— Ne l’écrasez pas ! dit Felipe vivement, vous tacheriez le mur !

L’araignée dut se sentir elle-même hérétique sur la blancheur dudit mur, car elle tâcha de s’enfuir vers le haut, mais avant qu’elle n’atteignît le plafond, un grand diable de moine fut félice assez pour la saisir prisonnière dans sa main. Après quoi, il saillit incontinent de la sacristie et, j’imagine, attendit d’être dans la cour pour livrer sa proie aux puissances des ténèbres.

Cette scène, qui fut longuette assez, provoqua une sorte de scandale effrayé auprès des assistants, et tout le temps qu’elle dura, je ne vis sur aucune face l’ombre d’une gausserie ou d’un sourire.

— Sire, dit le prieur comme pour se racheter de la faute qu’il avait commise en ne gardant pas sa basilique aussi propre et impollue qu’elle eût dû l’être, nous venons de recevoir une relique de saint Vincent Ferrer et une autre de saint Sébastien. Désirez-vous les voir ?

— Avec joie et vénération, dit Felipe d’une voix faible, l’indignation qu’il avait ressentie à la vue de l’araignée l’ayant d’évidence fatigué.

Le prieur apporta alors un paquet étroitement ficelé qu’il entreprit avec tant de gaucherie d’ouvrir qu’un des gentilshommes du roi, voyant l’impatience de Sa Majesté, voulut l’y aider. Mais Felipe, d’un sourcillement terrible, l’arrêta, comme s’il allait commettre un sacrilège et, d’un geste, ordonna à son confesseur de suppléer à la maladresse du prieur. À la parfin, le paquet fut déclos et un os apparut, long et jaunâtre qui, à la distance où j’étais, me parut être un humérus.

— Sire, dit le prieur avec un profond salut adressé mi au roi mi à la Sainte Relique, ceci est le bras de saint Vincent Ferrer.

— Droit ou gauche ? dit le roi, en tournant et retournant l’humérus avec respect dans ses mains tordues par la goutte.

— À la vérité. Sire, je ne saurais le préciser, dit le prieur d’un air infiniment penaud.

— Don Juan Gomez ? dit Felipe en se tournant vers le médecin de la chambre…

Don Juan Gomez s’approcha de l’humérus et, l’ayant inspecté mais sans oser y porter la main, dit avec un certain air de pompe :

— Droit, Sire.

J’eus le sentiment qu’il se trompait et, dans la suite, quand je vis la relique de plus près, j’en fus certain.

— Sur l’étiquette, dit Felipe, perpétuant l’erreur de Don Juan Gomez dans les siècles des siècles, marquez bien, de grâce : « Bras droit de saint Vincent Ferrer. »

La seconde relique était plus petite : c’était l’os du genou de saint Sébastien : saint que Sa Majesté tenait en particulière vénération pour ce qu’il lui semblait – d’après ce qui me fut dit – avoir ressenti dans ses membres, en raison de sa goutte, des lancinements aussi doulants que ceux du saint percé par les flèches impies.

— Monsieur le prieur, dit-il, veillez à ce que ces deux reliques fassent partie du reposoir que je veux avoir sous mes yeux dans ma cellule… Je vous dirai la place précise qu’il vous faudra attribuer dans chaque chapelle de la basilique aux autres reliques que j’ai vues céans…

Ayant dit, il aperçut, ou contrefeignit d’apercevoir pour la première fois Don Cristobal et moi-même et, de sa main déformée, fit signe à son grand chambellan de s’approcher, lui parla à l’oreille et, sur un hochement de tête de celui-ci, lui commanda à voix haute de m’aller chercher. Je m’approchai alors de la litière, la tête inclinée, le visage révérend, les yeux baissés, et je me génuflexai, Felipe s’excusant de ne pouvoir me donner sa main à baiser, celle-ci étant si douloureuse.

— Marqués, me dit-il d’une voix faible, mais très précisément articulée, êtes-vous dépêché auprès de moi en tant qu’ambassadeur permanent ou ambassadeur extraordinaire ?

— Extraordinaire, Sire, n’ayant reçu de pouvoir que pour vous présenter le point de vue de mon maître le roi Henri Quatrième sur l’affaire du marquisat de Saluces.

— Je vous ois, dit Philippe, ses yeux pâles ne quittant pas ma face.

Je lui fis alors, en termes succincts, l’exposé de la question que j’avais eu tout le temps, aidé par Fogacer, de polir et de repolir en bon castillan.

— Marqués, dit Philippe II quand j’eus fini, le marquisat de Saluces, depuis sa création en 1142, n’a pas cessé d’être une pomme de discorde entre l’Autriche, le duché de Savoie et le royaume de France, ayant été successivement vassal de ces trois pays jusqu’au jour où le roi de France, Henri II, l’annexa. Mon gendre, le duc de Savoie, peut donc prétendre qu’il a rétabli sur le marquisat les droits de la Savoie en l’occupant en 1588. Raison pour laquelle, Marqués, on n’a pu s’entendre sur ce point en négociant avec votre pays le traité de Vervins.

Combien que Felipe s’exprimât d’une voix faible et d’un air fort las, je fus très frappé de constater qu’il avait conservé ses mérangeoises intactes et aussi, sans nul doute, ses haines, car il avait parlé du royaume de France et votre pays sans jamais nommer mon maître, que même l’absolution papale n’avait pas à ses yeux lavé du péché d’hérésie.

— En outre, reprit Felipe, on a requis Sa Sainteté de trancher et elle s’y est refusée, preuve sans doute que le Droit en cette affaire lui est apparu douteux.

— Sire, dis-je alors, il serait infiniment navrant que le marquisat devînt un casus belli entre mon maître, Henri Quatrième, roi de France et de Navarre (je ne manquai pas, comme bien on pense, de lui donner tous ses titres avec une bravura digne d’un Espagnol) et Son Altesse Charles Emmanuel premier, duc de Savoie (je ne pouvais faire moins, en contrepartie, pour ce petit vautour), alors même que mon maître propose au duc de lui laisser le marquisat contre quelques territoires à leur frontière commune.

— Marqués, dit Felipe en fermant les yeux, nous en reparlerons plus à loisir, si du moins Dieu m’en laisse le temps.

Cette réplique de Felipe II m’embarrassa fort, car tout en me laissant prévoir un rejet des propositions françaises, il ne les rebutait pas tout à trac, fidèle en cela à cette manie prudente et temporisatrice qui lui avait valu tant de déboires dans sa politique européenne. J’en étais céans la première victime. Car dès lors que Felipe m’avait dit : « Nous en reparlerons », je ne pouvais plus le quitter pour retourner en France, tout assuré que j’étais qu’il ne changerait pas d’avis et doutant de reste, à considérer l’état dans lequel je l’avais vu, qu’il aurait jamais la force de me recevoir à nouveau. Je me trouvais donc condamné à demeurer inutilement à l’Escorial – dans ce lieu par essence funèbre – jusqu’à la terminaison de son agonie.

Je n’ai pas vu la Cour espagnole en Madrid et je ne peux donc dire si elle s’y ébaudissait, mais je l’ai vue à l’Escorial et je peux assurer qu’elle s’y ennuyait à ses ongles ronger, les dévotions étant si accaparantes et nul jeu ni desport ne venant prendre le relais. En outre, la rigidité de l’étiquette corsetait à ce point les esprits qu’elle rendait la conversation difficile ; et d’autant que les dames ne jouent pas céans le même rollet qu’en France où, tout en étant dans le principe sujettes, elles sont reines de fait. Elles ne paraissent être ici que pour la montre, bien parées, mais dérobant le bas du visage, non point comme les Mauresques par un voile, mais par un éventail (derrière lequel elles échangent des murmures entre elles) et qui ne laisse voir que leurs yeux, lesquels sont superbes et très parlants. Les miens scrutaient souvent les leurs dans l’espoir de distinguer, parmi elles, Doña Clara. Mais j’y faillis toujours : d’où je conclus que ce n’est pas, comme nous croyons, par le regard qu’une femme se reconnaît, mais par sa bouche.

