CHAPITRE VII
Pierre de Lugoli confia le rubis de la Couronne au président du parlement, Augustin de Thou, dont on pouvait être assuré qu’un dépôt placé en ses mains ne s’égarerait mie dans les poches de son pourpoint, ni ne ferait retour dans les soutanes des jésuites, ni ne viendrait à parer la gorge d’une belle, De Thou n’étant ni chiche-face, ni ami des jésuites, ni mari infidèle ; au demeurant, grand honnête homme, ayant le sentiment des intérêts de l’État, et adamantinement loyal au roi. En un mot, un Français à la vieille française, et non point un de ces Français espagnolisés et papisés, comme nous en comptons tant parmi nous, même à ce jour, maugré les défaites répétées de la Ligue.
Le procès à huis clos des jésuites vint le 12 juillet 1594 devant le parlement et, dans ma déguisure de sergent de la prévôté, je fus un de ceux qui eurent la tâche de bouter hors d’aucuns gentilshommes de Cour qui n’auraient jamais rêvé d’assister à un tel débat, s’il avait été public, mais qui, du moment qu’il ne l’était pas, se fussent tenus pour offensés de n’attenter point de forcer les portes. Ce qu’ils firent au nombre d’une trentaine au moins, que les sergents et moi eurent toutes les peines du monde à refouler, recevant, de leur part, ce faisant, des paroles tant sales que fâcheuses, étant traités de « coquins », de « faquins », de « marauds », de « vaunéants » ou « d’excréments » sans compter de furieuses menaces de nous couper les oreilles, de nous mettre le pié de par le cul et de nous escouiller : injures auxquelles nous ne répondîmes ni mot ni miette, tandis que, poitrine contre poitrine, nous les poussions hors sans ménagement aucun, le piquant de la chose étant qu’à un moment, je me trouvai nez à nez ou plutôt poitrail à poitrail contre mon beau-frère Quéribus, lequel me chantait horriblement pouilles sans me reconnaître du tout, et auquel, dans notre frottis et chamaillis, indigné de sa conduite, j’arrachai en catimini un bouton de son pourpoint, sachant que rien ne se pouvait l’affecter davantage que cette perte. Ce bouton, lecteur, était une perle ovale sertie dans un cercle d’argent, laquelle je lui rendis le lendemain en le mercurialisant sur sa dévergognée conduite.
L’huis étant enfin clos sur ces fâcheux, le procès commença par un discours en latin du recteur de l’Université, Jacques d’Amboise, qui fut peu écouté, non que le latin fût déconnu par les membres du parlement, mais outre qu’il était contraire à l’usage courant de l’employer dans cette enceinte, on attendait trop avidement la plaidoirie d’Antoine Arnauld pour prêter ouïe aux disquisitions du recteur, lequel, d’ailleurs, quoiqu’il attaquât les jésuites, attaquait plus durement encore ceux de ses collègues de l’Université qui avaient pris position pour eux :
— Ceux-là, dit le recteur sur un ton de déprisement infini, sont des transfuges qui sont au milieu de nous, sans mériter que nous les regardions comme étant des nôtres.
À la parfin, Antoine Arnauld se leva et l’Assemblée, qui pendant le discours du recteur avait été inattentive et dispersée en particulières jaseries, tout soudain s’accoisa, l’oreille dressée, et l’œil collé à l’orateur, lequel, non seulement jouissait ès parlement d’une grande réputation, mais en outre, se trouvait, pour ainsi parler, comme l’un des leurs, étant un greffon auvergnat d’une famille de bonne bourgeoisie parisienne de robe, et à ce titre comme en son titre propre, reluisant des vertus et talents dont cet ordre s’enorgueillissait. En outre, son physique, de soi seul, commandait l’attention et quand il se dressa dans ses longues robes d’avocat, je le trouvai tout aussi large qu’en son cabinet, mais plus grand, tandis que son œil noir me parut jeter plus de flammes, et sa voix jaillir plus forte de ses lèvres. Avant, de reste, qu’il ouvrit la bouche, il demeura quelques secondes immobile et la face imperscrutable, attendant que le silence achevât de s’établir, et dans cette immobilité, il donna une telle impression d’inattaquable solidité qu’il me parut que Fogacer n’avait pas erré, quand il avait dit de lui, en notre entretien, qu’Antoine Arnauld « était taillé dans ce basalte d’Auvergne dont on empierre les routes ».
