— Babioles et brimborions !
— Si l’on en faisait le compte, quel joli avoir ce ferait !
— J’ai eu grand plaisir, Miroul, à ces cadeaux et à la naïve joie qui les recevait. Mais acheter l’usance d’un corps, écus en main, fi donc !
— Donc point de pétrissement de la pasticciera ! Et pour moi, reprit-il sotto voce après un moment de silence, point de cousine !
— Mon Miroul, dis-je, le regrettes-tu ?
— Oui-da ! dit-il, non sans quelque aigreur. Voilà bien le mauvais d’être écuyer ! Mon point d’honneur n’est point tant raffiné que le vôtre !
À quoi je n’eus pas le loisir de répondre, pour ce que Thierry qui portait la crête et la queue fort basses depuis l’écorne que Luc et lui-même m’avaient faite, retint son cheval et le venant mettre à côté du mien, me dit sur le ton du plus grand respect :
— Monsieur le Marquis, plaise à vous de me permettre de vous conduire jusqu’à une certaine rue que j’ai découverte hier en musant…
— En musant ! dit La Surie en lui jetant un œil irrité.
— Et dans laquelle, sur le coup de quatre heures, les plus belles femmes de Rome se montrent à leurs fenêtres.
— Nous te suivons, Thierry, lui dis-je, mais sans lui sourire et l’œil froidureux, lui gardant fort mauvaise dent d’une offense que j’eusse punie d’un coup d’épée s’il eût été moins jeune. La Surie eût voulu qu’au moins je les renvoyasse tout de gob, Luc et lui, à leurs parents, mais je m’y étais refusé, tant à cause des périls de ce long voyage que parce qu’ils auraient en France caqueté urbi et orbi sur la raison de leur disgrâce, ce qui m’eût donné, à la Cour, quelque ridicule, ou comme on dit en italien, « mis un masque sur le visage ».
Bien connaissais-je, dans la réalité des choses, la rue vers laquelle Thierry nous menait, mais il faut croire que je n’y étais jamais passé à l’heure appropriée, car j’y eusse trouvé un grand concours de peuple tant à pied qu’à cheval et en coche (mais en coche dont le dessus, malgré la froidure, était découvert) et presque exclusivement des hommes, lesquels arrêtés, ou cheminant comme tortues, n’avaient d’yeux que pour les fenêtres des maisons, lesquelles, en effet, les quatre heures sonnant à la grande horloge de l’église voisine, s’ouvrirent quasi simultanément, laissant voir des dames assises, le visage découvert, le corps très superbement paré. Et pour dire le vrai, lecteur, je n’ai jamais vu plus de beautés réunies ensemble en un même lieu, tant est qu’ayant parcouru à cheval toute la longueur de la rue avec une lenteur d’escargot, j’étais encore si irrassasié que je la reparcourus en sens inverse à la même allure pour m’emplir l’œil derechef, ébloui que j’étais de tous les charmes que je voyais là et qui, en finesse, douceur, éclat, et grâce dépassaient tout ce que j’avais vu en France.
Cette deuxième fois, je pris garde davantage au grand nombre d’hommes qui se trouvaient là, lesquels, dans une incrédible presse et encombrement, défilaient sans piper mot ni miette, et comme recueillis dans la contemplation de leurs idoles. Et m’arrêtant à la parfin devant celle que je trouvais la plus belle de toutes et la buvant de l’œil, j’observai autour d’elle un bien singulier manège, car si tous les gautiers qui passaient devant sa fenêtre se découvraient devant elle quasi dévotement, je ne la vis répondre, de tout le temps que je restai là, qu’à trois ou quatre d’entre eux d’une œillade ou d’un souris, sa face restant de marbre au salut des autres, lesquels suivaient de l’œil avec envie ceux qu’elle avait ainsi favorisés et, non sans respect, murmuraient leurs noms.
— Signor, dis-je à un cavalier qui, de par le grand embarras de la rue, se trouvait soudain au botte à botte avec moi, plaise à vous de me dire le nom de cette belle.
— Comment, Signor ? me dit-il sans consentir à m’envisager, ne voulant pas d’évidence décoller son œil de l’objet de sa muette contemplation et trahissant même quelque impatience de ce que je lui eusse adressé la parole, vous ne la connaissez pas ? Mais tout un chacun la connaît céans !
— Et d’où vient, dis-je, que si le monde entier la salue, elle ne répond qu’à trois ou quatre ?
À quoi le gautier montrant autant d’humeur que si je l’eusse dérangé en ses prières, se tourna sur sa selle pour me montrer le dos.
— Signor, dit alors une petite voix très au-dessous de moi.
Je jetai un œil sur le pavé et découvris à la hauteur de mon étrier senestre un bambino d’une dizaine d’années, sa face ronde auréolée de cheveux noirs bouclés.
— Oui-da ! dis-je.
— Si vous me prenez en selle devant vous, je vous dirai le nom de la belle.
À quoi je ris et me penchant, je le saisis par la main et le hissai jusqu’à moi et l’accommodai comme il l’avait requis.
— Francesco, cria-t-il triomphalement à un autre bambino, qui courait quasiment sous le pied des chevaux, tu vois où je suis ?
Puis tournant vers moi ses yeux effrontés et sa face rieuse, il dit avec un air de pompe :
— La belle que vous admirez, Signor, est la pasticciera, Dieu la bénisse ! et ceux quelle salue sont ses amants.
Vincenti, le petit homme aux yeux vifs et fureteurs qui m’avait loué le palais du cardinal, vint me voir le lendemain sur le coup de onze heures, et comme La Surie et moi-même nous préparions à nous mettre à table, je l’invitai à nous y joindre, condescension dont il me mercia avec une abondance de phrases et de formules auxquelles aucun courtisan français, parlant à son roi, n’eût pu atteindre.
Nos viandes nous étaient servies par nos pages, et après que de son petit œil si parlant, Vincenti m’eut demandé s’il pouvait devant eux s’exprimer sans déguisure, il me dit :
— Signor Marchese, Son Éminence me prie de vous faire part d’une nouvelle de grande conséquence : le pape vient de dépêcher à Madrid en ambassade extraordinaire son neveu Giovanni Francesco Aldobrandini.
— Et, dis-je, l’oreille fort redressée, sait-on quel est l’objet de cette ambassade ?
— La diplomatie du Vatican étant secrète, dit Vincenti avec un sourire entendu, c’est l’affaire de conjectures. Je mets un « s » à conjectures.
— Et quelles sont-elles ?
— Signor Marchese, il y a soixante-dix cardinaux à Rome, et si vous deviez les interroger tous, et à supposer qu’ils vous répondent, vous obtiendriez des réponses bien différentes.
