secrètes férocités il recèle ! Moi qui aimais cet ange plus que moi-même, je me trouvais comme déçu qu’elle n’eût pas été, à me quitter, plus malheureuse que les pierres !
Cependant, pimplochement, chandelles et orgueil ne font point tout : il y faut aussi la voix, laquelle paraissait faillir à ma petite duchesse, qui me fit signe de m’asseoir sur une escabelle, et demeura un long temps à m’envisager, le parpal oppressé, et les lèvres ouvertes, mais sans piper, se peut sans en avoir la capacité. Et comme de mon côtel, je m’accoisai, nous demeurâmes un siècle à nous envisager sans dire miette, quoique ayant l’un et l’autre l’esprit plus farci de pensements qu’un chien de puces. Quant à moi, pour te le dire, lecteur, à la franche marguerite : À la revoir si belle, je n’avais qu’une idée en tête, la prendre dans mes bras, la dérober de son corps de cotte et de son cotillon et la vêtir de mes poutounes. Mais hélas, comme tu sais bien, il faut à ces sortes de choses, des préfaces, des paroles et des cérémonies : et je n’ai jamais encore connu de garce – chambrière ou haute dame – qui voulût s’en passer.
— Eh bien, Madame, dis-je à la parfin avec un salut assez roide et d’une voix incertaine, vous m’avez mandé que vous m’attendiez. Je suis là.
— Je le vois bien, dit-elle, d’une voix très froidureuse, quoique trémulente assez.
À quoi, sourcillant tout soudain, elle ajouta :
— Et vous y avez mis un temps infini.
— Madame, dis-je, béant de la criante absurdité de ce grief, je serais venu céans plus vite sans le changement de votre serrure, le repoussis de votre laquais, et la défense expresse de votre premier billet.
— Monsieur, dit-elle, l’œil tout soudain irrité et la flamme saillant tout soudain du marbre, vous eussiez dû passer outre !
— Quoi, Madame, me colleter avec vos laquais ! Les daguer peut-être ! Et forcer votre huis après que vous m’avez – noir sur blanc – traité de traître et de méchant !
— Il fallait courre à moi vous laver de ces affronts !
— Madame ! criai-je, ceci est de la folie toute pure ! J’ai passé ma journée à assiéger votre huis !
— Cela ne suffisait pas, Monsieur, cria-t-elle tout à plein hors d’elle-même et l’œil quasi égaré, si vous m’aviez vraiment aimée, vous auriez traversé les murs !
— Mais je les ai traversés, puisque je suis céans ! dis-je, pensant à part moi qu’il fallait répondre à un fol selon sa folie. Quoi disant, je me jetai à ses genoux et voulus lui prendre les mains, lesquelles elle échappa des miennes et commença à me faire graffignures et frappements – petits jeux par lesquels elle m’incitait souvent à des jeux plus suaves – mais observant que cette fois elle n’y allait pas à la tendresse, je capturai ses petites griffes et les maintenant serrées sur ses propres genoux, ceux-ci étant eux-mêmes emprisonnés par mes coudes, pour qu’elle ne me lançât pas de ruades (ce qu’elle attenta une ou deux fois de faire), je lui dis :
— Madame, trêve de ces jeux de vilain ! Parlons net et rondement, et à la vieille française. D’où, et de quoi, et de qui me vient ce mot sale et fâcheux de traître que vous m’avez jeté à la face ?
— Monsieur ! cria-t-elle. Vous m’emprisonnez ! Ceci est indigne ! Oubliez-vous qui je suis ? Lâchez-moi ou j’appelle mes laquais pour qu’ils vous jettent hors !
— Madame, vous leur avez jà donné l’ordre de me repousser, puis l’ordre de m’admettre, et si vous leur commandez de présent de me chasser, que vont-ils penser, et dire, et conter, et jaser par tout l’univers !
— Peu me chaut ! Lâchez-moi ou je crie !
Et moi, m’apensant qu’au degré d’irraisonnableté où elle était tombée il se pouvait bien qu’elle huchât, je laissais aller tout soudain ses mains, mais non sans me lever d’un bond et me rejeter en arrière ; en quoi je fis bien, car ses griffes jetées toutes deux en avant avec une incrédible vivacité manquèrent de peu ma face.
— Madame, dis-je gravement en mettant une bonne toise entre elle et moi et en m’adossant au mur, ces jeux de batterie sont indignes, et de vous et de moi ! Cornedebœuf, Madame ! Le Seigneur vous a donné une langue ! Servez-vous-en ! Elle vous sera de plus d’usance avec moi que vos ongles ! Madame, je le répète encore : qui vous a fait croire que je vous ai trahie !
— Mais je ne le décrois pas ! cria-t-elle très à la fureur et ses yeux bleus tournant au gris acier, j’en suis certaine, ayant toute fiance en celui qui m’a ouvert les yeux !
— Tiens donc ! dis-je, un gautier, ce me semble, à moi très affectionné ! Et que vous a dit cet artificier ?
— Que vous aviez ramené de Reims une souillon de cuisine, avec qui vous n’avez cessé de coqueliquer comme rat en paille depuis votre retour en Paris.
À quoi je ris à gueule bec, fort soulagé d’apprendre que mes « brouilleries » avec Rousselet et les Rémois derrière le dos du jeune duc de Guise ne faisaient point l’objet de son ressentiment.
— Quoi ! cria-t-elle, décontenancée assez par ma gaîté, vous voilà confondu et vous avez le front de rire !
— Madame, dis-je en me rasseyant sur l’escabelle, mais en la reculant quelque peu, votre artificier a voulu me faire sauter hors les divines faveurs dont vous m’avez comblé. Mais par bonheur, son pétard était mouillé. Il a fait long feu. Oyez-moi, Madame, jusqu’au bout, et de grâce, posez ce joli peigne en ivoire sur votre frivolité : si vous le tourmentez plus outre, vous l’allez à coup sûr casser.
— Parlez, Monsieur, dit-elle les dents serrées, et sachez bien que vous ne prononcerez pas un seul mot que je ne le décroie.
— Madame, dis-je, il ne s’agit pas de mots, mais de faits. Primo : Louison, puisqu’il s’agit d’elle, n’est pas une souillon de cuisine, mais une saine et gaillarde Champenoise du plat pays.
— Quoi ! cria-t-elle, vous avez l’impertinence de défendre cette folieuse ?
— Madame, je vous avais prévenue : vous venez de briser net votre joli peigne.
— C’est ta faute, méchant ! cria-t-elle en m’en jetant les morceaux au nez (mais j’avais pressenti ce coup, et me baissai).
— Secundo, dis-je, la face imperscrutable, et peux-je vous prévenir, Madame, que c’est le quarto qui compte. Il est vrai que la garce m’ayant rendu quelques services, et Mme de Saint-Paul la désoccupant à son département de Reims, je la pris en mon emploi et la ramenai en Paris.
— Quoi ! hurla-t-elle, tu as le front, traître, d’avouer ?
— Madame, dis-je en me levant et parlant avec force, et mon œil collé à son œil, je n’avoue rien de ce qui vous a navrée. Et je vois bien qu’il faut sauter mon tertio avant que vous me sautiez à la gorge, et que j’en vienne tout de gob à mon quarto, par où je vous désarme, Madame, et déshonore votre rusé artificier. Du jour, Madame – oyez-moi bien – du jour, que dis-je de la minute où vous m’avez admis en votre amitié, je discontinuai tout commerce avec Louison, à telle enseigne que fort déconfite d’avoir perdu mes bonnes grâces, elle est départie ce matin même pour Reims avec un marchand-drapier.