Tout a été dit sur cette célèbre plaidoirie – ou devrais-je dire plutôt réquisitoire – et je ne vais pas lasser le lecteur en le reproduisant tout au long en ces Mémoires, où j’aime à galoper, et non à trotter à l’amble, comme les haquenées de nos dames. De reste, l’auteur ayant pris soin de publier la harangue dès qu’il l’eut prononcée, afin que de détruire les effets d’un détestable huis clos machiné par d’O et Cheverny, en l’absence du roi, je ne sache pas qu’il soit nécessaire de la reproduire en ces pages. Du moins peux-je dire céans l’impression qu’elle fit sur les juges et sur moi, et qui ne fut point tout à fait la même. Car je vis bien que ceux-là, qui étaient orfèvres en rhétorique, étaient à ce point transportés d’aise par l’éloquence vaticinante d’Arnauld qu’ils étaient, pour ainsi parler, soulevés sur leurs sièges par l’enthousiasme, tandis que par les regards, les mimiques et les signes qu’ils échangeaient entre eux, ils communiaient dans une admiration qui, du fait même de cette communion, devenait à chaque instant plus passionnée.
Pour moi, qui, songeant avant tout à l’utilité, voyais les choses plus froidement, j’aimais ce que disait l’orateur davantage que son style. Assurément, me disais-je en l’oyant, c’est là un avocat de très grand et très industrieux talent, nourri en latin dès ses maillots et enfances, et connaissant les plaidoiries de Cicéron sur le bout des doigts. Ici, il imite la harangue contre Rullus, là encore sa philippique contre Verres. Il multiplie l’apostrophe, l’hyperbole, la métaphore. Parlant des jésuites il les appelle « ces trompettes de guerre, ces flambeaux de sédition, ces vents turbulents qui n’ont d’autre travail que d’orager et tempêter continuellement le calme de la France ». Pour moi, belle lectrice, je dois ici vous confesser que j’eusse à la place d’Arnauld sacrifié les trompettes et les flambeaux, les vents suffisant à l’orage…
Toutefois, je trouvais notre avocat plus persuasif et aussi plus ébaudissant dans l’ironie mordante et le sarcasme : « Les jésuites, dit-il (je cite de mémoire), ne sont pas venus en France à enseignes déployées. Ils eussent été aussitôt étouffés que nés. Mais ils sont venus se loger en notre université en petites chambrettes, où ayant longtemps renardé et épié, ils ont reçu des lettres de recommandation de Rome pour ceux qui étaient grands et favorisés en France, et qui voulaient avoir crédit et honneur dans Rome, et telles sortes de gens ont toujours été fort à craindre pour les affaires de ce royaume. » (Je fus ravi lecteur, pour ne te rien celer, de ce coup de patte, en passant, au duc de Nevers, au duc d’Épernon, à M. d’O, à Cheverny et autres jésuitophiles : trait d’une rare audace chez un bourgeois de robe d’attaquer, fût-ce sans les nommer, ces hauts seigneurs.)
Arnauld trouva aussi des expressions très fortes pour dénoncer l’emprise des jésuites sur les jeunes, s’étonnant de prime que « les Français aient connu le temps où celui qui ne faisait étudier ses enfants sous les jésuites n’était pas estimé “bon catholique”, et toutefois qu’est-ce que les jésuites enseignaient à ces enfants, sinon à désirer et à souhaiter la mort de leurs rois, profitant du fait que l’enfance boit l’erreur en même temps que le premier lait (puerorum infantia primo errorem cum lacte bibit) et ne lui donnant leurs poisons qu’enveloppés de miel (nisi melle circumlita). Rien, poursuivit Arnauld, n’est si aisé que d’imprimer en ces esprits faibles telle affection qu’on veut. Rien de plus difficile que de l’en arracher. »
Paroles qui, lorsque je m’en ramentus au moment de l’attentement du jeune Chatel contre la vie du roi, firent dans mon esprit un effet singulier.
Quant à l’avidité aux biens terrestres prêtée communément aux jésuites, Arnauld, dédaignant de parler du rubis de la Couronne (qui était la fable de la ville et de la Cour), satirisa en peu de mots l’adresse desdits religieux à happer au vol legs et donations. Dans cet ordre, dit-il, « Rien n’en sort et tout y entre – et ab intestat[33] – et par les testaments, lesquels ils captent tous les jours, mettant d’un côté l’effroi de l’Enfer en ces esprits proches de la mort et de l’autre proposant le paradis ouvert à ceux qui donnent à la Société de Jésus… »
Arnauld fit ensuite observer aux juges que l’université ne demandait pas la mort du pécheur, mais seulement son département, et il ironisa sur la légèreté de la peine : « Quand vous vous lèverez, Messieurs, pour opiner, souvenez-vous combien sera douce la peine de l’exil à ceux qui ont tant de richesses en Espagne, en Italie et aux Indes. »
Cette allusion aux Indes[34] fit sourire, pour ce qu’on n’ignorait pas que les jésuites, mêlés aux conquistadores, n’étaient pas les derniers à saisir les pauvres Indiens par les pieds et à les secouer, la tête en bas, jusqu’à ce qu’ils eussent raqué leur or.