— Ha, Signor Vincenti ! dis-je en souriant, ramentez-vous, je vous prie, que le ciel a imparti aux Français moins de finesse qu’aux Italiens.
— Signor Marchese, dit Vincenti avec un salut, à en juger par vous-même et M. de La Surie, je ne peux que je ne le décroie. Mais j’abrège…
— Et plaise à vous d’être assez bon pour simplifier aussi, dit La Surie.
— Je vais l’attenter pour vous plaire, dit Vincenti avec un nouveau petit salut et à moi-même et à La Surie. Bene. La conjecture la plus souvent retenue – et se peut, celle que les indiscrétions du Vatican ont voulu favoriser – est que Giovanni Francesco va s’entretenir avec Philippe II de la situation en Hongrie, laquelle afflige excessivement le pape en raison du double péril qu’elle fait courir à la chrétienté.
— Double ? dis-je. N’est-ce pas jà assez que les Turcs occupent la plus grande partie de la Hongrie ?
— Il y a pis, dit Vincenti en croisant les deux mains devant lui. Loin de vouloir y instaurer l’islam, les Turcs, avec une habileté diabolique, ont favorisé le calvinisme dans les provinces qu’ils occupent. Tant est qu’ils ont gagné à leur cause les Hongrois protestants et transformé une guerre d’indépendance en guerre de religion. Machiavel n’eût pas fait mieux.
— Adonc, dis-je, Giovanni Francesco va supplier Philippe II de soutenir par ses armes et son or les Hongrois catholiques.
— Certamente ! dit Vincenti, ma non si puo avere il dono dell’ubiquita[69] : Philippe ne peut pas en même temps lutter contre les pirates anglais dans l’Atlantique, contre les pirates turcs en Méditerranée, contre les Hongrois calvinistes en Hongrie, contre les gueux des Flandres dans les Flandres et contre les Français en France.
— En d’autres termes, dit La Surie, Philippe a mordu dans plus de morceaux qu’il ne peut mâcheller.
— D’où, dit Vincenti, une autre conjecture.
— Quoi, une autre ? dit La Surie, une autre seulement ? Que sont devenues les soixante-dix conjectures des soixante-dix cardinaux ?
— Signor, dit Vincenti avec un sourire, plaise à vous de ne point me reprocher d’avoir, pour complaire au Signor Marchese, immensément rabattu de ma florentine subtilise.
— J’avais dit : « italienne », dis-je en riant.
— Mais c’est de Florence que les Italiens tirent leur subtilité, dit Vincenti en riant aussi. Bene. L’autre conjecture, c’est que le pape propose à Philippe II un arrangement qui inclurait la Hongrie, mais sans se limiter à elle…
Là-dessus, Vincenti observa une pose dramatique, laquelle incontinent j’abrégeai.
— C’est peu dire, Signor Vincenti, que je suis tout ouïe. Je bois vos paroles ! Adonc, versez-les-moi dans l’oreille sans tant languir.
— Voici, Signor Marchese. Giovanni Francesco aurait pour tâche d’apprendre à quelles conditions Philippe consentirait à faire la paix avec le prince de Béarn, et le pape pèserait alors sur votre Henri pour qu’il accepte ces conditions.
— Moyennant quoi, dis-je en jetant à La Surie un œil stupéfait, le pape l’absoudrait ?
— Si, Signor Marchese, dit Vincenti. À condition toutefois que la France renonce aussi à son alliance avec les Turcs, et à ses alliances avec les hérétiques : à savoir avec l’Angleterre, la Hollande et les princes luthériens d’Allemagne.
— Cornedebœuf ! dit La Surie avec un brusque éclat de voix.
— Je n’en crois pas mes oreilles, dis-je, bridant comme je pus ma trémulente indignation. Henri jetterait par-dessus bord toutes ses alliances et il serait bien aise encore que le sourcil espagnol s’abaisse jusqu’à lui faire la loi !
Je ne pus en dire plus : j’en aurais dit trop, et je vis que La Surie était, lui aussi, bouillant de rage, car s’étant levé de table, il marchait qui-cy qui-là dans la pièce, les poings serrés derrière le dos. Quant à moi, tâchant de me recomposer, je voulus prendre le flacon de vin et remplir mon gobelet, mais ma main tremblait si fort du fait de mon ire que j’en versai autant sur la table que dedans.
Cependant, l’œil vif de Vincenti allait de La Surie à moi, et de moi à La Surie, et le pensement me vint que Giustiniani ne lui avait confié la tâche de nous avertir de la mission qu’on prêtait à Giovanni Francesco que pour observer les réactions de gentilshommes français dont le cardinal ne pouvait douter qu’ils ne fussent très au fait des desseins d’Henri Quatrième et de son caractère. Si tel était le cas, Vincenti n’avait pas manqué d’être édifié par la violence de notre émeuvement. Et nous n’avions pas, quant à nous, à ajouter mot ni miette : notre folle colère avait parlé pour nous et serait, à n’en pas douter, décrite à Giustiniani, et par celui-ci au Saint Père.
Dès que Vincenti eut quis de moi son congé, je pris mon Miroul par le bras et l’emmenai au jardin où un rayon de soleil, le premier depuis un mois, paraissait nous appeler.
— Le pape délire ! dit La Surie entre ses dents, dès que nous fûmes engagés dans l’allée bordée de cyprès. Le pape exigerait d’Henri, pour faire la paix avec Philippe, de se défaire des alliances qui l’aident précisément à se défendre contre lui !
— Nenni, Miroul, dis-je, le pape ne délire pas. Il barguigne. Il tâtonne. Peut-être veut-il faire accepter à Philippe l’idée de l’absolution de Henri en le leurrant de l’espoir d’une paix avantageuse. Mais de toute façon, mon Miroul, je me suis apensé que le temps est venu que tu retournes en France avertir le roi pour la raison qu’il me paraît fort offensant pour Sa Majesté qu’elle dépêche Mgr Du Perron à Rome dans le même temps que Giovanni Francesco est à Madrid.
— Je me le suis apensé aussi, dit La Surie. (Et il portait un air fort marmiteux tant il était réluctant à l’idée de me quitter.) Mais as-tu réfléchi, mon Pierre, que si je dépars de Rome pour Paris dans le même temps que Giovanni Francesco pour Madrid, le duc de Sessa ne pourra qu’il ne rapproche les deux départs et ne se persuade en conséquence que c’est toi le négociateur secret entre Henri et le pape. Et alors, mon Pierre, que tu vives ou non, « très à l’étourdie », tu vas courre de ce fait de grands périls et je ne serai même plus là pour les partager avec toi.
