CHAPITRE XII
Que le lecteur me pardonne de l’avoir amusé par cette affaire de la taverne dont il s’apense sans doute que ce n’était que broutille dans le péril inouï de l’heure. Il est vrai, mais bonne leçon aussi pour ces traîtres ligueux de Paris qui voulaient jà nous mettre à la broche espagnole avant que de nous avoir attrapés et plumés, imitant en cela les Grands, comme le comte de Soissons à qui le roi avait, en vain, écrit deux fois de venir le retrouver sous Amiens ; comme le comte d’Auvergne, lequel quittait la Cour sous le prétexte qu’on ne l’avait pas encore fait duc ; ou le vicomte de Tavannes qui, sous Amiens, reprochant à Sa Majesté avec les grosses dents de ne lui avoir point encore baillé le maréchalat qu’Elle lui avait promis, déserta incontinent, courut intriguer à Paris où M. de Vie tout de gob l’embastilla.
Pour revenir au comte d’Auvergne, le lecteur connaît jà ce fils bâtard de Charles IX, sous le nom de Grand Prieur qui était le sien à la mort de Henri Troisième. Étrange seigneur, resplendissant de talents, de beauté, d’esprit et de vaillance ; en bref, la perfection même, s’il n’eût été si voleur. Oui-da ! Et jusqu’à envoyer ses laquais dépouiller les passants dans les rues à la nuitée ! Henri Quatrième, en sa gaussante clémence, l’appelait « l’enfant prodigue », et prodigue il l’était sans doute, mais homme aussi, si son père avait tué le veau gras pour lui, à lui rober au réveil tous ses autres veaux, gras ou maigres.
Quant aux robeurs, précisément, je n’avais pas, en mes voiturements de Paris à Amiens, épargné les précautions, jugeant bien que transporter un monceau d’envitaillement en pays affamé et cent cinquante mille écus au beau mitan d’un royaume ruiné, et qui pis est, sur une distance de quarante lieues[106] – ce qui ne se pouvait faire en une seule étape, ni même en deux – c’était véritablement tenter le diable. Comme j’ai dit jà, j’avais voulu une escorte plus rapide que forte, sans piétaille, qu’elle fût suisse ou non, et uniquement composée de cavalerie, mais de cavalerie légère (toutefois abondamment garnie en armes à feu) et, pour la même raison, j’avais remplacé les charrettes par des coches, me contentant d’en faire renforcer les essieux et d’emmener avec moi un charron au cas où j’aurais quelque embarras de ce côté.
Et encore que la meilleure Porte parisienne pour départir fût la Porte Saint-Denis, je ne l’empruntais quasiment jamais, pas plus que je n’empruntais le chemin le plus court qui passait par Clermont et Montdidier, sauf au retour où, n’ayant rien à convoyer, je n’avais pas d’embûche à craindre. Je pris garde, bien au rebours, de décider l’itinéraire au dernier moment et de le varier à chaque fois, et au lieu de gîter en une ville à l’étape, je préférais retirer mes voitures dans un château qui présentait quelques sûretés, et encore n’en prévenais-je le possesseur (s’il n’était pas sous Amiens) qu’au dernier moment, en lui assurant, toutefois, qu’il ne lui coûterait pas un sol.
Je divisais mon escorte (qui était forte de deux cents cavaliers) en trois, l’avant-garde, forte de cinquante chevaux, étant placée sous le gouvernement de M. de La Surie, convoyait les coches les plus légères, c’est-à-dire celles qui contenaient l’envitaillement. Le gros des forces que je commandais comptait cent chevaux et avait la charge de l’or. Et enfin l’arrière-garde, de cinquante chevaux, commandée par Pissebœuf (qui se faisait donner du capitaine par ses hommes), protégeait la partie la plus lourde du convoi, étant toute en munitions, boulets, et même canons sur leurs affûts, lesquels hélas ! ne se pouvaient mettre en coche. Mes deux pages gardaient les liaisons et articulations entre l’avant-garde, l’arrière-garde et moi, et s’ébaudissaient fort à ce trajet continuel d’avant en arrière et d’arrière en avant qui faisait dire à Pissebœuf que ce n’était pas merveilleux qu’ils fussent tant zizanieux que des moustiques : ils zigzaguaient comme eux.
Un peu avant que nous advînmes au château de Liancourt qui devait être notre gîte d’une nuit, Thierry, qui à l’arrière-garde trottait au botte à botte avec ledit Pissebœuf, me vint dire que la carrosse d’une haute dame qui courait derrière eux sur le chemin avait perdu une roue et gisait, à demi renversée, sur le bas-côté du chemin, la dame étant sauve, mais dans les larmes et, ayant appris mon nom, m’appelait à son secours. Je dépêchai aussitôt Luc à mon avant-garde pour dire à La Surie d’arrêter le voiturement et pour moi, en sens inverse, je courus conforter l’infortunée.
Je fus béant de reconnaître la belle Mme de Sourdis, laquelle me parut fort décomposée, mais sans navrure aucune. Le moment qu’elle me vit, elle me jeta de prime ses bras autour du col, se serra contre moi, (mais ai-je bien raison de dire « contre » ?) avec une force que je n’eusse point attendue de ses airs dolents, de ses soupirs, de ses larmes, et des assurances qu’elle me donna aussitôt, d’une voix entrecoupée, de sa gratitude éternelle. Et j’entends bien que la dame avait dû éprouver une fort grande frayeur quand sa carrosse avait versé, mais, à mon sentiment, se trouvant de présent saine et sauve, le gros de son émotion était passé : elle n’en prolongeait la queue que pour en jouir, et en jouir en la compagnie d’un homme, elle qui les aimait tant.
— Madame, dis-je, quand elle me voulut bien désenlacer, j’ai jeté un coup d’œil à votre roue. Elle est intacte, et comme seule a cédé la partie qui la fixe au moyeu, mon charron vous la remettra en place en une heure ou deux.
— Une heure ou deux ? s’écria-t-elle, ses larmes redoublant, mais le jour sera tombé jà ! Et vais-je demeurer seule céans dans une nuit d’encre avec ma petitime escorte ? Monsieur mon ami, m’allez-vous de présent dans le noir abandonner ? Et ne m’avez-vous sauvé la vie que pour la laisser au hasard des grands chemins ?
— À Dieu ne plaise, Madame, dis-je promptement. J’ai céans, parmi mes chevaux, une haquenée toute sellée, cadeau du roi à la marquise de Montceaux, et s’il vous plaît de la monter, le château de Liancourt n’est qu’à une lieue d’ici et nous y galoperons de compagnie. Quant à votre carrosse, vos femmes et votre escorte – laquelle je renforcerai d’une vingtaine de mes gens –, elles nous rejoindront dès que mon charron aura remis votre roue.
À ces mots, les femmes de Mme de Sourdis qui n’étaient qu’au nombre de trois – ce qui montrait qu’en voyage la marquise savait se contenter de peu – se mirent toutes ensemble à criailler, jacasser et coquasser, toutes plumes rebroussées.
— Hé, Madame ! s’écrièrent-elles, la voix plaintive et trémulente, allons-nous rester seulettes, la nuit, au milieu de ces soldats barbus, lesquels, dès que vous serez départis, se jetteront sur nous pour nous soumettre à leurs volontés ? Benoîte Vierge, Madame ! Ne nous avez-vous emmenées si loin que pour être troussées cul par-dessus tête sur le revers d’un talus ?
— Paix, paix, sottes caillettes ! cria Mme de Sourdis d’une voix aiguë, pour dominer le chœur des jérémiades. Le capitaine que voilà, poursuivit-elle en désignant Pissebœuf, tiendra la bride à ses soldats.
Mais là-dessus, ayant envisagé Pissebœuf et les yeux luisants qu’il tournait vers ses femmes, elle parut nourrir quelque doute sur la solidité de cette bride-là et, partant, hésiter sur le parti à prendre, n’étant ni insensible ni impiteuse avec ses gens, bien loin de là. Je la tirai de cet embarras en faisant quérir par mon page le chevalier de La Surie, qui accourut à brides avalées et, au su de sa mission, et au premier coup d’œil qu’il jeta aux chambrières, ne parut se déplaire ni à elles ni à son rollet.
Je laissai donc mon Miroul en gardien de leurs vertus et, suivi de mon escorte et de mes coches, m’en fus trottant de concert avec Mme de Sourdis jusqu’au château de Liancourt dont le maître, se trouvant avec le roi sous Amiens avait laissé mot à son maggiordomo d’obéir en tout à mon commandement.
