J’opine, toutefois, que si Mansfeld avait attaqué, alors que notre armée était encore en son premier tohu-vabohu, toute pêlemêlée et confondue, il eût eu les plus grandes chances de nous rompre. Mais Mansfeld faisait toutes choses à l’espagnole : lentement et lourdement. Et comme l’observa un jour M. de Rosny devant moi, on gâte autant d’avantages à la guerre par la circonspection la plus raisonnable que par la plus folle impétuosité.
On sut plus tard que Mansfeld ne voulut attaquer que toutes ses troupes ne fussent là, et qu’il souffrit de grands délaiements et retardements du fait que son artillerie, dans le grand chemin de La Fère à Laon, avait buté contre les chariots rompus et les chevaux morts qu’y avait laissés notre dernier combat. Tant est que lorsque son armée fut prête, complète, et rangée en bataille, la nôtre l’était aussi, et le soir tombant jà, ni la leur ni la nôtre ne voulant engager une action que la nuit eût interrompue, les deux camps s’entreregardèrent, chacun faisant fanfarer ses trompettes et bruire ses tambours à la mode de sa nation. Et pour moi qui trouvai quasi ébahissant ce pacifique face à face, j’imaginai qu’Homère, s’il avait dû le raconter en son Iliade, y aurait ajouté deux discours en forme de défi et challenge, l’un de Mansfeld à Henri, et l’autre d’Henri à Mansfeld, lesquels, étant prononcés en la langue des deux généraux, n’eussent été entendus ni de l’un ni de l’autre…
Le lendemain, M. de Biron, toujours bouillant et brouillon, ne parlait que d’aller chatouiller les moustaches de Mansfeld, afin que de le décider à branler.
— Je ne vois pas, dit le roi avec un fin sourire, ce que je gagnerai à le forcer à se battre.
Toutefois, sur le midi, Mansfeld dépêcha quelques arquebusiers pour s’emparer d’un petit boqueteau qui, Dieu sait pourquoi, était resté isolé entre les deux camps, se peut parce que sa possession eût été de petite conséquence pour celui qui s’y serait établi. Marivault, qui avec Givry commandait la cavalerie légère, vint aussitôt quérir d’Henri la permission de les chasser de là.
— Nenni, nenni ! dit le roi. Si j’avais eu appétit à ce boqueteau, je t’y eusse dépêché avec deux cents cavaliers. Et c’est ce que Mansfeld n’entend pas faire, ne voulant pas frotter ses cavaliers contre ma cavalerie, laquelle il connaît pour meilleure que la sienne, étant toute composée de noblesse française.
Ce mot, aussitôt répété, fit le tour de nos cavaliers, et leur mettant la crête haute, et la queue droite, les rendit encore plus impatients d’en découdre. Mais le roi leur fit défenses expresses de ne rien engager sans son commandement, et se contenta d’ordonner un feu nourri de mousqueterie contre les Espagnols qui s’approchaient du boqueteau. Ce qui fut fait, mais notre feu provoquant le feu de l’ennemi, un tir d’une intensité incrédible s’installa et se poursuivit quasiment jusqu’à la nuit, dans une noise et vacarme à déboucher un sourd. Un de nos deux capitaines (M. de Parabère, si bien je m’en ramentois) me dit qu’en son opinion, on avait tiré là des deux parts, pas loin de cinquante mille coups, sans beaucoup d’effet à la vérité, les deux armées étant à la limite de portée des mousquets, les leurs comme les nôtres.
La nuit suivante, à la sourdine et en catimini, Mansfeld décampa et reprit le chemin de La Fère. Dès qu’on le sut, on courut désommeiller le roi, Biron quérant de lui de poursuivre l’ennemi dans sa retraite et de lui tailler des croupières.
— Nenni, dit Henri, à la guerre, il est bon de gagner, mais imprudent de gagner trop. Mansfeld a tous ses crocs intacts. Voulez-vous le contraindre à vous mordre ? La victoire est à nous, puisqu’il s’ensauve. Cela suffit.
À un gentilhomme qui dit alors avec quelque déprisement que Mansfeld avait bien montré qu’il avait les ongles pâles, le roi répliqua aussitôt :
— Mais point du tout. Le comte de Mansfeld n’est pas couard. Il est bien avisé. Il avait jà perdu un millier de bons soldats dans notre embûche. S’il nous avait attaqués, il eût sacrifié la moitié de son armée sans être du tout assuré de nous vaincre. Et comment eût-il poursuivi, après cela, la pacification des Flandres ? Dans la réalité des choses, Mansfeld n’avait qu’un dessein en venant céans : étaler sa force pour nous amener à lever le siège. Raison pour quoi, n’en voulant pas vraiment manger, il n’a pas livré une bataille. Il l’a seulement simulée…
Le roi dit cela avec un de ces sourires dont il était coutumier et qui donnait à entendre qu’en ne branlant pas plus que Mansfeld, il avait été connivent à cette simulation, s’en accommodant fort bien, quant à lui, puisqu’elle lui donnait la victoire sans coup férir.
Tout décoiffé qu’il fut, quand on lui annonça le décampement de Mansfeld, et quasi nu qu’il était, n’ayant aux pieds que ses mules et sur le dos sa robe de chambre – pour ce qu’il venait à peine de se lever de ses paillasses – le roi, écartant de sa main le pan de sa tente, saillit hors, se peut attiré par la nuit qui s’encontrait fraîche après la touffeur du jour et brillante aussi, étant suavement illuminée par une pleine lune qui montrait en contours fort bien définis les murailles et tourelles de Laon. Sur lesquelles tournant les yeux, Henri, appuyant la dextre sur l’épaule du soldat qui le gardait, dit :
— Arquebusier, comment te nomme-t-on ?
— Jean Savetier, Sire.