— Ha, mon Miroul ! dis-je en lui donnant une forte brassée et en couvrant ses joues de poutounes, le cœur me toquant de son adamantine affection pour moi, je me suis dit tout cela ! Mais peux-je me fier à une lettre pour en conter ma râtelée au roi, car outre que cette lettre peut se perdre ou être volée par nos ennemis, comment rendre sur le papier les infinies mouvances, nuances et subtilités de la politique vaticane ? Une lettre, hélas, ne peut répondre aux questions qu’on lui voudrait poser…
Sur l’escorte que La Surie devrait emmener avec lui, il me fallut avec lui débattre longuement, car dans son désir d’assurer mes sûretés, il eût voulu m’en laisser la plus grande part, ce que je noulus de clic et de clac, arguant que, vivant dans une ville policée, je n’aurais pas à affronter une attaque frontale, mais un bien plus sournois attentement contre lequel le nombre des arquebusiers serait sans utilité. Pour la même raison, et parce que dans le plat pays et sur les grands chemins, le salut contre un ennemi supérieur en nombre se doit le plus souvent trouver dans la fuite, j’obligeai mon Miroul à choisir parmi mes chevaux les plus rapides. Je dois ici rendre cet hommage à mon Miroul que, persuadé comme il l’était que son départir, suivant de si près celui de Giovanni Francesco, allait être interprété par l’Espagnol comme la preuve que j’étais bien le négociateur secret, il conçut un plan très ingénieux pour tâcher de déguiser son voyage.
Le voici tel qu’il fut, point par point, par nous exécuté : Je louai une coche et dans cette coche, nous fîmes, claquemurés, tout le voyage de Rome à Florence, où nous séjournâmes huit jours, visitant la ville et les villes circonvoisines de Toscane. Après quoi, à la nuitée, La Surie départit à cheval pour la France, avec la moitié de l’escorte, emportant dans ses bagues une lettre pour Angelina et une autre pour ma jolie duchesse. Je revins moi-même à Rome avec l’autre moitié, toujours dans la coche et les rideaux tirés et sans en saillir avant qu’elle fût entrée dans ma cour, et le portail reclos.
Après quoi j’observai pendant dix jours en mon palais cardinalice une clôture rigoureuse, laquelle fut rendue plus aisée par une interminable et marmiteuse pluie dont un des effets fut de priver la borne de ma porte cochère de mon mendicante particulier, comme je m’en aperçus en dépêchant Thierry lui porter mon obole.
Le soleil nous revint enfin et, opinionnant qu’ayant donné dix jours d’avance à Miroul sur ses éventuels poursuivants, je pouvais reparaître sans lui au grand jour, je sortis enfin, et la première personne que je vis fut Alfonso délia Strada, majestueusement assis sur ma borne en ses guenilles, la main dextre sur son bâton dressé à la verticale, son menton reposant sur le dessus de sa main, et l’œil si occupé à pensare all’ eternita qu’il ne voyait même pas sa main senestre tendue pour les aumônes. La mienne toutefois ne manqua pas de le surprendre :
— Signor Marchese, dit-il avec un air de pompe, permettez de grâce au plus humble de vos serviteurs de vous dire qu’en daignant, dans votre aumône présente, compter les dix jours où les pluies romaines m’ont empêché d’orner et de défendre votre porte, vous avez fait preuve d’une meravigliosa delicatezza[70].
— Alfonso, dis-je gravement, je suis heureux tant plus de te revoir que je te croyais pâtissant de quelque intempérie.
— Nenni, Signor Marchese. Mais quand il pleut ou que le soleil est trop rude, je préfère méditer couché sur ma coite que dans la rue. Toutefois, poursuivit-il, mardi dernier, mettant à usance quelque assouagement du temps j’ai visité la pasticciera.
— Tu la connais donc ? dis-je avec un sourire du coin du bec.
— C’est ma cousine, dit-il, la crête fort redressée, et sur le même ton de simplicité grandiose dont il m’aurait dit que le pape était son oncle.
— Alfonso, dis-je, je te fais tous mes compliments, d’avoir dans ta famille une beauté si accomplie, laquelle j’ai vue à sa fenêtre avec une admiration grandissime (le lecteur observera que moi aussi, peu à peu, je prenais le ton italien).
— Signor Marchese, dit Alfonso d’un air tout ensemble grave et entendu, la voir à sa fenêtre, c’est ne pas la voir vraiment… Quoi qu’il en soit, poursuivit-il avec un soupir, je l’ai trouvée dans les larmes, ayant ouï par sa cameriera[71] qu’un de ses amants venait de mourir d’un grand dérèglement des boyaux.
— Voilà qui est infortuné.
— En plus d’un sens, dit Alfonso. Car cet amant, dont pour de dignes raisons je ne peux prononcer le nom, était d’une disposition tendre et donnante.
— La pasticciera, dis-je sans me permettre un sourire, pleure donc et sa tendresse et ses dons.
— Signor Marchese, je ne voudrais pas que vous pensiez que la pasticciera est avare, avide et pleure-pain. Tout le rebours. Mais elle a une nombreuse famille à nourrir et aussi un train à soutenir qui soit digne de sa beauté. Cependant, elle aime ses amants du bon du cœur.
— Je le crois, dis-je, encore que ce pluriel me gêne.
— Signor Marchese, dit Alfonso d’un ton de discret reproche, vous ne serez jamais un bon Romain, si vous n’avez pas l’esprit plus large… La raison pour laquelle la pasticciera aime ses amants, c’est qu’elle les a choisis aimables, et c’est la raison aussi pour laquelle, une place étant devenue vacante en son cœur, j’ai osé lui parler de vous.
— Tu as pris beaucoup sur toi, Alfonso.
— Et davantage encore, Signor Marchese ; jeudi prochain, sur le coup de cinq heures, je vous dois présenter à elle.
— Cornedebœuf ! Sans me consulter de prime ?
— Signor Marchese, dit Alfonso avec un petit salut, le cardinal Giustiniani vous a-t-il consulté avant que de vous présenter au pape ?
— Comment ? dis-je béant, tu sais cela !
Mais je ne pus m’étonner plus avant, car un petit page vêtu à l’espagnole, m’ayant demandé si j’étais bien le marquis de Siorac, me tendit un billet et avant même que je pusse lui graisser le poignet, s’ensauva. Je rentrai incontinent dans ma demeure et m’approchant du feu qui brûlait dans la cheminée et tendant vers lui alternativement mes pieds (mon long et immobile entretien avec Alfonso m’ayant fort refroidi), je lus ce poulet qui, dans l’esprit de celle qui l’avait écrit, n’était pas calculé non plus pour me réchauffer prou.
