— À ma connaissance, dis-je très à la prudence et en donnant l’impression que j’en savais plus que je n’en voulais dire, pas encore, bien qu’on en soit proche assez.

— Ha ! dit Rousselet avec un gros soupir qui me parut sur sa fin de changer en rot, je suis bien aise de l’apprendre ! La Dieu merci, j’adviens à temps ! Monsieur le Marquis, plaise à vous de considérer que ce n’est pas moi seul, Rousselet, lieutenant du peuple en la ville de Reims qui parle à vous, mais tous les Rémois, qui à vous me dépêchent et délèguent pour vous dire que dès plusieurs mois jà, Reims s’ennuie de la domination turbulente des princes lorrains, qu’elle est lasse d’être placée encore contre son cœur dans le camp de la Ligue, qu’elle sait bien que tant qu’elle sera comptée comme étant de la Ligue, elle ne pourra pas vendre ses laines ès Paris comme elle faisait devant – ce qui pour elle est à grand dol, dommage et ruine – et qu’en conséquence, elle voudrait, par-dessus la tête du petit béjaune de Guise, se livrer au roi, espérant s’avantager par là, non seulement du renouveau de son commerce, mais des immunités, privilèges et franchises que le roi a si libéralement baillées aux villes qui se sont rendues à lui.

Sur quoi, Miroul et moi échangeâmes des regards connivents et gausseurs tant nous parurent naïvement exprimées les raisons des Rémois, et tant tardivement intéressé leur ralliement au roi.

— Mais mon cher Rousselet, dis-je, pour vous parler rondement et à la franche marguerite, entre le vouloir et le pouvoir il se peut qu’il y ait un abîme. Je ne doute point que vous vouliez vous rendre au roi en bons et loyaux sujets que vous fûtes toujours (disant quoi, j’espinchais Miroul de côté). Mais le pouvez-vous ? Voilà le point. Après tout, le duc de Guise a quelque troupe.

— Mais petite ! dit Rousselet, petite ! Et trop petite pour s’opposer à tout un peuple en armes. Car sachez, Monsieur le Marquis, sachez que nous avons mis la nuit des corps de garde aux principales places et autres lieux forts de la ville, et le jour aux tours, remparts et châtelets d’entrée. Tant est que M. de Guise, s’étant aigri contre nous de ces précautions, nous a défendu de les prendre. Mais il n’en a pas pissé plus roide. Nous avons passé outre, et même refusé de laisser entrer dedans la ville des troupes qu’il avait fait venir pour se fortifier. Voilà où nous en sommes, et prêts, au premier mot du roi, baillé sous sa signature, et sous son sceau et avec les promesses de franchises et privilèges pour Reims que j’ai dites, (ici je jetai un œil à Miroul) soit à contraindre M. de Guise à se donner au roi, soit même à nous saisir de sa personne.

— Ha ! mon ami, dis-je, voilà qui est bel et bon ! Et vous vous ramentez sans doute que je vous avais dit à Reims de me venir voir dès votre advenue en Paris, pour la raison que je vous mènerai à M. de Rosny, lequel est doublement votre homme en ces occasions, ayant l’oreille du roi, et en outre chargé par lui depuis peu de négocier un accord avec les envoyés de Guise. Tant promis, tant tenu ! Toutefois, M. de Rosny n’étant point en Paris demain, vous ne le pourrez pas voir avant mercredi (phrase qui, à ce que je vis, en l’espinchant du coin de l’oreille, plongea mon Miroul dans la perplexité). Dans l’entre-temps, j’ai l’espérance, mon ami, que vous me ferez la grâce de demeurer mon hôte en mon logis.

— Monsieur le Marquis, dit Rousselet en rougissant et en me faisant un profond salut, vous me faites un immense honneur, mais j’ai laissé mes bagues à l’auberge de l’Écu, près du Pont Neuf.

— Cela n’empêche. Je les enverrai quérir dès demain.

Là-dessus, sur un signe de moi, Franz, le bougeoir à la main, mena le bonhomme jusqu’à la chambre au-dessus de moi, laquelle était demeurée fort tristement seulette et vacante depuis le départ de Louison.

— Mon Pierre, dit Miroul, dès que Rousselet eut quitté la salle. Quelle brouillerie est cela ? Et pourquoi dire que M. de Rosny sera absent de Paris demain ?

— Pour me laisser du temps.

— Du temps pourquoi ?

— Pour creuser sous cette mine une contremine.

— Et quelle belle gambe me fait cette explication !

— Je t’en dirai demain soir davantage.

— Quoi ? Encore des cachottes ! dit Miroul avec un air de contrefeint chagrin. Mon Pierre, je ne sais si un jour vous réussirez à surjésuiter les jésuites, mais d’ores en avant je vous vois apte à machiavéliser Machiavel.

Le lendemain, dès que le jour fut vieil assez pour que ma visitation ne fût pas indécente, je dépêchai Thierry porter un billet à Catherine de Guise, la suppliant de me recevoir dedans l’heure : ce qu’elle fit.

— Mamie, dis-je, en me jetant à ses pieds et couvrant ses mains de poutounes, je vous dois quelques excusations de devancer l’heure à laquelle vous êtes accoutumée de me recevoir, mais j’ai les joues gonflées d’une nouvelle de grande conséquence concernant la maison de Guise, laquelle vous devez apprendre sans remise ni délai.

— Et quelle ? Quelle ? dit-elle en ouvrant avec effroi son œil azuréen.

— Que les Rémois ont dépêché à Sa Majesté pour lui dire qu’ils étaient prêts à se donner de soi à elle, quitte à faire le poil à Monsieur votre fils et même à se saisir de lui.

— Ha ! les traîtres ! Ha ! les rebelles ! cria-t-elle, son œil bleu enflammé, et se tordant les mains, je les voudrais tous noyés ou péris dans les flammes. Hélas ! C’en est fait, je le vois, de ma maison ! Ha ! pauvre fils ! Ha ! pauvre moi !