Je fis bailler à Mme de Sourdis la plus belle chambre et, apprenant de sa bouche que le château de Liancourt était hanté par plusieurs spectres des plus malicieux, je choisis, afin que de la rassurer, la chambre contiguë à la sienne et lui fis la proposition gaussante de l’aider à se déshabiller en l’absence de ses femmes, suggestion quelle refusa, mais qui la ravit. Et ayant allumé de ma main je ne sais combien de chandelles, battu le briquet pour faire un beau feu dans sa cheminée, et tiré devant les fenêtres des rideaux si épais que même le plus délié des fantômes aurait eu peine à les traverser, je la laissai, fort touchée des soins que je prenais d’elle, et me disant que j’étais le plus merveilleux des hommes et, d’ores en avant, « beaucoup plus qu’un ami » pour elle.
Titillé assez, et par sa pliable humeur, et par des propos si tendres, je gagnai la cour du château où mon Pissebœuf jà avait fait ranger toutes nos coches en rond, allumé des petits feux çà et là sur le pavé, et distribué des tours de garde la nuit, à raison de trois hommes par coche. Après quoi, j’allai voir ce qu’il en était de la nourriture de mes cavaliers, car nous tirions tout de notre fonds, ne voulant pas mettre à la charge de nos hôtes, fût-ce pour une nuit, l’entretainement de deux cents affamés. Je passai ensuite une revue de nos montures aux écuries, où se déployait, à la lumière chiche des lanternes (la proximité du foin excluant les torches), une émerveillable activité les chevaux étant pansés, nourris, désassoiffés, et les maréchaux-ferrants courant de l’un à l’autre pour remplacer les fers manquants, la forge brûlant de tous ses feux. Comme on sait bien, je n’aime pas la guerre, mais en revanche, je confesse que j’aime à la fureur, surtout la nuit, qui y ajoute je ne sais quel mystère, ces scènes de camp et de bivouac, où l’on sent qu’hommes et animaux sont pareillement heureux, après tant de peine et labour, de se rebiscouler.
Je revins à la cour du château, juste au moment où la carrosse de Mme de Sourdis y pénétrait avec « sa petitime escorte » et mes hommes, et à la lueur d’une torche, j’en vis descendre les trois chambrières passablement décoiffées, et qui ? sinon M. de La Surie qui, ayant confié sa monture à Poussevent, avait sans doute jugé qu’il ne saurait mieux protéger les garcelettes qu’au plus près.
Je dépêchai lesdites incontinent à la chambre de Mme de Sourdis sous la conduite de Luc, suivi de quatre hommes – il fallut bien cela ! – qui portaient les bagues de la marquise dont le nombre montrait que si elle avait épargné, en ce voyage sur le domestique, elle n’avait pas été chiche sur les vêtures et les affiquets. Au maggiordomo qui s’approcha alors de moi pour s’enquérir de l’heure à laquelle je voulais mon souper, je répondis, l’œil toujours fixé sur les bagues, et non sans un soupir, qu’au train où allaient les choses, nous ne serions pas prêts avant neuf heures à gloutir notre repue, mais qu’en attendant, je boirais, avec le chevalier de La Surie, un flacon de vin avec une croûte de pain et un bout de fromage. Et apercevant, comme je traversais la cour, mon charron, lequel était plus chauve qu’un moyeu, je lui fis un mot de compliment sur la célérité avec laquelle il avait remis en place la roue de la carrosse.
— Hé, Monsieur le Marquis ! dit mon charron, avec son aimable accent périgordin, le compliment est bien gracieux, mais il n’y a pas eu grand mérite à cela. L’ajustement s’est fait en deux coups de maillet. Toutes les pièces étaient là, sans rien de tordu ni de faussé. À croire qu’il n’y a pas eu accident le moindre, mais qu’on a enlevé la roue, la carrosse arrêtée, et les dames dehors. Sûrement que si la roue avait sauté en marche, et les dames dedans, on leur aurait compté plus de bosses par le corps que leur seul faux cul…
— Oyez-vous cela, La Surie ? dis-je en prenant mon Miroul par le bras et en le serrant avec force.
— J’ois, dit La Surie.
— Maître Charron, repris-je, as-tu fait la réflexion que voilà à quiconque avant moi ?
— Que nenni, Moussu ! dit le charron en secouant sagacement devant son nez une main aussi velue que son crâne l’était peu : À bonne oreille, fine remarque. À male oreille, pas une puce. Et que si on veut m’en faire accroire, à moi maître charron, j’en accrois, et m’accoise.
— Cornedebœuf ! dit La Surie, pour un qui s’accoise, le drole est bien fendu de gueule !
— Mais il a l’idée fine, dis-je. Maître Charron, un flacon de plus, ce soir, pour toi et tes aides. Dis-le à Pissebœuf. La bonne nuit à toi, Charron.
— Bonne nuit, Moussu lou Marquis.
— Dieu sait pourquoi, dit La Surie, la belle a voulu, à force forcée, se joindre à nous. Si c’était l’ex-Vasselière, je craindrais pour votre vie, sinon pour votre vit.
— Babillebahou ! dis-je en riant, la Sourdis n’a pas la tripe sanguinaire ! Elle aime trop les hommes pour en occire un seul ! Mais il crève les yeux qu’elle entend fourrer son joli nez dans nos affaires.
Je dépêchai Luc à la demie de huit heures pour dire à la belle que nous l’attendions à neuf, mais il fallut encore une heure avant qu’elle fit son apparition, pimplochée à ravir, magnifiquement attifurée en satin bleu pâle et plus chargée de bijoux qu’un âne de reliques. Il faut bien avouer que pour une dame qui avait passé trente-cinq ans, elle était fort alléchante encore, le tétin pommelant, le cou délicatement rondi, pas un menton de trop, et encore qu’elle fût très brune, la peau laiteuse. En outre, elle usait à merveille de ses grands yeux noirs, je ne dirais pas avec art, tant ses œillades saillaient de sa chaleureuse nature, et la trahissaient sans cesse, au-delà de ses paroles, tant est que ses prunelles ardentes vous baignaient de tant de caresses et promesses qu’on s’étonnait, après dix minutes de compliments, de ne se point trouver jà en sa coite. Je remarquai sur sa gorge – qui même sans cela eût attiré mon attention – un superbe diamant serti en une sorte de résille d’or, et, jetant un œil à Miroul, je lui fis entendre que c’était là le caillou baillé par Robin, à qui on s’était bien gardé de le rendre, l’affermement refusé. Il est vrai que cette sorte de personnage avait dû trouver un accommodement avec le chancelier de Cheverny, étant tous deux hommes de même farine.
La chancelière – comme de méchantes langues appelaient Mme de Sourdis en Paris – réclama, à peine assise, qu’on doublât le nombre des chandelles, afin que de mieux voir dit-elle, « les beaux gentilshommes qui la recevaient à table ». À quoi, sachant bien que ce voir n’était que le frère jumeau d’être vue, je me hâtai de lui dire, maniant la truelle comme c’est mon us avec les personnes du sexe :
— Hé, Madame ! je n’aurais, quant à moi, point assez de toutes les chandelles du monde pour que mes yeux puissent dévorer à leur aise, et j’ose dire, insatiablement, vos incomparables beautés.
À quoi La Surie ayant ajouté une pierre ou deux au maçonnement de l’hyperbole, Mme de Sourdis, comblée de ce côté-là, commença à se combler elle-même d’un autre côté, et se mit à gloutir une quantité de viandes et de vins qui eût suffi à une demi-douzaine d’hommes.
— Monsieur mon ami et sauveur, me dit-elle quand elle fut quelque peu rassasiée, j’imagine que ce n’est pas sans affres ni trémulations que vous convoyez, jusque sous Amiens, un chargement si précieux.
— Assurément, Madame, dis-je, la paupière mi-close. Mais si devons-nous, hélas ! procéder, tant qu’on n’aura pas trouvé le moyen de faire tirer les arquebuses sans balle, ni de faire marcher les soldats sans pain.
— Ni sans solde, dit-elle en me jetant un œil vif.
— Ha, pour les soldes ! dis-je, en l’envisageant de l’air le plus innocent, je n’en suis pas porteur, M. de Rosny devant assurer seul le convoiement de l’or qu’il recueille et ramasse par tous les moyens.
Disant quoi, je mentais avec la dernière effronterie et ma belle lectrice entend bien pourquoi.
— Nenni, Monsieur, excusez-moi, mais je ne l’entends pas.
— Hé ! Madame ! Vous me lisez mal ! Je sais bien que ces Mémoires abondent en péripéties et en personnages, et sur ceux-là en détails infinis, mais ce détail-là, l’avoir oublié, vous, une femme ! Plaise à vous toutefois de me permettre de poursuivre mon récit, le temps que la remembrance vous en revienne.
Je ne sais comment, après cette petite inquisition sur l’or, on en revint, comme par une pente naturelle, sur le sujet de la beauté de Mme de Sourdis, mais on y revint, à ce que je crois me souvenir, parce que les chandelles advenant à ce moment-là, la belle voulut savoir si nous la voyions mieux qu’auparavant.