Quand il vint voir sa Lisette le lendemain chez moi, Pierre de L’Étoile fit sa lippe sur cette plaidoirie du Maître Antoine Arnauld, laquelle il trouva « violente en toutes ses parties », ajoutant que si l’avocat y eût apporté plus de modération et moins de passion, elle eût été trouvée meilleure de ceux mêmes qui, comme lui, n’aimaient pas les jésuites « et les souhaitaient tous aux Indes à convertir les infidèles ».
Je le dis tout dret et tout net : je ne partage pas cette opinion. Ce que je n’aimai point dans le réquisitoire d’Arnauld fut tout justement l’aspect par lequel il ravit le parlement : l’enflure et la rhétorique. Mais quant à la modération que L’Étoile lui recommandait, je me demande bien comment il eût été possible de parler modérément d’une secte qui voulait la mort d’un roi qui avait bouté l’Espagnol hors de France et travaillait à ramener parmi nous la paix civile et religieuse.
Je trouvai, quant à moi, la péroraison d’Antoine Arnauld en tous points admirable. Quelques mois plus tard, je la trouvais prophétique et meshui, hélas, je ne peux la relire sans qu’un frisson me coure le long de l’échine et me fasse trémuler.
S’adressant à Henri IV, comme s’il eût été présent dans l’enceinte où se poursuivaient les débats, il lui dit :
— Sire, c’est trop endurer ces traîtres, ces assassins au milieu de votre royaume… L’Espagnol vous est un ennemi patient et opiniâtre qui ne quittera jamais qu’avec la vie ses espérances et ses desseins sur votre État. Tous ses autres artifices ont failli, ou se sont trouvés trop faibles. Il ne lui reste donc plus que son dernier remède, qui est de vous faire assassiner par ses jésuites… Or, Sire, il vous reste assez d’ennemis découverts à combattre en France, en Flandres et en Espagne. Défendez vos flancs contre ces assassins domestiques ! Pourvu que vous les éloigniez, nous ne craignons pas le reste ! Mais si on les laisse parmi nous, ils pourront toujours vous envoyer des meurtriers qu’ils confesseront, qu’ils communieront comme Barrière, et nous, Sire, nous ne pourrons pas toujours veiller… »
— Moussu, dit M. de La Surie quand je lui eus dit ma râtelée de cette enflammée diatribe d’Antoine Arnauld, comment se défendirent les jésuites ?
— En toute benoîte humilité. Ils étaient, dirent-ils, disposés à prêter serment de fidélité au roi comme à leur prince naturel et légitime. Ils se conformeraient à l’avenir aux règlements de l’université. Ils ne se mêleraient plus des affaires publiques.
— Les bons apôtres !
— Quant au passé, il n’était pas juste, dirent-ils, que tout un corps soit puni pour la faute d’un seul.
— Désignant par là le père Varade ?
— Oui-da ! Lequel selon ce défenseur n’avait mie conseillé à Barrière de tuer le roi.
— Tiens donc ! dit Miroul et pourquoi ledit Varade n’a-t-il pas averti le roi des sanguinaires projets de Barrière ?
— La raison en est belle : le père Varade, jugeant à son visage, regard, geste et parole que Barrière était égaré de son sens, ne prit pas pied et fondement à ses paroles, et l’envoya se confesser à un autre jésuite pour se défaire de lui.
— Adonc, parce qu’il était fou, il n’était pas dangereux ! Étrange raisonnement !
— Et qui en mon opinion parut tel à la Cour.
— Vous opinez donc que le parlement va décider leur exil des jésuites ?
— Oui, je le crois, mon Miroul, et j’en serais immensément soulagé, car plus je les ai étudiés, et plus ces gens m’ont paru redoutables. Ils continuent en leurs écoles à semer le grain du régicide et à attendre patiemment qu’il germe.
— Mais Moussu, qu’avez-vous ?
— Ha ! Miroul ! Depuis que M. de Rosny m’a mis sur le chemin de cette enquête, je me désommeille quasiment toutes les nuits, le corps en eau et le cœur me toquant comme fol. Je vois comme je te vois un autre Clément ou un autre Barrière poignarder le roi, et le royaume tout aussitôt replongé dans cet océan de massacres et de guerres civiles où nous voilà depuis un demi-siècle, et dont nous émergeons à peine.
— J’y songe aussi, dit Miroul en baissant la crête, et la pensée ne m’en ravit pas. N’est-ce pas étrange que la fortune et le bon heur d’un grand peuple tiennent à la vie d’un homme, laquelle est si fragile qu’une balle de mousquet à la guerre, ou un cotel en Paris peut tout de gob en couper le fil ?