— Tout commerce ! cria-t-elle au comble de la rage, tu avoues donc, traître, que tu as coqueliqué avec cette loudière !
Et saisissant le fer à friser sur sa frivolité, elle me le lança à la face. Après quoi, jugeant que le bombardement ne faisait que commencer, je saisis l’escabelle et, tout en retraitant, la tins devant mon visage, parant je ne sais combien de brosses et de pots qu’elle me jeta, ne s’arrêtant, à ce que j’augurai, que faute de munitions. Cependant, cette exercitation l’ayant mise hors son vent et haleine, je l’entendis souffler, et risquant un œil sur le bord de l’escabelle, je la vis à demi étendue sur un cancan, fort épuisée et se mordant furieusement les lèvres.
— Madame, dis-je, posant l’escabelle à terre, et m’avançant à elle, vous ne m’avez pas voulu ouïr ! Du jour où je vous ai connue, je dis et je répète, et je jure, que j’ai discontinué tout commerce avec Louison.
— Et la preuve ? dit-elle faisant exploser le « p » de preuve comme un pétard.
— La preuve, dis-je, mais c’est qu’elle est départie pour Reims.
— Et la preuve, cria-t-elle, plus têtue que dogue allemand, la preuve qu’elle est bien départie pour Reims ?
— Vous la demanderez. Madame, à Péricard, à qui elle doit porter en Reims une lettre de ma main.
Ce dernier trait l’acheva. Pour le coup, elle me crut, se dénoua toute, et sa roideur fondant en un battement de cil, elle m’envisagea, puis envisagea à nos pieds tous les affiquets qu’elle m’avait lancés à la face, et tout soudain elle s’esbouffa à rire si longuement et si fort que je crus qu’elle ne cesserait mie.
Ce qui suivit fut si délicieux et si facile à conjecturer que ce serait, je crois, offenser mon lecteur que d’attenter d’aider à son imagination. Toutefois, dès que l’entretien s’aquiéta et que les paroles articulées prirent le relais des balbutiements, elles furent si dignes d’intérêt et d’une portée qui tant dépassa mon particulier, que je ne peux que je ne les rapporte dans ces pages.
— Mamie, dis-je en me soulevant du coude sur la coite et en envisageant le charmant désordre où nos tumultes l’avaient laissée, vous me devez de présent le nom de ce renardier artificier qui par ses brouilleries creusa entre nous cet estrangement qui faillit nous être fatal.
— Mon Pierre, dit la duchesse, la plus grande mésaise se lisant dans son œil bleu, cet homme ne vous connaît point et vous ne l’avez vous-même jamais encontré. Il a cité votre nom et votre commerce avec cette souillon comme un exemple de la décadence des mœurs, et il n’a pas eu par ce propos, j’en suis sûre, l’intention de vous nuire.
— Mon ange, votre naïveté me ravit, mais je serai certain, quant à moi, qu’il n’y a pas eu malévolence que lorsque je connaîtrai son nom.
— Mon Pierre, excusez-moi, mais je n’ai pas l’intention de vous le dire.
— Madame, nourrissez-vous pour ce gautier une si grande amitié ?
— Mais point du tout, dit-elle en riant, et ne me madamez pas, je vous prie. Je n’ai pour lui que le respect dû…
— À quoi, Mamie ?
— À sa fonction.
— Mon ange, si vous craignez qu’au su de son nom, j’aille, comme j’ai dit, lui couper la gorge, chassez cette crainte. Je ne le pourrai faire sans vous compromettre. Adonc, je ne le ferai pas.
— Je n’avais pas cette crainte, dit-elle avec un petit brillement de son œil bleu. Le guillaume appartient à un état auquel votre épée ne peut atteindre.
— Quoi ? Un prince ? dis-je.
— Nenni ! Nenni ! dit-elle en riant, tout le rebours !
— Adonc, dis-je, un roturier dont la fonction vous inspire quelque respect. Se peut un homme de robe ?
Mais voyant quelle ne bronchait pas, et me ramentevant tout soudain que Fogacer avait appris des clercs qui entouraient Mgr Du Perron mon advenue en Paris avec Louison dans mes bagages, je collai mon œil au sien.
— Se peut un prêtre ? dis-je d’un air connivent, comme si je savais son nom jà.
— Ha ! mon Pierre ! dit-elle avec une petite mine des plus charmantes, je suis trop simplette, ou vous avez trop d’esprit, pour que je vous peuve rien cacher.
— Mamie, dis-je, vous n’êtes pas simplette. Vous avez plus que votre part de féminine finesse. Votre seul errement est d’être naïve assez pour cuider que le monde entier est aussi bon et bénin que vous. Touchant ledit guillaume, repris-je, taquiné qu’elle ne m’eût pas encore dit son nom, qui vous donne à penser qu’il ne me veut point de mal ?
— Mais, c’est qu’il a parlé tout innocemment et sans du tout connaître mon commerce avec vous.
— Quoi ? dis-je, poussant ma pointe, ne lui avez-vous pas dit en confession ?
Si hasardeuse que fût cette botte, elle ne faillit pas. Ma Catherine se découvrit.
— Ha ! mon Pierre, cria-t-elle comme indignée, me croyez-vous si sottarde ? Pour lui vous êtes « un gentilhomme de bon lieu », et c’est tout.
Tiens donc ! m’apensai-je en baissant la paupière, le pot aux roses découvert, c’est l’épine qui apparaît. Le père Guignard ! Le révérend père Guignard ! Le confesseur des opinions probables, si souple et si accommodant ! Mais touchant le marquis de Siorac, tout soudain le censeur austère, m’accablant et comme dit mon ange, innocemment. Innocent, un jésuite ! Dieu bon !
— Mon Pierre, dit-elle, vous voilà bien grave tout soudain.
— Mon ange, c’est que j’ai une question de la plus grande conséquence à vous poser. Avez-vous vu une de vos chambrières conciliabuler avec le père Guignard ?
— Oui-da, dit-elle en fronçant son mignon sourcil, j’ai vu le père échanger plus d’une fois quelques mots avec Corinne, et ce très à la discrétion. Faut-il la congédier ?
— Mais point du tout, dis-je. Envoyez-la à votre maison des champs. Et faites passer le mot parmi vos gens qu’elle a été trop bavarde. Cela leur mettra puce au poitrail de ne point l’être du tout avec vos visiteurs. Une question encore, mon ange. Qu’opinionne le père Guignard sur les négociations entre Monsieur votre fils et le roi touchant la reddition de Reims ?
— Qu’il faut que mon fils soit très ferme sur ses requêtes et que le roi ne peut manquer de lui céder.
— Mamie, savez-vous ce qu’il en est de ces requêtes du prince de Joinville ?
— Nenni.
— Je vous le vais dire : Il exige de recevoir ce que possédaient son père et son oncle, devant que l’un et l’autre fussent occis à Blois, à savoir : primo, la charge de Grand-Maître de la Maison du roi. Secundo, le governorat de la Champagne. Tertio, les bénéfices de l’archevêché de Reims.
— Tout sotte caillette que je sois, dit la duchesse avec un petit air de braverie, il me semble, à moi, que ces demandes sont légitimes.
— Mon ange, elles sont tout à plein légitimes, et tout à plein impossibles à satisfaire.
— Pourquoi cela ?