Aux gentilshommes qui, comme moi, n’aiment guère la chasse (sauf dans ma seigneurie pour écarter les nuisibles du poulailler et des récoltes), il ne restait plus que les galopées sur la Ilanura, l’escrime et les repues. Et pour celles-là, lecteur, les moines les faisaient bi-quotidiennement pantagruéliques, avec melons, chapons rôtis, brochettes de foie, salmis d’oiseaux, langue de bœuf, gigot fumé, sans compter les gelées et confitures dont ils avaient en leurs armoires d’innumérables variétés. Voilà qui va bien pour les religieux qui n’ont que ce plaisir-là, mais comme mon maître Henri Quatrième, j’enrage de voir des hommes se condamner eux-mêmes à devenir bedondaineux ou podagreux en engloutissant ces monceaux de viande. Je sais bien que d’aucuns médecins tiennent que la podagre est héréditaire et j’ai ouï dire à l’Escorial qui si Felipe II avait la goutte, c’est que son père, Charles Quint, l’avait eue avant lui. Ce que je décrois, tenant pour probable que Felipe aurait pu échapper à cette malédiction s’il avait été plus frugal en sa diète, je n’ose dire « monacale », après ce que j’ai vu céans…

Pour moi, ces énormes repues, dont pourtant je n’avalais pas le dixième, m’alentissaient, m’alourdissaient et me mélancoliaient. Et je ne vois pas très bien à quoi elles me rendaient propre, sinon à sommeiller à demi sur mon siège à vêpres dans la basilique tandis que, fasciné par les chandelles de l’autel, abêti par l’encens, et l’oreille bercée par les psalmodies des choristes, je me sentais benoîtement vide de toute pensée et volition. J’ai toujours imaginé, quant à moi, que si les stalles des chanoines, dans les chœurs des cathédrales, avaient un dossier et un accoudoir, c’était pour les empêcher, au moins par trois côtés, de se verser à terre quand le sommeil les gagnait.

M’encontrant de présent dedans la basilique à mes assoupies dévotions et les vêpres terminées, je n’eus que peu de pas à faire pour descendre (avec Don Luis qui voulut bien me servir de cicerone) dans une crypte qu’on appelle el Panteon de los Reyes[116] et qui est composée de trois salles : l’une où, par une curieuse hiérarchie, sont enterrés les infants et infantes qui n’ont pas eu de descendance couronnée. L’autre qu’on appelle el pudridero, en français, mais plaise à ma belle lectrice de ne s’effrayer pas de ce vocable réaliste : le pourrissoir, où les cadavres reposent pendant cinq ans. Après quoi, rendus putrides, ils sont dignes d’être admis dans la troisième salle. Ces morts royaux ne sont ni autopsiés ni embaumés, pour la raison, j’imagine, qu’il serait sacrilège d’y porter la main et d’attenter, en outre, de les préserver de leur sort puisque, étant poussière, ils doivent retourner à la poussière…

— On eût pu croire, dit Don Luis, lequel, combien que nous fussions seuls en la crypte, me parlait en italien et sotto voce, qu’étant lui-même poussière, Felipe, pénétré d’humilité chrétienne, allait désirer pour lui et les siens les plus modestes tombes, mais tout le rebours ! Voyez, poursuivit-il avec un mouvement circulaire de sa main gantée, ces tombeaux magnifiques, où le marbre le dispute au jaspe et le jaspe au porphyre, ces ors ! ces bois précieux ! ces cristaux ! ces lustres vénitiens ! et au-dessus de cette crypte, cette basilique qui n’a été construite que pour elle, et autour de cette basilique, cette abbaye qui n’a été bâtie que pour assurer aux cadavres royaux des messes perpétuelles : trente ans d’efforts démesurés, des dizaines de milliers d’ouvriers, des millions d’heures de labeur, des milliers de doublons et pour quoi ? Pour un caveau !

— Mais, dis-je, l’Escorial n’a été terminé, comme vous me l’avez dit, qu’en 1574. Où se trouvaient donc ces corps avant qu’on les mît là ?

— Ha, Marqués ! Rassurez-vous ! Ils n’étaient pas à la rue ! On les avait déjà fort bien logés ! Charles Quint reposait au monastère de Yuste ; sa femme Isabelle, et son second fils Don Fernando, dans la cathédrale de Grenade ; sa mère, Jeanne la Folle, au château de Tordesillas ; sa sœur, la reine de Hongrie, et son troisième fils, Don Juan, à Valladolid ; son autre sœur en Estramadure. Il fallut donc céans les transférer de tous les coins du royaume et, Marqués, si vous vous êtes apensé que cela se fit discrètement, vous ne connaissez point le roi ! La mort, pour Felipe, c’est la grande affaire de la vie ! Il régla cette translation funèbre avec la plus exquise minutie et elle s’accomplit avec pompe, avec faste, dans des litières tendues de deuil, empanachées de noir, au milieu d’une armée de prêtres et de moines, de clercs, de dignitaires, de cavaliers, de soldats en armes, lesquels il fallut, en chemin, reposer et nourrir…

— Assurément à grand débours, dis-je.

— Mais dont Felipe, étant aussi chiche que fastueux, noulut porter le poids. Raison pour quoi il fit à deux évêques et à deux Grands d’Espagne l’immense honneur de leur confier ces convois, à charge pour eux d’en assumer les frais… Pour lui, il ne paya de ses deniers que l’énorme catafalque drapé de velours noir et de brocart d’or qu’il fit dresser devant l’Escorial.

— Et pourquoi devant, et non dedans ?

— Mais pour que la multitude pût venir prier devant les cercueils royaux sans entrer pour autant dans l’Escorial quelle eût souillé de sa caresse. Vous savez comme nous aimons la propreté céans…

— Et la multitude vint ?

— Assurément ! Qui aime davantage la pompe que le peuple ? Les cloches sonnant le glas ! Les escopettes tirant des salves ! Les messes chantées ! Les messes pontificales ! Les messes basses ! Cette journée où, à la parfin, tous les cadavres royaux furent rassemblés, vit une orgie de requiems ! Par le malheur, le diable gâta tout…

— Le diable, Don Luis ?

— Ou son souffle, si vous préférez. Car tout soudain, à la vesprée, le vent du nord s’éleva, si féroce que même la barrière du Guadarrama faillit à l’arrêter. En un clin d’œil, l’immense catafalque devant le monastère fut arraché ! Les velours, les brocarts déchirés et dispersés ! les bois qui les soutenaient cassés et effondrés !…

Ayant dit, Don Luis m’envisagea œil à œil et rit, mais silencieusement, ses lèvres s’écartant sans noise sur ses dents blanches, et un brillement de dérision apparaissant dans son œil noir.

— Il se peut, reprit-il, que je me trompe et que le diable n’y fût pour rien. Que fit le vent du nord, après tout, sinon dépouiller le catafalque de sa pompe et de sa gloire ? Or, qui nous enseigne le dépouillement, sinon le Christ ?…

Dans les jours qui suivirent, je n’eus de nouvelles du royal malade que par Don Luis et elles furent mauvaises assez pour m’ôter le dernier espoir d’une nouvelle entrevue, aiguisant d’autant plus mon appétit à fuir l’Escorial et à regagner une France qui, ni en Angleterre du temps de ma mission avec le pompeux Pomponne ni en Italie dans mon palais cardinalice, n’avait paru si douce à ma remembrance. En bref, je me languissais à périr dans ce mausolée, d’où toute vie, toute joie paraissaient exilées, orphelin, au surplus, que j’étais de ce commerce féminin qui s’encontre pour moi tout aussi nécessaire que le pain et le lait. Mais, lecteur, les grandes dames étant si bien gardées par l’étiquette et par leur éventail, l’idée même qu’une pasticciera pût vivre dans ces funèbres murs était de soi d’une improbableté parfaite, maugré le culte que le maître des lieux vouait à Marie-Madeleine. Mais il l’aimait morte, repentie, sanctifiée, et non pas vive et chaleureuse…

Quant à Doña Clara, dont le nom, à mon advenue céans, n’avait pas été sans réveiller en moi un désir inassouvi, j’avais tout de gob tué dans l’œuf en moi cet oisillon, avant même qu’il brisât sa coquille, me disant que si la dame avait voulu me voir à Rome où elle l’eût pu si commodément, à plus forte raison s’y refuserait-elle meshui sous l’œil émoulu des moines : cent Argus ayant cent yeux chacun ! Et d’autant que la pauvrette, à qui, semblait-il, le palatial caveau de l’Escorial ne suffisait pas, appétait de présent à s’ensevelir plus profond encore dans un couvent.

À la parfin, l’envie de quitter à jamais l’Escorial me démangea si fort que je m’en ouvris à Don Luis.

— Gardez-vous, me dit-il sotto voce, de départir avant que le roi rende à Dieu l’âme que vous savez. Vous offenseriez mortellement et le roi et le prince héritier et les Grands de la Cour, car votre départir voudrait dire que vous préjugez de sa mort : ce que nul n’ose faire céans, sauf dans le secret de son cœur.