— Mon ange, dis-je, me levant et la prenant dans mes bras, il ne faut point désespérer. Vous êtes de présent à égalité avec les Rémois, mais c’est à vous de lancer l’esteuf.

— Mais que faire ? cria-t-elle, les larmes jaillissant de ses yeux et roulant sur ses joues, grosses comme des pois, que faire, mon Pierre ?

— Mamie, dis-je, écrire sur l’heure à Péricard de conclure au plus vite avec M. de Rosny – ce matin même, s’il le peut – en sacrifiant les trois grosses demandes de votre fils qui font le plus de difficultés : à savoir le governorat de la Champagne, les bénéfices de feu le cardinal de Guise et la charge de Grand Maître de la Maison du roi.

— Mais c’est l’essentiel ! cria-t-elle.

— Nenni, Mamie, nenni ! L’essentiel est un governorat quel qu’il soit et où qu’il soit, la dotation de quatre cent mille écus pour payer les dettes du duc de Guise et la faveur retrouvée du roi. Écrivez sur l’heure à Péricard : j’irai de ma personne lui porter la lettre, pour être sûr qu’elle lui sera remise en main propre.

— Ha ! méchant ! M’allez-vous jà quitter ? dit-elle.

— Je reviendrai céans après la repue de midi, si vous m’en baillez permission.

— Benoîte Vierge ! dit-elle en se levant et en se jetant dans mes bras, les larmes roulant encore sur ses joues, vous l’ai-je mie refusée ?

Ma pauvre petite duchesse s’assit à son secrétaire, secouée encore par les alarmes que lui donnait l’appréhension de l’avenir, et pour son fils, et pour elle-même et pour sa maison. Et incapable qu’elle était de rassembler deux idées, elle me pria de lui dicter la lettre : ce que je fis, faisant état de tout ce que le lecteur sait jà, mais sans nommer, par prudence, Rousselet. Non que je crusse que Péricard fût homme à le faire assassiner, mais désireux que j’étais que le maillon qui allait conjoindre Rousselet à Rosny ne fût ni connu ni mentionné.

 

 

— Belle lectrice, je vous vois froncer votre joli nez et m’espincher d’une façon fort suspicionneuse : que veulent dire ces petites mines ?

— Que je m’apense, Monsieur, avec Miroul, que vous jouez là un rollet très ambigueux ; que je n’entends goutte à vos brouilleries ; et que je me demande bien qui vous servez à la fin des fins : le roi ? La duchesse ? Ou les Rémois ?

— Je sers le roi. Je sers la duchesse. Et maugré les apparences, je ne dessers pas les Rémois.

— Pourquoi de prime avez-vous informé Catherine des intrigues des Rémois contre son fils ?

— Pour qu’elle rabatte les trois exorbitantes demandes qui jusques ores paralysaient la négociation : tant est que, ces traverses levées, le traité, en effet, se conclut.

— Car il se conclut ?

— Oui-da !

— Vous avez donc desservi Catherine en la contraignant par vos ruses à des concessions ?

— Tout le rebours. L’intérêt de Catherine était que le roi traitât avec Guise, même au prix d’un rabattement, et non pas avec les Rémois.

— Et pourquoi avez-vous par un éclatant mensonge retardé d’un jour l’encontre de Rousselet avec M. de Rosny ?

— Pour que Rosny ne fût pas tenté de conclure avec les Rémois plutôt qu’avec le Guise.

— Vous avez donc desservi les Rémois ?

— Nenni ! Pour la raison que le roi, apprenant leurs louables intentions à son endroit, ne faillira pas à leur accorder les franchises auxquelles ils ont appétit.

— Mais Monsieur, n’était-il pas dans l’intérêt du roi qu’il traitât avec les Rémois ? Il aurait épargné à sa cassette un saignement de quatre cent mille écus…

— Bravo, Madame, bravo ! Il ne vous suffit pas d’être belle, vous êtes fine aussi et avez mis le doigt sur la seule circonstance qui m’ait fait quelque peu balancer. Mais point longtemps ! Car observez de grâce, belle lectrice, que quatre cent mille écus, c’est peu, très peu, en comparaison de ce que nous coûte, nous a coûté et nous coûtera la belle Gabrielle, et cela sans autre utilité pour le royaume que de garder Sa Majesté en joie. Mais quant à moi, je vais plus outre et j’affirme que quatre cent mille écus, c’est un très petit prix pour payer le ralliement du duc de Guise au roi.

— Et pourquoi cela ?

— Pour ce que ce ralliement est un acte politique de grande conséquence et de grand effet, et en France, et en Espagne, et au Vatican. Hé, Madame ! songez-y ! Quel soufflet pour Mayenne que son propre neveu le quitte pour se rallier au roi ! Quel soufflet pour Philippe II que Guise – Guise, Madame, ce nom immense, quasi synonyme de Sainte Ligue et d’alliance espagnole ! – se raccommode avec le Béarnais ! Et quel avertissement pour le Vatican de cesser à la parfin de faire trotter le roi avec les carottes de l’absolution…

— Mais, Monsieur, il m’apparaît que vous avez joué là un rollet décisif.

— Moi, Madame, et Rousselet, et Rosny, et Péricard.

— Tiens donc ! Vous voilà tout modeste ! Que la chose est nouvelle !

— Madame, vous me picaniez ! Cependant ma modestie n’est pas contrefeinte. J’entends seulement par là qu’il ne s’encontre si petit acteur dans le progrès de l’Histoire, qui ne puisse, par son esprit, ou son aveuglement, ou tout simplement par chance, s’engager dans un acte qui éclate loin de lui en incalculables conséquences. En voici deux exemples. Une après-midi d’été qu’il avait fait très chaud, Rosny s’alla promener dans la forêt de Laon et, en raison de cette promenade, sauva le roi de France du déshonneur d’être capturé ou tué par Mansfeld, alors qu’il mangeait des prunes. Au rebours, mon pauvre bien-aimé maître Henri Troisième dut sa mort à l’incommensurable sottise du procureur général La Guesle qui amena à lui Jacques Clément sans songer à le faire fouiller. Et le même La Guesle vient de prouver une deuxième fois son émerveillable stupidité en faisant campagne pour la surséance dans le procès des jésuites ! Cornedebœuf ! Si sa bêtise entraîne la mort de Henri Quatrième, sur cette main que voilà, je tuerai ce sottard !