— Mieux, Madame ! Comment se pourrait-il ? m’écriai-je. Étant jà si belle, le soleil lui-même ne vous embellirait pas !
Mais j’abrège, on devine la suite. Toutefois, quand Mme de Sourdis eut lapé derechef tout ce lait (La Surie faisant chorus), la mignote me dit, avançant la patte :
— Marquis, est-ce véritablement bien commode de travailler comme vous faites avec M. de Rosny ?
— Passablement.
— On dit qu’il est abrupt assez.
— Je n’y contredirai pas.
— Toutefois on vous tient à la Cour pour son intime ami.
À quoi je ris.
— Pourquoi riez-vous ? dit-elle en levant un sourcil.
— Pour la raison que personne n’est l’ami de M. de Rosny, sinon lui-même : M. de Rosny ne se connaît pas d’égal.
— Hé ! Hé ! dit-elle, voilà qui est bien vu !
— Cependant, je l’estime fort.
— Qui ne l’estime ? dit-elle en reculant la patte. Cependant, il est si roide !
— Il l’est, mais en revanche, sa parole est d’or. Tant promis, tant tenu.
Cela, comme j’y comptais bien, ne faillit pas à faire rêver notre jolie renarde, laquelle, je gage, se ramentut que Rosny avait promis au secrétaire Fayet de ne rien dire au roi sur l’affaire des diamants. Toutefois, encore que, tout en musant, elle ne cessât de boire et de gloutir comme quatre, je vis bien à ses yeux troublés qu’elle était encore là-dessus en proie au doute.
— Je suis bien assurée, reprit-elle, revenant à moi, que vos belles amies à la Cour vous ont voulu charger de quelques lettres-missives, qui pour son mari, qui pour son amant.
— Elles l’ont voulu et je l’ai noulu. Mes devoirs propres me suffisent. Je ne désire pas remplacer la poste.
— Hé quoi ! Si j’avais désiré vous confier une lettre pour la marquise de Montceaux, ou M. de Rosny une lettre pour le roi ?…
— J’eusse refusé tout à plat, mais en ce qui vous concerne, Madame, en y mettant des formes.
— Hé, Monsieur ! dit-elle, voilà bien le bon de votre nature : vous mettez des formes à tout et vous êtes, en outre, d’une discrétion qui me ravit.
— Discret, Madame ? Comment l’entendez-vous ?
— Que personne n’a jamais su, à la Cour, quelle était votre maîtresse.
— C’est que cette maîtresse n’existe point : je suis marié.
— Et fidèle ? dit Mme de Sourdis. Avec des yeux comme les vôtres ? À jamais dardés sur les dames ? Je me suis laissé dire qu’à Rome…
— À Rome, Madame, cela ne m’engageait pas.
— Monsieur mon ami, me dit-elle avec une œillade assassine, peux-je vous dire que plus je vous connais, plus je vous trouve accompli : j’aime qu’un homme sache se taire sur les complaisances qu’on a pour lui, et qu’il ne nous croie pas engagées à lui, au lendemain d’une faiblesse passagère…
Ce tournant de la conversation ne me prit pas sans vert et je vis bien que ma convive, pour lors, ne pensait plus à la mission, quelle qu’elle fût, qu’elle s’était baillée, mais à elle-même.
— Madame, repartis-je, entrant dans le jeu, vous êtes un inestimable exemple tant pour votre sexe que pour le mien. Je trouve, moi aussi, disconvenable, qu’on ne se puisse bailler en voyage quelques petites commodités en n’ayant pas le bon goût de les oublier au matin. Combien plus aimable serait la vie, si l’on pouvait, sur le chaud de l’instant, s’abandonner à d’aimables appétits, sans pour autant remettre en question l’arrangement de sa vie !
— Hé, Monsieur ! dit Mme de Sourdis, voilà qui est excellemment dit et vous ne sauriez croire combien je suis félice que votre philosophie côtoie de si près la mienne.
La Surie oyait ces propos sans dire mot ni miette, son œil marron jetant quelque brillement, tandis que son œil bleu restait froid. Cependant, comme la belle s’accoisait, se peut à contempler, en son for le côtoiement de nos philosophies, il se leva en disant, avec un salut :
— Madame, plaise à vous d’avoir la bonté de me bailler mon congé. Je suis fort las et ma coite m’appelle.
— Chevalier, dit Mme de Sourdis, avec un fort charmant souris, je vous souhaite la bonne nuit.
À quoi La Surie lui fit un nouveau salut et dit :
— Madame, vous rendre le souhait serait superflu. Quand on est aussi belle que vous, Morphée[107] a de particulières douceurs.
Cela fut prononcé avec le plus grand sérieux et à peu que notre belle chatte, en l’oyant, ne se mît à ronronner. Toutefois, en passant derrière elle pour se retirer, La Surie me fit de la main un geste, assurément inutile, qui m’incitait à la défiance.
— Monsieur mon ami, dit Mme de Sourdis dès que nous fûmes seuls, en advenant de prime dans ma chambre, j’ai observé, en passant devant la vôtre, où vous n’étiez pas encore, que votre cheminée flambait plus allègrement que la mienne et qu’on avait disposé sur votre table un flacon de vin. Me permettez-vous, dès que mes femmes m’auront délacée, de venir vider avec vous un gobelet amical en chauffant ma petite personne à votre feu d’enfer ?
— Cet enfer, Madame, se fera à votre paradis. Mais peut-être aimeriez-vous me devancer quelque peu pendant que je monte à l’étage ?
— Monsieur, encore un coup, votre discrétion m’enchante. Et j’admire en vous cet être si rare : un gentilhomme qui sait, en toute occasion, garder les distances, les convenances et les apparences…
Après que je lui eus, en tout respect, baisé la main, la belle saillit donc seule de la salle, précédée d’un géantin laquais qui portait un candélabre, car il allait sans dire qu’il fallait bien tout un bouquet de chandelles pour éclairer une si haute dame.
Je ne saurais vous cacher que le gobelet amical se prolongea pendant trois grosses heures, et plaise à vous, belle lectrice, tandis que je suis ainsi occupé, de me permettre de laisser mon corps à Mme de Sourdis (qui n’avait cure de mon âme) et de revenir à vous, car j’ai fort sur le cœur que vous m’ayez soupçonné d’avoir menti sans nécessité à ladite dame au sujet de l’or que je voiturais. Mais il se peut qu’après avoir ouï mon entretien avec elle, vous commenciez jà à vous apenser que les intentions de la belle – à en juger par son accident contrefeint, les questions insidieuses qu’elle venait de me poser, et sur l’or, et sur les lettres-missives qu’elle supposait confiées à mes soins – n’étaient pas, par quelque bout qu’on les prît, tout à fait innocentes. Et il se peut aussi que de présent, vous vous ramenteviez que si Pierre de Lugoli avait refusé de confier à M. de Cheverny le rubis des jésuites, ce n’était pas uniquement parce que le chancelier était l’amant de Mme de Sourdis, mais parce que celle-ci était la tante – assurément une tante fort jeune – de la marquise de Montceaux, dont elle favorisait avec tout le zèle du monde la fortune, laquelle n’était pas sans avantager la sienne. Si donc Mme de Sourdis avait appris de moi que je voiturais cent cinquante mille écus au roi sous Amiens, elle n’eût failli d’en prévenir Gabrielle, laquelle incontinent eût fait le siège du roi pour prélever sa dîme. Ce que je noulais du tout, n’étant pas le seul à penser que la mignote coûtait prou au royaume, surtout quand la pécune pour faire la guerre était si dure à racler.
Raison aussi pour quoi, me ramentevant ses questions sur les lettres-missives et montant dans ma chambre une minute après que Mme de Sourdis eut gagné la sienne pour se livrer au dérobement de ses femmes (lesquelles, je gage, en l’attendant, avaient dû bâiller de sommeil et d’ennui), de prime je fermai doucement au verrou la porte qui me séparait d’elle, et ouvrant mon coffre de voyage, y pris la lettre que M. de Rosny m’avait confiée pour le roi et, me haussant sur la pointe des pieds, la posai sur le ciel de mon baldaquin : entendez à une hauteur à laquelle Mme de Sourdis, étant petite assez de sa taille, ne pouvait en aucun cas atteindre.
Cela fait, je me mis en robe de chambre et fis flamber mon feu.