La Surie et Fogacer confortant l’avis de Don Luis, je renonçai à rebrousse-cœur à ce projet qui, pour en parler à la franche marguerite, ne m’était pas paru à moi-même fort sage dans l’instant même où je le caressais. Don Luis ne m’ayant rien su dire de très précis sur l’état de Felipe, pour la raison qu’il ne connaissait l’évolution de son intempérie que par le rapport de son valet de chambre, je dressai l’oreille quand Fogacer me vint annoncer un soir que le médecin de la chambre, Don Juan Gomez, qui avait étudié à l’École de médecine en Montpellier, l’avait reconnu pour son procurator studiosorum[117] et l’avait appelé peu après en consultation auprès du roi.

— Ha, dis-je, mon ami ! Éclairez-moi, de grâce ! Comment va-t-il ?

— Fort mal. La fièvre est forte. Les membres sont raidis, tordus, gonflés, doulants. Une tumeur est apparue à la cuisse senestre un petit au-dessus du genou. On l’a ouverte et du pus s’en écoule continuellement. En outre, la curation est stupide : on lui a interdit de boire. Ces médicastres sont de ceux qui opinent que tant plus on fait du mal au patient, tant plus on lui fait du bien. Comme si ses maux propres ne lui suffisaient pas, on a administré à Felipe un bouillon sucré qui lui a donné une irrépressible diarrhée. Et comme chaque fois qu’on le touche, il pousse des huchements déchirants, on a renoncé à changer ses draps et il demeure étendu sur le dos au milieu de son pus et de ses matières… M’est avis que maugré ses cris, il eût fallu le soulever pour le changer de coite. Mais personne ne l’ose. Il est le roi encore et s’y refuse obstinément. Ce qui chez un homme si propre ne laisse pas que de me surprendre.

— Pourquoi fait-il cela, à votre sentiment ?

— J’imagine qu’il se veut mortifier par sa propre puanteur. Il est tout à son salut, prie sans cesse, exige de tous des prières, se fait porter à tour de rôle devant les yeux toutes les reliques de ses saints, commande qu’on lui lise tous les textes sacrés où il est question de pardon et il se délecte d’ouïr, récitées par son confesseur, les plaintes de Job sur son fumier. Mi fili, les connaissez-vous ?

— Je les ai sues.

— Homme sans mémoire, oyez : « L’humeur ardente de mes plaies a dévoré les jointures de mes doigts, de sorte qu’ils se sont anéantis. Le Seigneur m’a percé dedans mes os et mes veines n’ont point de repos. Ma chair est couverte de vermine, ma peau se crevasse et se dissout. Il m’a jeté dans la boue et je ressemble à la poussière et à la cendre. » Mais quant à la poussière et à la cendre, poursuivit Fogacer, l’image ne se trouve guère appropriée, le sec n’étant guère odorant, alors que la putréfaction de la coite de ce malheureux est si forte que clercs et médecins pensent pâmer en l’approchant et que lui-même pâtit de perpétuelles nausées.

— Tout grand criminel qu’il soit, dis-je à la parfin, j’éprouve de présent pour lui je ne sais quelle compassion.

— Moi aussi, mi fili, dit Fogacer, mais en même temps, c’est un sentiment dont j’ai vergogne, tant la somme de morts, de meurtres, de dols et de souffrances que le pouvoir absolu de cet homme a introduits en Europe et aux Amériques me paraît plaider contre lui.

— Lui a-t-on révélé qu’il était perdu ?

— Tant est grande la terreur qu’il inspire encore, aucun des médecins n’ose prononcer ces mots terribles et ils en ont chargé son confesseur, Fray Diego de Yépès, et celui-là, que pourtant protège sa robe, hésite encore…

Cinq ou six jours, je crois, après cet entretien (ma remembrance étant là-dessus imprécise assez), on toqua à mon huis sur les dix heures de la nuitée et, l’allant déclore, je vis devant moi un moine encapuchonné qui me parut fort jeune et me dit en français, d’une voix douce et murmurante :

— Monsieur le Marquis, voulez-vous me faire la grâce de me recevoir ?

— Entrez, mon père, dis-je, intrigué assez.

Le moine entra et ayant reclos l’huis sur lui, je le pris par le bras (qui me parut fluet), l’amenai à l’unique cancan de ma chambre – ou devrais-je dire plutôt de ma cellule ? –, l’y fis asseoir non sans quelque forme de respect, mais observant qu’il gardait son capuchon et dérobait sa face à la lumière de l’unique chandelle, laquelle brûlait sur une petite table à côté du cancan, je conçus de lui quelque défiance, et d’autant que j’observais qu’il gardait les deux mains dans ses larges manches. Tant est que je m’apensai tout soudain qu’il eût pu en faire jaillir à volonté un cotel comme Jacques Clément. À vrai dire, je ne voyais de présent aucune raison pour laquelle on voudrait m’assassiner, mon ambassade étant découverte et publique, mais depuis la meurtrerie dont fut victime à Saint-Cloud mon pauvre bien-aimé maître, le roi Henri Troisième, je confesse que je ne peux voir une robe de bure sans quelque mésaise. Aussi bien reculai-je jusqu’à ma table de nuit et, m’appuyant de ma main senestre, je saisis derrière mon dos un pistolet (que je tiens là toujours en réserve et rescous) mais sans le montrer, ni volonté de m’en servir, sauf aux fins d’intimidation, me disant que si ce moine n’avait d’autre arme qu’un cotel, je le pourrais toujours arrêter d’un coup de botte dans le poitrail s’il se jetait sur moi.

— Mon père, dis-je, voyant que le moine ne pipait mot, la tête baissée sur la poitrine, mais respirait toutefois avec force, comme si une vive émotion le poignait, mon père, dis-je, si vous avez affaire à moi, je vous écoute.

— Ce n’est pas aisé à dire, commença enfin le moine d’une voix douce, basse et murmurante.

Ayant dit, il se leva et fit un pas comme pour gagner la porte, puis comme ayant vergogne de sa couardise, il se rassit, mais oppressé et trémulent.

— Ha ! J’étouffe ! dit-il enfin, et sortant d’un coup les mains de ses larges manches, il rejeta en arrière le capuchon qui lui couvrait le chef.

— Doña Clara ! dis-je, béant.

— Dieu soit loué ! dit-elle avec un grand soupir en s’affaissant sur son cancan, le plus dur est fait ! Je n’eusse pas cru en venir à bout ! Monsieur, dit-elle, je vais pâmer… De grâce, donnez-moi un peu d’eau…

Ce que je fis et l’aidai à boire, tenant le gobelet à son bec et lui soutenant la nuque, laquelle était inerte dans le creux de ma main senestre. Toutefois, dès qu’elle eut bu, ses paupières se mirent à parpaléger et un peu de couleur lui revint. Je voulus alors reposer sa tête sur le dossier du cancan, – Nenni ! nenni ! dit-elle d’une voix faible et entrecoupée, laissez là votre main : elle me conforte prou. Je suis heureuse de vous voir, poursuivit-elle en m’envisageant de ses yeux d’un bleu profond, bordés de cils noirs. Il me semble qu’il y a un siècle que je n’ai jeté l’œil sur vous. Baillez-moi encore un peu d’eau, de grâce ! Savez-vous, reprit-elle, ce que cela me ramentoit ?… Quand vous m’avez recueillie pendant le siège de Paris alors que je mourais de verte faim : Vous m’avez baillé du lait coupé d’eau et donné à la becquée au petit cuiller. Ha, Pierre, que bon et bénin vous fûtes !