 

 

Ce jurement sanguinaire – si disconvenable et à ma philosophie et à ma naturelle humeur – me fut arraché par l’indignation. Mais je m’en ramentus trois mois plus tard, le jour où le roi revint d’un voyage en Picardie, au cours duquel il avait visité les villes qui s’étaient rendues à lui. Il n’advint en Paris qu’à la nuitée, à la lumière des flambeaux et des torches, accompagné d’une cinquantaine de chevaux et d’autant de gens de pié. M’étant, par le plus grand hasard, trouvé rue de l’Autruche sur son passage, je le suivis jusque dedans son Louvre, où personne, en raison se peut de la nuit, des lumières incertaines, du tohu-vabohu, ne me demanda qui j’étais. Tant est que je pénétrai à sa suite jusque dedans une des grandes chambres du Louvre et travaillai à me rapprocher de lui, ce qui n’était point facile, la presse des gentilshommes à ses alentours étant si grande. Jouant des coudes et de la hanche, je n’apercevais le roi que par moments et par-dessus le moutonnement des têtes et des épaules. Toutefois dans un soudain remous qui se fit en cette marée, je le vis de pié, ayant encore ses grandes bottes, et aux mains des gants fourrés (car ce mois de décembre était fort froid) et se gaussant avec Mathurine sa folle – petite drola contrefaite, mais de beaucoup d’esprit – qu’il affectait en riant de pastisser. Mais luttant toujours pour le rejoindre, non sans quelques bourrades qui-cy qui-là, et baillées, et reçues, je vis MM. de Ragny et de Montigny s’approcher du roi et se mettre à genoux pour lui baiser les mains, et le roi se baisser avec sa coutumière condescension pour les relever. Ce faisant, il disparut à ma vue, et quand il reparut une seconde plus tard, sa lèvre du côté droit saignait. Le roi porta la main à ladite lèvre, et la retirant pleine de sang, il s’écria, s’adressant à Mathurine :

— Au diable soit la folle ! Elle m’a blessé !

— Nenni, Sire ! Ce n’est pas moi !

Il y eut alors une grande confusion et une grande commotion parmi ceux qui étaient là à voir tout soudain la face du roi toute chaffourrée de sang, d’aucuns criant, d’autres muets et fort pâles comme M. de Rosny, mais tous transis de frayeur et comme cloués sur place. Si l’assassin alors, ayant laissé à terre son couteau – ce qu’il fit – était demeuré comme tous immobile – ce qu’il ne fit pas –, il eût peut-être réchappé. Mais il voulut s’ensauver, et sa précipitation à saillir hors le perdit. Il fut agrippé à deux pas de la porte par Pierre de Lugoli qui, voyant sa hâte et son trouble, l’interrogea, quit de lui son nom et sa qualité, et encore qu’il niât de prime, le convainquit de l’attentement.

Je vis fort bien le misérable. C’était un galapian qui n’avait pas vingt ans, petit, frêle, estéquit, les lèvres rouges, fort bien vêtu, point vilain du tout, mais, à mon sentiment, gibier de bougre plutôt que de femme. Pressé de questions par Lugoli, il dit, l’œil baissé et la voix basse et trémulente, qu’il se nommait Jean Chatel et qu’il était fils d’un marchand-drapier.

Cependant, le médecin du roi, ayant examiné la navrure, la déclara de nulle gravité, Sa Majesté n’ayant que la lèvre du haut offensée et un peu d’une dent rompue, laquelle dent avait arrêté le couteau. On se rassura mais dans ce rassurement même se nichait une frayeur, car il était clair que l’assassin, croyant que le roi avait sous son pourpoint une chemise de mailles, avait visé la gorge – ce qu’il avoua dans la suite – et qu’il ne l’avait pas atteinte, pour la bonne raison qu’au moment où il portait le coup, le roi s’était baissé pour relever Ragny et Montigny se génuflexant devant lui.

Cependant, les gentilshommes présents ne disaient que peu de paroles, ne sachant pas s’ils devaient se réjouir de voir le roi sauf, ou s’effrayer d’avoir failli le perdre. Mais ce demi-silence se changea tout soudain en silence d’une autre sorte quand Jean Chatel confessa à Pierre de Lugoli, qu’il avait été étudier les trois ans écoulés chez les jésuites. J’observais alors que tant plus cet accoisement général se prolongeait, tant plus il devenait menaçant, tant est qu’on n’encontrait partout que regards enflammés, dents serrées, mains crispées sur la poignée des dagues. Et lecteur, que crois-tu que fit le roi au milieu de cette montante ire ? Il gaussa. Et encore que sa lèvre du haut dut lui faire mal quand il parla, il dit d’un ton fort calme et quasi sur le ton de la plaisanterie, mais d’une plaisanterie qui ne laissait aucun doute sur ce qu’il pensait :

— Ce n’était donc pas assez que par la bouche de tant de gens de bien les jésuites fussent réputés ne m’aimer pas. Fallait-il encore qu’ils en fussent convaincus par ma bouche ?…

 

 

Quand le roi eut prononcé ces paroles tout ensemble si pleines d’esprit et si lourdes de sens, la tempête parut s’apaiser dans un soulagement général, et pour moi, voyant que Pierre de Lugoli emmenait son prisonnier, je résolus de le suivre, y ayant davantage à glaner pour ma mission, à ce que je supputais, dans le premier interrogatoire du malheureux, qu’à demeurer au Louvre.