La belle aimait les hommes, comme j’ai dit, et encore que sa visite chez moi ne fût qu’un moyen dont je savais bien le propos, toutefois le moyen lui devint, au moins pour un temps, une fin, tant elle s’y livra avec naturel, avec élan. Toutefois, je sentis fort bien le moment où, rassasiée, mais contrefeignant de ne pas l’être, elle voulut poursuivre nos tumultes autant pour raviver son propre plaisir que pour m’épuiser et m’amener au sommeil. Je me piquai au jeu et, me faisant un malicieux point d’honneur de ne pas céder si vite et de reculer les limites de ma résistance, et par conséquent la sienne, je crus bien que j’allais emporter la palme dans cette sournoise lutte, quand, contrefeignant de m’assoupir, je vis, sous le bord baissé de ma paupière, qu’elle dormait vraiment, fort charmante en le désordre de ses longs cheveux. Mais telle était pourtant la force du vouloir chez cette femme apparemment faible, qu’elle réussit à saillir de son heureux engourdissement au moment où je faillis céder au mien. Et à vrai dire, je dormais bel et bien quand le branle, pourtant léger, qu’elle imprima à la coite en se levant, et surtout, se peut, la privation subite de la douce chaleur que son corps jusque-là m’apportait, me réveillèrent, et ouvrant l’œil à demi, je la vis, le bougeoir à la main, accroupie devant mon coffre de voyage, en examiner avec soin le contenu.
Elle me parut infiniment soulagée de n’y point trouver la lettre de Rosny au roi dont elle craignait, je gage, qu’elle expliquât à Sa Majesté l’histoire des diamants. Elle dut conclure de cette absence que Rosny n’avait point menti à Fayet en promettant le silence, ni moi à elle en lui disant que je n’étais point porteur d’une lettre de lui. Sa belle face qui, l’instant d’avant, se fronçait de souci me parut se déplisser et se rasséréner. Elle reclosa doucement le coffre et avant de rejoindre sa chambre, s’approchant de moi à pas feutrés, me vint déposer un poutoune sur la joue, lequel, joint à un léger soupir qui lui échappa, ne laissa pas que de m’émouvoir. Et pour dire toute la vérité des choses, encore que nous ne fussions plus jamais aussi proches qu’en cette nuit, Mme de Sourdis me fut, dès lors, très affectionnée, et moi à elle, à telle enseigne qu’après en avoir longtemps débattu avec moi-même, je décidai que la dame ayant été avec moi si charmante, il serait peu gracieux de ma part de la noircir aux yeux du roi, en contant à Sa Majesté l’histoire des diamants. Et d’autant que le conte n’aurait rien appris à Sa Majesté sur Cheverny qu’Elle ne sût déjà, se défiant prou de lui, et ne lui ayant baillé les sceaux que pour se concilier le Vatican.
Toutefois, ayant le lendemain imparti ma décision à M. de La Surie, comme je trottais avec lui au botte à botte, il la prit fort mal.
— Voilà bien encore de vos foucades ! Et faut-il donc toujours que n’importe quelle Ève vous fasse croquer n’importe quelle pomme ! Tant vous êtes raffolé du moindre cotillon !
— Lequel, toutefois, Ève ne portait pas, dis-je en riant.
Mais La Surie n’entendait pas tourner la chose en gausserie et la froidure de son œil bleu me le montra assez.
— Oubliez-vous qu’elle vous a trompé ? dit-il, et quelle a fourragé dans votre coffre ?
— Je lui ai, moi, menti deux fois. Nous sommes donc quittes là-dessus. Et je lui dois bien quelque petite compensation pour avoir si bien enchanté mon gîte.
— À plaisir reçu, plaisir baillé : vous ne lui devez rien.
— Si fait : ce petit poutoune sur la joue au départir, alors qu’elle me croyait endormi…
— Bah ! Même un chat ronronne, dès lors qu’on le caresse.
— Mais un chat ne ronronne pas au souvenir d’une caresse. Il m’a semblé là que la dame y mettait du cœur.
— Un tout petit bout de cœur, dit La Surie très à la vinaigre.
— N’empêche : c’était touchant…
— Mais, cornedebœuf ! Oubliez-vous que la Sourdis appartient à ce rapace clan des Cheverny et de la Gabrielle, lequel croque au roi autant de pécunes, d’honneurs et de places qu’il le peut.
— Il est vrai, dis-je avec un soupir, mais le roi me donne le premier le mauvais exemple : il se laisse croquer.
Lecteur, je ne croyais pas si bien dire. Car Rosny advenant avec moi en juillet avec un autre voiturement d’or, le roi se laissa persuader de prélever là-dessus une part, et non des moindres, pour la Gabrielle ! Mais j’en vais dire le qu’est-ce et le pourquoi.
Un jour de juillet sous Amiens (mais je ne saurais dire précisément lequel), celle qui n’était encore que la marquise de Montceaux me fit dire par un de ses pages quelle me priait de la venir visiter sous sa tente. Étonné assez de cette prière dont la galanterie me faisait un ordre, je revêtis mon plus emperlé pourpoint et me présentai incontinent chez elle.
Que ma belle lectrice n’aille pas s’imaginer qu’en quittant Paris pour le camp d’Amiens, où maugré la guerre et la canonnade, elle se sentait plus en sécurité qu’au milieu de ces Parisiens pour elle si déprisants, la Gabrielle avait troqué un palais pour une masure. Bien loin de là ! Sa tente n’avait rien de Spartiate ni de militaire, étant immense et caparaçonnée du haut en bas de cuir doré. Un parquet avait été jeté sur la terre battue et sur le parquet un grand tapis afin que d’isoler du sol ses pieds mignons. Une soie d’un vert tendre drapait son lit pliant qu’on n’eût osé appeler « de camp », tant il était riche en coussins et fourrures, et en outre, vaste assez pour que deux personnes y pussent manœuvrer à l’aise. La toilette, qui venait en second pour l’importance de ses proportions et le luxe de sa décoration, était garnie de toile d’or et de satin de Bruges, et présentait, devant un fort beau miroir, une redoutable armée de crèmes, de pots, d’onguents, de parfums et de brosses de soie, le tout fort bien rangé en ordre de bataille. Sur le côté le plus long de la tente se tenaient, comme en faction, deux rangées de coffres chamarrés qui contenaient, je gage, les armes avec lesquelles ce doux sexe est accoutumé de meurtrir nos tant pauvres cœurs : j’entends les soies, les velours, les damas, les basquines, les corps de cotte, les bras et les vertugadins, sans compter les grands cols en dentelle de Venise, les affiquets et, pour les maigres, les faux culs. Mais la Gabrielle n’avait rien à se rajouter de ce côté-là, étant « grasse et fraîche », comme disait le roi, toutefois la taille mince et le flanc élancé.
Deux cancans, si ouvragés et dorés qu’ils ressemblaient à des trônes, se dressaient, non point de chaque côté d’une table pliante, mais l’un sur le petit et l’autre sur le grand côté, afin que le roi, tout en mangeant, pût être proche assez de sa belle pour lui tenir continûment la main – ce qui faisait que tout le temps de la repue, l’un et l’autre se trouvaient manchots et ne pouvaient découper leurs viandes. Mais le maggiordomo y veillait, comme bien on pense.
Cette tente, à l’entrant, était la seule de tout le camp à ne sentir ni le cuir, ni la sueur, ni le cheval, ni la poudre de canon, mais une odor di femina, enrichie de doux parfums, et d’autant que voletait qui-cy qui-là, affairé à des tâches diverses, un escadron de chambrières que la Gabrielle, forte de ses inégalables attraits, avait eu la coquetterie de choisir tant jeunes que jolies. Ha, lecteur ! Quel baume, quelle drogue, quel magique philtre pourront jamais valoir la simple vue de tout le féminin qui débordait de cette tente comme le miel d’une ruche ! À mon advenue, j’en perdis pour un temps mon vent et haleine, et restai sur le seuil, transi et comme privé de voix.
Toutefois, la marquise de Montceaux, qui était assise à sa toilette (une de ses femmes testonnant ses cheveux d’or avec un peigne de nacre), m’aperçut dans son miroir et sans se retourner, me tendant sa main à baiser, me dit d’une voix douce et caressante :
— Ha, Monsieur de Siorac ! que je me sens avec vous fautive d’avoir tant délayé à vous présenter le million de mercis que je vous dois pour avoir si courtoisement aidé ma tante de Sourdis en sa détresse. Ce n’est pas faute qu’elle n’ait chanté vos louanges pendant le temps qu’elle me fit l’amitié de demeurer céans avec moi, disant de vous que vous étiez, à son sentiment, le gentilhomme le plus accompli de la création.
— Madame, dis-je, je suis très touché que Mme de Sourdis parle si bien de moi, encore qu’elle y mette trop de bonté. Car, à la vérité, je n’ai fait pour elle que ce que tout un chacun eût fait à ma place pour une personne du sexe.
— Nenni, Monsieur, nenni ! Elle m’a conté les soins, les grâces et les attentions dont vous l’avez entourée. Monsieur, reprit-elle en riant, vous n’en sauriez réchapper : vous voilà oint et sacré d’ores en avant le gentilhomme le plus obligeant du royaume. De reste, Mme de Guise en dit tout autant de vous et vous loue très hautement du très signalé service que vous avez rendu à son fils Charles en Reims.