Henri rejeta la tête en arrière, inspira l’air à gueule bec, et s’étant ainsi gorgé de la brise fraîche de la nuit, il dit gaiement :
— Savetier, tu es bien nommé. Car la victoire meshui me chausse. Laon est pour me tomber comme prune dans le bec. Et les villes picardes. Et Reims. Et la Champagne…
Laon, en effet, capitula le 26 juillet et, entraînés comme le pensait le roi par son exemple ou craignant de subir un siège semblable, sans que Mayenne et Mansfeld pussent leur venir à rescous, Château-Thierry, Doullens, Amiens et Beauvais vinrent à composition et se rendirent au roi. Le petit Guise, pour les mêmes raisons, prit langue avec Sa Majesté pour lui rendre Reims, et quasi sans attendre la conclusion de ces pourparlers, Rocroi, Saint-Dizier, Joinville, Fisme et Montcornet se donnèrent à elle. Le duc de Nevers alla reprendre possession de Rethel et de son duché du Rethelois pour son fils. Et moi-même, très puissamment accompagné, je traitai avec Mme de Saint-Paul, lui assurant, outre le pardon du roi, sa vie, son logis et son bien, et aux manants et habitants les franchises qu’ils demandaient. Je fis ce barguin avec les députés de la dame et quand il fut en principe conclu, elle me manda par eux qu’elle avait grand appétit à me voir, mais n’attendant de cette chattemitesse que feintise et fallace, je noulus tout à plat.
Je dis que le barguin ne fut conclu qu’en principe, parce que la dame demandait pour livrer Mézières au roi une somme énorme, non point pour prix de sa reddition – mais, Belle lectrice, ouvrez bien vos mignonnes petites oreilles à cette exorbitante condition – pour prix des fortifications dont son ligueux de mari avait entouré Mézières. Ainsi Henri devait payer à la dame les remparements que ledit mari avait fait élever contre lui !… Avez-vous jamais rien ouï de plus impudent ? En outre, ledit prix n’était point du tout petit : Mme de Saint-Paul, s’encontrant fort étroite pour donner, mais fort large pour se faire donner, l’avait fixé à quatre-vingt mille écus. Vous m’avez bien lu : quatre-vingt mille écus ! Raison pour quoi je ne voulus pas signer tout de gob le traité avec elle et galopai à Laon en informer le roi, à qui je conseillai de refuser tout à plat, me faisant fort de prendre la ville de force en quinze jours.
— Barbu, dit le roi, en me donnant une petite tape affectionnée sur le gras de l’épaule, tu n’es qu’une bête : prendre Mézières par force me coûterait beaucoup plus que quatre-vingt mille écus sans compter les pertes en hommes. Sous Laon, j’ai perdu bon nombre de bons soldats, y compris Givry, ce qui m’affligea prou. Vais-je te perdre aussi sous Mézières ?
À cette remarque qui me mit la larme au bord du cil et me noua le gargamel, je fus un moment avant de répondre d’une voix étranglée :
— Mais, Sire, ces gens-là ne vous rendent pas votre royaume. Ils vous le vendent !
— Ha bah ! tels sont les hommes ! Et les femmes aussi, dit le roi, à qui la belle Gabrielle, à elle seule, coûtait davantage que toutes les villes qui, moyennant pécunes, venaient à composition. Cependant, Barbu, reprit Henri, si cela te chagrine de jeter tant de beaux écus dans l’escarcelle de la Bigote, j’enverrai Frémin conclure le barguin à ta place.
Ce qui fut fait, et la tractation, tant la dame fut âpre, dura jusqu’en octobre, Frémin obtenant, cependant, que les quatre-vingt mille écus couvriraient aussi les frais d’entretien de la garnison.
Même avec tant de villes se rendant à lui au Nord et à l’Est, il s’en fallait, toutefois, que le roi fût jà en possession de la totalité de son royaume, pour ce que lui faillaient encore la Bretagne que tenait le duc de Mercœur, la Provence qu’occupait le duc d’Épernon, et la Bourgogne, fidèle à Mayenne, sans compter bon nombre de villes ligueuses, petites ou grandes, qui-cy qui-là.
Dans les jours qui suivirent le décampement de Mansfeld, et Laon n’étant pas encore rendu, M. de Rosny m’invita à dîner avec lui dans sa tente, et en sa grande condescension, étendit l’invitation à M. de La Surie, encore que ce dernier ne fût qu’écuyer, ce qui lui baillait un bien petit rang pour s’asseoir à la table d’un si grand homme. Car M. de Rosny se contemplait jà dans le miroir de sa grandeur future, bien persuadé que la charge de grand-maître de l’artillerie que le roi lui avait promise ne serait que le premier barreau d’une échelle qui le mènerait jusqu’au deuxième rang dans l’État : ce qui, de reste, advint, combien tu sais lecteur, quand il fut nommé par le roi duc de Sully et pair de France.
Plus jeune que moi de neuf ans, Rosny avait alors trente-quatre ans, mais son cheveu, blond et duveteux, jà se retirait prou de son front ample si semblable à un dôme. Au-dessus de ses larges pommettes, son œil était bleu, vif, rieur et pénétrant mais ne laissait pas que d’être bon, maugré la hautaineté de son déportement. J’ai ouï blâmer à la Cour son humeur paonnante par quoi, à la vérité, il ne le cédait à personne, hormis à Biron. Mais Biron poussait la présomption jusqu’à la folie et à la trahison, tandis que Rosny, toujours réglé et raisonnable, mettait tout son être au service du roi et de l’État, y compris sa vanité, dans laquelle, comme dans son ambition, il puisait les forces nécessaires à ses indéfatigables labours.
— Qu’est cela, Siorac ? me dit-il, tandis que nous gloutissions notre frugal repas, je vous vois la face marmiteuse, alors que les affaires du royaume vont si bien. Pâtissez-vous de l’estomac, comme le roi ?
— Sa Majesté, dis-je, souffre de son gaster, pour ce qu’elle mange trop, trop vite, n’importe quoi et n’importe quand. En outre, comme Henri Troisième, elle abuse des massepains et des dragées. Le Révérend Docteur Dortoman devrait régler Sa Majesté davantage.
— Bah ! dit Rosny, le roi n’entend guère raison. Il fait marcher son corps à la cravache, malmène son estomac à trop gloutir, ses piés à trop marcher, son cul à trop galoper…
Je vis à un petit pétillement de son œil bleu que Miroul brûlait d’envie de compléter cette phrase coquinement. Toutefois Rosny lui en imposant prou par son grand air, il se brida.
— Mais vous, Siorac, poursuivit Rosny, à envisager votre rose face, vous voilà sain et gaillard, comme pas un fils de bonne mère en France. Assurément, vous n’avez nulle raison de porter cet air rechignant.