Le procès en le parlement m’avait tenu deux grands jours éloigné de ma jolie duchesse et dès que les juges eurent mis en délibéré, je courus à son petit cabinet et m’étonnai, comme à chaque fois qu’elle m’espérait, de la voir habillée de cap à pié de ses plus beaux affiquets et parée de ses plus beaux joyaux, puisque enfin il était clair qu’elle ne s’était robée que pour que je la dérobe. Mais j’imagine qu’elle aimait chaque phase de cette habitude : Et le vêtir et le paraître à mes yeux éblouis, et le dévêtir.
— Ha ! mon Pierre ! me dit-elle avec une moue des plus taquines tandis que je lui servais de chambrière (tâche à laquelle, pour parler franc, je n’étais pas rebelute), vous me délaissez ! Deux jours ! Deux grands jours sans me voir ! Un jour de plus et vous tombiez dans la gibecière de mes oublis !
— Cela, Mamie, je le décrois.
— Voyez-vous le grand piaffeur ! dit-elle en me donnant sur le nez une petite tape.
— Mamie, je ne piaffe point. Je juge de votre cœur par le mien.
— Voilà enfin qui est galant ! dit-elle avec un petit rire. Toutefois, pendant deux jours vous avez préféré la compagnie de ces juges bedondainants à la mienne.
— Mon ange, je servais le roi.
— Et quand me servez-vous, moi ?
— Meshui. Et de grâce, mon ange, cessez vos battures et frappements. Comment peux-je, criblé de coups, défaire ces innumérables boutons, si petits qu’il y faudrait des ongles.
— C’est votre punition. Voilà comme je vous aime : à mes piés et trémulant d’impatience !
— Je ne suis pas à vos piés, mais de présent, vos boutons déboutonnés, derrière votre dos à délacer votre basquine, et du diable si j’entends pourquoi il faut tant de nœuds à ce cordon : un seul suffirait.
— Ce sont là des mystères féminins qui échappent au grossier entendement des hommes. Mon Pierre, hâtez-vous de grâce. Cette basquine m’étouffe.
— Elle ne vous étouffait pas, quand on vous y a ligotée.
— C’est que je ne pensais alors qu’à être belle.
— Et dès lors avez-vous un autre pensement ?
— Oui-da ! Ne le pouvez-vous deviner ?
La basquine ôtée et le dernier cotillon à ses mignons piés tombé, le dialogue cessa et avec lui toute possibilité de conversation utile. Pour moi, je le confesse, j’aime ma petite duchesse quand elle s’encontre joyeuse. Je l’aime quand une traverse l’encolère. J’aime qu’elle passe d’une minute à l’autre de la gaîté à l’ire – selon sa capricieuse humeur. Et bien me ramentois-je que ce jour-là, nos tumultes apaisés, comme je quérais d’elle ce qu’il en était des négociations entre les envoyés du roi et ceux de son fils Charles avec le trône, elle sourcilla fort, serra ses menottes blanches, crispa ses petits poings et hucha :
— Rien n’en vaut ! Rien n’en vaut ! Du côté de mon fils Charles, vous avez Rochette et Péricard, qui sont bons hommes en diable. Mais du côté du roi, vous avez trois des plus grands vaunéants de la création !
— Et quels sont-ils, mamie ?
Elle me les nomma, mais plaise à toi, lecteur, de me pardonner de ne point céans répéter leurs noms, pour ce qu’ils vivent encore et sont trop honorables pour qu’ils taillent en mes pages la ridicule figure que ma petite duchesse leur graffigna en son discours, lequel elle poursuivit, de prime fort fâchée, et ensuite amusée elle-même, et à demi riant, de la comédie qu’elle me donnait. Car lui ayant demandé pourquoi elle montrait si mauvaise dent contre ces « vaunéants », elle se leva de sa coite, et nue qu’elle était, elle se mit à marcher qui-cy qui-là dans la chambre, en mimant et imitant les malheureux objets de son courroux.
— Ha, dit-elle, mon Pierre, nous ne conclurons jamais rien avec ces trois-là ! Il n’y en a pas un pour racheter l’autre tant ils sont mauvais, chacun à sa particulière guise. L’un, à chaque demande de mon fils que Péricard et Rochette transmettent, fait la moue et hausse les épaules d’un air important sans rien dire d’autre que C’est à voir ! ou C’est à y regarder de près ou À faire autrement on pourrait mieux faire !
À quoi je ris, tant je la trouvais drolette, elle qui était si petite et si rondelette, de contrefaire – et en l’appareil où elle s’encontrait – le pompeux personnage que bien je connaissais.