— Madame, dis-je très à la prudence, si fort que j’estime Mme de Guise, je n’eusse mie accepté cette mission en Reims, si Sa Majesté n’y avait été consentante.
— Monsieur, dit Mme de Montceaux en faisant un geste à sa chambrière de laisser là ses cheveux, et pivotant gracieusement sur son escabelle, elle me fit face : Monsieur, je l’ai bien entendu ainsi, et si jamais je recours moi aussi à votre serviciableté, ce ne sera pas sans m’être assurée, au préalable, de l’assentiment du roi.
Quoi disant, elle m’envisagea, non sans gravité, de ses grands yeux azuréens, me laissant comme étourdi de sa beauté, et en particulier de l’extraordinaire transparence de sa carnation. Au surplus, j’avais trouvé sa repartie tant prompte que fine, et sa finesse m’étonnait, et plus encore la douceur de ses traits, laquelle, si j’en croyais ma petite duchesse, n’était pas qu’une apparence.
— Madame, dis-je avec un petit salut, croyez bien que dans ces conditions je me sentirais très félice de vous rendre tout service, grand ou petit, que vous pourriez quérir de moi.
— Ha, Monsieur ! dit-elle, que voilà une parole aimable et qui achève à merveille le portrait que m’ont peint de vous ma tante et Mme de Guise !
Quoi disant, elle sourit, et je fus très frappé alors par la lumière de sa belle face. Tout y était clair : le sourire, le teint, l’œil, le cheveu…
Suivit un silence, pendant lequel m’envisageant, et voyant à quel point j’étais tout ensemble ébloui par sa beauté et conquis par sa gentillesse, elle comprit qu’elle pouvait quérir de moi le service qu’elle avait dedans l’esprit sans crainte d’être rebutée.
— Hé bien, Monsieur ! dit-elle avec l’esquisse d’une contrefeinte timidité, maintenant que je vous vois dans ces bonnes dispositions à mon endroit, j’ose vous prier de vous entremettre auprès de ma bonne amie Mme de Guise pour qu’elle me vende un grand domaine dans le Champenois près du village de Beaufort que, faute de moyens (sa maison étant fort appauvrie), elle laisse quelque peu à l’abandon.
Je fus béant de cette étrange prière, et dans l’embarras où elle me jetait, n’étant disposé ni à la rebuter ni à l’accepter, je demeurai coi un assez long moment, sans que la Gabrielle me tendît la moindre perche pour me sortir de ma mésaise, se bornant à me considérer d’un air doux, amical et paisible comme si elle ne doutait pas de mon acceptation.
— Madame, dis-je à la parfin, je serais fort enclin à être en l’espèce votre personnel ambassadeur auprès de Mme de Guise pour peu que Sa Majesté veuille bien me dire qu’elle m’agrée, elle aussi dans ce rollet.
— Monsieur, dit la Gabrielle avec un rire clair, il l’agrée d’autant plus que c’est lui qui m’a suggéré votre nom, ayant toute fiance en vos talents de persuasion.
Ha ! m’apensai-je, le rusé Béarnais ! Comme il s’entend à tirer parti de tout ! Étant le seul à la Cour à connaître, par sa mouche, mon lien particulier avec Mme de Guise, il m’emploie à la convaincre d’une vente où, pour des raisons évidentes, il ne veut pas lui-même apparaître.
— De reste, poursuivit la marquise de Montceaux, le roi vous le dira lui-même, quand vous irez prendre congé de lui, puisque je lui ai ouï dire que vous êtes sur votre départir pour la capitale.
— Madame, dis-je, le plus gracieusement que je pus, je ne sais si Mme de Guise consentira à cette vente, les Grands de ce royaume étant fort attachés à leurs terres, même quand ils n’en tirent rien. Mais, croyez bien que je n’épargnerai aucun argument pour qu’elle vous satisfasse. Toutefois, ajoutai-je…
— Toutefois ? dit-elle, voyant que je laissai ma phrase en suspens.
— Il me semble, dis-je, en me donnant les gants d’hésiter, que si vous consentiez à donner à la duchesse de Guise une marque de votre particulière amitié pour elle, elle ne faillirait pas que d’y être très sensible, ce présent pouvant, de prime, disposer son esprit à être davantage pliable à vos volontés, quand on en viendra au nœud de l’affaire.
Ceci la laissa songeuse, mais peu de temps.
— Monsieur, dit-elle en souriant, j’augure bien de votre ambassade : vous connaissez si bien les femmes. Louison, reprit-elle avec promptitude, donne-moi ma cassette.
Ladite cassette eût davantage mérité de s’appeler coffre, étant si grande et si lourde que c’est à peine si deux des plus robustes chambrières purent la porter jusqu’aux pieds de Mme de Montceaux, laquelle, tirant d’une escarcelle un trousseau de quatre clés étrangement dentelées, les employa l’une après l’autre, en des serrures distinctes, à déclore le couvercle.
Il se rabattit enfin, et, belle lectrice, à défaut de voir ce que je vis de ces yeux que voilà, oyez ! Ce coffre était divisé en deux compartiments distincts dont l’un, à mon sentiment, contenait – que l’enfer sur l’heure m’enfourne si je mens ! – une bonne centaine de diamants et l’autre, un bon millier de perles ! Ventre Saint-Antoine ! De quel Orient brillaient ces perles ! Et que de feux jetaient ces diamants mis à tas !
— Choisissez, dit la Gabrielle.
— Hé, Madame !
— Choisissez, Monsieur ! dit la Gabrielle, de l’air de quelqu’un qui veut être obéi.
C’eût été faire, je crois, injure à la libéralité de la dame de préférer une perle à un diamant et, à mon sentiment, c’eût été tout aussi disconvenable de se contenter chichement du diamant le plus petit que de mettre indélicatement la patte sur le plus gros. J’optai donc pour le moyen terme.
— Celui-là ? dis-je en levant un sourcil.
— Va pour celui-là, dit la Gabrielle rondement, il est beau assez pour une duchesse.
Ce mot « duchesse » quelle savoura sur sa petite langue résonna en moi de si précise guise et évoqua à mon esprit avec une telle force la dernière marche d’un escalier qui pouvait mener jusqu’au trône, qu’en prenant congé de la marquise de Montceaux, je lui dis avec un salut devant que de lui baiser la main :
— Madame, faites-moi la grâce de croire qu’après que vous avez apazimé mes scrupules, je suis infiniment honoré de servir une haute dame qui règne, non seulement sur le roi, mais sur tous ses sujets par son incomparable beauté.
À quoi elle rosit un peu, non pas tant du compliment que de ce « règne » dont, au départir, je l’avais couronnée.
Le roi fut plus rond, goguelu et expéditif. Et si je m’étais question posée sur la cassette qui devait payer l’achat de la terre champenoise – la sienne ou celle pourtant fort grasse de la Gabrielle –, sa réponse m’ôta d’un doute.
— Quoi ? dit-il en levant un sourcil, déjà ! Déjà ! Avant qu’Amiens soit prise et que j’aie guerre gagnée ! Et alors même que je suis si serré en mes pécunes ! Ventre Saint-Gris ! Comme les femmes sont promptes à battre monnaie d’une promesse !
Et m’apensai-je (ayant toujours sur le cœur, mais non point dans mon escarcelle, les dix mille écus qu’il m’avait annoncés à mon retour de ma mission romaine), comme les rois sont peu prompts à promesse tenir ! Mais Henri dut lire cette pensée-là sur ma face, car, me tournant le dos, il me dit par-dessus son épaule :
— Et comment la marquise de Montceaux t’a-t-elle reçu ?
— Sire, avec une bonne grâce infinie.
— La voilà bien ! dit-il d’un air content. Douce, bonne, débonnaire et se faisant aimer de tous.
— En outre, elle m’a baillé un fort joli diamant pour Mme de Guise.
— Ce qui t’a ravi, je gage, dit-il en jetant un regard de côté, et qui ravira davantage ma bonne cousine de Guise. Or sus, Barbu ! reprit-il d’un ton vif. Il n’y a remède ! Le vin est tiré. Il le faut boire ! Cours jeter un œil sur cette terre et tâche de l’avoir de Mme de Guise au meilleur prix.
— Comment l’entend Votre Majesté ? osai-je dire alors, mais prenant mon air le plus innocent. Au plus juste prix ou au prix le plus juste ?
À quoi, voyant bien que je n’étais pas du tout décidé, en cette ambassade, à faire tort d’un seul écu à sa « bonne cousine », il rit à gueule bec puis, sans répondre, me donna sa main à baiser et, à pas rapides, saillit de la tente.