Je suivis Lugoli d’assez loin, de prime, ne sachant si dans des occasions secrètes, il me voulait à son côté, mais m’ayant espinché du coin de l’œil, il me dépêcha une mouche pour me dire d’avoir à me rendre chez lui et là, ayant revêtu ma déguisure de sergent de la prévôté, de le rejoindre avec ladite mouche à la Bastille, où, sur son ordre, on me donnerait l’entrant et que je ne courusse point, pour ce qu’il baillerait vin et pain au prisonnier devant que l’interroger.

Ce qu’il fit, en effet, quelques instants plus tard, mais sans déploiement de force, ni de tourments, ni de menaces, mais d’un ton doux et quasi affectionné, ayant jugé, j’imagine, que Jean Chatel répondrait mieux si on lui montrait quelque compassion – laquelle, de reste, j’en jurerais, n’était pas chez Lugoli que calcul, le galapian était si jeune et si frêle, et ayant tant de pâtiments à traverser, et des plus atroces, avant de toucher au repos de la mort.

Voici cet interrogatoire, lequel je transcris à partir de notes que, de retour au logis, je dictai à M. de La Surie qui consentit, à cette occasion, à reprendre auprès de moi son ancien état de secrétaire, pour la raison qu’il écrit plus vite que moi.

Ayant quis du prisonnier de prononcer le serment de ne dire que le vrai – ce que Chatel fit avec docilité –, il lui demanda de prime d’un ton pressant :

— Tu m’as dit au Louvre que le couteau n’était pas empoisonné. Est-ce vrai ?

— C’est vrai. C’est un couteau duquel on se sert en la maison de mon père pour découper les viandes, et je l’ai pris sur le dressoir de la grand’salle, l’ayant caché dans la manche de mon pourpoint, entre chemise et peau.

— Où pensais-tu frapper le roi ?

— À la gorge.

— Pourquoi ?

— Pour ce que le roi étant fort vêtu en raison de la froidure du temps, je craignais que, si je le frappais au corps, le couteau rebouchât.

— Avais-tu jà vu le roi avant ce soir ?

— Nenni. Mais je me trouvai rue de l’Autruche à son retour de Picardie, et le peuple dans la rue criant « vive le roi », j’ai demandé à un guillaume lequel de ces hauts seigneurs était le roi, il m’a dit que c’était celui qui portait des gants fourrés. Je l’ai alors suivi dedans le Louvre.

— Sans que personne t’en interdît l’entrant ?

— Personne. Le guichet était grand ouvert et la presse, fort grande.

— Comment se fait-il que tu voulais tuer un homme que tu n’avais même jamais vu ?

— Je n’avais assurément pas le choix. J’étais assuré d’être damné comme l’Antéchrist, si je ne le faisais pas.

— Comment cela ? dit Lugoli, sur la franche face duquel se peignait la stupéfaction la plus vive.

Ici Jean Chatel s’accoisa fort longtemps et Lugoli attendant patiemment qu’il répondît sans le brusquer ni le contraindre en aucune guise, j’eus tout le loisir d’envisager le malheureux galapian, et observant son œil de biche roulant, effrayé, dans ses paupières, sa lèvre puissante, son corps transi par de soudaines terreurs, j’augurai par la seule physionomie et inspection de sa personne que c’était là un petit être infiniment peureux, déquiété, exagité, mélanconique, trémulant comme feuille de peuplier à la moindre bise.

— Parle, fils, dit Lugoli doucement.

— Monsieur le Prévôt, dit Jean Chatel d’une voix éteinte et fichant l’œil à terre d’un air désespéré, je me trouve d’avoir commis d’aucuns péchés abominables et contre nature. Et qui pis est, questionné par mon confesseur, j’ai nié faussement le fait. Tant est que mes confessions et communions étant elles-mêmes autant de péchés mortels, je suis certain d’être damné.

— Mais en quoi cela concerne-t-il le roi ?

— En ceci : dans la désespérance où me jeta le pensement de ma damnation, l’idée me vint de commettre un acte signalé qui serait grandement utile à la Sainte Église Catholique. Je raisonnai que je serais davantage puni dans l’au-delà, si je mourais sans avoir attenté de tuer le roi, et que je le serais moins si je faisais l’effort de lui ôter la vie. J’estimais, en effet, que la moindre peine serait une sorte de salut en comparaison de la plus griève.

— Voilà une théologie toute nouvelle, dit Lugoli. Où l’as-tu apprise ?

— Je l’ai apprise par la philosophie, dit Chatel avec une tranquille conviction.

— Et où as-tu appris cette philosophie ?

— Au collège de Clermont sous le père Guéret.

Oyant quoi, Lugoli et moi échangeâmes des regards acérés, et j’observai que Pierre de Lugoli faisait une pause pour permettre au greffier de transcrire tout au long cette remarquable réponse. Pendant que le greffier était ainsi occupé, je m’approchai de Lugoli et lui dis à l’oreille :

— Demandez-lui s’il a été serré au collège de Clermont dans la chambre des méditations ?

— Chatel, reprit Lugoli, as-tu été, au collège de Clermont, serré dans la chambre des méditations ?

— Hélas oui ! dit Chatel en tressaillant violemment. Et j’y ai vu plusieurs diables de diverses figures épouvantables et qui menaçaient de me saisir et de m’emporter.

— Comment se fait-il qu’on t’enfermait là-dedans si souvent ?

— Pour ce que j’avais, comme j’ai dit, commis des péchés abominables et contre nature et faussement nié en confession les avoir commis.

— Quels étaient ces péchés ?

— La bougrerie et l’inceste, dit Chatel de sa voix entrecoupée, et les pleurs ruisselant sur sa face. Mais l’inceste seulement en intention.

— Avec qui ?

— Avec ma sœur.

— Est-ce dans la chambre des méditations que l’idée t’est venue de tuer le roi ?