— Pour les raisons que je vais dire. Après la meurtrerie à Blois de Henri de Guise et du cardinal de Guise, l’état de Grand-Maître de la Maison du roi a été baillé au comte de Soissons ; le governorat de la Champagne au duc de Nevers ; les bénéfices de l’archevêché de Reims (qui revenaient au cardinal) à M. du Bec. Or, M. le comte de Soissons est, comme bien vous savez, le cousin du roi. Le duc de Nevers, le plus ferme soutien du trône. Et M. du Bec, un parent de la belle Gabrielle. Si donc Sa Majesté accédait aux requêtes de Monsieur votre fils, elle se ferait trois mortels ennemis, dont le moindre ne serait pas sa favorite. Adonc, le père Guignard, en recommandant, par votre intermédiaire, une extrême fermeté à votre fils en ses demandes, travaillait, dans la réalité des choses, à faillir la négociation. Et dans le même temps, craignant que mon influence sur vous s’exerçât en sens contraire, il me noircit à vos yeux afin que de nous estranger l’un à l’autre.
C’est peu dire que Catherine écoutait mes paroles à doubles oreilles : elle les buvait. Et je fus moi-même surpris de la célérité avec laquelle elle quitta les thèses de son jésuite pour épouser les miennes.
— Ha ! le méchant ! cria-t-elle, en rougissant de dépit et de colère, mais cette fois contre Guignard. M’avoir navrée et désolée à ce point par ses menteries ! Je le vais chasser meshui de devant mes yeux !
— Ha ! Mamie, dis-je enfin en lui prenant les mains et en les couvrant de baisers. Gardez-vous-en bien ! La confession est un pistolet chargé que le pénitent confie contre soi à son confesseur. Guignard a reçu de vous trop de gages pour que vous puissiez tant hasarder que de vous brouiller avec lui. Recevez-le comme devant mais ne lui confiez que broutilles et décroyez dévotement tout ce qu’il vous dira. Toutefois, faites-lui bonne face !
— Bonne face, moi ! s’écria-t-elle. Ha ! mon Pierre, oubliez-vous que je suis la moins hypocritesse et chattemitesse créature de la création !
— Madame, n’aimez-vous pas votre fils ?
— Si fait !
— Et moi aussi, quelque peu ?
— Quelque peu, dit-elle en souriant.
— Alors, mamie, il faut apprendre à contrefeindre pour protéger ceux que vous aimez.
— Quoi ! dit-elle en riant. Vous protéger ! Passe encore pour mon fils qui est si béjaune demeuré. Mais vous, mon Pierre ! Vous qui êtes si adroit et profond dans la conduite de la vie !
À quoi je ne répondis mot, mais posant ma tête entre ses deux tétins, et y faisant mon nid, en silence je l’envisageai de bas en haut, tandis qu’elle me baignait de son doux regard.
Deux ou trois jours après mon raccommodement avec Catherine – lequel m’avait appris peu sur les femmes, mais prou sur les jésuites et la façon dont ils dirigeaient les naïves consciences qui se confiaient à eux –, j’ouïs dire que lesdits jésuites avaient obtenu du parlement grâce à l’intervention de M. d’O, gouverneur de Paris (lequel les soutenait beaucoup), que leur cause contre l’Université et les curés de Paris fût jugée à huis clos, ce qui ne laissa pas que de me contrarier, pour ce qu’il me fallait à force forcée assister aux débats afin que d’en rendre compte à Sa Majesté et que je noulus dire à M. d’O que le roi m’avait confié cette mission, le sachant sur les jésuites d’un sentiment bien différent du mien.
J’allai donc trouver M. d’O, lequel me reçut couché, souffrant d’une rétention d’urine qui le faisait pâtir prou et n’améliorait pas son humeur, laquelle, de par sa naturelle disposition, était jà difficile et escalabreuse. Et en effet, il me reçut assez mal, et me dit tout à plat que le huis clos serait le huis clos, et que le parlement n’y ferait aucune exception, pas même pour un prince du sang. Là-dessus, comme je me rebéquais quelque peu, il me montra une lettre écrite de Laon par le roi au chancelier de Cheverny, où Sa Majesté espérait que les plaidoyers en cette affaire se feraient sans éclat qui pût altérer les esprits ni engendrer des altercations entre les peuples. Phrase sur laquelle Cheverny, autre défenseur encharné des jésuites, s’était fondé pour conforter leur demande du huis clos, proposition que M. d’O n’avait été que trop content d’appuyer auprès du parlement.
Il était trop tard pour en appeler au roi de cette décision, la cause devant être plaidée le 12 juillet et tout à plein inutile, à ce que je vis, d’attenter de faire revenir M. d’O sur le refus particulier qu’il m’avait opposé. Je pris donc congé de lui, le visage riant, mais furieux en mon for, et le laissai à son aigreur atrabilaire et à sa vessie gonflée.
Comme je rentrais chez moi, fort tourmenté de cette traverse, je croisai en le viret de ma tour Pierre de L’Étoile qui s’en revenait de la chambrifime de Lisette, la lippe comme à l’accoutumée amère, mais l’œil toutefois gaillard, et, le faisant entrer dans ma chambre qui se trouvait comme j’ai dit au premier étage, j’exhalai mes griefs sur M. d’O.
— Ha ! dit M. de L’Étoile, peu l’aimé-je, moi aussi. On prête au roi l’intention, si d’O se meurt de ne pouvoir plus pisser, de se nommer lui-même gouverneur de Paris. Il fera bien. Il n’y a rien de plus dommageable au pouvoir royal que ces gens qui gouvernent la capitale, soit comme prévôt des marchands comme Étienne Marcel, soit comme gouverneur comme Nemours pendant le siège, soit même sans titre aucun, comme Henri de Guise après les barricades. Paris est une ville si conséquente, si belle et si rayonnante que quiconque y est en grande autorité devient ipso facto une sorte de petit roi qui peut disputer sa capitale et même son royaume au roi de France. En outre, c’est une fonction qui enrichit prou son homme, surtout quand on y joint la charge des finances de l’État, comme d’O, lequel, pendant que le roi à Laon manquait de vivres et de munitions faute d’être par lui envitaillé, festoyait avec les dames dont il consommait, poursuivit L’Étoile en hochant la tête avec componction, de grandes quantités. Le révérend docteur Fogacer m’a dit hier qu’on ne guérissait mie d’une rétention d’urine. Si cela est vrai, et si le pauvre d’O meurt par le vit, on pourra dire, hélas, qu’il est mort par où il a péché…
— Si peu que je l’aime, dis-je, je ne lui souhaite pas : on dit que le pâtiment est cruel. Toutefois, je suis bien marri de ne pouvoir assister au huis clos du procès.
— Comment cela ? dit L’Étoile avec un sourire. Ne savez-vous pas, mon cher Pierre, que dans d’aucunes occasions, il vaut mieux s’adresser – au rebours de l’adage – aux saints plutôt qu’à Dieu. Et encore que le lieutenant criminel mérite peu ce nom, il pourra, je crois, vous accommoder.
— Quoi, Lugoli ?
— Lugoli, mon Pierre, est à Henri IV ce que Tristan l’Hermite fut à Louis XI. Je n’ose dire son « âme damnée » pour ne pas anticiper trop, mais à tout le moins, damnable. Il n’est pas de loi que Lugoli ne veuille tourner, ni de huis clos violer, pour peu qu’il soit bien persuadé que cela serve le roi. Et se peut, ajouta Pierre de L’Étoile avec un fin sourire, que vous consentiez à lui en dire davantage qu’à moi-même sur le très vif et très particulier intérêt que vous portez à la compagnie de Jésus…
Incontinent que L’Étoile fut départi, j’écrivis à Lugoli le mot suivant, Miroul le lisant par-dessus mon épaule :
Monsieur le Lieutenant de la Prévôté,
Vous sachant fort affectionné à Sa Majesté, j’aimerais vous voir très à la discrétion pour affaire touchant son service.