Je laissai La Surie ramener le gros de l’escorte et des coches vides en Paris et, avec une trentaine d’hommes, je gagnai le Champenois, et jetai plus d’un œil sur le domaine convoité par notre belle, lequel, dans l’état de délaissement où je le vis, ne me parut pas valoir plus de cent mille écus. Toutefois, un notaire de Troyes dont je voulus me couvrir, ayant avancé qu’à son sentiment ce ne serait pas un mauvais barguin que de l’acheter à cent vingt mille écus, c’est cette somme que je persuadai ma petite duchesse de demander. Et bien fis-je, car ledit notaire ayant reçu après moi un émissaire de la marquise de Montceaux, lequel, comme moi, prétendit agir en son nom propre, estima, à voir tant d’acheteurs se presser à sa porte, qu’il était de l’intérêt de Mme de Guise (et peut-être du sien) de porter l’enchère à cent quarante mille écus. Tant est que la marquise et le roi furent fort heureusement surpris de la modestie de mon offre et l’acceptèrent sans tant languir.
Cette terre s’appelait Beaufort, du nom du plus proche village, et dès que la marquise l’eut « achetée », le roi l’érigea en duché et la Gabrielle en prit le nom.
Sur mon rollet en cette affaire, La Surie voulut groigner et chamailler. Et quand la duchesse de Beaufort m’envoya du camp d’Amiens une fort jolie lettre-missive en Paris pour me mercier de mes bons offices, il me dit :
— Il n’empêche. Voilà bien la première mission à vous confiée qui ne sert qu’un intérêt particulier au lieu de servir la nation.
— Ha, mon Miroul, dis-je, cela est vrai, mais qu’y peux-je ? Comment refuser ? Et est-ce ma faute si la duchesse de Beaufort mène sa petite guerre à l’intérieur de la grande ? Et comment irais-je, moi, à moi seul, changer un monde où les hommes gouvernent les choses et les femmes gouvernent les hommes ?
Le vendredi 19 août, ayant voituré l’avant-veille un très gros chargement, je me présentai, sur l’ordre du roi, à sa tente, vers les six heures du matin, autant dire à la pique du jour, et l’y trouvai couché, fort las de deux alarmes qui l’avaient la nuit désommeillé deux fois avant de se révéler fausses, et comme il me confiait, me sachant au départir, un message oral et confidentiel pour M. de Vie, gouverneur de Paris, il se fit tout soudain quelque bruit et noise à l’entrant de sa tente. Henri ayant dépêché un page pour en connaître la cause, celui-ci lui revint dire qu’un carabin, tant sale que poussiéreux, réclamait à grands rugissements de le voir, prétendant avoir aperçu un fort parti de cavaliers au village de Quirieu. Et encore que Sa Majesté fût incrédule – y ayant eu jà, comme j’ai dit, deux fausses alarmes durant la nuit – le nom de Quirieu lui fit dresser l’oreille, ledit village étant à deux lieues à peine de son propre quartier.
Le carabin fut donc introduit dans la tente et comme, à ce nom étrange de carabin, je vois ma belle lectrice froncer son mignon sourcil, je lui veux dire qu’en nos armées, on appelle ainsi une sorte d’arquebusier à cheval, dont la cuirasse se trouve échancrée à l’épaule droite pour lui permettre de mettre en joue la longue et lourde escopette qu’il porte dans son dos en bandoulière. Le carabin dispose aussi pour sa défense rapprochée d’un pistolet et d’un fort coutelas, lequel, toutefois, ne lui serait d’aucune utilité contre un lancier si son pistolet venait à faire long feu.
On emploie ces carabins pour battre l’estrade et dresser des embûches. Et parfois au combat, on les place comme les « enfants perdus », disséminés en petits paquets en avant du gros de l’armée. Et il faut bien avouer qu’en ces diverses tâches, les carabins n’ont pas toujours bonne réputation, étant tenus par d’aucuns pour de fieffés maraudeurs, picoreurs et aventuriers.
Tous ces noms eussent pu fort bien convenir à ce long et dégingandé escogriffe qui avait eu le front de désommeiller le roi sur le coup de six heures pour lui dire qu’il avait vu l’ennemi à Quirieu. Et pour le lui dire très mal, car, étant originaire de la Hesse, il parlait un français baragouiné de patois allemand. Mais il jura tant de Mein Gott qu’il disait vrai, ajoutant que s’il mentait, il souffrirait, le cœur léger, d’être pendu, que le roi, à la parfin, le crut, et tout de gob, las comme il était, monta à cheval, suivi de M. le Grand Écuyer, de moi-même et de quelques-uns de sa noblesse qui se trouvaient là. Prenant incontinent le chemin de Quirieu, il passa par le logis des carabins et, les réveillant, leur donna l’ordre de monter à cheval et de le suivre. Puis encontrant, comme il poursuivait sa route, deux camarades de celui qui l’avait de prime averti, ceux-là confirmèrent les dires du premier. Henri dépêcha aussitôt un seigneur pour recommander au connétable de Montmorency de prendre ses dispositions pour réveiller son monde, et tenir ferme partout où il serait attaqué, et un autre à Biron et à Montigny pour leur dire d’accourir avec quelque autre troupe de cavalerie légère. Tant est qu’à leur advenue, le roi se trouva fort de cent cinquante carabins et de deux cents chevaux tant de cavalerie légère que de la noblesse qui l’avait rejoint. Et comme Montigny lui faisait remarquer que c’était peu, le roi lui dit :
— C’est assez pour reconnaître jusqu’où ces gens-là ont reconnu.
Car alors il ne pensait pas avoir à combattre, pour la raison que le tohu-vabohu et remue-ménage de notre armée se mettant en état d’alerte avaient fait tant de noise et vacarme que Henri s’attendait à ne plus trouver la queue d’un Espagnol en arrivant à Quirieu. Mais c’était compter sans la légendaire lenteur de l’ennemi, laquelle fut cause en ce siècle de tous ses déboires, et sur mer et sur terre.
— N’est-il pas proprement incrédible, dit Montigny après l’attaque, qu’Amiens prise, ils aient attendu cinq mois pour la secourir, donnant à Henri le temps de ranimer les courages, de racler les pécunes et de rassembler une puissante armée !
Il disait vrai, car lents à attaquer, lents à exploiter leurs avantages, lents à venir reconnaître nos positions, ils ne furent pas moins lents, une fois qu’ils les eurent reconnues, à se retirer. Lecteur, ois bien ceci, qu’on a peine à imaginer : entre le moment où le carabin que j’ai dit les reconnut, et le moment où le roi et sa faible troupe atteignirent Quirieu, une grosse heure s’écoula et, à notre advenue, ils étaient encore là !…
— Ventre Saint-Gris ! dit le roi, ils ont été bien paresseux à se retirer, étant si proches d’une armée aussi éveillée que la nôtre !
Et aussitôt, sur le chaud du moment, se trouvant lui-même tant vif que les Espagnols étaient lents, il leur tomba sus comme la foudre. Croyant avoir affaire à toute l’armée française, et de reste, à ce que dirent plus tard les prisonniers, ayant reconnu le roi à son panache et ne pouvant imaginer qu’il les attaquât avec une troupe aussi faible, ils tournèrent bride et le roi les courut jusqu’à Encre où, ayant à passer un ruisseau, ils furent rattrapés par les carabins, lesquels, se sentant soutenus par le roi, et lui voulant prouver qu’ils étaient bons à autre chose qu’à la maraude, les engagèrent à la fureur et firent peu de quartier à ceux qui, n’étant pas des mieux montés, ne passèrent pas le ruisseau à temps.
Cette action changeant la prompte retraite de l’ennemi en déroute, il se rompit et s’égailla, poursuivi à brides avalées par le roi qui les courut jusqu’à une lieue de Bapaume, et ne s’en revint qu’il n’eût mis hors de combat cinq cents cavaliers, tant morts que prisonniers. Et encore ne fut-ce là pour l’Espagnol qu’une partie de ses pertes, les paysans, mus par l’appât d’une bonne picorée, ayant pourchassé et massacré les éclopés et les navrés qui s’étaient réfugiés dans les bois.
Si fort que j’admire la vivacité des nôtres, qui les avait si bien servis dans cette affaire, je crains toutefois qu’elle ne comporte, en contrepartie, une sorte de légèreté que je ne fus pas sans observer, quand j’assistai, sans y participer, au conseil de guerre qui, dans la tente du roi, suivit ce brillant combat. Il y avait là le connétable de Montmorency, le maréchal de Biron, M. de Montigny, le joli et sémillant Saint-Luc qui était le grand maître de notre artillerie, et je le mentionne en dernier, bien qu’il ne fût pas le moindre, le duc de Mayenne, lequel, rallié au roi, pardonné et pensionné par lui, le servait loyalement depuis l’absolution du pape, moins se peut à cause d’elle qu’en raison du dégoût que l’alliance peu sûre de Philippe II lui avait inspirée : service qui n’était pas négligeable au roi, Mayenne, maugré qu’il fût goutteux, podagre et bedondainant, s’avérant à la guerre un habile capitaine, point tant impétueux que Biron, mais rusé et prudent.