— Sauf, dis-je, que le roi m’a promis il y a huit jours de me dépêcher en Paris et qu’il n’y paraît plus songer.
— Il y songe, dit M. de Rosny avec un sourire qui remonta ses larges pommettes jusqu’à ses yeux rieurs. Mais n’ayant pas une minute à lui parce qu’il est fort occupé de présent à harceler et harasser ceux de Laon tout en prenant langue avec eux, il m’a chargé de vous en dire ce jour le quoi, le qu’est-ce et le comment.
— Voilà qui va mieux, dis-je en me redressant sur mon escabelle et en jetant un œil friand à mon Miroul.
— Siorac, reprit Rosny, avez-vous ouï parler de l’attentement de Barrière contre la vie du roi en 1593, lequel attentement, la Dieu merci, faillit ?
— Oui-da, dis-je, je l’ai ouï, mais m’encontrant alors en Paris et la ville étant au pouvoir des Seize je n’en connais point le détail.
— Les détails et les circonstances, Siorac, ne manqueront pas de vous édifier. Le 26 août de l’an dernier, un gentilhomme italien, Ludovic Brancaléon, vint trouver le roi à Melun et lui dit qu’il avait été témoin à Lyon d’un entretien entre un nommé Barrière et un jacobin du nom de Séraphin Bianchi, au cours duquel ce Barrière avait quis du jacobin s’il était licite de tuer le roi, celui-ci ayant été excommunié par le pape. Le religieux (qui, se peut, voulait relever l’honneur de son ordre, fort terni, du moins chez les royalistes, par l’assassinat de Henri Troisième par le jacobin Jacques Clément) avait caché Brancaléon dans sa chambre pour qu’il pût rapporter l’entretien au roi, ayant quelque idée jà du conseil que Barrière lui allait demander. Quoi fait, il détourna le mieux qu’il put ledit Barrière de son funeste entretien, mais, lui sembla-t-il, sans le persuader, et celui-ci le quittant en disant qu’il allait consulter un grand docteur en Paris, Brancaléon avait galopé jusqu’à Melun pour avertir Sa Majesté et fit bien, pour ce que le jour même, qui était comme j’ai dit le 26 août, il aperçut Barrière qui rôdait dans la rue devant le logis du roi. Il en avertit le lieutenant de la prévôté, lequel arrêta Barrière, le serra en geôle, et l’ayant fait tout de gob fouiller trouva sur lui un couteau long d’un bon pied, tranchant des deux côtés, fort effilé de la pointe, et la lame fraîchement aiguisée.
— Cornedebœuf, dis-je, pensant à Jacques Clément. Un cotel encore !
— C’est arme de truand, dit M. de La Surie, et pas une n’est meilleure pour une meurtrerie, car elle est facile à cacher, facile à saillir, facile à manier, et à tous les coups fatale, du moins si la victime ne porte point de chemise de mailles sous son pourpoint.
— Hélas ! dit Rosny, encore que le monde entier lui dise que depuis qu’il est converti, il est devenu tuable, le roi ne veut ouïr parler de ces précautions-là : « Suis-je tortue ? dit-il, pour me “carapaçonner” ? » Mais, je poursuis : on soumit Barrière à la question ordinaire et extraordinaire, et il fit des aveux, lesquels, Marquis de Siorac, oyez-moi bien, je vous prie – touchent à la moelle de votre mission.
— Je vous ois. J’aurais dix oreilles que je ne vous oirrais pas mieux.
— Barrière déclara qu’ayant perdu la belle qu’il aimait, il avait résolu de mourir, mais ne voulant pas porter la main sur soi de peur d’être damné, il avait résolu de tuer Henri de Navarre que tous les prêches qu’il avait écoutés lui présentaient comme un tyran, un faux converti et un hérétique. À Lyon, où il s’encontrait, il consulta à ce sujet un prêtre, un capucin et un carme qui tous l’encouragèrent dans son dessein. Mais un jacobin (il s’agit, je l’ai dit jà, de Séraphin Bianchi) ayant opiné au rebours, Barrière fut par lui ébranlé, mais non point convaincu et, pour trancher le point, il partit pour Paris consulter la plus docte personne qu’il pût encontrer. Une fois dans la capitale, et ayant quis d’un marguillier quels étaient les prédicateurs les plus zélés de la Ligue, il fut par lui adressé à M. Aubry, curé de Saint-André-des-Arts, lequel l’ayant de prime affermi dans son projet, le dépêcha au « grand docteur » qu’il avait tant appétit à voir.
— Et qui était-il ?
— Le Révérend Père Varade, recteur du collège des jésuites.
— Tiens donc ! Un jésuite !
— Lequel est un homme, en effet, très docte…
— Et très zélé, dit M. de La Surie.
— Ha certes, très zélé, dit Rosny. Mais n’est-ce pas tautologie et redite que d’affirmer que Varade est jésuite et zélé ? Mais je poursuis. Vous allez voir, de reste, à quels incrédibles excès son zèle porta ledit jésuite. Car dès qu’il eut ouï Barrière lui exposer son projet, il le loua chaleureusement d’envisager une action si belle et si sainte, l’exhorta à rester ferme en son courage et pour ce, lui recommanda de se confesser et de communier, l’assurant que s’il était pris et mis à mort, il recevrait au ciel la couronne du martyre.
— Ventre Saint-Antoine ! dis-je, envoyer un homme à la communion pour l’engager à commettre un régicide ! Quelle perversion horrible de la chrétienne religion !
— Il est de fait, dit M. de La Surie, que ce détail-là est si odieux qu’on hésite à le croire.
— Il n’est pourtant pas possible de le décroire, dit M. de Rosny. Il figure noir sur blanc dans les pièces du procès criminel. Pasquier, De Thou et Condé l’y ont vu. Eh bien, Siorac, poursuivit-il, vous vous accoisez ?
— Monsieur, dis-je, c’est que je songe à ce que vous avez dit au début de votre récit : à savoir que, depuis sa conversion, le roi est devenu tuable. Comment l’entendez-vous ?
— C’est que depuis sa conversion, il vole de victoire en victoire et bat la Ligue et l’Espagnol chaque fois qu’il l’encontre, tant est que rien ne pouvant arrêter l’irrésistible reconquête de son royaume, de bons esprits ligueux commencent à dire…
— Qu’il ne leur reste plus que le cotel, dit Miroul.