Et d’une voix fort ténue, tout en buvant qui-cy qui-là une gorgée d’eau, Doña Clara se mit à débiter la litanie de mes « aimables vertus » avec autant de feu qu’elle l’avait fait en Paris dans sa lettre d’adieu, ce qui me donna à craindre que cette litanie laissât place, comme dans ladite lettre, au rappel de mes « déplorables vices », lesquels, de reste, se réduisaient à deux : j’avais refusé les liens auxquels mon amicale disposition lui avait « appris à aspirer », et qui pis est, chambrière, bourgeoise ou haute dame, pour moi « c’est tout un », j’étais le mari de toutes les femmes…

Toutefois, à mon grand soulagement, elle s’arrêta au seul chapitre de mes bonnes qualités, sans ajouter pour une fois du vinaigre à son miel, ni du griffu à ses caresses, et me jetant, par-dessus le gobelet que je tenais à ses lèvres, de tendres et chaleureux regards, elle me laissa quasi incrédule de sa pliable humeur, elle dont j’avais essuyé à Rome de si roides rebuffades dans le temps même où elle me sauvait la vie. Je balançai à lui en dire ma gratitude de vif bec, mais m’avisant que je ne le pourrais faire sans lui ramentevoir qu’elle avait, pour ce faire, ravalé sa dignité jusqu’à courre chez la pasticciera, je craignis que ce rappel vînt ranimer sa coutumière jaleuseté, et je me contentai de l’entourer d’un petit nuage de mots affectionnés, tout en lui caressant doucement la nuque de ma main senestre puisque, aussi bien, elle n’avait pas voulu que je la retirasse. Toutefois, au bout de trois à quatre minutes de ce manège chattemite, elle me fit signe qu’elle ne voulait plus boire et, pâlissant à nouveau, elle me dit d’une voix mourante :

— Eh bien, Monsieur, je vous ai vu, enfin ! Cela est assez, je m’ensauve !

Quoi disant, elle se leva, mais chancelante et trébuchante au point qu’elle se serait versée à terre si je ne l’avais retenue dans mes bras et serrée contre moi. Étreinte où il me parut que son corps fondait et s’amollissait au point de m’ôter toute envie – si j’avais pu concevoir une telle envie – de la laisser aller. J’étais alors tout à fait hors mes sens. Toutefois, au milieu même de mon emportement, l’idée me vint que c’était bien la première fois de ma vie que je serrais contre moi une robe de bure, et avec un tel émeuvement. Mais ayant été si souvent graffigné par Doña Clara, je n’osais encore lui poutouner les lèvres quand, de soi, elle me tira de cette hésitation en baisant les miennes à la fureur. Ha, lecteur ! Je me demande si je connais les femmes aussi bien que je le crois ! Elles me surprennent toujours…

Les minutes qui suivirent m’ôtèrent cette surprise en même temps que toute autre pensée. Mais nos orages apaisés, Doña Clara allongée contre mon flanc, nue en sa natureté, elle revint de soi en mon esprit et avec tant de force que je résolus de m’en éclairer. Toutefois, ne voulant pas réveiller ses griffes, je commençai mon inquisition fort doucement et par le plus anodin côté.

— Mamie, dis-je, d’où vient cette robe de bure dont je vous vois déguisée ?

— De mon confesseur, dit-elle. Elle était déchirée. Je lui ai dit que s’il voulait me la faire apporter par un frère convers, mes femmes lui feraient une reprisure, et au lieu de cela, lui voulant faire un cadeau, je lui en ai offert une neuve. Toutefois, j’ai gardé la vieille que voilà, trouvant impie de la jeter.

— Mon ange, dis-je après un long silence, je ne m’attendais pas à ce que vous me vinssiez voir céans à l’Escorial après les deux lettres que j’ai reçues de vous, l’une à Paris et l’autre à Rome.

Quoi disant, je me soulevai sur mon coude pour l’envisager œil à œil.

— En effet, dit-elle, la face imperscrutable, elles étaient roides assez.

Et là-dessus, voyant qu’elle ne dirait rien de plus, je résolus de battre un autre bastion de cette citadelle.

— Don Luis m’a dit que vous aviez résolu de prendre le voile.

À cela elle ne répondit de prime ni mot ni miette, les paupières baissées et son profil de médaille gardant une immobilité pierreuse, qui ne laissa pas que de m’étonner après les transports où je l’avais vue.

— Ce qui est de conséquence dans cette décision, dit-elle enfin d’une voix détimbrée, ce n’est pas tant la décision elle-même que le moment où je l’ai prise.

— Et quand l’avez-vous prise ?

— Au moment où j’ai su que vous veniez céans.

— Mamie, dis-je, voilà qui est étrange. Qu’ai-je à voir avec votre vocation ?

— Hélas, dit-elle, ce n’est pas tant une vocation qu’une aride nécessité. Mon Pierre, poursuivit-elle, les larmes lui coulant tout soudain sur les joues, vous devez savoir que dans le temps où je vous écrivais à Rome cette lettre brutale, il ne se passait pas de jour où je ne fus dévorée d’un poignant appétit à vous aller voir et à me donner à vous. Tant est qu’épuisée par la lutte que je menais contre moi-même, je m’en ouvris à mon confesseur, lequel se récria que, ne pensant qu’à gaillarder hors mariage avec un homme marié, j’avais péché doublement en intention, et de façon si répétitive que cette intention valait l’acte, et qu’en conséquence, j’avais perdu d’ores en avant la grâce sanctifiante et ne pouvais échapper à l’enfer qu’en passant le reste de ma vie dans la prière et la mortification… Je décidai alors de m’ensevelir dans un couvent, mais puisque le prix à payer pour mes damnables pensées était si lourd, je pensais que je ne l’aggraverais pas davantage en allant avec vous jusqu’au bout de mes rêves dans le peu de temps que je resterais dans le monde…

Je ne sais ce qu’en l’oyant je trouvais le plus hors du sens commun : la barbare outrecuidance de son confesseur qui, en raison de règles quasi arithmétiques, avait pris sur lui d’anticiper sur le jugement de Dieu, ou la folle créance qu’elle avait attachée à son propos. Et belle lectrice, vous pouvez bien croire que, pris de pitié pour la jeune vie qu’elle se préparait à mutiler sur la parole de ce moine ignare, je fis l’impossible pour la détourner de son inhumain projet, mais rien n’y fit. Il y avait en Doña Clara une raideur de volonté et une bravura héroïque qui s’accommodaient mal de la raison et lui fermaient l’oreille. Pendant les semaines que je passai encore à l’Escorial, elle me vint voir en catimini tous les soirs, et tous les soirs, après nos passionnés ébats, je tâchai de la persuader. J’y perdis mon labour, ne faisant qu’égratigner ce roc sans jamais l’ébranler.

 

 

Combien qu’il fût mon voisin, je n’avais vu Fogacer de quatre ou cinq jours, et un matin que je prenais ma repue en ma cellule avec La Surie, je fus ravi de le voir surgir, interminablement long dans sa soutane noire, et encore que sur les tempes son poil fût plus sel que poivre, le sourcil d’un noir de jais et plus diabolique que jamais. Ce qui ne laissait pas de m’étonner, pour ce qu’il n’avait jamais été, à mon sentiment, plus proche de l’état qui était le sien, n’ayant pas osé emmener avec lui en Espagne son acolyte, par crainte, j’imagine, de l’inquisition. Je l’invitai tout de gob à partager ma repue, laquelle conçue pour deux eût suffi à dix, à tout le moins en quantité. Mais disant qu’il s’était jà rempli, il noulut et tirant de la poche de sa soutane une petite pipe, il quit de moi la permission de pétuner, habitude que je ne lui connus ni avant ni après son séjour à l’Escorial et par lequel, je gage, il attentait de remplacer sa Jeannette.

— Mi fili, dit-il, arquant son sourcil, voilà qui est fait à la parfin : Fray Diego de Yépès a osé annoncer à Felipe qu’il était mourant.

— Et comment le patient l’a-t-il pris ?

— Mi fili, reprit Fogacer avec son sinueux sourire, voulez-vous à votre question une réponse de prêtre ou une réponse humaine ?

— Les deux.

— Voici donc la première : Ce grand roi accueillit l’annonce de sa mort prochaine avec un visage serein et quasi joyeux.

— Réponse édifiante. Voyons l’autre.

— Felipe, oyant de la bouche de son confesseur qu’il allait mourir, lui dit : « Mon père, vous tenez ici la place de Dieu. Je proteste devant lui que je ferai tout ce que vous me direz être nécessaire à mon salut. De la sorte, ce que je ne ferai pas sera à la charge de votre conscience… »

— Autrement dit, murmura La Surie, « si je suis damné, ce sera votre faute ». C’est aberrant !

— À tout le moins, dis-je, c’est un travers papiste que de se décharger du poids de sa conscience sur le dos d’un autre.

— Il me semble, dit Fogacer, que je renifle céans une odeur de hareng. Messieurs, si elle doit persister et contaminer ma robe, j’abandonnerai la place…

— Nous souffrons bien, nous, votre tabac, dit La Surie.

— Les vraies navrures se font à l’âme, dit Fogacer en bâillant. On gloutit beaucoup trop céans, dit-il en se frottant le poitrail : le gaster me douloit.