Monsieur,
Mon cousin Don Luis Delfín de Lorca, qui vous a encontré au Vatican, me dit que vous lui avez parlé de moi dans les termes les plus émus et m’a fait part de votre invitation à vous venir visiter. Je suis, à la vérité, touchée assez que vous ayez gardé quelque affection pour moi et n’en suis que plus marrie de me devoir refuser la joie de vous revoir. Mais les mêmes fortes raisons qui ont fait que j’ai quitté votre toit, lesquelles je vous ai exposées tout au long et au large en ma lettre d’adieu, plaident d’une façon pleine, aperte et résolue contre le renouement de nos liens. Il est vrai qu’on me dit que vous êtes de présent solitaire, mais connaissant de longue main vos dispositions, je ne peux que je ne conjecture que cet état de solitude ne durera que le temps des roses, et que vous n’allez pas tarder, à Rome comme ailleurs à traîner après vous une tourbe de femmes, à laquelle il serait disconvenable à une dame de bon lieu de se trouver, peu ou prou, mêlée.
C’est pourquoi mon amitié pour vous demeurera lointaine toute vive qu’elle soit, et tout sincèrement que je puisse me dire, Monsieur,
Votre attentionnée et dévouée servante,
Doña Clara Delfín de Lorca.
Il ne m’échappe pas que mes lecteurs et mes lectrices ne laisseront d’apprécier très diversement ce poulet, les premiers disant : « Voilà bien les femmes : faute de pouvoir passer toute sa vie avec lui, elle lui refuse une visite d’une heure ! » et les deuxièmes disant : « Voilà bien les hommes ! Il l’a rebutée à Paris quand elle était à ce point raffolée de lui qu’elle sortait de sa dignité pour le lui faire assavoir, et maintenant qu’il s’encontre à Rome, seul et marmiteux, il se rabat sur elle ! Et chattemite par surcroît ! Car s’il voulait bien mettre devant la tête les idées qu’il a derrière, il avouerait qu’il attendait d’elle bien autre chose que la benoîte amitié dont il lui a tendu la perche !… »
Belle lectrice, ne poursuivez pas, de grâce, ce réquisitoire ; je vous donne tout à plein raison contre moi, à cette nuance près qu’ayant beaucoup plus d’amour pour Doña Clara que je l’eusse voulu, je n’avais cessé de regretter que ma prudence (et la crainte que m’inspirait son humeur griffue) me l’ait fait écarter de mon chemin.
Je confesse aussi, cornedebœuf ! toutes les arrière-pensées qu’on voudra ! Et puisque j’en suis à me rouler dans la poussière à vos pieds, je dirais que la lettre de Doña Clara me rendit à ce point furieux et malheureux, que saillant brusquement de mon logis et retrouvant Alfonso sur sa borne (comme Diogène dans son tonneau), je lui dis d’un ton vif :
— Alfonso, à la réflexion, tu as fort bien agi : dis à la Signora Teresa que je tiendrai jeudi à très grand honneur de lui être présenté.
Le jour suivant, Alfonso me fit demander par Luc de me venir trouver chez moi afin que de me parler au bec à bec sans courre le risque d’être ouï par les passants. Et l’ayant fait entrer tout de gob, l’ayant prié de s’asseoir près de mon feu et ordonné qu’on lui donnât du vin, je trouvai qu’encore qu’il fût vêtu de ses coutumières guenilles, il avait dû faire quelque toilette afin que de ne point offenser mes narines en mon logis. Et assurément, n’étaient les haillons de son état, il eût eu une tête noble assez sans l’infortunée disposition de ses yeux que mon Miroul appelait des yeux « papistes », pour ce que l’un envisageait le ciel tandis que l’autre restait fiché en la terre.
Quand il eut bu, Alfonso me fit un suave discours, me recommandant de prime de ne pas prendre à la légère ma présentation à la pasticciera pour la raison que le seul fait d’être présenté à elle – sans même être agréé comme amant – était jà de soi une distinction enviable, que non point mon or, mais mes mérites personnels par lui tout au long décrits, m’avaient valu ; que je devais y rêver à l’avance et me mettre dans les dispositions voulues, car il serait au plus haut point disconvenable à une personne de ma qualité de ne point faire à la signora Teresa une cour à l’italienne ; que sans doute il ne faudrait pas omettre de lui apporter un cadeau et un autre à sa mamma, sans compter quelques clicailles à glisser au portier, à la cameriera, au valet qui dans les communs prendrait soin de mes chevaux et de mon escorte ; que tout cela, toutefois, n’était que broutilles et que l’important était mon déportement à l’endroit de la signora et que si, comme il le croyait, j’étais un homme de primesaut, fort emporté dans mes émeuvements, je devais ne pas craindre de me laisser transporter par sa beauté, mais sans sortir des formes du respect ; qu’il ne fallait rien, de reste, abandonner au hasard, mais me faire suivre d’une nombreuse et magnifique escorte, me vêtir de satin et de perles, porter des armes damasquinées et des bagues de grand prix sur mes gants, non point pour me paonner de ce luxe comme les arrogants Espagnols font d’ordinaire, mais pour en faire honneur à la signora ; qu’il ne fallait pas, de reste, que je m’attendisse à ce qu’elle me parlât beaucoup, occupée qu’elle serait à m’ouïr, à m’observer, à peser mes mérites dans de fines balances qui n’appartenaient qu’à elle et qui n’erraient jamais ; qu’à la fin de ma présentation, quand je mettrais un genou à terre pour lui baiser la main, elle me signifierait qu’elle m’agréait ou non en acceptant, ou en refusant mon cadeau ; que si elle me refusait, il serait décent que loin de marquer colère ou dépit, je versasse quelques larmes en m’en allant ; si elle m’agréait, je devais, bien au rebours, modérer mes transports et quérir d’elle, d’un ton modeste et décent, de me fixer un jour avant de me retirer ; que lorsque je serais à la parfin devenu son amant, elle attendrait de moi que le dimanche suivant à dix heures, à Saint-Jean-de-Latran, je me tienne debout à côté du bénitier, pour lui faire, à son advenue, un profond salut, en lui tendant l’eau bénite, mais, sans mot piper, par révérence pour le saint lieu ; et qu’enfin, je devais, sous peine de lui manquer gravement, passer chaque jour à cheval sous sa fenêtre, sur le coup de quatre heures, afin que de lui faire un profond salut : bonnetade à laquelle elle répondrait par un tendre souris et une connivente œillade, lesquels, observés incontinent et partout colportés, me vaudraient aussitôt à Rome un grandissimo prestigio…
— Alfonso, dis-je, ce n’est pas tant le prestige auquel j’ai appétit que le bonheur.