— Vous croyez donc, dis-je, que les jésuites…
— Les jésuites, dit M. de Rosny en levant le sourcil, ou les carmes, ou les capucins, ou les jacobins ! Il y a, en ce pays, tant de moines de tous poils, de tout ordre, et de toute bure ! Et tant d’abbayes où même le roi ne peut mettre le pié sans la permission de l’abbé.
— Et comment, dis-je au bout d’un moment, se va définir ma mission, les choses étant comme vous les décrivez ?
— Cela dépend.
— Cela dépend ? dis-je, étonné.
— De qui la définit. Car je ne vous cèlerai pas plus longtemps, mon cher Siorac, que le roi l’entend d’une certaine guise, et moi d’une autre.
— Eh bien, dis-je en souriant, avec tout le respect que je dois au futur grand-maître de l’artillerie, peux-je connaître de prime les intentions du roi ?
— Vous dépêcher comme observateur à un procès qui est pour se plaider devant le Parlement de Paris entre la Sorbonne et les curés de la capitale d’une part, et les jésuites de l’autre.
— Voilà qui est étrange ! La Sorbonne attaquer les jésuites ! Elle qui fut si ligueuse !
— Simple jaleuseté de boutique à boutique, dit Rosny avec un sourire plein d’irrision. Les révérends docteurs de la Sorbonne trouvent que les jésuites, par leur collège, leur robent trop d’élèves.
— Et les curés ?
— Que les jésuites leur robent trop de confessions et, partant, trop de dons et de legs.
— Et qu’attendent Sorbonne et curés de ce procès ?
— Le bannissement des jésuites hors de France.
— Amen, dis-je.
— Voire !
— Voire, Monsieur de Rosny ? Que dit le roi ?
— Le roi est neutre.
— Après le rôle joué par le jésuite Varade dans l’attentement de Barrière, je l’eusse cru plus intéressé.
— C’est que la chose, Siorac, n’est point si simple, dit Rosny qui marqua bien à son ton qu’il n’avait pas appétit à en dire davantage.
— Si le roi, dis-je, est neutre, que vais-je faire en Paris ?
— Connaître plus précisément le déroulement de ce procès.
— Ceci, dis-je avec un sourire, est la mission à moi baillée par le roi. Et la vôtre, Monsieur de Rosny ?
— Connaître plus précisément les buts que se donnent les jésuites.
— Tâche énorme ! dis-je en écartant les bras, les deux sourcils levés.
— Mais circonscrite aux seules sûretés du roi.
— Ha ! Monsieur ! dis-je comme effrayé, comment l’entendez-vous ?
— Comme je le dis. D’aucuns gens contrefeignent de douter de la conversion du roi et prêchent toujours sa mort.
— Mais pourquoi, pourquoi ? s’écria M. de La Surie, si ému qu’il saillit de sa coutumière réserve.
— Pour ce qu’ils savent bien que Henri vivant, ils ne pourront jamais obtenir de lui l’éradication des huguenots de France par le fer et le feu. Ils ont conçu ce projet sanguinaire sous François Ier, et encore que quasi un demi-siècle se soit écoulé depuis, ils s’y tiennent encore. D’aucuns de ces gens d’Église, élevés pour la plupart dans la barbarie des collèges, y prennent un caractère dur et féroce. Ils ne le perdent jamais.
— Moussu, dit Miroul, dès que nous fûmes revenus sous notre tente et l’un et l’autre étendus sur nos paillasses, tout rêveux et songeards. Qu’êtes-vous apensé de ces deux missions ?
— Que je me serais bien passé de la seconde.
— Moussu, dit Miroul, vous êtes au roi, et non à M. de Rosny. Rien ne vous enjoint donc d’accepter celle-là.
— Hormis les obligations d’amitié et de gratitude que j’ai à l’égard de M. de Rosny. Hormis aussi le fait que je crois qu’il a raison de craindre : qu’on a jà attenté de tuer le roi, qu’on l’attentera encore, et même si le pape lui donne l’absolution. M. de Rosny n’est pas le seul à le dire et le croire.
— Cependant, vous n’allez à cette mission-là que d’une fesse.
— Nenni, j’irai des deux, mais le cœur dans les talons.
— Le cœur dans les talons ? Ha ! Moussu ! Voilà qui ne vous ressemble guère !
— Ce n’est pas la vaillance qui me manque, mon Miroul. C’est, je le crains, l’adresse et la finesse qu’il y faudrait.
— Ha ! Moussu, vous n’en manquez point !
— Pour l’ordinaire de la vie, oui-da ! Mais en ai-je assez, crois-tu, pour surjésuiter les jésuites ?
Lecteur, puisque me voilà de retour en Paris, je ne te veux point celer que je me sentis fort aise, après de longs jours passés sous la tente dans le camp de Laon, de retrouver mon logis du Champ Fleuri, lequel j’aime à proportion que j’en ai été privé si longtemps par les Seize et par Bahuet. Assurément, Henri Quatrième ne fut pas plus heureux de recouvrer sa capitale que moi de me remettre en la tranquille possession de mes lares domestiques.
Le lièvre, j’imagine, se plaît au terrier qu’il a de soi creusé, dont il connaît les tours, les recoins, les deux ou trois sorties sous des fourrés dissimulés. Il y dort, il y mignonne sa compagne, il y élève ses petits, il s’y sent remparé contre ses ennemis. Ainsi en va-t-il de nous, puisque de tous nos biens périssables, c’est assurément à notre maison que nous nous attachons le plus au cours de notre brève vie.
S’il t’en ramentoit, lecteur, j’avais acquis mon clair et beau logis de ville, grâce aux libéralités dont mon bien-aimé maître le roi Henri Troisième m’avait comblé pour me mercier de mes missions. Et ce logis possède, à vrai dire, toutes les commodités qu’on peut attendre en Paris d’un hôtel de la noblesse, et notablement sa proximité du Louvre que dans les plus grands embarras de charroi je peux atteindre, à cheval, en une demi-minute, et à pié en cinq. Et, belle provinciale qui lisez ceci avec une moue, si vous quériez de moi pourquoi pour un trajet si court je fais seller ma monture, je répondrais qu’assurément ce n’est ni paresse ni pompe, mais pour éviter de me crotter jusqu’aux genoux dans les rues fangeuses de la capitale.