Votre bien bon ami.
Marquis de Siorac.
— Moussu, dit M. de La Surie en riant, ce « bien bon ami » est véritablement royal par son amicale condescension !
— Eh bien, dis-je, nous allons en voir les effets.
Mais ces effets ne furent que fort tard visibles du fait que Luc mit deux grosses heures à retourner d’une course qui demandait vingt minutes. Tant est qu’à son retour, Miroul, lui prenant la réponse d’une main pour me la bailler, saisit de l’autre le galapian par l’oreille, et lui annonçant à grosses dents que son délaiement lui vaudrait vingt coups de baguette, le conduisit dans la cour du devant pour le livrer à Pissebœuf, notre bras séculier, lequel, rabattant tout de gob les chausses du condamné et le pliant en deux, commença son exécution, non sans que je lui eusse crié en oc en ouvrant ma verrière :
— Seulement jusqu’au rouge, Pissebœuf ! Je ne veux point voir le sang !
Après quoi reclosant la verrière, je lus le poulet de Pierre de Lugoli.
Monsieur le Marquis,
Comme je ne suis pas assez déconnu des manants et habitants de cette ville, pour que je vous aille voir sans faire jaser les grandes langues et branler les longues oreilles de votre voisinage, le mieux, si vous l’avez pour agréable, serait que vous me veniez visiter sur les neuf heures du soir en mon particulier logis, rue Tirechape. Vous reconnaîtrez ma maison à ce que le marmouset de mon heurtoir est un diablotin. Plaise à vous de toquer deux fois.
Dans cette attente, je suis, Monsieur le Marquis, votre humble et dévoué serviteur.
Pierre de Lugoli.
À ce moment, de grands huchements venant jusqu’à moi de la cour de devant, je déclouis ma fenêtre, et criai en oc (pour ne pas être compris de Luc) :
— N’y va pas à la volée, Pissebœuf !
— Moussu le Marquis, dit Pissebœuf. Fait comme je le fais, c’est quasiment une mignonnerie !
Ce qui fit rire tous ceux de mes gens qui entendaient l’oc, à savoir mon autre Gascon Poussevent, le cocher Lachaise, le cuisinier Caboche (tous deux Auvergnats) et le Périgordin Faujanet qui était accouru en boitillant de son jardin pour jouir du spectacle, lequel, à ce que je vis en me penchant, était aussi fort curieusement envisagé des fenêtres du premier et du second par toutes mes chambrières, lesquelles babillaient fort à l’effronté sur cet événement domestique.
— Dévergognées ! leur criai-je du bas, reclosez à l’instant les verrières et tenez-vous coites, ou je vous vais de ma main fesser toutes !
— À Dieu plaise ! dit Guillemette qui faisait de plus belle l’impertinente, maintenant que Louison n’était plus là pour lui brider la langue.
— Mon Pierre, dit Miroul en me mettant la main sur l’épaule, je te prie, n’abrège point l’exécution comme tu fais toujours. Ces deux vaunéants sont devenus tout à plein ingouvernables, depuis que tu leur as baillé à chacun un écu pour faire le vas-y-dire.
— Je te le promets, mon Miroul, dis-je, assez à rebrousse-cœur. Mais à la condition que, le supplice fini, tu fasses oindre et panser Luc par Greta.
— Moussu, Franz ne vous en saurait d’aucun gré, le galapian étant si joli.
— Alors, par Mariette ?
— Moussu, Caboche n’en serait pas heureux.
— Se peut par Héloïse ?
— Moussu, vos Gascons sourcilleraient là-dessus.
— Et pourquoi pas Guillemette ? dis-je avec un sourire.
— Moussu, j’en serais jaleux, dit Miroul en riant.
— Adonc, par qui tu veux.
— Ce sera donc par Lisette, dit Miroul. Ce qui ne poindra pas M. de L’Étoile, puisqu’il ne le saura point.
Le curement se fit sur le tréteau où Lisette était accoutumée à repasser le linge, non sans que j’allasse voir si les « mignonneries » de Pissebœuf n’avaient pas fait saillir le sang, auquel cas il n’eût pas fallu oindre la navrure, mais l’arroser à l’esprit-de-vin. Or, je trouvai mon Luc étendu à plat ventre sur les planches, les chausses abaissées, la face point du tout décomposée et disant à Lisette, comme Miroul et moi entrions :
— Lisette, je me ferais fouetter tous les jours que Dieu fait, si tu me devais masser de tes douces mains.
— Voyez-vous le béjaune ! dit Lisette en nous prenant chattemitement à témoin : Il est à peine déclos de son œuf qu’il court, la coquille encore sur le croupion, et prétend même coqueliquer.
— C’est pitié, dit Luc d’un ton piqué, quand poule cotquouasse plus haut que le coq !
— Paix-là, Luc ! dit Miroul. Veux-tu qu’on te frotte encore ? Ne sais-tu pas qu’on te défend de faire le galant et le zizanieux avec les chambrières ?
— Hé ! Monsieur l’Écuyer ! dit Lisette qui avait le cœur piteux, je ne voudrais pas qu’on le fouette derechef. Le pauvret est navré assez. Voyez, le sang n’est pas loin. Et hormis que sa fesse, reprit-elle en passant sa main dessus avec langueur, est ronde, dure et musculeuse, il a la peau plus tendre que fillette.
— Cela suffit, dit Miroul, très à la Sauveterre. Lisette, tu l’as oint assez. Luc, remonte tes chausses et t’ensauve.
Si je n’avais été visité ma petite duchesse dans l’après-repue, le temps se fût traîné avec des pieds de plomb jusqu’à neuf heures du soir, tant j’avais appétit à approcher Lugoli (que je ne connaissais que de loin, de vue, et d’ouï-dire) et à apprendre de lui s’il pouvait m’aider à passer outre au damnable huis clos. Mais n’est-il pas étonnant que l’heure même qui semble si longue devienne briève tout soudain, quand elle est sur le point de finir ? Ainsi en va-t-il de notre vie, j’imagine, quand la mort apparaît au bout.
Lugoli ne me déçut point par sa corporelle enveloppe, étant un homme de stature moyenne, mais bien pris en sa taille, la membrature carrée, les traits découpés comme une médaille romaine, la peau et le poil bruns et l’œil, dans tout ce noir, émerveillablement bleu, aigu, de reste, en ses regards, preste en ses mouvements, vif en sa parole et parlant très à la soldate, sans fard ni pimplochement, mais sa prunelle azur, bien que franche, portant dans le même temps un air de finesse et de sagesse.
Tout ce que j’avais ouï de lui et tout ce qu’il avait ouï de moi nous rendaient l’un de l’autre si proches que, pour ainsi parler, nous nous reconnûmes dès l’instant que nous nous vîmes. Il est vrai qu’il trahit quelque réticence à prime abord – pour ce qu’il craignait qu’en raison du petit estoc de sa maison je fisse le Marquis avec lui – mais sa réserve fondit comme neige, dès que je lui eus donné une forte brassée, Lugoli sentant bien que ce n’était pas là politesse de Cour, mais du bon du cœur, tant j’étais félice qu’un homme de si bon métal veillât de si près, et quotidiennement, sur la vie de mon roi.