— Chez un gentilhomme, Signor Marchese, le prestige est un élément du bonheur.
— Vrai ! Mais pourquoi appelles-tu à l’italienne la cour que je dois faire à la pasticciera ?
— Pour la raison que j’ai observé que les gentilshommes étrangers, une fois que l’or leur a livré une belle courtisane, s’imaginent qu’ils possèdent tout d’elle, parce qu’ils ont l’usance de leur corps. Les Italiens ont trop de subtilité, Signor Marchese, pour tomber dans cette erreur. Aussi font-ils fort galamment leur cour à celles-là mêmes qui à eux se vendent, afin que de conquérir ce quelles ne vendent pas : leur affection. Car, par le moyen de cette tendresse – et donnée et reçue – ils espèrent atteindre un plaisir infiniment plus doux.
— Alfonso, dis-je gravement, voilà qui est bien dit et bien pensé. Tu as beaucoup appris chez les moines.
— Nenni, Signor Marchese, reprit-il, je n’ai rien appris dans mon cloître, mais prou dans le monde à me frotter aux grands.
— Id est[72] aux amants de Teresa ?
— À eux, mais surtout aux cardinaux toscans. Pour ne pas vous le celer davantage, Signor Marchese, j’ai été le mendicante attitré du cardinal Ferdinando di Medici, lequel, devenu grand-duc de Toscane, m’a légué au cardinal Giustiniani, lequel, à votre advenue, m’a légué à vous en même temps qu’il vous a loué son palais. Le cardinal opinionnait que je devais, en quelque guise, veiller sur vous.
— Ou m’épier ?
— Signor Marchese, dit Alfonso d’un air peiné, je n’avais pas à vous épier, puisque votre prince et le grand-duc de Toscane sont amis. Oubliez-vous que je suis florentin ?
Ventre Saint-Antoine ! me dis-je, quand Alfonso fut départi, voilà qui me doit inspirer quelque petite réflexion : à peine advenu à Rome, je suis suivi par le sieur Vincenti qui s’encontre céans bien à point pour me louer le palais du cardinal toscan qui l’emploie. Le lendemain, un mendicante attitré dudit cardinal, « orne » ma porte, comme il dit, et n’a de cesse qu’il ne me conduise à vivre « très à l’étourdie », comme précisément Giustiniani me l’a recommandé, et admet qu’il « veille » sur moi, toutefois s’absentant dès qu’il pleut. Et tout en veillant sur moi, les Toscans, pour protéger d’Ossat, me compromettent aux yeux des Espagnols en me présentant au pape. Or, sachant les liens de mon maître avec eux, qui se reposent sur lui pour les sauver des appétits de Philippe II, je ne peux que je ne croie que leur intérêt pour moi est amical, mais je ne peux manquer de souhaiter que leur déportement à mon endroit soit un petit peu moins tortueux. Rien, du reste, n’est clair en ma mission, de toutes celles que j’ai eues à accomplir, la plus embrouillassée de nœuds et la plus tantalisante aussi : car me voici en ville étrangère avec mission d’observer, sans vraiment comprendre ce que j’observe et courant d’imprévisibles périls sans faire autre chose que d’attendre d’y voir clair, tandis que d’autres que moi tirent les fils de la négociation. Et à la parfin, placé comme je le suis dans la mésaise de cet ambigueux prédicament, me voici, en outre, privé pour deux longs mois au moins de mon Miroul et rebuté par Doña Clara.
Quand je contai, deux mois plus tard à mon Miroul, ma présentation à la Signora Teresa, il voulut y discerner le caractère cérémonieux et théâtral du génie romain. Lequel, dit-il, ne s’est jamais donné plus librement carrière qu’en ces fastes grandioses du papisme, si fascinantes pour la populace, si abhorrées des huguenots. Et à vrai dire, si j’osais comparer – comparaison en soi sacrilégieuse, mais qu’en toute innocence Alfonso n’avait pas manqué de suggérer – ma présentation à Sua Santita et ma présentation à cette peu sainte dame, je dirais que la seconde ne fut pas moins rituelle et révérente que la première, et que le théâtre y était tout aussi présent, encore que s’y mêlât pour Teresa un élément de comédie, lui-même si italien et si parodique, que ce jour d’hui même je ne peux me ramentevoir cette scène sans sourire.
Le soir qui avait été fixé pour ladite présentation et qui était la veille du Vendredi Saint, j’ouïs une bonne heure avant l’heure convenue qu’on toquait à mon huis et, dépêchant Thierry, il me revint dire qu’un gentilhomme romain bien vêtu, qui disait se nommer Alfonso délia Strada, quérait l’honneur d’être reçu de moi, et moi, n’en croyant pas mes oreilles au bruit de ce nom, et lui disant d’introduire mon tardif visiteur, car il était jà près de six heures, je fus béant de voir apparaître mon mendicante attitré, lequel mon page n’avait point reconnu, tant il était somptueusement attifuré dans un pourpoint de velours noir qui valait bien cent fois celui que je lui avais offert. En outre, sa barbe était fort bien taillée, son cheveu blanc coupé avec art et, n’était la fâcherie de ses yeux et le fait aussi qu’il ne portait pas d’épée, il eût taillé une figure fort galante.
— Par tous les saints, Alfonso, criai-je, comment te voilà fait ! Ne crains-tu pas de ruiner ton commerce si on t’encontre si bien accoutré dans les rues ?
— On ne m’y verra point, Signor Marchese, puisque je serai en carrosse avec vous, tous rideaux tirés, pour me rendre chez la pasticciera.
— En carrosse, Alfonso ? Mais je n’ai point de carrosse ! Bien le sais-tu !
— Raison pour quoi je me suis permis d’en louer une pour vous. Il ne vous en coûtera que deux écus la soirée, Signor Marchese, et il est digne d’un duc ou d’un cardinal.
— Et pourquoi ce débours ? dis-je, le sourcil haut.
— Pour ce que cette nuit est la veille du Vendredi Saint, que les Romains vont processionner par milliers en se dirigeant vers Saint-Pierre et qu’à notre retour de la pasticciera, il nous faudra remonter ce flot. À cheval, on ne nous laisserait mie passer. Mais en revanche, on respectera une carrosse dorée aux rideaux clos, suivie d’une forte escorte.