La rue du Champ Fleuri à l’ouest et la rue du Chantre à l’est délimitent mon petit État, la première comprenant l’entrée principale, laquelle donne sur une cour pavée, où à dextre et à senestre se dressent mes écuries, et la remise pour ma coche et mon chariot. Et au-dessus desdites écuries, la grange pour le foin et les logements pour mes valets. Le lecteur se souvient peut-être que j’avais fort rehaussé le mur qui donne sur la rue du Champ Fleuri, pour ce que je craignais, m’encontrant très haï de la Ligue, d’être attaqué en ma demeure. Ce qui advint. Pour la même raison, La Vasselière y ayant aposté un mauvais garçon pour m’arquebuser, je loue, de l’autre côté de la rue, la maison vide de l’ancienne Aiguillerie, afin que de l’occuper par mes gens.
À la suite de la cour pavée que je viens de dire s’élève ma demeure, laquelle est distribuée, à peu de chose près, comme celle de Mme de Saint-Paul à Reims avec un escalier central qui dessert le premier et le deuxième, et un viret dans une tour d’angle qui dessert ces deux étages, mais aussi le troisième qui comporte les piécettes soupentées où dorment les chambrières. Chacune a la sienne, ce qui est tenu par elles à grand luxe et délices pour la raison qu’il est des hôtels de la noblesse où elles couchent à trois dans le même lit. Je vous laisse à penser la sorte de sommeil que les pauvrettes y trouvent !
Comme toutes les salles du deuxième étage sont en enfilade, j’ai choisi au deuxième pour ma chambre celle qui donne sur le viret, afin que d’en pouvoir saillir hors, sans avoir à passer par la chambre qui jouxte la mienne et qui est occupée par M. de La Surie. J’ai logé Louison juste au-dessus de moi au troisième étage, afin qu’elle puisse jouir du même viret, commodité que nous partageons, comme aussi parfois nos sommeils.
Sur l’arrière de la maison se trouve un jardin grandelet assez (pour Paris s’entend) entouré de murs et j’ai fait rehausser celui qui donne sur la rue du Chantre pour la raison que j’ai dite plus haut. Quant à la petite porte piétonne en plein cintre qu’on y voit, je l’ai fait façonner en chêne très épais, et si bien aspée de fer qu’il faudrait au moins un pétard de guerre pour en venir à bout.
Le jardin est très bien cultivé en potager. Et en appentis sur le côté du mur mitoyen exposé au sud, on trouve un poulailler, des clapiers, un bûcher, une remise pour les outils et un logement pour le jardinier. Au plus près de la maison, on découvre la margelle d’un inépuisable puits qui donne une eau fort claire et fort bonne, sans laquelle je n’eusse jamais acquis cette maison pour la raison que je tiens pour un dangereux poison l’eau de la rivière de Seine dans laquelle les riverains de la capitale déchargent bren, pisse et immondices, sans compter les cadavres des gens traîtreusement occis qu’on y voit quotidiennement flotter.
Le maître de ce jardin, et aussi des feux de la maison – car c’est lui l’hiver qui garnit les cheminées en bûches, les allume, les entretient et les nettoie – est le « pauvre Faujanet » (prononcez Faujanette à la mode périgordine) qui était à Mespech notre tonnelier. Mon père me l’a donné, quand l’âge a commencé à lui rendre malaisée la pratique de son métier, et j’oserais dire qu’il est fort heureux chez nous, sauf qu’il ne met jamais le pié hors, étant fort effrayé par une ville si grande et si vacarmeuse. Le « pauvre », dans l’expression « mon pauvre Faujanet » est une traduction du paure occitan et contient une nuance d’affection à laquelle l’intéressé est fort sensible, à telle enseigne que, l’ayant un jour par mégarde appelé « Faujanet » tout court, le « pauvre » quit de moi, l’œil inquiet et la lèvre trémulente : « Moussu, vous aurais-je en rien offensé ? »
Faujanet a peu à se glorifier dans la chair, étant noiraud de peau, blanc de poil, petit, estéquit et louchant quelque peu d’une gambe, une balle à Cérisoles ayant couru plus vite que lui : raison pour quoi, étant ancien soldat des armées de François Ier, il est respecté assez, maugré son âge, par Pissebœuf et Poussevent qui parlent d’oc aussi, quoique un oc un peu différent, étant gascons et je les ai ouïs se livrer à trois, assis en rond au jardin, pétunant dans de longues et noires pipes, à des joutes de récits épiques.
Faujanet est aimable comme on ne l’est qu’en Périgord, et dès qu’une chambrière s’approche du puits pour remplir une bassine, il accourt à rescous en clopinant, et mettant en branle la pompe de la main dextre, il pastisse de la main senestre les arrières de nos mignotes – ce que celles-ci souffrent sans rebéquer, tant il leur paraît honnête de permettre cette petite privauté à qui les soulage d’un labour.
J’ai balancé à lui permettre d’élever des poules comme quasi le font tous les Parisiens, pour ce que je craignais d’être désommeillé à la pique du jour par le coq, mais ayant observé que je l’étais de toute guise par ceux de mes voisins, et au surplus dès six heures, par toutes les cloches des églises avoisinantes, tintamarrant l’une après l’autre en la plus infernale noise, j’ai cédé à sa prière, à condition que le poulailler et les clapiers aux lapins fussent bâtis au fin bout du jardin.
Encore que je les aime prou, j’eusse préféré, en raison de leurs incessants aboiements, me passer des dogues, mais tant d’hôtels de la noblesse en Paris ont été nuitamment attaqués et pillés par les mauvais garçons de la cour des miracles (parfois avec mort d’hommes et forcement de filles) que, pour donner l’éveil, j’en ai acquis trois qui sont grands quasi comme des veaux et féroces assez. Je les tiens à l’attache le jour, mais les détache la nuit, un dans la cour pavée, et deux dans le jardin. Pour les mêmes raisons, mes gens, moi-même et M. de La Surie, ne dormons jamais que nous n’ayons à notre chevet armes blanches et pistolets chargés.