— Je ne sais. J’étais trop terrifié pour penser.

— Par qui, à la parfin, dit Lugoli, as-tu été persuadé de tuer le roi ?

— J’ai entendu dire en plusieurs lieux qu’il fallait tenir pour maxime véritable qu’il était loisible de tuer le roi, puisqu’il était hérétique, relaps, faussement converti, et excommunié.

— Est-ce que ces propos de tuer le roi ne sont pas ordinaires aux jésuites ?

— Je leur ai ouï dire qu’il était loisible de tuer le roi.

— Pourquoi ?

— Pour ce qu’il était hors l’Église. Raison pour quoi il ne fallait pas lui obéir, ni le tenir pour roi, tant qu’il ne serait pas absous par le pape, et que de reste, il ne le serait jamais.

On toqua à l’huis et un coureur remit à Lugoli un ordre du parlement d’avoir à conduire le prisonnier à la conciergerie du Palais afin d’y être interrogé par ces messieurs de la Cour. Lugoli, incontinent, commanda à son greffier de faire une copie de l’interrogatoire, afin que celui-ci fût remis au juge par le lieutenant en même temps que Jean Chatel. Puis me prenant à part, il me dit sotto voce :

— J’ai fait arrêter les jésuites dès que j’ai su, au Louvre, que Chatel avait étudié sous eux. Et je vais tout de gob me rendre au collège de Clermont. Venez-vous ? C’est bien le tour de ces grands confesseurs d’être confessés.

— Quoi ? lui dis-je sur le chemin, les allez-vous interroger ?

— Sans un ordre du parlement je ne peux. Ils ne sont que suspects. Et de reste, ne sais-je pas bien que je ne tirerais rien d’eux que grimaces, bouches cousues, yeux au ciel, soupirs à cœur fendre, mines de martyrs : « Est-ce leur faute, si ce malheureux enfant avait l’esprit quelque peu déréglé ? »… Etc.

— De reste, c’est vrai, dis-je. Mais avec cette clause que ce dérèglement, il ne le doit qu’à eux. Il faudrait une cervelle plus solide que celle de ce petit galapian pour résister à cette grande moulerie des méninges à laquelle on l’a soumis et dans la classe du père Guéret, et dans la chambre des méditations. Dieu bon ! J’enrage qu’on l’ait persuadé qu’il serait à jamais damné pour quelque bougrerie qu’il n’a pas osé confesser ! Après cela, ce ne fut que jeu d’enfant, terrifié comme il l’était, de lui suggérer qu’il se rachèterait en faisant un « acte signalé » qui servirait la Sainte Église !

— Lui suggérer, mais non le lui dire ! dit Lugoli, les dents serrées. C’est là où la jésuiterie est adroite ! On ne lui a pas dit « deux et deux font quatre » ; on lui a laissé mire l’addition. Et nos bons pères, eux, sont blancs comme neige !

— Mais Lugoli, dis-je, comme nous advenions à l’entrée de la rue Saint-Jacques, comment pourrez-vous confesser les jésuites, si vous n’avez pas licence de les interroger ?

— En interrogeant leurs cellules et leurs papiers. Savez-vous le latin, Monsieur de Siorac ?

— Passablement bien.

— Et moi, passablement mal. Vous m’allez donc être d’un grand secours, si la tâche vous agrée.

Ha ! lecteur ! Si elle m’agréait ! J’eusse vidé mon escarcelle jusqu’au dernier sol pour être admis à l’émerveillable privilège de me fourrer aux papiers de ces gens-là !

Toutefois, quant à la cellule du père Guéret, que nous suspicionnions de prime, tant parce qu’il était parmi ces jésuites une sorte de prieur ou d’abbé, que parce qu’il avait enseigné à Jean Chatel la philosophie que l’on sait, nous ne trouvâmes rien qui pût l’incriminer, et rien non plus dans les dix suivantes que deux sergents de la prévôté et Lugoli lui-même examinèrent fort en conscience, sans que j’y misse la main, pour ce qu’il y faut une dextérité que je ne possède point et qui, de reste, n’entre pas dans mon personnage.

— Lugoli, dis-je en le tirant à part. Si nous n’avons rien trouvé chez le colonel, il n’est pas à espérer qu’on trouve provende chez les soldats. Mais se peut qu’on soit plus heureux avec le capitaine.

— Et qui appelez-vous ainsi ?

— Le père Guignard.

— Qui est le père Guignard ?

— Le père qui ici même nous conta cette belle histoire du rubis de la Couronne acheté par charité – mais au quart de sa valeur – à une veuve chargée d’enfants et dans le besoin tombée…

— Et qu’est-ce qui vous fait penser que Guignard est parmi eux une sorte de capitaine ? dit Lugoli, cédant à son invétérée habitude des interrogatoires.

— L’impudence de cette fable. L’audace du personnage. Le fait qu’il a attenté de peser sur Catherine de Guise, dont il est le confesseur, pour retarder le raccommodement du roi et du petit Guise.

— Eh bien ! dit Lugoli, si telle est la bête, voyons son antre !

Et l’antre, en effet, ne nous déçut pas, car c’est là, et dans un tiroir qui n’avait rien de secret, que nous trouvâmes ce que nous cherchions, non pas même écrit en latin, mais en français et en bon français. Car ce Guignard possédait une sorte de talent pour le style et dont sans doute aussi, il avait la faiblesse de se paonner, puisqu’il avait jeté par écrit ce que les autres pères s’étaient contentés de penser et de dire.

Voici cet ours, et le lecteur conviendra qu’il est assez bien léché, encore qu’il soit pestiféré et pernicieux.

 

1 – Et premièrement que si en l’an 1572, au jour de la Saint-Barthélemy on eût saigné la veine basilique (c’est-à-dire royale : Guignard désignant par là Condé et Henri de Navarre que Charles IX et Catherine épargnèrent, quoiqu’ils fussent huguenots, parce qu’ils étaient princes du sang) nous ne fussions pas tombés de fièvre en chaud mal comme nous avons expérimenté. Pour avoir pardonné au sang, ils (Charles IX et Catherine de Médicis) ont mis la France à feu et à sang.