La carrosse, qui valait bien en effet celle du cardinal Giustiniani, étant magnifiquement sculptée et dorée, et le capitonnage de velours rouge à l’intérieur paraissait neuf : digne écrin pour Alfonso et pour moi-même qui, en ma plus belle vêture, rutilai de tous mes feux, portant même en sautoir le collier de l’Ordre du Saint-Esprit que le roi m’avait conféré après Laon.
— Qu’est cela ? dit Alfonso, dès qu’il jeta l’œil sur lui. Peut-on rêver plus galante chose ? Benoîte Vierge, cette concaténation de petits carrés d’or si délicatement ouvragés ! Et cette admirable croix garnie en ses pointes de perles !
— C’est, dis-je, un ordre de chevalerie d’inspiration catholique créé par Henri Troisième. Et le piquant de l’affaire, c’est que le créateur de cet Ordre, qui était lui-même très dévot, fut plus tard excommunié par un pape et occis par un moine.
— Ce collier augmentera prou vos chances, dit Alfonso. Il vous donne une grande dignité et la pasticciera y sera fort sensible.
— Mes chances, Alfonso ! dis-je souriant. Cours-je donc le risque de n’être point agréé ? Je confesse que jusqu’ici je nourrissais peu de doutes sur l’issue de ma présentation. J’y voyais une façon de me contraindre à faire cette cour « à l’italienne » qui, à mes propres yeux, comme à ceux, sans doute, de Teresa, devait jeter un pudique voile sur le barguin cru et nu qui allait régir nos rapports.
— Signor Marchese, dit Alfonso gravement, plaise à vous de m’excuser, si je vous dis que vous êtes tombé, là-dessus, en très grande erreur. Vous avez vos chances, assurément, mais pour le remplacement de l’amant défunt, vous n’êtes pas le seul en lice et aucun des champions qui à vous s’oppose n’est à dépriser.
— Tu m’appuies, toutefois, Alfonso…
— Et croyez-moi, Signor Marchese, vous êtes le seul que j’appuie. Mais encore faut-il tenir à compte que la pasticciera est une femme et que souvent la femme agit a capriccio[73]. J’ai vu Teresa rebuter un prétendant parce qu’elle le trouvait trop humble. Et un autre, parce qu’elle le trouvait trop arrogant. Elle pèse les mérites d’un homme dans des balances qui n’appartiennent qu’à elle, je vous l’ai dit.
— Je serais au désespoir, dis-je souriant toujours, mais en mon for très alarmé, si la pesée me trouvait quelque peu en deçà des carats qui sont d’elle exigés.
— Vos chances sont bonnes, reprit Alfonso après un moment de silence, la meilleure étant que vous êtes français. Les Italiens ont une ancienne affection et révérence à la France, lesquelles la haine de l’omniprésence espagnole a depuis peu excessivement ravivées.
La maison de la Signora Teresa n’était pas moins palatiale que celle de Giustiniani, et tout aussi bien gardée, car il fallut qu’Alfonso descendît et allât montrer patte blanche au judas de l’huis pour que la porte cochère se déclouît devant ma carrosse. Il va sans dire qu’une fois dedans la cour, je graissai dûment le poignet, et au portier, et à celui qui paraissait être en autorité parmi les valets, et à la cameriera qui m’introduisit en la demeure, fort accorte Mauresque, brune de cheveu, d’œil et de teint, mais très blanche de dents et si délicieusement faite, quoique petite, qu’avant même de voir sa maîtresse, l’eau vous en venait à la bouche. À recevoir mon obole, elle me fit, courbe sur courbe, une fort gracieuse révérence, m’espinchant de côté d’un regard connivent, et paraissant tout autant satisfaite de mon œil admiratif que de mes clicailles.
— Signor Marchese, dit-elle dans un italien fort gazouillé, ma maîtresse est à sa toilette et ne pourra vous recevoir que dans une petite demi-heure. Plaise à vous, en attendant, de vous entretenir avec la mamma.
Quoi disant, elle nous mena dans une petite salle où, quelques instants plus tard, nous vint rejoindre une signora d’une cinquantaine d’années, petite, mais fort vigoureuse, avec un poitrail qui ne devait pas qu’à ses tétins d’être bombé, le bras musculeux, la gambe courte, mais pour ce que j’en voyais, musculeuse aussi, la face pleine, la mâchoire carrée, la lèvre gourmande, le front grand bordé d’une forêt de cheveux noirs quasi crêpés et des yeux fort larges soulignés par des cernes. Elle me plut de prime, pour ce qu’elle me ramentut ma bonne nourrice Barberine, paraissant comme elle bâtie à chaux et à sable, se peut comme elle aussi colérique et d’humeur résolue, mais non sans quelque lait de tendresse en sa composition. Je lui fis un grand salut et, avec des phrases fort civiles, la priai d’accepter de moi un modeste présent, à savoir une broche contenue dans un écrin, lequel écrin elle accepta, mais sans le déclore, et posa sur une table en marbre. Après quoi, elle croisa ses deux mains potelées sur son ventre, et d’un œil noir fort aigu, me détailla sans mot dire de cap à pied. Cet examen terminé, elle me pria de m’asseoir, et s’enquit en termes concis de mon âge, de ma santé et de ma religion, désirant surtout savoir si j’avais eu quelque démêlé avec l’inquisition à Rome.
Quant à cette dernière question, Alfonso répondit pour moi.
— Il signor marchese, dit-il, est un protégé du cardinal Giustiniani, et comme j’ai jà eu l’honneur de dire à la Signora Teresa, il loge dans son palais.
— Voilà qui va bien, dit la mamma, et avec un souris et un salut des plus brefs, elle sortit de la petite salle en nous disant qu’elle nous viendrait chercher, quand la Signora Teresa serait prête.
— Cornedebœuf ! dis-je quand elle fut départie, que voilà une formidable matrone, et comme j’aimerais peu être par elle honni !
— Ma tutt’altro[74], dit Alfonso. Vous lui plaisez prou, et la preuve, c’est qu’elle vous a souri.
— Petitement.
— La Signora ne baille rien facilement, pas même un souris ; c’est une garce du plat pays toscan, et donc dure comme la vie qu’elle y a menée. Cependant, sous la croûte, la mie est bonne.
Ayant dit, il me salua, me dit qu’il serait présent à mon entretien avec Teresa et, avec ma permission, qu’il désirait se retirer.
La petite salle dans laquelle je restais était tendue de velours rouge, dallée de marbre et ne comportait que deux escabelles et une table, elle aussi de marbre, sur laquelle la mamma avait oublié son écrin, mais cet « oubli » ne voulait-il pas dire que ni sa fille ni elle ne m’avaient encore accepté. Quoi observant, et incapable de rester assis, je marchais qui-cy qui-là dans la pièce, à’steure les mains derrière le dos, à’steure mordillant le bout de mes gants.