— Ha ! Mamie, dis-je, m’esbouffant toujours, poursuis, je te prie, poursuis ! Qu’en est-il du deuxième ?
— Pis ! Le deuxième, lui, jase interminablement sans que personne ni lui-même entende ce qu’il veut dire. Il répéterait cent fois « abracadabra » qu’on n’en serait pas plus éclairé.
Et prenant l’air grave et profond, la crête haute et le sourcil levé, ma petite duchesse, toujours marchant qui-cy qui-là dans la pièce répéta « Abracadabra, Abracadabra » sur tous les tons une douzaine de fois.
— Et le troisième ? dis-je, toujours riant.
— Ha ! celui-là ! dit-elle, c’est le furieux ! La babine retroussée ! Le poil hérissé, à’steure grondant du fond de son gargamel, à’steure aboyant comme un dogue allemand ! N’oubliez mie, répéta-t-il à Rochette et Péricard, n’oubliez mie que votre duc et vous êtes des rebelles et des maillotiniers ! De mauvais Français ! Des Espagnols ! Qu’on ne devrait pas seulement parler à vous, whouf ! whouf ! Que nous ne vous devons rien du tout, pas un sol ! pas une charge ! et pas un governorat ! Que vous devriez vous tenir heureux que le roi vous reçoive à merci, ou que même, whouf, whouf, il vous accorde la vie sauve !
— Ha ! Mamie ! criai-je, riant enfin, vous m’avez trop ébaudi ! Revenez céans sans tant languir. Votre coite s’ennuie de vous.
Elle fut dans mes bras en un battement de cil et si chagrine et dépite qu’elle fût des remises et délaiements de cette négociation dont dépendait la fortune de sa maison, elle se mit à rire au bec à bec avec moi, tant elle s’était prise au petit jeu de ses satiriques portraits et se trouvait contente de m’en avoir égayé.
— Mon ange, dis-je, « à y regarder de près », comme dirait le premier de vos trois « vaunéants », il m’apparaît que la difficulté tient soit aux demandes de Monsieur votre fils qui, se peut, comme je vous l’ai dit, sont tenues pour excessives, soit à quelque sournois et malicieux mauvais vouloir des négociateurs du roi.
— Ce que je crois plutôt, dit-elle avec fougue.
— Mon ange, dis-je, vous avez une façon très sûre de vous en assurer.
— Laquelle ?
— Dès que le roi sera de retour en Paris, jetez-vous à ses piés, arrosez ses mains de vos larmes, jouez-lui la petite comédie que voilà sur les trois « vaunéants » et demandez-lui un autre de ses serviteurs pour mener à son côté la négociation.
— Ha ! dit-elle en battant des mains, mais toi, par exemple ! mon Pierre, toi !
— Nenni ! Nenni ! Nenni ! dis-je en cachant sous ce triple « nenni » le plus vif embarras. Cela ne se peut, mon ange ! Ni Henri III ni Henri IV ne m’ont jamais confié des missions de cette farine, en toute apparence parce que je n’ai pas le talent qu’il y faut. Dans la réalité des choses, poursuivis-je hâtivement, je pensais à quelqu’un d’autre qui vous touche d’aussi près que moi, bien qu’en tout autre manière.
— Et quel est celui-là ? dit-elle, sa curiosité fort piquée, comme bien j’y comptais, de reste.
— Mais M. de Rosny, dis-je. Cela va de soi !
— Rosny ! dit-elle, levant haut les sourcils. Et pourquoi Rosny ?
— Pour ce qu’il est votre parent et qu’il vous aime.
— Cela est bien vrai, dit-elle avec sa douce, naïve et coutumière bonne foi, en fichant dans le mien son œil azuréen.
— En outre, dis-je, le roi a toute fiance en lui, pour ce qu’il sait bien que Rosny, vous aimant prou, ne refusera rien à votre maison, hormis, poursuivis-je avec prudence, les choses impossibles ou trop dommageables à son État.
— Ha ! mon Pierre ! dit-elle, vous me redonnez espoir et vie, au rebours de ce méchant père Guignard qui ne faillit pas une occasion de me répéter qu’il n’y a rien à attendre d’Henri Quatrième sauf…
— Sauf, dis-je en serrant les dents, l’exil pour lui et ses semblables.
— C’est ce qu’il décroit, dit Catherine.
— Mamie, que dites-vous ? Il le décroit ! Après ce procès !
— C’est qu’il n’en a pas du tout la crête rabattue, dit-elle. Tout le rebours ! Il porte dans la tempête un front très assuré et m’a dit, ce matin, parlant à ma personne, que sa compagnie obtiendrait que le présent procès soit joint et confondu à celui qu’on leur a fait jà en 1565, et sans autre décision qu’une non-décision, et surséance indéfinie.