Quand j’ai bouté hors mon logis le funeste Bahuet, j’ai gardé à mon service son cuisinier, l’Auvergnat Caboche, lui trouvant bonne face, bonne lippe et bonne bedondaine. Le rôt et le pot qu’il nous cuit ont tenu les promesses de son apparence, et dès qu’il fut certain que je l’allais garder, il a quis de moi d’engager sa femme, Mariette, pour l’aider et l’aiser, et aussi pour « aller à la moutarde », comme on dit en Paris. À quoi elle excelle, étant fort bonne barguigneuse et ménagère de mes pécunes, autant qu’elle l’est des siennes. Mariette est petite assez, mais l’épaule carrée, le poitrail profond, le tétin dur, l’œil noir, la dent belle et la bouche fort large, dont jaillit un torrent de paroles véhémentes quand elle querelle un chaircutier ou un boucher sur sa pesée.
J’ai peu l’usance de ma coche, mais prou de mon chariot, le dépêchant quand et quand pour quérir du fourrage au proche quai au foin (ainsi nommé parce que de grandes barques venant des villages d’amont et descendant la rivière de Seine, apportent quotidiennement leur provende aux cent mille chevaux de Paris). Et Caboche, me faisant observer que pour dégager mon chariot sans dol ni dommage des épouvantables embarras de Paris, il me fallait un bien autre homme qu’un cocher de bric, de broc et de raccroc comme Poussevent, je ne manquais pas d’en tomber d’accord, tant est qu’il me présenta un sien cousin nommé Lachaise, fraîchement advenu de son village d’Auvergne, lequel, étant grand et herculéen, menait ses lourds chevaux de trait, me dit Caboche, « comme un attelage de papillons », et claquait son fouet avec une émerveillable adresse, et pas seulement sur ses chevaux : talent précieux en Paris où les cochers sont de fort querelleux coquins. J’engageai Lachaise, dès que j’eus jeté l’œil sur lui.
La Montpensier ayant par caprice ou méchantise (ou les deux à la fois) jeté à la rue son géantin laquais lorrain Franz (dont le lecteur se ramentoit qu’il m’avait sauvé des sanguinaires attentements de sa maîtresse, en merciement de quoi je l’avais nourri durant le siège de Paris), je l’engageai incontinent, ainsi que sa liebchen, Greta. Il fait pour moi quasiment office de majordomo, mais uniquement en ma demeure, son autorité ne s’étendant ni sur le jardin ni sur les écuries, la raison en étant qu’elle ne serait pas acceptée de Faujanet, ni de Pissebœuf ni de Poussevent, pour ce que Franz n’est pas ancien soldat, et ne parle pas d’oc, étant lorrain. Mais il fait merveille avec les chambrières, étant avec elles tout ensemble poli, ferme et incorruptible, sa fidélité à Greta le cuirassant contre les souris, les mines et les moues. Je l’ai logé avec sa femme dans l’ancienne Aiguillerie, laquelle fait face, comme j’ai dit, à ma porte cochère dans la rue du Champ Fleuri, et à la nuit, il se rempare fortement, étant bien garni par mes soins de mousquets et d’armes blanches. En outre, mes deux pages couchent au rez-de-chaussée de la même Aiguillerie, et l’un et l’autre, tout béjaunes qu’ils sont, ont prouvé sous les murs de Laon combien ils étaient vaillants et expéditifs.
Il leur faudra l’être prou, et Franz aussi, si les marauds nous donnent une nuit l’assaut pour nous piller, car l’ancienne Aiguillerie me tenant lieu, pour ainsi parler, de poste avancé, c’est eux qui prenant ces vaunéants à revers échangeront avec eux les premières mousquetades.
Guilleris ayant encontré la mort en la bataille d’Ivry et Nicolas m’ayant quitté peu après pour assister sa mère, devenue veuve, dans le ménage de sa terre, ces deux pages que j’ai dits, Thierry et Luc, sont nouveaux en mon emploi, et pour la beauté, la turbulence, l’effronterie et l’appétit au sexe, ils valent bien leurs prédécesseurs. M. de La Surie a sur eux la haute main, laquelle, à l’occasion, s’appesantit sur eux et les amène à subir et le fouet public, et le cachot. Comme j’ai dit jà, je ne soumets pas mes gens à ces châtiments-là. Mais Thierry et Luc sont de bonne maison, étant issus de parents nobles, lesquels me sauraient fort mauvais gré de leur épargner la baguette. Interdiction étant faite à nos deux coureurs de cotillons de faire les zizanieux avec nos chambrières, ils volètent en leurs moments de loisir dans la rue du Champ Fleuri et les rues circonvoisines. Et j’ai ouï dire qu’ils ne laissent pas d’y trouver qui-cy qui-là d’accueillantes corolles.
Puisque nous sommes sur ce chapitre, j’aimerais avouer ici que je n’ai jamais bien entendu pourquoi notre sainte religion attachait un tel prix à la chasteté, laquelle est si éloignée des voies de la Nature qu’il est quasi impossible de se soumettre à ses exigences. Tant est qu’à la parfin, il y a deux morales, l’une que l’on professe dedans l’Église, et l’autre que l’on pratique hors l’Église, et parfois sans aller plus loin que le presbytère…
J’ai toujours observé que la continence rend les gens amers et marmiteux, griffus souvent, impiteux parfois au prochain. Aimant, quant à moi, être entouré de faces gaies, je ferme l’œil sur bien des choses qui eussent fait sourciller l’oncle Sauveterre. Mais quoi ! comme disait Cabusse, « c’est par trop brider la pauvre bête ! ».
Le lecteur, se peut, se ramentoit qu’Héloïse s’étant présentée à moi pendant le siège de Paris quasi mourante de verte faim, j’avais cédé aux sollicitations de Pissebœuf, Poussevent et Miroul qui avaient autant appétit à elle qu’elle avait appétit à partager notre pain. Cependant, Miroul, la paix revenue, étant anobli par le roi et devenu M. de La Surie, avait estimé que M. de La Surie ne pouvait, comme Miroul, se contenter de grappiller la même grappe que ses valets. Et dès notre retour de Reims, Guillemette étant inconsolée de l’advenue de Louison, il avait su la persuader qu’à défaut d’un marquis, elle se pouvait contenter d’un écuyer. Quant à Lisette qui, comme on s’en ramentoit, fut pendant le siège en grand danger d’être forcée, égorgée, rôtie et mangée par des lansquenets, je ne l’ai prise à mon service, comme bien sait le lecteur, et comme Doña Clara me le reprochait souvent, que pour accommoder mon grand et intime ami, Pierre de L’Étoile.