— Ha ! Monsieur ! me dit-il, dès que j’eus requis de lui de laisser le Marquis de côté et de m’appeler Siorac, ce qu’il n’osa point de prime, que je suis aise à la parfin de vous encontrer, ayant tant ouï, et plus encore deviné des bons services qu’en vos missions et déguisures vous avez rendus au trône.
— Hé quoi ? dis-je en riant, avez-vous ouï de mes déguisures ?
— Oui-da ! dit-il en riant aussi et je ne saurais révéler précisément par qui, mais sachez toutefois que pendant le siège, j’avais une mouche à mon service chez une des princesses lorraines, et je me serais fort étonné qu’un marchand-drapier, franchissant nos lignes, eût le front de les envitailler, si Sa Majesté ne m’avait dit que ce marchand-là était à elle. Ce qui m’aquiéta, mais ma mouche continuant à voleter autour des princesses quand le roi entra dans Paris et les alla voir avec vous, je sus alors qui se cachait derrière cette grande barbe. Ce qui me donna pour vous, Monsieur, une grandissime estime car peu de gentilshommes eussent consenti à cet abaissement boutiquier pour servir le roi.
— C’est que je ne le ressentis pas comme tel, dis-je avec un sourire. Mais bien au rebours, je m’y divertis prou. J’eusse dû naître, je gage, bateleur ou comédien, tant j’aime la déguisure.
— Voilà donc encore un trait qui nous est commun, dit Lugoli d’un air joyeux, car encore qu’à la prévôté ce soit surtout les mouches subalternes qui doivent changer de peau, je ne dédaigne point, à l’occasion, de simuler un personnage. Tenez, dit-il, en ouvrant un grand coffre, vous avez là bon nombre de défroques dont il m’est arrivé de m’habiller pour surprendre la truanderie.
Quoi disant, il sortit du coffre d’un geste vif plusieurs de ces vêtures parmi lesquelles je reconnus, fort ébaudi, une soutane de prêtre.
— Ha, dis-je en riant, vous va-t-elle bien ?
— Tolérablement, dit-il, le difficile, de reste, n’étant pas la soutane, mais la mine qui la doit accompagner. Il faut craindre alors d’en faire trop ou trop peu.
— Monsieur, dis-je, peux-je vous poser question ?
— Oui-da, dit-il avec un sourire, si du fait de mon état elle ne me trouve pas le bec cousu.
— Vous en jugerez ! Aux alentours de qui votre mouche volette-t-elle de présent ? Mme de Montpensier ? Mme de Nemours ? Ou Mme de Guise ?
— Monsieur, dit Lugoli avec un sourire des plus connivents, vous serez content de moi, j’espère, si je vous dis qu’alors même que je ne peux répondre à votre question, j’entends parfaitement bien pourquoi vous me la voulez poser…
Et à mon tour l’entendant fort bien, je lui contresouris, parce qu’il m’en avait assez dit pour m’éclairer d’un doute qui m’avait assailli jusque-là, touchant si je devais dire ou non à Sa Majesté, quand je la verrais, ce qu’il en était de mon commerce avec la duchesse. Mais il allait de soi que si le roi, comme Lugoli venait de me le laisser entendre, connaissait jà mes liens avec Catherine, mon serment à Catherine ne me liait plus, du moins en ce qui le concernait.
J’en vins alors à la moelle de l’os et je dis à Lugoli que je me désolais fort de ce huis clos auquel M. d’O et M. de Cheverny, se fondant sur une interprétation très tendancieuse d’une lettre du roi, avaient quasi contraint le parlement.
— Mais, dit Lugoli, ne pouvez-vous pas dire à M. de Cheverny que le roi vous a donné mission de suivre les débats ?
— Je le pourrais, dis-je, si j’étais aussi sûr de ses sentiments que je le suis des vôtres. Mais, comme bien vous savez, le procès des jésuites partage la France en deux camps et étant assuré assez que M. de Cheverny n’est point du même parti que moi, je ne désire pas me découvrir à lui, et d’autant que le roi est neutre en cette affaire.
— Neutre ?
— En apparence, puisqu’il s’agit rien de moins que sa vie.
— Hélas, je le crois, dit Lugoli l’air soudain fort tracasseux. Depuis que j’ai arrêté Barrière à Melun, j’en suis même certain, pour ce que ce scélérat m’en a dit assez pour faire exiler le jésuite Varade, mais point le second jésuite qui avait monstrueusement communié le régicide pour donner cœur à sa meurtrerie. Et combien qu’il fût tout aussi criminel que Varade, celui-là est sain et sauf, se peut en Paris même, se peut au collège de Clermont, se peut même occupé à l’instant même où je parle à façonner une autre mariotte, dont il tirera les fils au moment opportun, et qui, prise, ne prononcera même pas son nom, tant il l’aura bien endoctrinée. Ha ! Siorac ! reprit-il, j’enrage ! Je préférerais mille fois affronter mille truands que ces assassinateurs zélés qui tuent au nom de Dieu ! Car de ceux-là, nous n’en verrons jamais le bout, tant que la secte qui les suscite n’aura pas vidé le royaume !
— Lugoli, dis-je (ayant observé que dans le feu de son indignation il m’avait appelé « Siorac » comme de prime je l’avais quis de lui), croyez-vous que le parlement la va condamner ?
— Ha ! le parlement, dit Lugoli, comme vous savez, après les Barricades, une partie a été rejoindre Henri Troisième à Tours. Et une partie est demeurée en Paris inclinant à la Ligue, et dans cette partie, quoiqu’elle soit maintenant ralliée au roi, les jésuites comptent de nombreux amis, avoués ou non. Que dis-je ? Ils en comptent aussi dans l’autre moitié !
— Celle de Tours !
— Oui-da ! Et non des moindres ! Pour n’en citer que deux, l’avocat du roi Séguier. Et le procureur général La Guesle !
— La Guesle ! criai-je, incrédule. La Guesle qui tout innocemment amena Jacques Clément à Saint-Cloud et l’introduisit en la présence d’Henri Troisième en ce jour à jamais funeste ! Faut-il donc qu’il soit une deuxième fois aveugle !
— Il n’y a pas à s’étonner, dit Lugoli avec un sourire, que les jésuites aient tant de défenseurs. Ils ruissellent de talents, de vertus, de vaillance, de foi, d’abnégation, et seraient en bref tout à plein admirables, s’ils n’étaient dans le même temps des agents du roi d’Espagne. Mais Siorac, poursuivit-il (et il ne m’échappa pas qu’il prononçait mon nom d’une langue friande, comme s’il était félice de n’avoir pas à m’appeler Monsieur), un pensement me frappe : si vous ne pouvez assister aux débats du procès sous votre vraie face et visage, il suit de là que vous ne pouvez l’ouïr qu’en catimini.
— À savoir ?
— Sous une déguisure.
— Une déguisure ?
— Celle d’un sergent de la prévôté !
— Ventre Saint-Antoine ! Mais on me reconnaîtra !
— Le chapeau bien rabattu sur l’œil, je gage bien que non ! Parmi ces membres du parlement si gonflés de leur importance, qui s’aviserait de jeter l’œil sur un petit sergent ? D’autant que je serai entouré d’une bonne trentaine d’entre eux pour rebuter et mettre hors du camp les seigneurs qui voudront se glisser dans l’enceinte de justice pour ouïr les plaidoyers.
— Cornedebœuf ! criai-je en riant. Et ils seraient repoussés par moi ! La farce en serait belle ! Toutefois, je crains d’être d’eux reconnu !