2 – Que le Néron cruel (Henri III) a été tué par un Clément et le moine simulé (allusion à la dévotion d’Henri III) dépêché par la main d’un vrai moine.

3 – Appellerons-nous rois un Néron Sardanapale de France (allusion aux débauches d’Henri III), un renard de Béarn, un lion du Portugal, une louve d’Angleterre, un griffon de Suède et un pourceau de Saxe ? (Il s’agit ici de tous les souverains d’Europe que Philippe II d’Espagne tenait pour ses ennemis, je passe ici les points 4, 5 et 6 qui multiplient les offenses à l’égard de Henri III et exaltent son assassin. Et je reprends au point 7.)

7 – Que la Couronne de France pouvait et devait être transférée en une autre famille que celle des Bourbons.

8 – Que le Béarnais, ores que converti à la foi catholique, serait traité plus doucement qu’il ne méritait, si on lui donnait la couronne monacale en quelque couvent, pour illic faire pénitence de tant de maux qu’il a faits à la France.

9 – Que si on ne le peut déposer sans guerre, qu’on guerroie ! Que si on ne peut faire la guerre, qu’on le fasse mourir !

 

— Vive Dieu ! s’écria Lugoli en brandissant ce feuillet au bout de son bras triomphant, la fortune nous a souri ! Mon ami ! mon ami ! Nous touchons au but ! Ce morceau d’éloquence a deux noms : la mort pour son auteur et l’exil pour sa compagnie ! Monsieur de Siorac, plaise à vous que la fouille se poursuive sans moi et en votre présence ! Je cours porter ceci, qui vaut tous les rubis du monde, au président de Thou pour qu’il aveugle de sa lumière les sottards qui ont voté la surséance.

Il fut hors en un battement de cil, me laissant tout étonné d’un si abrupt départir, et quelque peu embarrassé aussi, car je n’avais aucun titre à poursuivre cette fouille, n’étant là qu’à titre de témoin clandestin et sous l’aile du prévôt. Toutefois, observant que les sergents qui participaient à cette recherche me traitaient, du fait de ma familiarité avec Lugoli, avec quelque respect, je décidai d’assumer sur eux l’autorité qu’ils me reconnaissaient et, les répartissant dans les cellules qui restaient à examiner, je retraçai mes pas jusqu’à celle du père Guignard et m’y enfermai.

Je dis mal en parlant de cellule, ce mot faisant penser à celle d’un moine. Il faudrait plutôt parler ici de chambrette, simple, mais non dénudée, et dont je me serais bien contenté en mes années d’écolier en l’École de médecine de Montpellier. J’y trouvai même une viole, bon nombre de livres, d’aucuns profanes (dont l’Art d’aimer d’Ovide), un lutrin, deux épées dont l’une mouchetée pour l’exercitation, une soutane neuve, et à côté, un pourpoint et des chausses (preuve que le bon père se réduisait à l’état laïc pour d’aucunes de ses missions), une rangée de pipes à un râtelier, et une raquette pour le jeu de paume. Et sur le tout, méticuleusement ordonné, flottait une curieuse odeur que je ne saurais définir qu’en disant qu’elle paraît particulière aux chambres de prêtres.

Je dois confesser que, maugré toutes les raisons que j’avais de n’aimer point le père Guignard, et privées et publiques, je ressentis à cet instant quelque compassion pour le sort qui l’attendait, car c’était crime au premier chef que d’avoir conservé des écrits si damnables, le décret d’amnistie d’Henri lui ayant fait une obligation de les détruire, si même ils avaient été couchés sur le papier avant l’entrée du roi en sa capitale. Et s’ils avaient été rédigés après, quelle haine cuite, recuite et rebouillie se lisait dans ces lignes à l’égard d’un souverain qui, par son silence au moment du procès des jésuites, avait jusques ores épargné le bannissement à son Ordre.

Assurément, l’avocat du diable eût pu soutenir, non sans quelque raison, que le père Guignard était lui-même la première victime du façonnement fanatique qu’il avait subi, lequel, obscurcissant en lui les notions de Bien et de Mal, l’avait amené à penser que pour servir Dieu (selon les étroites lumières de sa compagnie) il était licite de passer outre au « tu ne tueras point » du décalogue ! Formation qui, au surplus, l’avait mis au-dessus et à part des lois du royaume où il était né, le déracinant et le défrancisant pour faire de lui le serviteur zélé et sans conscience d’un souverain étranger.

Mais n’est-ce pas, lecteur, le sort commun et ne devons-nous pas tous porter la personnelle responsabilité de ce que nous sommes, étant constant que si même nous pouvons plaider qu’il n’y va pas de notre faute, c’est toutefois une faute en nous ?

Ce fut là mon pensement, tandis que je prenais un à un les livres de Guignard sur l’étagère qui les portait et en considérais les titres, non point tant pour découvrir quelque chose de damnable, les feuillets que Pierre de Lugoli à’steure courait apporter au président de Thou y étant suffisants (et au-delà), mais parce que j’étais curieux de l’homme qui les avait lus. Et c’est là, parmi eux, que je découvris, relié en veau comme les autres, un livre qui m’intrigua de prime pour ce qu’il n’était pas imprimé, mais écrit à la main, cette main étant la même que celle des feuillets qui allaient faire condamner le père Guignard et avec un titre écrit – pour la beauté, je gage – en lettres gothiques et qui m’intrigua fort :

 

Le Livre de Vie

 

Ce qui me donna à penser que c’était là, se peut, quelque méditation théologique sur la vie et la mort. Mais que nenni, lecteur ! Loin de là ! Il s’agissait d’une chose beaucoup moins anodine : d’un compendium, selon une suite chronologique, de toutes les connaissances sur les personnes vivantes de la Cour que Guignard avait acquises en les confessant…