— Y después, dis-je, que pasó[118] ?

— Felipe se confessa.

— Ce n’est point miracle.

— Mais ce qui l’est, reprit Fogacer, c’est la durée de la confession. Elle occupa trois jours…

— Trois jours ?

— Dieu bon ! dit La Surie, trois jours ! C’est long, même pour une conscience royale !

— L’homme est fort tatillon, dit Fogacer. Il a dû ranger dans un coin de ses mérangeoises le rouleau de ses crimes, et il a voulu le dévider tout entier devant Fray Diego de Yépès, sans en omettre un seul, de peur que cette omission précisément lui valût l’enfer.

— Y después[119] ?

— Sa confession terminée, il a fait ouvrir un petit coffret contenant le crucifix que Charles Quint tenait dans ses doigts quand il est mort, disant qu’il le voulait tenir aussi dans les siens à l’heure de sa fin. Puis il commanda aux religieux dépositaires des clés dans el Panteon de los Reyes…

— Quoi ? dit La Surie, les cercueils ont des clés ?

— Assurément ! Et Felipe a commandé auxdits moines d’ouvrir celui de son père et de lui dire la manière de son ensevelissement, désirant être enseveli en même guise.

— Macabre méticulosité, dit La Surie.

— Et qui lui vaut de présent quelque tourment, dit Fogacer, car il désire aussi qu’on fasse son cercueil dans le reste du bois qui a servi à sculpter la grande croix du maître-autel, et encore qu’on soit sûr que ce reste n’a point quitté l’Escorial, on a failli jusque lors à le retrouver.

Fogacer départi, La Surie tira vers la verrière, jeta un long coup d’œil à la Sierra de Guadarrama (vue qu’il disait aimer prou pour sa grandeur et sa sauvagerie) et se retournant, accoté à ladite verrière, m’envisagea d’un œil songeard. J’avais dû de force forcée lui dire ce qu’il en était de mon commerce avec Doña Clara, pour la raison que mon huis ne comportant pas de verrou (les moines se défiant de la nature humaine) je ne voulais point le voir surgir chez moi à l’improviste.

— Mon Pierre, dit-il enfin, à bien vous examiner, je dirais comme notre mendicante Alfonso à Rome que votre « tant belle face porte un’aria imbronciata[120] ».

— Je ne vois pas, dis-je, qui porte un autre air en ce caveau…

— Mais c’est que vous, Moussu, vous avez au moins une bonne raison d’être félice.

— Par malheur, ce bonheur-là me donne une bonne raison de ne pas l’être.

— J’entends bien que l’avenir couventin de la dame vous désole, mais vous n’en êtes pas la cause.

— J’en suis l’occasion. Cela suffit à me déconforter. Ha, mon Miroul ! Il faut croire qu’il y a dans l’Escorial je ne sais quel souffle qui pourrit tout ! Pour la première fois de ma vie, je fais l’amour tristement…

La touffeur en cette fin d’août était si écrasante qu’il m’arriva, quelque temps après cet entretien, d’aller aux heures chaudes de l’après-repue chercher la fraîcheur dedans la basilique. Ce lieu, de reste, me plaisait, étant le seul en l’Escorial qu’on eût consenti à orner, et sans les officiants ni les choristes, il y régnait un silence propice aux songes, je n’ose dire aux méditations, ce terme me paraissant ambitieux, encore que, dans ce désert de la Ilanura, et cette aridité du monastère, je me suis souvent questions posées sur la finalité de ma vie. Il eût assurément fallu une foi plus simplette ou plus robuste que la mienne pour croire que l’enfer et le paradis réglaient tout. Le premier me semblait mal accordé à l’infinie bonté de Dieu et j’eusse voulu que personne ne s’y encontrât, pas même Felipe II qui le redoutait si fort. En outre, je n’ai jamais nourri grande estime pour ces prêtres et ces moines qui, pour rendre leurs pénitents plus dociles ou plus donnants, ajoutaient à la peur naturelle de la mort la peur des flammes éternelles et dessinaient à leurs yeux terrifiés la peu plaisante image d’un dieu vengeur. Quant au paradis, de quelque couleur qu’on nous le peigne, il me paraissait impossible à concevoir et même à imaginer, dès lors que disparaissaient, avec notre poussière, l’esprit et le corps qui l’avaient animé[121].

J’en étais là de ce pensement quand, à deux bancs devant moi sur ma dextre, dans la basilique, je vis Don Fernando de Toledo – le chambelán qui, de prime, m’avait accueilli à Madrid – agenouillé sur un prie-Dieu, la face dans ses mains. Je trouvais émerveillable qu’oyant deux offices par jour, la messe et les vêpres, il éprouvât encore, dans l’intervalle, le besoin de venir prier en ce lieu. Cela me toucha, je ne saurais dire pourquoi. Et quand il se leva, je me levai aussi et le saluai sans piper mot, par respect pour le lieu saint, salut auquel il répondit de l’œil, mais non de la tête et du bec, ayant encore, j’imagine, ses oraisons aux lèvres. Toutefois dès que nous fûmes hors, il me salua maigrement et gravement à l’espagnole, mais avec un petit brillement amical de l’œil, comme s’il eût été surpris et ravi de me trouver à cette heure dedans l’église, les Français en Espagne ayant la réputation d’être de tièdes catholiques.

Comme nous étions debout sur le parvis à échanger ces solutions, nous fûmes croisés par deux moines qui entraient dans la basilique.

— C’est la relève, dit Don Fernando.

— La relève ?

— Vous avez observé, Señor Marqués, deux moines qui priaient dans le chœur. Ceux-là vont sortir, relevés par ceux-ci. Ils sont seize en tout, choisis parmi les plus pieux et les plus saints et, trois heures durant, ils prient par deux pour le salut de Sa Majesté.

— Si j’entends bien, la prière dure jour et nuit.

— Oui-da, Señor Marqués.

— Et qui l’a ordonné ainsi ?

— Mais qui sinon le roi ? dit Don Fernando, l’étonnement se peignant sur sa face chevaline.

— Et combien de temps se prolongera cette oraison ?

— Je ne sais, dit Don Fernando : Sa Majesté ne lui a pas assigné de limite. Señor Marqués, reprit-il, avez-vous ouï la bonne nouvelle ? Dans l’affre, la peine et l’affliction où se débat Sa Majesté, Elle va éprouver un grand contentement. Plaise à vous de me suivre, Señor Marqués, je vais vous en montrer l’objet.

L’Escorial se compose d’un enchevêtrement de quadrilatères et d’un dédale de cours intérieures qui communiquent entre elles, et Don Fernando m’y entraîna, passant de l’ombre au soleil et du soleil à l’ombre, faisant un pas sur ses maigres gambes de héron, tandis que j’en faisais deux. À la parfin, nous advînmes à un lieu bizarre où je vis des guillaumes pauvrement vêtus assis sur un gros madrier au soleil et mangeant une soupe fumante, leurs écuelles sur les genoux.

— Felipe, dit Don Fernando, d’un ton pieux et atendrézi, est excessivement charitable et il a voulu que le monastère accueille et nourrisse quelques pauvres, dont les moines prendraient grand soin. Cette bonne soupe est payée sur ses deniers.

— Voilà qui est louable, dis-je en envisageant ces happy few et songeant aux légions d’affamés et de mendiants qu’en ma chevauchée de la frontière française à Madrid, j’avais partout encontrés.

À ce moment, un moine qui paraissait être en autorité en ces lieux s’approcha de Don Fernando de Toledo et le chambelán lui ayant dit quelques mots à mi-voix, le religieux fit lever les pauvres, lesquels, leur écuelle à la main, allèrent s’accroupir un peu plus loin, le dos appuyé contre le mur.

— La poutre sur laquelle ces pauvres gens étaient assis, dit Don Fernando, nous la cherchons depuis trois jours, d’ordre de Sa Majesté. Elle provient d’un galion portugais, lequel galion avait pour nom Les cinq plaies (par où il faut entendre les cinq plaies de notre Seigneur Jésus-Christ). Ayant été dévasté par un incendie, le galion s’échoua dans la vase du port de Lisbonne, où Felipe le vit et s’étonna de l’imputrescibilité de sa quille. L’arbre qui avait fourni son bois était, lui dit-on, originaire aes Indes orientales et s’appelait, dans lesdites Indes, l’arbre du paradis. Ce nom, le nom du galion, et l’incorruptible qualité du bois tant frappèrent le roi qu’il ordonna qu’on emmenât ce madrier de Lisbonne à l’Escorial. On y tailla le crucifix du maître-autel de notre basilique. Le reste qu’on avait égaré, vous l’avez devant vous. Il servait de banc. Et Sa Majesté a commandé que, dès qu’on le trouverait, on le transportât dans sa cellule, afin qu’il l’ait constamment sous les yeux avant que, le moment venu, on en tire les planches de son cercueil…

— Mais, dis-je, pourquoi ce bois plutôt qu’un autre ? Parce qu’il est imputrescible ?