La « petite » demi-heure avait pris du ventre, quand Djemila (c’était le nom de la Mauresque) me vint chercher. Elle avait fait toilette elle aussi, son petit corps étant attifuré très joliment d’un lamé d’argent qui la faisait ressembler à une sirène, hormis qu’on lui voyait les pieds, lesquels étaient nus, pour la raison sans doute qu’elle nourrissait pour les souliers une invincible antipathie. Elle me dit, tout œillades, souris et dents blanches, que la Signora m’attendait, et me précéda, le pas dansant et la hanche ondulante.
La salle où elle m’introduisit et que je veux décrire de prime (encore que je ne la visse du tout à mon entrant, n’ayant d’yeux que pour Teresa) était grande, tapissée de cuir doré, le plafond richement peint et orné, et un fort beau tapis d’Orient jeté sur le sol de marbre. Mon œil étant collé à Teresa, laquelle siégeait, non pas exactement sur un trône, mais sur un cancan en bois doré, ce ne fut qu’au bout d’un moment que j’aperçus debout derrière elle, et ses bras ronds et musculeux appuyés sur le dossier du fauteuil, la mamma ; à la dextre du cancan, Alfonso, noblement assis sur une escabelle ; et à sa senestre, bien qu’il y eût là une deuxième escabelle, Djemila s’était accroupie en tailleur sur le tapis, l’œil noir fort affûté, et de l’un à l’autre voletant.
Je m’avançai jusqu’au milieu de la salle et, m’arrêtant, j’ôtai mon chapeau et, m’inclinant profondément, je balayai le tapis de mon panache. Au même instant, le pensement me vint, non sans que j’en fusse quelque peu ébaudi, que c’était là le genre de salut qu’un gentilhomme n’adressait qu’à un duc, et encore fallût-il qu’il fût régnant, et qu’il eût droit à « Votre Altesse » pour qu’on en vînt à ce degré de courbette.
Quoi fait, et la Signora Teresa m’ayant répondu par un sourire gracieux et une inclinaison de tête véritablement royale, je dis en italien :
— Signora, je suis grandement honoré qu’une personne de votre distinction ait consenti à me recevoir. Et je serai, à la vérité, comblé, si à titre de modeste tribut à votre émerveillable beauté, laquelle fait de vous, sans conteste, la reine de ce pays, vous acceptiez de moi le présent que voilà.
Je tirai alors de mon pourpoint un écrin, lequel, belle lectrice, contenait un bracelet d’or représentant un serpent qui faisait mine de se mordre la queue, ledit serpent ayant pour yeux deux rubis et son corps étant une torsade d’or fin. Toutefois, l’écrin à la main, je n’avançai ni pied ni main, attendant le bon plaisir de la pasticciera.
— Prends-le, Djemila, dit-elle enfin.
Incontinent, Djemila se dressa, et ondulant elle aussi comme un serpent, me vint prendre l’écrin des mains et le mit dans les mains de sa maîtresse, laquelle, sans le déclore, le bailla à la mamma, laquelle, sans l’ouvrir davantage, le posa sur un coffre de cèdre très ouvragé qui se trouvait à la dextre du cancan, où il eut l’air d’être aussi oublié que l’écrin de la mamma sur la table de marbre de l’antichambre.
— Plaise à vous, Signor Marchese, dit alors la pasticciera d’une voix douce, basse et musicale, de prendre place sur cette escabelle.
Je m’avançai, m’assis et un long silence s’installa alors pour la raison qu’étant si émerveillé par la beauté de Teresa, je ne trouvai rien à lui dire. Et quant à elle, à’steure m’envisageant, à’steure se regardant en mes regards, elle n’estimait pas que ce fût dans son rollet de parler. Non que je la crusse bornée, car son œil, comme celui de la mamma, était vif et fin, et j’ose même dire que le léger, très léger souris qu’elle laissait flotter sur ses lèvres avait quelque chose de subtil et d’ambigueux, qui me ramentevait la belle et imperscrutable face de cette autre Florentine, Monna Lisa, telle que Leonardo da Vinci l’a peinte : portrait que j’avais souvent admiré dans les appartements du roi au Louvre. Mais là s’arrêtait la ressemblance pour la raison que l’œil de la Teresa était plus noir et plus sombre, et sa chevelure qu’une raie partageait au milieu, infiniment plus opulente. Et alors que la Joconde était assez simplement vêtue, la vêture de la pasticciera toute de brocart, d’or, de pierres et de pierreries, dépassait en richesse et splendeur tout ce que j’avais vu à la Cour de France, hormis sur la belle Gabrielle et les princesses du sang. Ce dont je lui fis compliment, louant en passant les dames italiennes de ne pas se sangler et se serrer dans des basquines comme les Françaises, mais de laisser le milieu du corps souple et flottant : ce qui, au surplus, ajoutai-je, parlait davantage au désir et à l’imagination.
À quoi elle sourit, mais sans découvrir les dents, du même souris ambigueux que j’ai jà décrit, et voulut savoir qui était la Gabriella.
— Signora, dis-je, c’est la favorite du roi de France.
— Je gage, Signor Marchese, dit Teresa avec un soupir, qu’elle est fort belle.
— Elle l’est, Signora, dis-je, mais quant à moi, je préfère un million de fois votre beauté à la sienne.
— Plaise à vous, pourtant, Signor Marchese, de me la décrire.
— Eh bien, Signora, les courtisans disent que son visage est lisse et transparent comme une perle ; que le satin de sa robe paraît noir en comparaison de son sein ; que ses lèvres sont couleur rubis, ses yeux d’un bleu céleste et ses cheveux d’or.
— Et vous-même, qu’en dites-vous, Signor Marchese ? dit la Teresa d’un air quelque peu amusé.
— Que c’est une beauté du nord, Signora, fade, pâle et languissante, qu’elle se fait piqueter les sourcils (ce que je n’aime point), que je préfère un teint plus chaleureux, et qu’enfin, vos propres cheveux, Signora, sont comme une forêt dans laquelle on aimerait se perdre.
La Teresa rit à cela, découvrant des dents magnifiques, et tournant le col, elle leva le visage vers la mamma et échangea avec elle quelques mots dans un dialecte qui m’était déconnu.
— Signor Marchese, reprit-elle en me jetant un regard doux assez de son bel œil noir, j’aimerais que vous m’encontriez à Saint-Jean de Latran dimanche prochain sur le coup de dix heures pour me donner l’eau bénite. Bien malheureusement, poursuivit-elle avec un sourire des plus charmants, je ne reçois personne céans pendant la Semaine Sainte, mais le mardi qui suivra sa terminaison, je serais heureuse que vous veniez souper avec moi sur les huit heures de la nuitée.