Je pris ce Livre de Vie (qui eût dû s’appeler le livre des vies, tant il y en avait là, en condensé, et toutes crues, et toutes pantelantes, parfois infâmes, et n’en lus que deux pages, tant je fus effrayé par ce que j’y apprenais, et horrifié plus encore par l’usance qu’un prêtre sans conscience pouvait faire des révélations qu’il devait aux scrupules de ses pénitents. Je me défendis d’aller plus outre dans ma lecture, ne voulant pas, à mon tour, violer des secrets qui n’étaient dus qu’à Dieu, et d’autant que prénoms et initiales s’encontraient fort transparents pour qui, comme moi, vivait à la Cour. Et m’apensant tout soudain que ma Catherine devait figurer en plein milieu de cette boue, laquelle pourrait sur elle rejaillir, si ledit livre était rendu public, comme il y avait danger qu’il le fût, je l’y cherchais et me ramentevant que le début de notre lien datait de mon retour de Reims, et la chronologie dudit livre étant si précise, je ne faillis pas à l’y trouver et dans ces termes :

« Catherina la viuda que quiere consolarse[35], quiert de moi autorisation de coqueliquer sine peccato[36], avec un gentilhomme de bonne maison ; menace de se passer de moi, si je n’y consens. Auquel cas je perdrai toute possibilité de peser à travers elle sur la funeste négociation entre G. et le renard de Béarn. Décision : 1°– lui trouver une opinion probable. 2°– tâcher de savoir par Corinne qui est le galant. »

Après cela, et G. désignant de toute évidence le jeune duc de Guise, il n’y avait plus qu’à suivre la chronologie pour me voir moi-même apparaître sous les initiales P. de S. Lecteur, me voici, vu par Guignard :

« Corinna dixit : “Rubicon franchi”. Le galant est P. de S., huguenot qui a calé la voile sous Néron Sardanapale, mais la caque sent toujours le hareng. Dans archives de la compagnie, rapport sur lui du père Samarcas, martyr de la foi à Londres. (Affaire Babington) : “P. de S. antiligueux encharné, homo libidinosus[37], volage, rusé, mais point si inconstant en politique”. D’après d’autres rapports non signés, rollet de P. de S. mal défini du jour des barricades à la prise de Paris. Mais probablement de grande conséquence à en juger par son ascension dans l’ordre de la noblesse. Se confesse meshui une fois l’an au curé Courtil, lequel par malheur est un ennemi juré de notre compagnie. Adonc, point d’approche. Décision ; primo – enquêter sur P. de S. pour savoir s’il a otra mujer. 2 – L’estranger par ce moyen de la viuda. 3 – Engager la viuda à demeurer ferme sur les 3 requêtes de G. que le renard ne peut accepter. »

Encore que ce texte m’inspirât de sérieuses pensées, et en particulier sur le principe même de la confession (car il faudrait être un ange plutôt qu’un homme pour résister à la tentation du pouvoir que ce savoir sur autrui vous donne), deux choses m’y ébaudirent prou. Primo, je savais de présent de qui Catherine tenait l’expression : « La caque sent toujours le hareng », dont elle avait usé un jour à mon encontre par tabustage et taquinade. Secundo, je m’encontrai honoré assez que mon portrait en pied figurât dans les archives de la compagnie dite de Jésus. Et si je n’eusse pas souscrit à l’épithète homo libidinosus, en revanche le jugement de Samarcas (qui prenait là sa revanche posthume), à savoir « volage, mais point si inconstant en politique » me parut pertinent, et que je le dise enfin, me fit esbouffer à rire.

Je retrouvai P. de S. un peu plus loin, et fort menacé dans ses amours.

« Otra mujer de P. de S. encontrada trovata[38] : Louison, chambrière ramenée de Reims dans ses bagues. L’ai dit à la viuda, sans y toucher et à titre de caquetage de ruelle : la viuda a eu du mal à cacher sa furore. J’augure bien de ses bec et ongles. »

Mais deux jours plus tard, la note du Livre de Vie trahissait une certaine déconvenue.

« La nasse a failli : P. de S. est passé au travers. Le rusé a renvoyé à temps Louison, laquelle est repartie à Reims dans les bagues d’un marchand-drapier. Ladite garce a porté une lettre de P. de S. à P., secrétaire de G. à Reims. Notre mouche auprès de P. n’a pu connaître son contenu. Louison s’étant fâchée avec son marchand-drapier, est entrée au service de P. : dixit mosca nostra[39] qu’elle coquelique avec P. Renseignement sans usance aucune : P. es un hombre de todas las mujeres[40].

« Ai pressé la viuda une fois de plus à tenir ferme sur les trois demandes de G. Lui ai inspiré aversion et mépris pour les négociateurs du renard. Ai tâché de mettre en elle quelque trouble touchant sa quotidienne fornication avec P. de S. En vain. Dès lors que je l’absous, elle se trouve quitte. Aucune peur de l’enfer. Nada que hacer[41] avec des âmes aussi charnelles. »

De toute guise et façon, m’apensai-je, il est plus aisé de façonner un esprit déquiété comme celui de Chatel que celui d’une femme saine, drue et gaillarde comme ma jolie duchesse. Je pris note ensuite en mes mérangeoises de prévenir Péricard qu’une mouche ligueuse voletait dans ses alentours. Mais le croirez-vous, belle lectrice, alors même que je suis si raffolé de Catherine, je sentis une petite piqûre de jaleuseté à ouïr que ma Louison avec ce même Péricard… Que l’humaine complexion est donc étrange en ses tours et détours !

Un peu plus loin la déconvenue de Guignard devenait tant amère qu’elle descendait à la misogynie.