— Ha, Señor Marqués, dit Don Fernando en rejetant sa longue face en arrière comme s’il allait hennir, point seulement ! point seulement ! Il y a dans cette histoire des coïncidences si émerveillables que Felipe II n’y peut voir que la main de Dieu. Primo, l’arbre dont est tiré ce bois s’appelle l’arbre du paradis. Secundo, le galion dont il était la quille avait pour nom : Les cinq plaies. Tertio : on en a fait une croix pour le maître-autel de la basilique. Quarto : les pauvres de Jésus-Christ étaient assis dessus…

— J’entends bien, dis-je, qu’il paraît sanctifié et par les noms auxquels il paraît associé et par l’usance qu’on en a faite.

— C’est cela même, dit Don Fernando avec un air de contentement.

— Mais, dis-je, ce gros madrier ne sera-t-il pas trop encombrant dans la cellule de Sa Majesté, laquelle, à ce qui me fut dit, comporte jà un grand reposoir sur lequel sont placées les reliques de sa prédilection…

— Lesquelles sont changées tous les jours, dit Don Fernando non sans quelque piaffe, Sa Majesté voulant les voir toutes l’une après l’autre. Pour l’encombrement du madrier, poursuivit-il, cela est vrai, mais le moyen de faire autrement ! Comment désobéir à Sa Majesté ? Et comment lui refuser une dernière joie ?

— Une joie ? dit La Surie, quand je lui eus dit ma râtelée de cette conversation. Quel homme est-ce là qui peut contempler avec joie le bois de son futur cercueil ? Et quelle sorte de religion est la sienne qui se nourrit de reliques, d’idoles, de brimborions et de morceaux de bois ?

Comme dés au jeu, l’arbre du paradis roula sur le tapis deux jours plus tard, Fogacer étant présent. Et La Surie répétant à la fureur ses aigres propos, l’abbé les releva.

— Hé, Chevalier ! lui dit-il, si ce madrier console le roi, laissez-lui sa consolation ! Ce malheureux agonise depuis cinquante jours dans un atroce pâtiment. Il pourrit et se putréfie de son vivant même, tourmenté par des médecins ignares qui lui défendent de boire et auxquels il obéit.

— Mais pourquoi leur obéit-il ? criai-je, puisqu’il se sait perdu ?

— Parce que, mi fili, cet archiduc autrichien a toujours obéi à son père, à ses régents, à ses confesseurs. En outre, il a peu d’esprit, mais il en a assez pour savoir qu’il en a peu, et de crainte d’erreur, il a mis ses pas dans les pas de ses maîtres. À cela s’est borné son propos. Il a voulu tout scrupuleusement conserver : l’empire de Charles Quint et l’Église catholique…

— Mais, cornedebœuf ! dit La Surie, quelle Église est-ce là ! Des reliques, des madriers, des oraisons récitées sur ordre !

— Chevalier, dit Fogacer avec une gravité qui ne me parut pas contrefeinte, observez, je vous prie, que le christianisme n’a pu survivre qu’en devenant politique. Et en devenant politique il n’a pu que…

— Se corrompre ? dit La Surie.

— Se modifier, car de source claire et pure qu’il était de prime, il est meshui un grand fleuve.

— Qui charrie beaucoup de choses, dit La Surie : des abus, des superstitions, des pratiques douteuses…

À cela, Fogacer hocha la tête à deux ou trois reprises.

— Mais qui dira, murmura-t-il à la parfin, ceux qui ont le plus perdu ? les huguenots qui les ont ôtées ou les catholiques qui les ont voulu conserver ?

— Je ne sais, dis-je. À Rome, le papisme ne m’a pas offusqué. Certes, j’y ai encontré une religion plus cérémonieuse que fervente. Cependant, le pape était bon homme assez. Mais céans, juste ciel, je n’ai vu que la pure ponte du poulailler de cagoterie !

— Preuve, dit Fogacer, s’il en était besoin, qu’il n’est de bonne religion que de bonnes gens. Et encore, touchant Felipe, vous ne savez pas tout. N’était que je n’ose ajouter à l’odeur de hareng qu’on renifle céans…

— À laquelle, dit La Surie, vous n’êtes devenu sensible qu’en devenant prêtre. Il doit y avoir un charme dans cette robe !

— C’est bien pourquoi je tiens à grand honneur de la porter, dit Fogacer d’un ton quelque peu piqué.

— Voulez-vous dire, dit La Surie, que de source claire et pure que vous fûtes de prime…

— Mais je ne fus jamais une source claire et pure, dit modestement Fogacer.

Toutefois, en baissant les yeux, il arquait son sourcil diabolique.

— Paix là, mon Miroul ! dis-je. Ces griffes-là sont de trop ! Fogacer, vous alliez nous apprendre une chose de nous tout à plein déconnue.

— Oui-da, une disposition du testament de Felipe…

— Et comment la connaissez-vous ? dis-je béant.

— Ma robe, dit Fogacer, en faisant un petit salut de la tête à La Surie.

— Je vous ois.

— C’est que je ne sais si, après ce qu’a dit M. de La Surie, je vais ajouter au scandale où je le vois.

— Fogacer, vous le tabustez !

— Et par la bonne heure, mi fili, meshui comme toujours, je suis dicenda tacenda locutus[122]. Ha donc, pour vous plaire et pour me plaire, oyez : « J’ordonne », a dit Felipe – oyez bien ceci, mi fili – « j’ordonne que le plus tôt possible après mon décès, dans les monastères de religieux où il apparaîtra à mes exécuteurs testamentaires qu’elles se puissent dire le plus dévotement, trente mille messes soient dites pour le repos de mon âme… »

— Trente mille messes ! Ai-je bien ouï ? Trente mille ?

— Oui-da ! Trente mille ! Pas une de moins et « le plus tôt possible ! »

— Faut-il, dit La Surie, qu’il s’apense en son for avoir l’âme bien noire pour ordonner après sa mort cet immense blanchiment !

— Il est de fait, dis-je, que Felipe n’y est pas allé au petit cuiller, mais bien à la truelle : trente mille messes, ventre Saint-Antoine ! On dirait qu’il voudrait forcer les portes du Ciel par la quantité.

— Mais il appète aussi à la qualité, dit La Surie, car pour lui-même et son salut, il ne veut que des messes dites « le plus dévotement qu’il soit ». Foin donc de ces messes baragouinées du bout des lèvres par des moines ensommeillés ! Felipe dicte jusqu’au degré de ferveur qu’il y faut !

— Eh bien, dis-je, Fogacer, vous vous accoisez !

— C’est que, dit Fogacer avec un émeuvement qui me surprit, mon état m’oblige à plus de compassion. Dans cette disposition du testament de Felipe, je lis le désespoir d’un roi tout-puissant d’obtenir jamais son salut, mais dans le même temps je vous confesse que son outrecuidance démesurée m’afflige. Mobiliser pour soi trente mille moines ! Se vouloir déclore la porte étroite à coup de messes ! Où est l’humilité ? Où est la repentance ?

 

 

Le bon d’écrire ces Mémoires, c’est qu’on y peut accomplir ce qu’on ne peut faire dans la vie : Raccourcir le temps quand il vous pèse, et Dieu sait si le temps me pesait à l’Escorial où tout m’était tourment, même Doña Clara qui en nos nuits, dès lors que nos tumultes étaient apaisés, paraissait présider un éternel tribunal où mes fautes étaient interminablement ressassées. Pour finir, elle ne me cachait pas combien elle tenait en dépris nos corps périssables, en dérision le plaisir que nous en tirions et avec quelle impatience elle attendait mon département pour se laver l’âme des salissures de mon commerce. Toutefois, le soir suivant, à dix heures, elle toquait à mon huis. Pour moi, à’steure adoré, à’steure abhorré, je me sentais comme un esteuf, si ballotté d’une raquette à l’autre, que l’envie me démangea plus d’une fois de lui interdire ma porte. Mais je ne pus m’y résoudre, tant à cause de la grande compassion que j’éprouvais pour le malheureux sort quelle se préparait à elle-même que parce que dans les moments où les paroles laissaient la place aux actes, je ressentais l’unique assouagement d’une journée aride à parcourir de mes doigts et de mes lèvres son corps « poli, suave et caressant[123] ».