— Quoi ? dis-je, le parlement surseoirait et indéfiniment…
— Il le tient pour assuré, disant et déclarant urbi et orbi que le roi n’étant pas intervenu pour peser sur le parlement, celui-là, de son propre chef, n’osera jamais condamner les vrais défenseurs de la foi en ce pays.
— Il dit cela ! Cornedebœuf ! Quelle arrogance ! Et Mamie, puisqu’il explique tout si bien, comment explique-t-il que le rubis de la Couronne se soit encontré en les mains de sa compagnie ?
— Pour ce que M. de Nemours le leur avait donné en gage pendant le siège contre de grandes quantités de vin, de blé et d’avoine qu’ils distribuèrent au peuple.
— Mamie, dis-je, il est bien vrai qu’ils distribuèrent quelques provisions au peuple pendant le siège, mais contraints et forcés par M. de Nemours, lequel ayant fait fouiller leur collège par le prévôt y découvrit des vivres pour un an.
— Pour un an ! Ma fé ! Est-ce la Dieu possible ! Pendant que moi je crevais de verte faim, et en serais morte, assurément, sans votre rescous, mon Pierre…
Quoi disant, et comme atendrézie par cette remembrance ma petite duchesse s’ococoula contre mon épaule et de son petit bec me piqua mille poutounes dans le cou. Toutefois, l’heure avançant, et Babette sa chambrière toquant à l’huis et disant à travers le bois que Mme de Nemours venait d’advenir pour visiter Madame, il fallut mettre un terme à ces délicieux allèchements, et m’ensauver, vêtu à la diable, par la petite porte verte. Cependant, étant très déquiété en mon for par ce que Catherine venait de me dire quant à la superbe et l’assurance du père Guignard sur l’issue du procès des jésuites, je décidai de pousser jusqu’à la rue Tirechape pour visiter Pierre de Lugoli ; par grande chance, je le trouvai chez lui et entrai dans le vif aussitôt.
— Hélas, Siorac, dit-il, hélas ! Guignard a quelque raison de s’apenser ce qu’il pense. Tant plus les jésuites ont été faibles dans la défense publique, tant plus de présent ils se montrent forts dans la négociation secrète. Ha ! Siorac, vous n’imaginez pas les intrigues, brouilleries et sollicitations de ces gens-là, qui agissant à’steure à visage découvert, à’steure par l’intercession de toutes les âmes jésuites qu’ils ont façonnées en Paris, remuent ciel et terre en faveur de cet ajournement, épouvantant d’aucunes bonnes et naïves personnes parmi nos Grands, comme si c’était Jésus en sa divine personne qu’on allait chasser du royaume et non point la compagnie qui, en sa folle arrogance, a osé usurper son nom – ce nom, Siorac, poursuivit-il, son œil bleu dans son visage sombre lançant des flammes – que le colloque de Poissy leur a interdit expressément de porter, comme étant réservé au Sauveur du Monde.
— Mais, dis-je, comment après tout ce qui s’est dit au parlement contre eux, comment pourrait-on ajourner et surseoir indéfiniment ?
— Mais, Siorac, dit Lugoli, vous oubliez que les magistrats ligueux au parlement l’emportent par le nombre sur les magistrats qui avaient suivi Henri III dans son exil à Tours. Et que même des parlementaires royalistes comme le procureur général La Guesle…
— Quoi ? Lui encore ! Il ne suffit pas à ce fol d’avoir amené Jacques Clément à Henri III, faut-il encore qu’il soutienne les jésuites !
— Et non seulement La Guesle, poursuivit Lugoli, mais de considérables personnages comme l’avocat général Séguier… Et bien d’autres !
— Mais je ne peux croire, dis-je, que ces parlementaires, qui ont tant souffert des Seize, ne voient pas le péril que les jésuites font courir à la vie du roi !
— D’aucuns, dit Lugoli avec un sourire plein d’irrision, feignent de ne pas le voir. D’autres ne le voient pas vraiment. D’autres craignent, en prenant partie contre les jésuites, leur lointain ressentiment. D’autres encore sont éblouis par leur gloire. Et ce qui fortifie les uns et les autres dans cette cécité contrefeinte ou vraie, c’est le silence étonnant du roi. On dirait que cette cause, où se joue pourtant sa vie, ne le concerne pas.
— Oui-da, Lugoli ! dis-je, vous l’avez touché du doigt ! Je suis béant moi-même de cet accoisement du roi, persuadé, comme chacun pense l’être, qu’un mot, un seul mot de lui jeté dans la balance… Ventre Saint-Antoine ! Pourquoi ne le prononce-t-il pas ?