— Derechef, je vous gage que non ! Un sergent de la prévôté ne compte pas davantage pour eux qu’une escabelle ou une tapisserie. Voulez-vous en avoir le cœur net ? poursuivit-il avec un air des plus entendus, soyez demain céans à sept heures. Je vous trouverai une vêture de sergent à votre taille et je vous mènerai avec moi visiter des gens qui ne seront pas fort charmés de me voir. Venez, Siorac ! Venez, de grâce ! Je peux vous assurer que vous ne le regretterez point !
Ayant dit, il fit là-dessus tant de mines, de mimiques et de mystère, avec un œil et un sourire si connivents, qu’à la parfin j’y consentis, et d’autant qu’avant de me mettre au hasard de cette défroque en plein parlement, je trouvai bon d’en faire l’attentement sans courre tant de risques. Quant à Lugoli, il parut si content de mon acquiescement et me jura tant de fois en me raccompagnant à son huis que je ne serais pas déçu qu’il piqua excessivement ma curiosité et que je me demandai bien chez quelle extraordinaire sorte de truands il m’allait le lendemain conduire, pour qu’il en fît tant de façons.
Ma petite escorte m’attendait à la porte, car même pour aller de la rue Tirechape à la rue du Champ Fleuri (ce qui ne fait pas plus de vingt minutes de marche) c’eût été se mettre au hasard de sa vie que de cheminer seul à la nuitée, les mauvais garçons, le soleil couché, devenant maîtres du pavé de Paris. M’attendaient à la saillie devant l’huis de Lugoli Pissebœuf, Poussevent, Franz et le cocher Lachaise, ces deux derniers ayant aussi peu d’expérience du combat que les deux premiers l’avaient prou, mais que j’avais néanmoins choisis pour leur taille géantine, laquelle à mon opinion devait faire reculer les coquins les plus résolus, et d’autant que je les avais revêtus de cuirasses qui élargissaient leur carrure et sur lesquels les torches qu’ils brandissaient jetaient des reflets d’acier. Ainsi Pissebœuf, Poussevent et moi-même, l’épée d’une main et le pistolet de l’autre (en la guise que la cavalerie huguenote avait mise à la mode qui trotte), cheminions très à la piaffe au mitan de la rue (au risque de nous crotter) en faisant sonner haut et fort nos talons, précédés par Pantagruel et suivis par Gargantua. Lecteur, je t’assure que pour qui nous eût vus passer en aussi gaillard équipage la nuit, à la lueur des torches, son cœur serait devenu foie.
En revanche, c’est sans escorte le lendemain et quasiment à la pique du jour que je retournai rue Tirechape en mon pourpoint de buffle et mon plus mauvais chapeau car j’imaginais bien que si le prévôt épiait la Ligue, celle-ci devait contre-épier son logis.
Lugoli, qui me devait espérer quasiment derrière son huis, me l’ouvrit dès qu’il m’aguigna par son judas, et après une forte brassée, me prit par le bras et m’entraîna dans une chambre où je vis, étalée sur une coite, ma vêture de sergent de la prévôté, laquelle incontinent je revêtis, non sans grand ébaudissement et de moi et de lui, et non sans de sa part quelques avisés conseils.
— Siorac, me dit-il, quittez vos belles bagues et cachez vos mains sous des gants de futaine. Elles sont trop soignées pour ne vous trahir point. Ôtez aussi vos bottes et mettez celles-ci, plus rustiques. Quant à votre chapeau…
— C’est mon plus mauvais, dis-je.
— Toutefois, on sent qu’il a été fort beau. Mettez celui-ci qui est de feutre très commun, et d’un noir quelque peu pisseux. Nenni ! Nenni ! Ne le posez point de côté et à la cavalière. Cela sent trop son gentilhomme. Mais tout droit, à la rustaude, ce qui vous donne l’air un peu simplet d’un laboureur du plat pays. Et quand vous marchez, le pié en dehors et le pas lourd.
— Ha cela ! dis-je en riant, je le sais faire : je l’ai appris du temps où j’étais marchand-drapier.
— Cela va pour le pié, mais non point pour la bedondaine, laquelle chez le marchand se pointe en avant, l’épaule étant en arrière et le poitrail épanoui. Chez le sergent, qui d’ordinaire nous vient dret de son village, l’épaule se porte en avant comme pour pousser l’araire ou la charrue. De reste, mes sergents doivent être rendus de présent devant ma porte. Et je vous crois trop bon comédien pour ne point copier leur habitus corporis[32] à la perfection. Mais Siorac, reprit-il en jetant un œil à sa montre-horloge, il est temps d’aller, si je veux prendre nos oisillons au nid. Et devant son huis, en effet, l’espérant d’un air patient et pesant, je vis six sergents de la prévôté qui n’avaient pour toute arme que l’épée au côté et que je considérais curieusement, afin que d’imiter leur allure pataude. J’observai aussi qu’ils avaient quasiment tous la face et le nez plus rouges que moi, ce qui, à mon sentiment, tenait plus à la dive bouteille qu’au soleil, et je me recommandai à moi-même d’user le jour du procès d’un peu de carmin sur ces parties afin de me faire plus semblable à eux.
— Siorac, dit Lugoli, cheminez de grâce à ma dextre et oyez-moi que j’éclaire votre lanterne en cette présente affaire. En juin 1590, pendant le siège, il fut ordonné par Nemours que pour les pauvres de Paris, on vendrait partie du trésor de Saint-Denis, et c’est ainsi que furent portés à la monnaie un grand crucifix d’or massif et une couronne d’or à peine moins pesante, desquels on tira un petit millier d’écus, maigre soulagement pour un peuple si nombreux. Toutefois, ladite couronne comportait de fort belles pierres qui dans le trajet – le croiriez-vous ? – disparurent, dont un fort grand et gros rubis d’une inestimable valeur, dont j’ai appris de source certaine qu’il se trouvait en de certaines mains auxquelles j’ai le propos, en ce clair matin, de l’aller arracher.
— Et dans cette périlleuse entreprise, dis-je, béant, vous n’emmenez que cinq ou six sergents à peine armés ?
— C’est que les mains dont je parle, dit Lugoli en m’espinchant de côté avec un petit brillement de l’œil gaussant et entendu, ne sont pas armées, encore qu’elles soient redoutables. Mais, ajouta-t-il d’un air fort taquinant, je n’en dirai pas plus, avant que nous ne toquions à leur porte.
Ayant dit, il s’accoisa et comme au bout d’un moment je trouvais le chemin longuet, je lui dis :
— Et peux-je savoir, Lugoli, comment vous avez su que ledit rubis s’encontrait dans les mains que vous dites ?
— Pour ce que quatre ans après qu’il fut robé, ceux qui le détenaient l’ont voulu vendre hier à un joaillier du Pont au Change, lequel l’ayant examiné à la loupe le reconnut comme étant le rubis d’une des couronnes de Saint-Denis, le plus gros jamais vu en ce royaume. Il en offrit tout de gob un prix fort pansu, mais prétextant qu’il lui faudrait du temps pour assembler tant de pécunes, il remit le barguin à deux jours, fit suivre le quidam à son départir par son petit commis jusqu’au logis et me vint incontinent informer dudit logis, ne voulant point tremper, fût-ce du bout de l’orteil, dans des eaux si noirâtres.
— Mais, dis-je, si vous ne connaissez de ces truands que leur logis, comment savez-vous qu’ils ne sont pas armés ?
— Pour ce que leur logis n’était pas déconnu de moi, et dans une minute, Siorac, ne le sera pas non plus de vous. Nous approchons.