Felipe II mourut le 13 septembre et, quatre mois plus tard, j’étais au logis. Si j’ai usé de mon pouvoir en abrégeant les semaines que j’ai passées à l’Escorial, plaise à toi, lecteur, de me permettre d’en user encore et de survoler d’une phrase ce long voyage de l’Escorial au Périgord (où je retrouvai mon père sain et gaillard), du Périgord à Montfort l’Amaury et de Montfort l’Amaury en la capitale. Ce fut, dès qu’on eut traversé la frontière, une pérégrination plaisante en la douce France retrouvée, tant est que me sentant plus heureux, je devins à mes compagnons plus attentif. La Surie, d’aigreux qu’il était souvent à l’Escorial, redevenant enjoué et gaussant et Fogacer mouchetant ses pointes. Toutefois, des deux, Fogacer m’étonnait le plus, et à le bien observer, je me sentis de lui moins proche, quoique l’aimant toujours. Car si sa robe, comme je le supposais, n’avait été de prime qu’un bouclier pour lui, elle me paraissait peu à peu devenir l’enveloppe même de son âme. Il mettait dans ses propos moins d’ironie et plus de gravité, et je voyais bien que son cœur adhérait de présent à l’Église bien plus qu’il ne consentait à le dire.

Le jour même de mon advenue en Paris, le 7 janvier 1599, avant même que d’aller visiter ma petite duchesse (mais je lui fis porter un mot par Luc), je courus voir le roi au Louvre, où je le trouvai en pourpoint, jouant avec le petit César, la face toutefois fort froncée d’ire et de soucis, son procureur général lui étant venu dire que deux jours avant, le capucin Brulard (lequel était le frère du conseiller de Sillery) avait dit, prêchant à Saint-André-des-Arts, que les juges qui consentiraient la publication de l’Édit de Nantes seraient damnés… J’appris cela par Pierre de Lugoli que j’encontrai dans l’antichambre et fus béant d’ouïr, en outre, que maugré les neuf mois qui s’étaient écoulés depuis sa signature, l’Édit n’avait pas encore été vérifié par un Parlement rebellé, soutenu par les clameurs du clergé, les cris d’orfraie du Vatican et le remuement des moines, le thème de ces prêchailleries étant que bailler la liberté de conscience aux huguenots était la pire chose au monde – comme Clément VIII lui-même l’avait proclamé – et que si on avait la maie heure de leur céder là-dessus, on verrait bientôt les huguenots se multiplier, pulluler partout, envahir les charges publiques, grouiller comme des vers sur le cadavre de l’État, et miner la chrétienté…

Je contai au roi ma râtelée de tout ce que j’avais vu à l’Escorial, récit qu’il écouta en marchant qui-cy qui-là dans la chambre sur ses gambes maigres et musculeuses, sa tête penchée un petit comme entraînée par le poids de son long nez courbe, et ses yeux vifs m’espinchant de côté.

— Felipe, dit Henri, avait d’immenses moyens, mais il en a mal usé, tout industrieux qu’il fût, car il était tout ensemble tatillon et brouillon. Il entreprenait trop, il ne finissait rien. En outre, ayant peu d’esprit, il régnait par la terreur au lieu de gouverner par la persuasion. Quant au duc de Savoie, Barbu, nous allons lui fixer très gracieusement une date pour la restitution du marquisat de Saluces et si à cette date il ne nous l’a pas rendu, nous le secouerons par les pieds pour lui faire rendre gorge. Eh bien, Barbu, mon Parlement m’attend ! Je veux lui parler avec les grosses dents ! Et je voudrais que tu voies comment je m’y prends avec mes messieurs de robe rouge…

Là-dessus, il saillit si promptement de la chambre que ses officiers et moi-même eûmes du mal à le suivre, et sans être annoncé du tout, il entra le premier dans la salle où les gens du Parlement se tenaient debout, serrés assez les uns contre les autres, et à ce que je vis agités et coquassants comme volaille en basse-cour. Ils se bridèrent court à l’apparition du roi, effrayés assez. Et lui, les mains sur les hanches, et campé devant eux (mais point pour longtemps, sa marche pendulaire le reprenant par intervalles), il parut les envisager un à un d’un air à la fois gracieux et autoritaire… Je suis bien assuré, quant à moi, qu’il avait réfléchi avec soin sur sa harangue, encore qu’il eût l’air, lorsqu’il la prononça, de parler à bâtons rompus et sur le ton vif et de prime saut qui était celui de sa conversation.

Il commença par une captatio benevolantiae[124] des plus habiles prononcée sur un ton franc et familier qui, tout en lui donnant l’apparence de condescendre prou, lui donnait en réalité l’avantage de tout dire, même les choses les plus roides. Et celles-là ne manquèrent pas dans son discours…

— Messieurs, dit-il, vous me voyez en mon cabinet où je viens parler à vous, non point en habit royal, comme mes prédécesseurs, ni avec l’épée et la cape, mais vêtu comme un père de famille, en pourpoint, pour parler franchement à ses enfants…

Après ce miel, ses « enfants » (dont d’aucuns avaient la barbe blanche) s’attendirent à la baguette et elle ne leur faillit point.

— Ce que j’ai à vous dire, poursuivit le roi d’un ton vif et décisoire, et piquant droit au but, est que je vous prie de vérifier l’Édit que j’ai accordé à ceux de la religion. Ce que j’en ai fait est pour le bien de la paix. Je l’ai faite au-dehors. Je la veux au-dedans. Vous me devez obéir, quand il n’y aurait d’autre considération que de ma qualité, et de l’obligation que m’ont tous mes sujets, et particulièrement vous tous de mon Parlement…

Ici, belle lectrice, je me permets d’interrompre à nouveau le roi, pour ce que je voudrais que vous entendiez bien les deux phrases qui suivirent et qui demandent, pour être savourées à pleine bouche, quelques éclaircissements.

— J’ai remis les uns, dit le roi en dardant son œil sur les parlementaires, en leurs maisons dont ils étaient bannis, les autres en la foi qu’ils n’avaient plus.

Par « les uns », le roi désignait les parlementaires qui, fidèles à Henri III, l’avaient suivi à Tours après les barricades qui l’avaient chassé de sa capitale. Les Seize, après le département de ces fidèles, s’étant saisis de leurs maisons parisiennes, le roi les leur avait fait dégorger quand il avait repris Paris. Par « les autres », Henri désignait les parlementaires qui, infidèles au roi, à Henri III de prime, à lui-même ensuite, étaient demeurés en Paris, prenant peu ou prou le parti de la Ligue et recevant de Sa Majesté leur pardon lors de la prise de Paris. À mon sens, on ne pouvait évoquer ce pardon avec plus de tact et d’exquise ironie que ne faisait le roi en disant qu’il les avait « remis en la foi qu’ils avaient perdue ».

— Si l’obéissance, reprit le roi d’une voix forte, était due à mes prédécesseurs, elle m’est due autant à moi, et avec plus de dévotion, pour ce que j’ai rétabli l’État, Dieu m’ayant choisi pour me remettre en ce royaume, qui est mien par héritage et par acquisition. Je sais bien qu’on a fait des brigues au Parlement, qu’on a suscité des prédicateurs séditieux, mais je donnerai bien ordre contre ces gens-là. C’est le chemin qu’on a pris pour faire les barricades et venir par degrés à l’assassination du feu roi. Je me garderai bien de tout cela ! Je couperai la racine à toute faction, à toute prédication séditieuse et je ferai accourcir tous ceux qui les susciteront !

Je fus à la fois béant et content de la rudesse de ce propos et, jetant un œil à ceux qui, comme moi, se tenaient derrière le roi, je vis, maugré les faces imperscrutables qu’ils tâchaient de garder, qu’ils jubilaient eux aussi de cette fermeté.

— J’ai sauté sur des murailles de ville, reprit le roi (faisant allusion à la prise de Laon et d’Amiens), je sauterai bien sur des barricades qui ne sont pas si hautes. Ne m’alléguez point la religion catholique. Je l’aime plus que vous. Je suis plus catholique que vous. Je suis fils aîné de l’Église. Vous vous abusez, si vous pensez être bien avec le pape. J’y suis mieux que vous.