Le roi ayant quis de ces Messieurs ce que chacun augurait de la poursuite des opérations, Biron, toujours piaffard et paonnant, prit la parole le premier – avant même le connétable – et sur le ton de la plus arrogante certitude, s’écria, le sourcil levé et la voix claironnante :
— Tudieu, Sire ! M’est avis que nous avons taillé de telles croupières à l’Espagnol qu’il ne reviendra pas s’y frotter de si tôt, et que le siège se terminera sans que nous en revoyions la queue d’un !
— J’opine au rebours, dit le connétable, qui non seulement avait trouvé insufférable la discourtoisie de Biron, mais au surplus, lui gardait une fort mauvaise dent des attentions qu’il avait prodiguées à Paris à sa jeune et belle épouse. Il me semble que M. de Biron, qui est orfèvre, devrait mieux entendre la piaffe espagnole. Le cardinal Albert a trop d’orgueil pour rester sur cet échec. Il voudra s’en revancher.
— Je le crois aussi, dit le roi. Mais, apparaître et attaquer, cela fait deux. Sous Laon, après la première défaite essuyée par le convoi qu’il voulait jeter dans la ville, le duc de Parme est apparu pour montrer sa force, mais n’a pas attaqué.
— On peut douter, en effet, que le cardinal Albert veuille véritablement livrer bataille, dit Saint-Luc, de sa voix gentille et zézayante (dont nul ne s’eût voulu gausser au camp, tant sa bravoure était connue). Nous disposons céans de trente-deux canons et couleuvrines ! Et le cardinal Albert ne peut en amener la moitié des Flandres.
— Je doute aussi qu’il veuille vraiment en découdre, même s’il apparaît, dit Montigny. Sire, ne m’avez-vous pas dit que le prince d’Orange était convenu avec vous de lancer de sa Hollande une vive attaque contre une place flamande, si le cardinal faisait mine de faire mouvement sur Amiens ? Qui aimerait s’engager à plein contre vous avec cette menace dans son dos ?
— Mayenne, dit le roi, qu’en êtes-vous apensé ?
Le gros duc, qui jusque-là s’était accoisé, sa lourde paupière voilant à demi un œil qui paraissait ensommeillé, dit d’une voix lente et sourde :
— Le cardinal dispose en Flandres de beaucoup de troupes et de bons généraux. Il peut en laisser une partie dans les Flandres, sous le commandement, par exemple, du comte de Berghe, et attaquer avec le reste.
— Cela est vrai, dit le roi. Cependant, ni sa cavalerie ni son artillerie ne valent les nôtres. Et il ne laisse pas de le savoir.
— Toutefois, Sire, dit Mayenne, nous n’avons pas fortifié le côté d’Amiens qui regarde l’intérieur de la France.
— Pour la raison, dit Biron avec sa coutumière arrogance, que ce côté est défendu par la rivière de Somme.
— Laquelle se peut toutefois franchir, dit Mayenne.
— Mais, dit Montigny, comment amener des Flandres les bateaux et les pontons qu’il y faudrait ?
— Sur des chariots, dit Saint-Luc.
— Lesquels, dit Biron, seraient un considérable alentissement de la marche…
La disputation se poursuivit ainsi quelque temps, sans que Sa Majesté en tirât conclusion : l’impression, cependant, qui s’en dégagea pour moi, auditeur muet et respectueux, debout avec quatre ou cinq autres contre le mur de la tente, fut que tous, sauf se peut Mayenne – mais il avait été lent et lourd à exprimer son opinion –, s’apensaient que si même le cardinal Albert survenait, ce serait, comme le duc de Parme sous Laon, pour montrer sa force, mais non pour l’employer. Et encore me sembla-t-il que les réticences de Mayenne tenaient au fait qu’il commandait les quelques troupes disposées sous les murs d’Amiens du côté de la France, lesquels étaient juste fortes assez pour s’opposer aux sorties des assiégés, mais ne s’appuyaient sur aucun élément de tranchée, d’ouvrages de terre, de palissades et autres fortifications. Omission fort surprenante, à y bien réfléchir.
Quand je relatai à La Surie l’essentiel de ce débat, il en fut frappé aussi, comme de la croyance assurée où les hommes de guerre étaient que le cardinal Albert n’attaquerait point comme si à force forcée, le siège d’Amiens devait répéter le siège de Laon, et le cardinal, se comporter en tous points comme le duc de Parme.
— À mon sentiment, dit La Surie, c’est faire preuve de légèreté de se forger des certitudes, là où on ne devrait hasarder que des hypothèses. Et gravissime erreur de n’avoir pas poussé l’encerclement d’Amiens jusqu’au bout, et de ne pas avoir fortifié le côté qui regarde la France, sous le prétexte que la rivière de Somme est une barrière, et qu’amener bateaux et pontons des Flandres alentirait la marche du cardinal. Comme si l’Espagnol, qui a attendu cinq mois pour attenter la première escarmouche, redoutait d’être lent !
En compagnie de M. de Rosny, je fis un voiturement de Paris à Amiens le premier jour de septembre et le lendemain de notre advenue, nous apprîmes que le capitaine espagnol Hernantello – celui qui six mois plus tôt s’était saisi d’Amiens, et qui pour cette raison avait reçu du cardinal Albert la Toison d’or, honneur suprême de la couronne espagnole – s’était fait tuer par un des nôtres d’un coup d’arquebuse dans un endroit très découvert, où pour dérober à nos yeux la vue de ses soldats en faction, l’ennemi avait tendu des toiles. Idée malencontreuse, ces toiles devenant aussitôt la cible de nos escopettes. La mort d’Hernantello, à ce que nous sûmes (car nous avions des intelligences dans la place), déconcerta excessivement les assiégés. D’après ce qu’on me dit plus tard, c’était un petit homme doué d’un grand esprit et d’un grand courage.
Chose véritablement étrange, cette description s’appliquait fort bien à M. de Saint-Luc, lequel avait été, en ses vertes années, un des mignons de Henri III et, depuis la meurtrerie du roi, avait servi vaillamment et fidèlement son successeur, au point de recevoir de ses mains cette charge de grand maître de l’artillerie dont M. de Rosny avait rêvé de prime, et que, d’ailleurs, il reçut plus tard, mais sans abandonner les finances du roi.
M. de Saint-Luc, qui avait mon âge mais ne l’avouait pas, était un fort délicieux compagnon, beau et brave comme l’archange saint Michel, l’esprit fin et délié et fort aimé de tous.
Ce quatre septembre, encontrant dans le camp d’Amiens M. de Rosny et moi-même, il nous dit avec les jurons précieux et l’élocution zézayante qui, chez les mignons comme chez Quéribus, étaient restés à la mode qui trotte, qu’il allait faire le tour des tranchées pour inspecter ses canons.
— En ma conscience ! dit-il, les deux mains sur sa taille de guêpe, on ne saurait en avoir plus, ni les mieux disposer ! Il en faudrait mourir !
Expression qui, chez les mignons, voulait dire que la chose dont on parlait était le nec plus ultra.
— Monsieur de Rosny, poursuivit-il, vous qui vous intéressez à l’artillerie, aimeriez-vous m’accompagner ?
Et M. de Rosny acquiesçant, il ajouta :
— Viens-tu, Siorac ?
Mais je ne pus, le roi m’attendant dans sa tente. Toutefois, les ayant quittés, je dus aller apaiser une querelle qui s’était élevée entre Pissebœuf et ceux des cavaliers dont il était le capitaine. Je passai une bonne demi-heure à entendre la raison de ce chamaillis et, l’ayant entendue, à l’assouager. Et comme enfin je gagnai la tente du roi, j’y trouvai tous ceux qui étaient là fort décomposés et la face fort chaffourrée de chagrin : M. de Saint-Luc venait d’être tué dans une tranchée d’un coup d’arquebuse tiré des remparts d’Amiens. Et voyant M. de Rosny fort pâle parler au roi, je m’approchai et vis le roi tout à fait hors ses gonds, à’steure pleurant Saint-Luc et le louant, à’steure tançant Rosny de s’être exposé sans nécessité, alors que sa vie était si précieuse au royaume et à la poursuite de la guerre.
Ce jour-là, on vit des larmes dans tous les yeux, mais le lendemain, quand on sut par qui le roi avait remplacé le grand maître de l’artillerie, colère et groigne chez les grands officiers avaient quasi remplacé le deuil.