Si le lecteur veut faire avec moi le compte de mes servantes, il arrivera au chiffre de six : Héloïse, Lisette, Guillemette, Louison, Mariette et Greta. Et pour les hommes au chiffre de huit : Faujanet, Pissebœuf, Poussevent, Franz, Caboche, Lachaise et mes deux pages, Thierry et Luc. J’entends bien que mon lecteur va trouver que mon domestique, montant à peine à quatorze personnes, est assez peu étoffé pour un marquis. Cela est vrai. Mais j’ai souvent observé que tant plus un gentilhomme avait de serviteurs, tant plus mal il était servi. Et je m’encontre fort hérissé, quant à moi, de voir dans les hôtels de la noblesse ce pullulement de laquais effrontés qui ne sont là que pour la montre et la vanité, et qui, loin de contribuer au bon ménage du service, ne font, bien au rebours – comme les inutiles bourdons d’une ruche –, que le gêner par leur nombre, leur balourdise et leur paresse.
Chacun, en mon logis, a son office, ses devoirs et son capitaine. Franz commande en ma demeure aux serviteurs du dedans. M. de La Surie aux serviteurs du dehors. Pour moi qui suis le roi en ce petit royaume, je juge, en dernier ressort, les délits. Mais ma clémence est à la mesure de mon pouvoir qui est immense, puisque je peux, en désoccupant ces pauvres gens, les condamner quasiment à la famine. C’est pourquoi Franz ou M. de La Surie ayant parlé aux délinquants, avec de grosses dents et un front sourcilleux, je peux me permettre, moi, quand ils comparaissent devant moi, pâles et trémulents, de les réprimander, comme disait non sans exagération Doña Clara, avec « un sourire aimable et de cajolants regards ».
Il est vrai qu’elle n’avait en l’esprit que les chambrières, dont sa jaleuseté avait pris ombrage. Mais encore qu’affectant un autre ton avec les hommes, je ne suis pas avec eux plus escalabreux, opinant comme le roi mon Maître « qu’on attrape mieux les mouches avec une cuillerée de miel qu’avec vingt tonnes de vinaigre ». Je n’ai, de reste, pas observé que la baguette et le cachot, exigés de moi par leurs parents, aient beaucoup tempéré mes pages. Tout le rebours. Michel de Montaigne me dit un jour à Blois que, visitant un collège, il n’y avait ouï que « cris, et d’enfants suppliciés, et de maîtres, enivrés en leur colère, les guidant d’une trogne effroyable, les mains armées de fouets ». Pas plus que lui je ne crois en la vertu du bâton. Et quant à mes enfants en Montfort l’Amaury, plutôt que de les jeter en ces infernaux collèges, je les ai fait nourrir aux lettres en ma demeure par des régents humains.
Je ne donne pas à mes gens des gages plus élevés que dans d’autres maisons mais je les en garnis au moins tous les mois, tenant pour un infâme abus de ne leur pas verser un liard des années durant, comme font en ce royaume tant de hauts seigneurs et de chrétiennes dames, arguant qu’il n’est pas besoin de leur graisser le poignet, puisqu’ils se le graissent de soi en nous volant. Mais n’est-ce pas justement les pousser aux quotidiens larcins que de les réduire à cette extrémité que de ne pas avoir un seul sol en l’escarcelle, leur donnant au surplus l’exemple du malfait en ne leur baillant pas leur dû ?
Ce qui me rebèque et m’aggrave, touchant mes gens, ce n’est point tant leurs gages, que je tiens à petit débours, ni leur envitaillement en munitions de gueule (faisant venir celles-ci pour la plus grande part de ma seigneurie du Chêne Rogneux) mais l’obligation où je suis de les vêtir en ruineuses livrées à mes couleurs, galonnées d’or et chamarrées, et de me faire suivre d’eux partout et en particulier au Louvre, où je serais fort déprisé si je venais seul. Le roi me donne-t-il jour, pour un entretien qui va durer cinq minutes, je ne peux que je n’aille jusqu’à sa porte avec M. de La Surie, Thierry et Luc, Pissebœuf et Poussevent, Lachaise et Franz, tous en leurs rutilantes vêtures. Et encore ne serait-ce que bien peu pour un marquis qu’une suite de sept hommes, si par bonheur Franz et Lachaise n’étaient si géantins qu’ils compensent, pour ainsi parler, en hauteur ce que mon escorte défaut en longueur.
Voici, lecteur, le portrait de ma maison de ville, la nomenclature de mon domestique, et je l’ose ainsi appeler, la philosophie de mon ménagement. Je ne suis pas sans apercevoir que ce tableau serait plus touchant si mon épouse et mes enfants y figuraient. Leur éloignement a été de prime voulu pour leurs propres sûretés pour la raison que depuis l’établissement de la tyrannie des Seize en Paris, je n’y ai pu mettre le pié que sous une déguisure. Mais l’entrée du roi en Paris, encore qu’elle rendît possible son retour, n’a pu engager Angelina à revenir en la capitale, se peut parce que l’estrangement qui s’est creusé entre nous après la mort de Larissa n’a pu se combler tout à plein – le doute subsistant en moi, et le ressentiment en elle –, se peut aussi pour ce que mes continuelles missions m’appelant hors Paris, Angelina, en mes absences, se sent moins solitaire à la campagne qu’à la ville, aimant fort ma seigneurie du Chêne Rogneux, et l’affection dont Gertrude, Zara et mon gentil frère Samson quotidiennement la confortent.