— Quoi ? Ces gueux habitent rue Saint-Jacques ? C’est beau quartier pour des truands !
— C’est qu’ils sont fort étoffés, dit Lugoli avec un petit sourire, et ils le seront à peine moins quand j’aurai repris le rubis. Nous y sommes, dit-il en s’arrêtant devant une belle porte de chêne.
— Nous y sommes ? criai-je, béant. Mais c’est le collège de Clermont !
— Là-même ! dit Lugoli en toquant au heurtoir avec force contre l’huis. Ne vous ai-je pas dit que vous ne seriez pas déçu ?
Le judas se déclouit et Lugoli dit d’un ton abrupt et militaire.
— Tu me reconnais, portier. Je suis Pierre de Lugoli. Ouvre, je te prie, j’ai pris jour avec le révérend père Guéret.
L’huis s’ouvrit, et dans son aperture s’engouffrèrent Lugoli, moi-même et les six sergents, ce que voyant le portier, qui ne s’attendait pas à tant de visiteurs, il parut quelque peu suspicionneux et disant « je vais prévenir le révérend père Guéret » approcha la main d’une corde qui commandait une petite cloche, mais Lugoli arrêta son bras de la main senestre et lui mettant la pointe de sa dague sur la bedondaine, lui dit avec un sourire aimable :
— Ce n’est point nécessaire. Je connais les aîtres.
Après quoi, sur un signe de lui, deux sergents, beaucoup moins aimablement, se saisirent du portier, lui mirent un bâillon sur la bouche, l’adossèrent à une colonne et derrière elle lui lièrent les mains. Sur un autre signe, un des sergents repoussa le judas, reverrouilla l’huis et, l’épée à la main, demeura à côté du portier pour garder, j’imagine, qu’on le vînt délivrer derrière notre dos. Tout cela étant fait fort vivement, sans donner de la voix, Lugoli nous ordonna de la main de le suivre.
— À cette heure, me dit-il sotto voce, les bons pères jésuites sont au réfectoire, et nous allons leur souhaiter bonne pitance et digestion.
Lugoli n’irrupta pas dans le réfectoire. Il y pénétra avec un sourire poli et le chapeau à la main, tandis que ses sergents, avec célérité, mais sans courir, allèrent se poster devant les deux portes et les fenêtres.
— Mes Révérends Pères, dit Lugoli avec un salut, je suis au désespoir de troubler votre collation, mais ayant appris hier de source certaine que vous étiez en possession d’un gros rubis appartenant à celle des couronnes de Saint-Denis qui fut portée à la monnaie en 1590 sur le commandement de M. le duc de Nemours, je suis venu céans quérir de vous de le restituer, cette pierre appartenant au patrimoine de nos rois.
Cette déclaration fut accueillie par un profond silence et sans qu’aucun des pères branlât sur son banc ou même levât l’œil de dessus son écuelle. À mon sentiment, ils étaient environ une trentaine autour de la longue table conventuelle, les uns chauves, les autres chevelus, mais nul d’entre eux tonsuré à la façon des moines et portant tous la soutane comme des prêtres.
— Mes Révérends Pères, m’avez-vous ouï ? dit Lugoli, toujours d’un ton aussi poli, mais avec un petit coup de fouet dans la voix.
— Monsieur, dit un des pères qui, assis au bout de la table, paraissait la présider, votre démarche me surprend assez et j’aimerais savoir de votre bouche si M. d’O en est informé.
— M. le Gouverneur de Paris, dit Lugoli sur le ton du plus grand respect, mais une petite lueur passant dans son œil bleu qui ne me parut pas des plus bénignes, n’a pas eu à en connaître. Je reçois mes commandements du roi. Mes Révérends Pères, reprit-il au bout d’un moment, j’attends votre bon plaisir.
À cela, le père qui avait jà parlé ne répondit ni mot ni miette, mais poursuivit sa repue comme si Lugoli, tout soudain, était devenu transparent. Ce père dont j’appris plus tard qu’il s’appelait Guéret, avait une tête fort belle, longue et fine, les yeux profondément enfoncés dans les orbites et un grand front.
— Touchant ce rubis, dit tout d’un coup un des pères d’une voix rude, nous ne savons pas seulement de quoi vous parlez.
Cette remarque parut donner quelque mésaise au père Guéret qui jeta audit père un œil mécontent et pinça les lèvres.
— En ce cas, mes Révérends Pères, dit Lugoli, force va m’être de vous consigner céans et de fouiller vos cellules une à une.
Encore que les pères s’appliquassent à rester quiets, cois et imperscrutables, l’œil baissé et la face penchée sur leur écuelle, il me sembla discerner en eux comme un frémissement à ces mots, et Lugoli le dut sentir aussi, car loin de briser le premier le silence comme il avait fait jusque-là, il le laissa durer. Et il n’erra point, car après une bonne minute de cette attente – minute qui est courte sur le papier, mais qui me parut longue, vécue dans la tension qui régnait entre les religieux et nous, un des pères, levant le nez, parla ; j’appris plus tard qui c’était dans un prédicament fort dramatique pour lui où sa mauvaise fortune, pourtant bien méritée, ne me laissa pas impiteux, maugré la mauvaise dent que je lui gardais pour avoir tenté de m’estranger de ma jolie duchesse. Ledit jésuite – Guignard, pour l’appeler par son nom – était fort noir de poil et de peau, le teint si bistre qu’il paraissait presque mauresque, l’œil sombre, brillant et plein d’esprit, les traits forts, la physionomie lourde, mais sans rien de bas dans la mine.
— Monsieur le Prévôt, dit-il d’une voix basse et mélodieuse, après avoir consulté de l’œil le père Guéret, celui d’entre nous qui vient de parler, n’a péché que par ignorance. Il ne s’encontrait point parmi nous en 1590, quand notre compagnie a acquis, sans en connaître la provenance, un rubis, d’une dame qui se disait veuve, chargée d’enfants et tout à plein impécunieuse. Le barguin que nous avons fait alors s’inspirait d’une intention charitable et notre bonne foi en cette affaire ne saurait être récusée.
— Aussi ne la récusé-je point, dit Lugoli avec sa froidureuse et méticuleuse politesse. Elle a été surprise. Mais dès lors que vous apprenez de ma bouche l’origine indubitable du rubis, vous ne pouvez le garder par-devers vous sans tomber sous le coup de l’Édit de François Ier du 29 janvier 1534 touchant les réceptateurs et recelateurs, lesquels seront, selon l’Édit, frappés des mêmes peines que les larrons et voleurs, s’ils se refusent à la restitution des biens volés.
Le silence qui suivit ces paroles – d’autant plus menaçantes qu’elles étaient articulées d’une voix plus mesurée – me parut des plus lourds. Et à quelque involontaire contraction qui exagitait l’immobilité des religieux, je vis bien qu’ils étaient sur le chemin de perdre le sentiment de leur immunité, et d’autant que l’annonce d’un second procès touchant le célèbre rubis ne serait pas sans influencer défavorablement l’issue du proche huis clos.
— Monsieur le Prévôt, dit le père Guéret, sa belle et noble tête penchée un peu sur le côté, si bien je me ramentois, notre compagnie a payé ce rubis cinq mille écus, et il me paraîtrait équitable que, l’ayant acquis de bonne foi, nous soyons, par M. d’O, remboursés sur les finances de Sa Majesté de ce débours, dès l’instant que nous nous dessaisirions de la pierre.