— Eh bien, Siorac ! dit Lugoli en me saisissant par le bras et en le serrant avec force, pourquoi n’allez-vous pas le lui demander ? Vous en avez le mobile, l’occasion, le devoir ! Il vous a chargé de suivre le procès : courez lui en rendre compte ! Contez-lui aussi l’histoire du rubis. Mieux même : Portez-le-lui ! Vous me déchargerez d’un grand poids : le président de Thou est vieil et mal allant. Et s’il mourait demain, comment ferais-je pour retirer ladite pierre de sa succession, le dépôt ayant été secret ?
En le quittant, ma décision était prise, mais je n’eus pas trop de la journée du lendemain pour me préparer au départir, prendre congé de la duchesse, et à la nuitée, accompagné de Lugoli et d’une forte escorte, visiter le président de Thou, lequel me parut, en effet, mal en point, et pour cette raison, nous reçut à peu de minutes (mais celles-ci mémorables) car m’ayant remis le rubis (dont il paraissait faire aussi peu de cas que d’un caillou dans son jardin), il nous dit d’une voix faible mais très distincte qu’il voyait bien à quoi menaient tous les remuements des jésuites et qu’il ne doutait pas qu’ils n’obtinssent, hélas, la surséance, si les choses continuaient ce train. Après quoi, closant la paupière, il parut si las que Lugoli et moi quîmes de lui notre congé. Il nous fit alors signe de la main qu’il nous le baillait, mais comme nous nous retirions, il déclouit soudain ses yeux et dit d’une voix tant forte qu’elle nous étonna :
— Les gens du roi (entendant les parlementaires) sont divisés, et la surséance va l’emporter. Crime, Messieurs, crime ! Laisser un tel procès indécis, c’est laisser la vie du roi dans l’incertitude !
Cette phrase, laquelle je me ramentevrai toujours, dussé-je vivre un siècle, nous frappa, Lugoli et moi, d’un tel estoc que nous fîmes tout le chemin jusqu’à mon logis de la rue du Champ Fleuri sans dire mot ni miette.
— Siorac, dit-il quand nous fûmes devant mon huis, quand départez-vous ?
— Demain avant la pique du jour.
— Avec quelle escorte ?
— Celle de Quéribus et la mienne, quarante hommes aguerris et autant de grands chevaux, vifs et bien allants.
— Cela ira, je crois, dit Lugoli, dont l’œil clair sous la lune luisait dans son visage brun. Mais vous dégarnissez votre maison de ville. Voulez-vous que je vous baille pour la garde une demi-douzaine de mes sergents ?
— Dans la maison, nenni. Mais dans l’Aiguillerie, oui-da ! La grand merci à vous !
— Quoi ? dit Lugoli, l’Aiguillerie ?
— C’est mon châtelet d’entrée.
— Voilà qui est bien avisé, dit Lugoli avec un sourire.
Quoi dit, il me donna une forte brassée et me dit à l’oreille :
— Siorac, pour l’amour de Dieu, persuadez le roi de se prononcer !
Dès mon advenue à Laon, j’appris de M. de Rosny que le roi était en pourparlers avec les députés d’Amiens pour qu’ils rendissent la ville. Je fus reçu par Sa Majesté le lendemain, comme souvent à minuit qui était le moment qu’Elle réservait à ses plus secrets entretiens, pour ce qu’alors les courtisans et officiers qui l’entouraient s’étaient retirés chacun en sa chacunière. Me montrant un visage des plus riants, pour ce que la possession d’Amiens le soulageait d’un grand poids, ses guerres lui ayant appris qu’il ne pouvait mie demeurer en la tranquille jouissance de capitale, l’ennemi étant si proche.
— Ha bien, Barbu ! me dit-il, après qu’il eut ordonné à un valet d’apporter au pied de son lit un carreau pour aiser mes genoux, qu’en est-il de ce fameux procès et comment mes messieurs de robe rouge (par là il entendait les gens du parlement) prennent-ils la chose ?
— Sire, dis-je, pour bien entendre le qu’est-ce et le comment de ce procès, je me suis apensé qu’il serait meilleur et plus expédient de bien connaître la compagnie qui en était l’objet. Raison pour quoi je fis sur elle d’assez proches et curieuses inquisitions.
— Tu t’es bien apensé, Barbu, dit le roi avec un sourire. Le bien comprendre suppose le bien connaître. Parle-moi donc de prime de tes inquisitions, et ensuite du procès.
Ce que je fis, entrant dans tous les détails que le lecteur connaît jà, y compris la superbe assurance du père Guignard quant à la surséance du procès.
— Et de qui tiens-tu, Barbu, dit le roi, que Guignard ait prononcé ces arrogantes paroles ?
— De Madame la duchesse de Guise.