Quand mon amour s’est déclose en sa première fleur, elle me parut si forte que je n’ai jamais pensé en arriver à ce prédicament. M’y voici, cependant. J’en ai de prime immensément pâti jusqu’au jour où le pâtiment lui-même a cessé, me laissant comme étonné de sa disparition. Encore que la vie que je mène soit fort éloignée de celle que je m’étais donnée pour but, ou pour rêve, je me suis accommodé à elle. Cependant, combien que mon âge ait passé quarante ans, je ne sais si je dois dire encore comme le poète Marot : Je résigne ce don d’amour, qui est si cher vendu, puisqu’il se peut bien que sa cherté – j’entends tout à la fois les délices et le dol – en fasse tout le prix aux yeux des hommes. Je me suis parfois apensé que ma vie serait morne et resserrée, si mon cœur ne devait plus jamais toquer en mon poitrail que dans les surprises de l’action, ou les petites licences que l’action paraît traîner après soi.
La première personne que j’avais appétit à voir en Paris était mon cher et vieil ami le révérend docteur médecin Fogacer – lequel avait été, en mes vertes années, mon régent en l’École de médecine de Montpellier, m’y ayant nourri, comme il aimait à dire, « aux stériles mamelles d’Aristote ». La raison en était que Fogacer, quoique athéiste et sodomiste, et par là promis deux fois au bûcher, s’il n’avait été si prudent, remplissait auprès de Mgr Du Perron l’office de médecin particulier, et encore que sa principale mission consistât à régler le flux et l’obstruction des difficiles digestions de l’évêque, il avait l’œil trop aigu et l’oreille trop dardée pour ne pas faire sa provende de tout ce qui se disait et murmurait en son entourage.
Je m’enquis de sa demeure à la Cour où il comptait de nombreux amis, ayant été (comme moi-même) un des médecins d’Henri Troisième, et apprenant qu’il avait son logis en la rue de la Monnaie – laquelle est sise derrière l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois –, je lui dépêchai mon page Thierry avec un billet quérant de lui qu’il voulût bien me recevoir après la repue de midi. À faire le vas-y-dire, Thierry mit bien deux heures là où une demi-heure eût suffi, mais je n’eus pas le cœur à le tancer, tant le poulet qu’il me rapporta était délectable et fogacérien.
Mi fili[15]
Que si tu me viens visiter sur le coup de trois heures (ma siesta comme celle de mon ancilla formosa[16] étant quasi sacrée) tu me trouveras tout ouïe ou plutôt toute langue, ta curiosité, je gage, autant que ton amitié, t’amarrant à mon bord. Or, tu le sais, mi fili, me solliciter pour jaser, c’est piscem natare docere[17], tant ma constitution m’y dispose. Accours donc, fils. Tu me trouveras et m’oiras dicenda tacenda locutus[18] et meshui, comme toujours, ton très fidèle et affectionné serviteur.
Fogacer.
Ayant lu ce poulet, je le tendis, riant, à Miroul qui, à son tour, s’en ébaudit, tant il ressemblait à celui qui l’avait écrit, lequel « sur le coup de trois heures » nous accueillit en son petit, mais commode, logis de la rue de la Monnaie, long, mince et gracieux en sa vêture noire, le bras arachnéen, la gambe interminable, et quant à la face, encore que les années eussent mis en son cheveu plus de sel que de poivre, juvénile encore par je ne sais quel air folâtre qui se jouait dans son sourcil relevé diaboliquement vers les tempes et son lent, connivent et sinueux sourire.
— Hami fili ! dit-il, c’est pitié que tu sois si vaguant et voguant par monts et vaux à courre qui-cy qui-là à faire le commandement du roi, car cela me robe trop souvent le plaisir d’envisager ta claire face ! Monsieur de La Surie, serviteur ! Prenez siège, de grâce !
— Révérend Docteur médecin, dit La Surie, de grâce appelez-moi Miroul, puisque vous m’avez sous ce nom connu.
— Et estimé prou, Miroul, dit Fogacer avec un gracieux salut. Holà, Jeannette ! Apporte-nous un flacon de ce bon vin de messe que le sacristain de Monseigneur t’a baillé !
— Mais est-ce la même Jeannette que j’ai vue chez vous à Saint-Denis ? dis-je, fort étonné.
— Point du tout, dit Fogacer, c’est une autre. Le mauvais des Jeannettes, c’est qu’elles vous doivent quitter, dès qu’elles ont plus de barbe au menton que leur cotillon n’en peut honnêtement souffrir.
— Mais n’est-ce pas crève-cœur, dit M. de La Surie, la face imperscrutable, de se séparer d’une bonne chambrière ?
— C’est grand dol, assurément, dit Fogacer en haussant son sourcil noir, effilé et comme peint au pinceau, mais qu’y peux-je ? Je n’ai pas fait le monde, lequel, en revanche, m’a fait tel que je suis – et tel, ajouta-t-il en rejetant la tête en arrière avec un air de défi, je m’accepte ! Mais assez là-dessus ! Mi fili, j’ai ouï sur toi d’étranges choses.
— À savoir ?
— Que tu fus connivent à la meurtrerie de Saint-Paul par le Guise.
— Connivent est trop dire ! Mais je n’ai pas gêné l’épée du petit duc.
— On dit aussi que Mme de Saint-Paul, dont tu avais pourtant sauvé et la vie et les biens, t’a cruellement rebuffé.
— Vrai.
— Mais qu’elle a, pressée par toi, rendu Mézières au roi.
— Vrai encore !
— Et qu’enfin, tu lui as enlevé la plus accorte de ses servantes.
— Ventre Saint-Antoine ! m’écriai-je, béant, comment sais-tu cela, Fogacer ? La nuit tombait, quand j’ai avec Louison atteint Paris, et nul à la Cour ne connaît son advenue céans.
— L’Église, dit Fogacer gravement, sait plus de choses que la Cour. Et je suis en quelque sorte d’Église, veillant de près sur les saints boyaux d’un évêque.
— Il se peut Moussu, dit La Surie en me jetant un œil, qu’un homme de votre escorte ait jasé, et que cette jaserie ait été ouïe, les oreilles de nos prêtres étant si longues.
— Les miennes aussi sont longues, dit Fogacer avec son sinueux sourire. Et ma langue le peut devenir aussi, si mes amis la sollicitent. Parle, mi fili. Je te vois les joues quasi gonflées de questions.
— D’une seule, Fogacer ! dis-je en souriant. D’une seule, mais de taille ! Qu’es-tu apensé des jésuites ?
— Benoîte Vierge ! dit Fogacer en levant le sourcil, les jésuites ! Dans quel nid de frelons te vas-tu derechef fourrer ?