Ici, le roi fit quelques pas qui-cy qui-là dans la salle et sentant bien que ces affirmations – qui même à moi me parurent très aventurées – ne persuadaient pas son auditoire, il s’en tira par une mordante gausserie.

— Ceux qui ne voudraient pas que mon Édit passe veulent la guerre : je la déclarerai à ceux de la religion et vous irez la faire, vous, avec vos robes ! Il vous fera beau voir !

Ayant laissé ce persiflage pénétrer sous la peau de nos chats fourrés et y laisser son dard, il reprit d’un ton roide et sérieux :

— Quand vous ne voudrez passer l’Édit, vous me ferez aller au Parlement (pour faire un lit de justice et les y contraindre). Vous serez ingrats, quand vous m’aurez créé cet ennui ! La nécessité me fit faire cet Édit. Par la même nécessité, j’ai fait autrefois le soldat et n’en ai pas fait le semblant. Je suis roi maintenant et parle en roi et veux être obéi. À la vérité, la justice est mon bras droit, mais si la gangrène s’y prend, la gauche le doit couper…

Ici il fit une pause, marcha qui-cy qui-là dans la salle et, sentant bien qu’après avoir parlé d’accourcir et de couper, il ne pouvait guère aller plus loin, il reprit tout soudain un air bonhomme et dit sur le ton de la conversation la plus ordinaire, mais jetant en même temps sur le tapis son dé le plus fort en laissant entendre aux séditieux que s’ils voulaient ressusciter la Ligue contre lui, il leur manquerait un chef.

— La dernière parole que vous aurez de moi sera que vous suiviez l’exemple de M. de Mayenne ; on l’a incité à faire des menées contre ma volonté. Il a répondu m’être trop obligé, et tous mes sujets aussi, parce que j’ai rétabli la France, malgré ceux qui l’ont voulu ruiner. Et si le chef de la Ligue a parlé ainsi, combien plus, vous que j’ai rétablis, tant ceux qui m’ont été fidèles que ceux que j’ai remis en foi !…

Les envisageant alors œil à œil de la façon la plus cajolante, et adoucissant encore le ton, il conclut :

— Donnez à mes prières ce que vous ne voudriez donner à mes menaces. Vous n’en aurez point de moi (ce qui était plaisant après tout ce qu’il leur avait dit !). Faites seulement ce que je vous demande, ou plutôt dont je vous prie. Vous ne le ferez pas seulement pour moi, mais aussi pour vous, et pour le bien de la paix.

Ayant fini comme il avait commencé, j’entends sur une petite cuillerée de miel, le roi fit à ses gens du Parlement une petite inclinaison de tête et, tandis qu’ils le saluaient profondément, il quitta la salle à pas rapides.

Quand je contai à La Surie l’essentiel de cette émerveillable harangue, il ne sut s’il devait pleurer ou rire tant il se sentait félice de la ferme résolution qu’avait montrée notre Henri de faire passer l’Édit, qui qu’en groignât en ce royaume.

— Ha, mon Pierre ! me dit-il, que je me sens heureux d’être vif, sain et gaillard en cette année-là, la dernière du siècle ! Assurément, il n’est pas donné à tout un chacun de voir finir un siècle ! Et de le voir finir si bien par la mort du despote qui entendait écraser l’Europe sous la tyrannie de l’inquisition, et par un Édit qui accorde la liberté de conscience aux huguenots. Ventre Saint-Antoine ! Mon Pierre ! Il faut boire à cette nouveauté sans précédent dans l’histoire du monde ! L’obligation faite par un grand roi à deux religions de vivre côte à côte dans le même royaume sans se déchirer…

 

 

Bien me ramentois-je, lecteur, que cette nuit du 7 janvier 1599, soit que je fusse encore trémulent de l’excès de ma félicité, soit qu’à l’incitation de mon Miroul, j’eusse bu davantage qu’à l’accoutumée, je faillis à m’endormir. Mais au lieu de sauteler de dextre et de senestre sur ma coite comme font d’ordinaire les insomnieux, je me contraignis à m’aquiéter. Et me prenant alors à m’apenser dans le silence de la nuit qu’avec la paix à la parfin revenue, le chapitre héroïque de ma vie était clos, j’entrepris de peser et balancer en ma tête les choses de mon passé, afin que de séparer les bonnes de celles qui me furent à perte.

Au moment où le roi prononçait ce discours qui mit un terme à la fronde du Parlement, j’avais quarante-huit ans, et la Dieu merci, le poil grisonnant à peine, la membrature musculeuse et le teint clair, j’avais assurément davantage à me glorifier dans la chair que notre bon roi Henri, pourtant de deux ans mon cadet, mais usé par les fatigues d’une guerre incessante. À vrai dire, je n’avais pas non plus, en mon humble sphère, épargné mes peines ni évité les périls. Vingt-sept ans d’encharné labour au service du trône séparaient du marquis de Siorac, Chevalier du Saint-Esprit, l’impécunieux cadet périgordin qui, en 1572, osait promener à la Cour un pourpoint reprisé. Il est constant que d’autres sont montés plus vite, plus haut, et à moindres frais. Mais sans vouloir jeter la pierre à d’aucuns mignons d’Henri III, si le progrès de ma fortune a été moins rapide que le leur, il fut acquis par des moyens dont mes descendants n’auront pas à rougir, ni mes pairs à se gausser sous cape.

Mes belles lectrices n’ignorent pas, puisque je leur en ai fait déjà la confidence, que je ne tiens pas ma vie privée pour aussi achevée que ma carrière publique. Mais quoi ! Homme ou femme, dès lors que nous nous marions, nous devenons l’otage de la fortune, étant évident qu’à nos propres faiblesses s’ajoutent, sans les corriger, les fragilités d’un conjoint. De ce côté, j’eus comme d’autres mes épines, et n’en veux pas jérémier plus outre.

Il n’est pas donné à tout un chacun d’être le Philémon d’une unique Baucis, et si, sans être le seul fautif, j’ai failli là tout à trac, il m’arrive parfois de distinguer, dans la variété de mes subséquentes amours, une connaissance et une consolation.

En cette nuit désommeillée que j’ai dite, je pris la décision de n’abandonner ni la Cour – où je pourrais être encore de quelque service au roi –, ni mon logis du Champ Fleuri, ni ma petite duchesse. Mais la paix me désoccupant de mes missions lointaines, je me suis proposé aussi de demeurer davantage dans ma seigneurie du Chêne Rogneux, tant pour la mieux ménager que pour veiller à l’établissement de mes enfants, conforter mon Angelina, que la venue de l’âge terrifiait et, s’il se peut, désengourdir mon bien-aimé Samson de son conjugal assoupissement.

J’ai conçu aussi le ferme propos de me rendre au moins une fois l’an dans le Périgord et de passer le juin et le juillet dans mes « douces retraites paternelles ». En février 1599, alors que ces messieurs de robe rouge, la mort dans l’âme, vérifiaient l’Édit, le baron de Mespech entrait dans sa robuste quatre-vingt-cinquième année. Je ne sais qui j’en dois remercier – Dieu ou le Diable – pour la raison qu’il me répète à chaque fois que je le vois que, s’il est demeuré vert et gaillard, il le doit autant à la pratique assidue des garces qu’à de saines exercitations. Encore qu’il ait pâti prou de sa mort, il parle peu de ma mère, mais beaucoup de Sauveterre, à qui il lui arrive de s’adresser comme si son vieux compagnon marchait encore à ses côtés, claudicant et récriminant. Au curé de Marcuays, qui osait lui demander si, l’âge venant, il deviendrait un jour, comme le veut le proverbe, « plus sage et plus triste », il répondit qu’il serait bien fol de devenir sage si, en chemin, il devait perdre sa gaîté.

Comme il faut, dans l’existence d’un homme, un grand projet qui lui puisse occuper l’esprit et lui donner chaque jour que Dieu fait une fraîche raison de vivre, j’ai conçu à Rome, pressentant la proche terminaison des malheurs de la France, l’idée d’écrire les Mémoires que voilà. Et ce quatrième jour du mois de mai 1610, sur le coup de midi, je les achève, l’Édit de Nantes et la paix retrouvée se présentant à moi comme les bornes naturelles de mon entreprise. Mes jours étant devenus depuis l’Édit si vides d’aventures et, partant, des traverses où elles m’ont entraîné, il me paraît peu probable que je requière Franz derechef de m’apporter mon écritoire sur les huit heures du matin, comme j’ai fait quotidiennement ces quinze ans écoulés.

 

FIN

 

La pique du jour
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