— Mon Révérend Père, dit Lugoli sans se départir de sa politesse, celui de votre compagnie qui fit ce barguin avec la veuve que vous avez dite fut bien naïf de ne pas s’enquérir plus sérieusement de l’origine de ce rubis, le plus gros qu’on ait jamais vu, mais en revanche, il se montra fort habile en le payant le quart de sa valeur. Vous pâtissez meshui et de cette simplicité et de cette adresse, l’une et l’autre excessives. Si M. d’O consent à vous rembourser vos débours, c’est affaire à lui. C’est affaire aussi à Sa Majesté, qui se fera tirer l’oreille pour racheter son bien. Mais quoi que l’un ou l’autre ultérieurement décide, ce rubis doit m’être dans l’instant remis.
Ces paroles du prévôt, comme toutes celles qui les avaient précédées, produisirent le même effet : le silence. Et rien, à y réfléchir plus outre, n’était plus impressionnant que l’accoisement obstiné de cette trentaine d’hommes qui, le nez sur leur frugale écuelle, tendaient le dos sous l’orage, assurés qu’ils étaient qu’il passerait, et que leurs passagers échecs ne faisaient que paver la voie du triomphe futur de leur cause, lequel était certain, puisqu’ils servaient Dieu. Mesuré à cette aune, rien ne comptait vraiment, ni le martyre de leurs pères aux Indes, ni le supplice du jésuite Ballard à Londres ni l’exil du jésuite Varade – ni même la perte de ce rubis, bien petite addition aux immenses richesses qu’ils avaient amassées, non certes pour leur personnelle usance, leur vie étant si dénudée, mais pour servir à l’accomplissement de leur planétal dessein : le raclement de toute hérésie dans le monde, qu’elle fût païenne ou protestante.
Dans ce silence il m’apparut alors à l’évidence que le père Guéret était le capitaine de ces soldats du Christ, pour ce que dans leur silence, leurs yeux, fixés obstinément sur leurs écuelles, glissaient quand et quand vers sa face à la dérobée, comme pour attendre de son habileté un dernier recours. En quoi, ils ne furent pas déçus.
— Monsieur le Prévôt, dit le père Guéret, sa tête penchée sur le côté et parlant d’une voix douce, notre communauté ne peut décider de la cession d’un de ses biens sans qu’il en soit délibéré et débattu par l’ensemble de ses membres. Or nos pères ne sont pas tous présents, tant s’en faut. D’aucuns sont en mission. D’autres prêchent dans les provinces. D’autres enfin demeurent dans notre maison des champs. Nous devons donc commencer par les assembler, ce qui prendra bien quinze jours.
Et dans quinze Jours, m’apensai-je, prodigieusement ébaudi par l’astuce de cet atermoiement, ou bien le parlement aura condamné les jésuites et ils auront pris le chemin de l’exil – avec le rubis – ou bien le parlement les aura faits blancs comme neige, et le rubis se sera dissipé en fumée dans le brouillard de leur innocence.
Je vis à une petite lueur dans l’œil de Lugoli qu’il avait parfaitement entendu le qu’est-ce et le pourquoi de ce délaiement et aussi que sa patience était au bout de sa chaîne, et que celle-là allait rompre.
— Mon Révérend Père, dit-il d’une voix plus décisoire et plus rude, si vous avez besoin d’une assemblée de tous les vôtres pour la restitution – je dis bien la restitution, et non la cession – d’un bien appartenant à la Couronne, je vais vous y aider en vous serrant sur l’heure, tous et un chacun à la Bastille. Après quoi je saurai bien rameuter vos pères dispersés dans les provinces et les mettre avec vous afin que de vous permettre de tenir votre assemblée.
— Monsieur le Prévôt, dit alors le père Guéret comme indigné, vous nous tyrannisez !
— Nenni, nenni, mon Révérend Père, dit Lugoli avec un salut, je remplis les devoirs de ma charge et croyez bien qu’en cette occasion, ils me mettent au désespoir.
Toutefois, ce sentiment n’apparut pas sur sa face, quand le père Guéret ayant fait un signe à Guignard, celui-ci quitta la pièce et revint une minute plus tard portant un petit sac de jute, grossier assez, fermé par une aiguillette. Lugoli l’ouvrit, y plongea la main, et en retira le rubis qu’il tint à la lumière entre le pouce et l’index et qui me parut, en effet, d’une belle couleur cramoisie et d’une émerveillable grosseur. Toutefois, Lugoli ne s’attarda pas à cette contemplation, mais comme à l’accoutumée, bref, vif et expéditif, il dit aux jésuites avec un petit salut :
— Mes Révérends Pères, le roi sera content de vous.
À quoi, sans rien répondre ils baillèrent le nez, la crête fort rabattue et la mine excessivement chagrine, comme si ce rubis emportait dans ses transparentes facettes tout le sang de leur cœur.
Le portier délié et une fois hors, nous courûmes jusqu’au Pont au Change où Lugoli, tirant le joaillier à part, lui mit le rubis en main pour qu’il acertainât que c’était bien le bon.
— Ha ! Monsieur le Prévôt ! dit l’homme en le lui rendant avec regret, cette pierre est inimitable, et pour moi, ajouta-t-il avec un sourire, je l’eusse payée…
— Rubis sur l’ongle, dit Lugoli en riant.
— Mon cher Lugoli, dis-je dès que nous fûmes hors, à qui allez-vous remettre ce joyau en l’absence du roi ?
— C’est bien là le point qui me poigne, dit Lugoli, car je vous avouerais que de le sentir dans mon pourpoint me brûle la poitrine et que j’aspire au plus vite à m’en défaire. À qui opinez-vous que je le doive confier ?
— Je ne sais, dis-je en cheminant à son côté et ayant quelque peine à le suivre, tant il hâtait le pas. La logique voudrait que ce soit à M. d’O, puisqu’il a la charge des finances du roi.
— M. d’O, dit Lugoli avec une grimace, pâtit jà de sa vessie. Je ne voudrais pas qu’il souffre, en plus, de la pierre…
À quoi nous rîmes.
— Et vous n’ignorez pas, poursuivit-il, que beaucoup entre dans les poches de M. d’O, mais que bien peu en ressort pour le service du roi.
— Eh bien ! dis-je, riant toujours. Que pensez-vous du chancelier Cheverny ? On le dit honnête homme.
— Il l’est, mais il est aussi l’amant de la tante de Gabrielle.
— Quel est le mal ?
— Aucun, mais cuidez-vous qu’il pourra cacher à sa maîtresse qu’il est en possession du plus gros rubis du monde ? Et cuidez-vous que ladite maîtresse ne le dira pas à sa nièce Gabrielle ? Et cuidez-vous que la belle Gabrielle, pour le posséder, n’ira pas faire, jour et nuit – surtout la nuit – le siège du roi ? Vramy ! Le siège de Laon ne sera plus que gausserie en comparaison ! Or, Siorac, pour vous parler à la franche marguerite, je n’ai pas arraché ce joyau aux soutanes des jésuites pour qu’il aille orner le tétin d’une favorite.
— Tant beau il est.
— De quoi parlez-vous ? du rubis ou du tétin ?
— Des deux.
— Voire ! Qui sait comme se tient un tétin, quand on le dérobe de sa basquine ?
— Lugoli, dis-je, vous êtes de gaillarde humeur. Loin de vous brûler le poitrail, je croirais que le rubis vous le chauffe.
— Il me chauffe et il me brûle ! Tudieu ! En quelles mains le confier, avant que le roi retourne en sa capitale ?