« La viuda a obtenu du renard de Béarn qu’il renvoie les trois négociateurs et les remplace par… R… ! Se peut à la suggestion de P. de S. Le huguenot pur diable recommandé par le huguenot converti ! Horresco[42] ! Il est grand temps de porter le fer chez ces monstres, à commencer par le renard. Depuis l’affaire Louison, j’ai hélas ! perdu toute influence sur la viuda. Si je nomme devant elle le renard, avec quelque déprisement elle s’écrie : “N’y touchez pas, c’est mon cousin !” Quand je glisse un méchant mot sur R. : “N’y touchez pas, c’est mon parent !” Quand je graffigne au passage P. de S., si elle n’a pas le front de s’écrier : “N’y touchez pas. C’est mon galant !”, mais elle fait la moue, tord le nez, sourcille, son œil bleu m’arquebuse. Les femmes n’ont aucun sentiment de l’État. Pour elles ne comptent que les liens du sang et du sexe. L’adage romain dit bien : Tota mulier in ventro[43]. »

Les notes concernant notre affaire n’allaient pas plus loin, et comme j’ai dit jà, je me fis une ferme obligation, maugré que ma curiosité fût au plus haut point titillée, de ne pas lire une ligne de tout le reste, me contentant de supprimer les pages où la viuda et P. de S. apparaissaient. Mais m’avisant à la réflexion que peu chalait que je ne lusse pas le reste, si d’aucuns le devaient lire et répandre à tout le moins sous le mantel, ma Catherine et tant d’autres voyant alors la malignité publique indélicatement fourrager dans leurs plus intimes secrets, je me résolus en un battement de cil à soustraire ce livre maudit au parlement, et le cachant dans mon pourpoint (entre la peau et la chemise) comme Jean Chatel avait fait pour son couteau, je courus chez ma belle, et l’huis clos sur nous, lui lus cet infâme factum.

Je crus qu’elle allait pâmer, à entendre à la parfin ce qui avait bouilli en ces marmites d’enfer sous le sucre et la cannelle des accommodantes confessions du père Guignard. Mais se reprenant à se voir saine et sauve, en sa coite ococoulée dans mes bras, et le livre en notre possession, je ne sais quel féminin serpent lui siffla à l’oreille de vouloir feuilleter ces vénéneux feuillets. Mais je noulus. Et l’arrachant à ses mains potelées, je jetai incontinent ce livre de mort au feu, où il crama de la première à la dernière page.

Lecteur, ce sera à toi d’opinionner si j’eus raison ou non de soustraire cette pièce aux juges. Non que cela changeât rien à l’affaire. Les jésuites cuisaient jà dans leur mijot. En Paris, le populaire n’était que cris, huées et détestation contre eux pour avoir voulu tuer leur bon roi et le replonger dans les horreurs de la guerre civile et l’humiliation de l’occupation espagnole. À la Cour, ce n’étaient que jurements de les enfermer dans un sac et de les jeter en Seine, eux et les derniers ligueux. Et quant à ceux du parlement qui avaient voté la surséance, il fallait les voir marcher à l’oblique comme crabes, l’œil à terre, la crête rabattue, et la queue basse. Le procureur La Guesle – qui avec Séguier, avait tant travaillé à la surséance – ne recevait, où qu’il allât, que de méchants regards. Tant est qu’à la parfin, ce grand coquefredouille (à qui depuis je n’ai mie adressé la parole) crut bon de s’excuser à Sa Majesté que sans y penser, il avait été d’avis de laisser les jésuites en Paris.

— Voilà ce que c’est, Monsieur le Procureur, dit le roi très à la vinaigre. Vous fûtes cause de la mort du roi mon frère sans y penser. Vous l’avez cuidé être de la mienne, tout du même…

Si le roi m’avait dit un mot si cruel, je me fusse allé cacher dans un désert. Mais rien n’a la peau si dure qu’un sottard. La Guesle demeura, endurant tout.

Comme disait le comte de Brissac, orfèvre en la matière, ce n’est pas la faute de la girouette si elle tourne. C’est la faute du vent. Et celui-ci, il faut le croire, soufflait meshui très à rebours. Car jamais, de mémoire d’homme, ces messieurs du parlement ne furent plus prompts en leur décision : le procès des jésuites qu’ils avaient sans conclure pendu au croc quatre mois plus tôt, fut décroché incontinent et, opinant au contraire de ce qu’ils avaient alors opiné, la Cour condamna sans appel les jésuites à vider le royaume.

Émerveillable célérité des juges ! Chatel avait attenté de tuer le roi le 27 décembre 1594. Le dimanche 8 janvier 1595 – douze jours plus tard – les jésuites prenaient le chemin de l’exil.

N’appétant guère au sang, comme vous savez, belle lectrice, je ne voulus pas assister au supplice du petit Chatel, non plus qu’à la pendaison de Guignard. Mais je voulus voir de ces yeux que voilà le département des bons pères, et ayant su par Lugoli qu’il aurait lieu après dîner, sur les deux heures après midi, je me rendis rue Saint-Jacques et, mêlé au grand concours de peuple qui était là – grondant, huant et contenu à grand’peine par les sergents –, je vis avancer l’huissier de la Cour, lequel, armé de sa seule baguette, lut au père Guéret, debout sur le seuil du célèbre collège, l’arrêt condamnant à l’exil perpétuel la compagnie dite de Jésus.

Quand la lecture fut terminée, la porte cochère s’ouvrit, et trois charrettes en saillirent, portant les plus vieils et mal-allants des pères. Le reste suivit à pied, et fermant la marche, le père Guéret monté sur un bidet. Je les comptai : ils étaient trente-sept. Je les envisageai un à un. Tous avaient les yeux baissés et leurs faces étaient imperscrutables. D’aucuns remuaient les lèvres, comme s’ils priaient à voix basse. J’eus le sentiment que c’étaient là des hommes d’un grand zèle, qui avaient peu souci d’eux-mêmes et de leur vie, et que leur foi, somme toute, eût été fort belle, si elle avait été mise à meilleure usance.

La pique du jour
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