— Tudieu, Siorac ! me dit le maréchal de Biron, son œil dur et faux étincelant dans sa creuse orbite, avez-vous ouï la nouvelle ? M. d’Estrées est nommé grand maître ! Autant dire le plus pleutre et le moins suffisant ! Voilà ce que c’est que d’avoir cette garce dans sa tente dorée au milieu de nous ! Nous servons le roi et elle se sert de lui pour avancer sa dévergognée famille ! Il faudrait mettre tous ces d’Estrées en sac et les noyer en la rivière de Seine !
Montigny, quoique moins violent, ne fut pas moins aigre, quand je l’encontrai.
— Vertudieu, Siorac ! Quel choix est cela ? M. d’Estrées ! Le plus sottard de tous !
— Ha ! dis-je, pour sottard, il ne l’est pas.
— Mais vertudieu, Siorac ! Vous savez comme moi qu’il a les ongles trop pâles pour cette charge, et que son cœur lui devient foie, dès qu’il s’agit de mettre un pied dans les tranchées. Par bonheur, le pauvre Saint-Luc a bien formé ses capitaines. Sans cela, je ferais bon marché de ce siège ! Vertudieu, j’enrage ! Est-ce la couchette qui meshui gouverne les charges ? Et sommes-nous commandés céans par le con d’une garce ?
Le connétable, parce qu’il était vieil et bien avisé, et Mayenne, parce qu’il était trop récemment rallié, n’allèrent pas au-delà de la moue et de la grise mine. Quant à M. de Rosny, il se contenta de dire avec un sourire du coin du bec :
— Voilà un grand artilleur qui ne descendra pas souvent dans les tranchées. Et une femme qui, tant plus on lui baille, tant plus elle demande…
Dans l’après-midi, l’aimable objet de cette grande groigne me fit appeler dans cette « tente dorée » qui eût beaucoup moins irrité Biron, si elle avait servi d’écrin à la naute dame en l’honneur de laquelle il avait donné son grand bal en mars.
J’attendis quelques minutes dans une sorte d’antichambre ménagée à l’entrant, prêtant l’oreille à travers la toile qui me séparait de lui au gazouillis des femmes qui servaient Gabrielle, et j’observai non sans quelque ébaudissement, que les « Madame la Duchesse » surgissaient dans ce grand caquetage tous les deux ou trois mots.
— Ha, Monsieur de Siorac ! dit Gabrielle quand je lui eus baisé la main en me génuflexant devant elle, que je suis aise de vous dire de vif bec les millions de mercis que je vous dois pour m’avoir si bien servie dans l’achat de Beaufort, ayant eu ce beau domaine au prix de cent vingt mille écus, au lieu des cent quarante mille qu’on en demandait de prime.
— Mais, Madame la Duchesse, dis-je (sentant bien que son duché lui était trop neuf encore pour qu’elle n’aimât mieux être « duchessée » plutôt que « madamée »), vous avez eu l’extrême bonté de m’en écrire jà en Paris, et je suis plus que comblé par la bonne grâce avec laquelle vous avez désiré répéter de vive voix votre merciement.
— Mais, Monsieur, dit-elle avec un ravissant sourire, cela ne me suffit. Je serais bien ingrate si je n’attentais pas de vous servir à mon tour, pour peu que vous me disiez en quelle capacité, auprès de Sa Majesté.
— Madame la Duchesse, dis-je, prenant cette offre, toute courtoise qu’elle fût, pour eau bénite de Cour, je n’ai rien à demander au roi que de me continuer la très grande joie de lui être utile.
— Quoi ! dit-elle avec un petit rire des plus clairs. Vous n’avez rien à quérir du roi ? Vous seriez bien le seul à la Cour ! Cherchez bien, Monsieur, en votre remembrance ! Eh bien, reprit-elle en me voyant intrigué et quasi confus de son insistance, je vais vous y aider ! Sa Majesté ne vous a-t-elle pas promis dix mille écus, il y a deux ans, à votre retour de Rome ?
— Hé, Madame ! dis-je béant, c’est la vérité nue ! Mais de qui la tenez-vous ?
— De qui ? dit-elle avec un nouveau rire, sinon de la duchesse de Guise, laquelle m’en a écrit, comme en passant, dans une lettre où elle se réjouissait fort pour moi que le roi ait érigé en duché ma terre de Beaufort. Ha, Monsieur ! reprit-elle, on peut dire que vous avez là une bien bonne amie, et qui vous aime prou…
Quoi disant, elle eut un petit sourire qui me donna à penser que le roi, touchant mes liens avec la duchesse, n’avait pas été avec sa favorite aussi discret qu’il l’eût dû. Toutefois, la Gabrielle n’en dit pas plus, une sorte de gouvernante lui étant venue dire que le roi l’allait visiter dans un petit quart d’heure, je me levai incontinent, et à la brièveté avec laquelle elle voulut bien me donner mon congé, sans rien décider de ce qui avait été entre nous débattu, j’entendis qu’elle trouvait ce petit quart d’heure trop court pour se bien préparer.
Quand de cette entrevue je contai ma râtelée à mon Miroul bien loin de prêchi-prêchailler, mi-sérieux et mi-goguelu, comme il faisait à l’accoutumée, il s’esbouffa à rire.
— Ma fé ! te voilà quasiment devenu, mon Pierre, le favori d’une favorite ! Quant aux pécunes, cornedebœuf, la caille est à nous ! Du nid au bec ! Et bien à pic ! Car j’ai reçu hier une lettre-missive de ton majordome m’apprenant qu’il y a, jouxtant ma seigneurie de La Surie et ton domaine du Chêne Rogneux, une bonne grand’terre à vendre pour la somme de douze mille écus. En barguignant, je ne doute pas que nous l’ayons pour dix mille. Pour ce que le vendeur s’est ruiné aux dés et a banque rompue. Tant est qu’au lieu d’écorner ton patrimoine, comme tu pensas le faire à Rome, Teresa regnante[108], tu le vas arrondir. Ventre Saint-Antoine ! Il y a là une sorte de justice ! Une garce vous a failli couler. Une autre vous renfloue…
Cet entretien eut lieu le quatorze de septembre et le lendemain au rebours de l’opinion du roi et de tous ses grands capitaines, le cardinal Albert apparut en bel ordre devant Amiens avec une bellissime armée, dix-huit canons, des chariots attachés ensemble par des chaînes de fer pour clôturer son camp et, sur ces chariots, des bateaux et pontons pour jeter un pont sur la Somme. Puis contournant nos fortifications, qui au nord entouraient Amiens, il s’avança du côté du sud et se rendit maître d’une hauteur sur le chemin du village le Long Pré. Ce qui ne laissa pas de nous jeter dans de grandes alarmes, pour ce que ledit village n’était aucunement remparé, pour les raisons que j’ai dites, et comportait, en outre, en amont, un pont de bois que nous avions nous-mêmes jeté sur la rivière de Somme. On pouvait donc craindre que si le cardinal s’emparait de Long Pré, non seulement il pourrait passer la rivière quasi sans coup férir, mais ne trouverait aucun obstacle qui valût entre Long Pré et la ville, pouvant alors fort aisément jeter dedans les murs tous les secours du monde et rendre notre siège quasi interminable et pour nous, épuisant.
Nous en étions là de nos angoisses, quand on sentit la vérité de cette maxime militaire que M. de Thou a si bien énoncée : à savoir que si chacun des deux partis adverses connaissait bien les dispositions de l’autre, ils se feraient grand mal. Il apparut en effet que le cardinal Albert, faute d’avoir bien été renseigné par ses batteurs d’estrade, ignorait que Long Pré n’était point du tout fortifié. Il crut, en fait, le rebours, car sur le tard de la vesprée, étant pris à partie par le canon du roi, au lieu que de continuer hardiment sa marche jusqu’audit village – qu’il aurait alors infailliblement emporté – il s’arrêta sur la hauteur que j’ai dite et ne songea plus qu’à se mettre à l’abri de notre artillerie pour y passer la nuit.
Cette nuit fut fatale à son entreprise, car le duc de Mayenne qui commandait à Long Pré travailla toute la nuit à fortifier le village, et le roi fit couler de ce côté-là deux mille hommes et du canon en quantité, tant est qu’au matin, le cardinal s’y cassa le nez.
Il attenta bien de jeter un pont de bateaux et de pontons un peu plus haut sur la Somme, mais il fut refoulé, le pont rompu, partie des assaillants tués ou noyés. Le cardinal ne songea plus alors qu’à se retirer vers les Flandres, ce qu’il fit en bel ordre, avec lenteur et méthode, et s’arrêtant pour montrer les dents quand les nôtres le serraient de trop près, faisant ferme, cinq heures durant, sur la montagne de Vignacourt, mais sans attaquer. Et Henri ne l’attaqua pas non plus, son conseil l’ayant à juste titre persuadé qu’il ne fallait rien hasarder, puisque la retraite de l’Espagnol nous livrait Amiens. Et en effet, trois jours après, Amiens se rendit. Le roi, à notre indicible liesse, avait guerre gagnée…