Ayant dit avec son même ambigueux souris, elle me tendit au bout de son bras sa main chargée de bagues, ce qui, j’imagine, avait la même usance que la troisième bénédiction du pape : elle me baillait mon congé. Je me levai et me génuflexant sur un genou devant elle, je lui baisai la main avec tout le respect du monde, puis me relevant, je saluai la mamma, et m’en fus, le cœur me toquant comme fol.
Alfonso me rejoignit dans la carrosse, et à peine eûmes-nous sailli de la cour que nous nous trouvâmes pris dans une grande marée humaine, laquelle se portait vers Saint-Pierre de Rome et s’ouvrant docilement assez devant nous, nous permit de la remonter au pas, la presse étant si grande. Il y avait là tout ce que Rome compte de confréries (et elles sont innumérables), chacune revêtue de sa couleur propre, qui blanche, qui rouge, qui bleue, qui verte, et chacune fort illuminée, un homme sur deux en ces cortèges portant un flambeau au poing. La vacarme était assourdissante, pour ce que chaque confrérie était précédée de son corps de musiciens et tous à l’unisson chantaient des cantiques.
Mû par une ardente curiosité qui me fit quelque peu oublier Teresa (et la tantalisante incertitude où j’avais été à son sujet), j’écartai très à la discrétion la tenture de la carrosse et, tâchant de ne me montrer point, j’envisageai l’interminable procession avec émerveillement, ému assez de voir tant de dévotion à ce grand peuple. Toutefois, oyant des claquements sourds au milieu des nobles psalmodies, et ma carrosse s’arrêtant tout à trac, je fus intrigué de cette noise discordante, et la nuit étant tiède ou se peut réchauffée par toutes ces torches brûlant ensemble, je me penchai par ma vitre baissée, et prenant soin toujours de garder le rideau de velours devant moi, je vis s’avancer et longer ma carrosse une longue théorie de pénitents, la plupart fort jeunes, lesquels marchaient le torse dénudé et, sans discontinuer, se fouettaient cruellement avec des cordes sans un seul cri de dol, et à ce que je vis même, à la lueur des torches, le visage paisible et riant.
D’aucuns présentaient à ces flagellants du vin, lequel ils prenaient en leur bouche, de prime pour le boire, mais ensuite pour le souffler sur le bout de leurs cordes, afin que de les démêler et de les assouplir, pour ce que le sang, en caillant, les avaient agglutinées, la discipline dont ils usaient n’étant pas, à proprement parler, des fouets, mais de gros martinets à manche court, terminés par un bouquet de cordes de chanvre.
— D’où vient, dis-je à Alfonso, qu’ils ne paraissaient pas pâtir, mais sautent, crient, s’exclament, tournent, rient et parlent entre eux, comme si de rien n’était, tout en se déchirant à tour de bras l’échine et le poitrail ?
— On dit qu’ils se graissent de quelque onguent, dit Alfonso, mais je ne vois pas que cet onguent puisse leur être de quelque usance, une fois qu’ils ont mis la chair à vif.
Et à vif, assurément, elle l’était, car à la lueur des torches, je ne pouvais voir que des torses ensanglantés, où le sang caillé de couleur foncée servait, pour ainsi parler, de toile de fond aux ruisselets de sang rouge et frais que chaque nouveau coup faisait couler.
Tout discrètement que je les envisageasse, gardant le rideau devant mon visage, et ne laissant passer qu’un œil, je fus aperçu d’un des pénitents, lequel tout en tournoyant et se fustigeant à main vive, me jeta un regard et me sourit. Et moi observant sa face, laquelle était jeune et avenante, et qu’il ne devait pas non plus être fort riche à en juger par ses chausses et ses souliers, je fus ému de son prédicament et lui dis :
— Compagnon, es-tu donc un si grand pécheur devant Dieu que tu te meurtrisses ainsi ?
— Ma, Signor, dit-il en souriant d’une oreille à l’autre, je ne me fouette pas pour mes péchés, bien loin de là…
Cette réplique me déconcertant, et toutefois trouvant fort piteux l’état de son pauvre dos, je lui tendis une piécette en disant.
— Ami, voici de quoi te faire panser par un barbier, dès que tu en auras terminé.
— Signor, dit-il en écartant mon obole d’une main ferme, quoique réluctante, je ne peux accepter vos pécunes, vu que je suis jà payé pour faire ce que je fais.
J’en restai le bec bée, mais ne pus poursuivre mon entretien, ma carrosse se remettant en marche et dépassant le gautier.
— Signor Marchese, dit Alfonso d’un ton peiné, à quoi cela sert-il que je sois votre mendicante attitré, si vous devez bailler vos aumônes au premier venu ? De reste, m’eussiez-vous dit que vous alliez offrir pécunes à ce misérable, je vous en aurais détourné, sachant bien, comme tout un chacun céans, que cette sorte de gens se fait payer pour se flageller.
— Ils se font payer ! dis-je, béant.
— Certamente ! dit Alfonso avec un petit rire. Êtes-vous apensé, Signor Marchese, che il signor conte tal dei tali[75] qui a un gros péché à se faire pardonner par le Seigneur, va lui-même meurtrir ses tendres épaules ? Nenni ! Nenni ! Il paiera un faquin pour le faire à sa place !
— Alfonso, dis-je, au comble de la béance, mais comment est-il Dieu possible de faire pénitence sur le dos des autres ?
Alfonso ne me répondant que par un haussement des épaules et des mains, suivi d’un ma[76] qu’il laissa en suspens, je laissai retomber le rideau et me rencoignant contre le capiton de la carrosse, je demeurai comme étourdi par le tournoiement des torses ensanglantés et les claquements cruels des fouets, les psalmodies, les lumières dansantes des flambeaux et portai mon mouchoir à ma bouche et mon nez, pour ce que je suffoquai presque de la fumée des torches et de l’âcre odeur de sang et de sueur qui émanait de ces milliers de gens qui de tous côtés montaient vers Saint-Pierre de Rome comme vers la source première de la vie et de la vérité. Toutefois, à le regarder de plus près, je ne trouvai pas le spectacle de cette foi populaire aussi émouvante que de loin. Il en était d’elle, j’imagine, comme des plus belles cathédrales qui paraissent très magnifiques jusqu’à ce qu’en s’approchant d’elles assez, on distingue à leurs pieds les autodafés de livres et les bûchers des hérétiques.