— Ha ! dit le roi, et m’espinchant quelque peu de côté, il poursuivit :
— Vois-tu souvent ma bonne cousine Catherine ?
Cette question apparemment sans malice ne me prit pas sans vert, Pierre de Lugoli m’ayant appris à mots couverts que le roi entretenait une mouche dans les alentours de la duchesse, tant est que persuadé que touchant mon commerce avec elle, je ne lui apprendrais rien qu’il ne sût jà, je m’étais résolu d’avance à user avec lui de la plus naïve franchise.
— Très souvent, Sire.
— Il faut donc, poursuivit-il avec un sourire, que tu sois à elle très affectionné.
— Oui, Sire, dis-je. Immensément. Mais pas au point que je peuve oublier jamais mes obligations envers Votre Majesté.
— Je ne sache pas, dit le roi, l’œil pétillant, que ta fidélité à moi et ton affection à ma bonne cousine soient contraires. Bien le rebours. Qu’est-elle apensée des négociations entre son fils et moi ?
— Les délaiements l’inquiètent et l’encolèrent, et elle a pris vos négociateurs en telle détestation que je lui ai suggéré de quérir de vous leur remplacement par M. de Rosny.
— Ha ! Barbu ! dit le roi en riant, quel beau coup de moine ! comme disait Charles IX, quand mon esteuf, au jeu de paume, venait mourir à deux pieds de la corde ! Tant plus je t’emploie, Barbu, et tant plus j’admire ton adresse ! ajouta-t-il avec un sourire entendu. Tu es fin jusque dans ta franchise…
Et comme il me voyait, après cette saillie, en quelque confusion, il ajouta mi-moqueur mi-sérieux :
— Quelle pitié, Siorac, que tu sois si tiède en ta foi catholique, et se peut en ta foi tout court. Je t’eusse fait évêque !
— Sire, dis-je, je n’aspire ni au violet ni à la pourpre. En outre, je suis marié.
— Cela est vrai, reprit-il, encore que tu l’oublies souvent…
Mais trouvant sans doute après cette dernière gausserie qu’il m’avait tabusté assez, il reprit d’un ton uni :
— Quant à ma bonne cousine, je ne sache pas non plus que ton affection soit mal placée en elle, ni la sienne en toi.
— Ha ! Sire ! dis-je d’une voix trémulente en lui prenant la main et en la baisant, voilà une parole de Votre Majesté qui me donne plus de joie que si Elle m’avait baillé vingt mille écus.
— Ventre Saint-Gris, Barbu ! dit Henri en riant à gueule bec, si chacune de mes paroles valait vingt mille écus, je ne serais pas contraint de jouer à la paume avec une chemise déchirée.
Ce qu’il avait fait la veille, à ce que j’appris dans la suite, au grand ébahissement de la Cour.
— M. d’O, reprit le roi, qui était toujours très amer sur le sujet de ses trésoriers, ne retient pas seulement ses urines : il retient aussi mes pécunes. En outre, il fait quasiment jeûner ma huguenote sœur en Paris, d’aucuns de ses gens osant même dire tout haut que puisqu’elle ne veut pas se faire catholique par mariage, et qu’on ne peut venir à bout d’elle par le bas, ils tâcheront, en l’affamant, d’avoir raison d’elle par le haut.
— Ha ! Sire ! dis-je, que voilà paroles sales et fâcheuses ! Mais Sire, dis-je en mettant la main dans l’emmanchement de mon pourpoint, où j’avais une poche secrète, j’ai là de quoi vous permettre d’acheter pour le moins une ou deux chemises.
Quoi disant, je retirai de sa cache le rubis, et pendant qu’il s’en émerveillait, je lui contai la guise et la manière dont Pierre de Lugoli l’avait recouvré. Et m’apensant alors que, puisque Sa Majesté s’était en cette encontre tant égayée de moi, je pouvais, à mon tour, lui servir une petite malice de mon mijot, je lui dis tout de gob et d’un air fort innocent la raison pour laquelle nous avions préféré confier le rubis à M. de Thou plutôt qu’à Cheverny, n’ayant pas « arraché la précieuse pierre aux soutanes des jésuites pour qu’elle ornât la gorge d’une belle… »
À quoi, loin de sourciller, le roi rit et dit :
— Ha ! Barbu, je le vois, ta franchise a plus d’un tranchant ! Mais n’aie crainte ! Ce rubis fera des petits, qui seront des écus, et ces écus feront des petits, qui seront munitions de bouche et de guerre pour mes soldats, et pour eux des soldes, et pour moi des chemises ! Barbu, poursuivit-il en étouffant un bâillement, paraissant quelque peu las de sa longue journée, est-ce tout ?
— Nenni, Sire, dis-je, d’une voix que mon émeuvement quelque peu étranglait, le plus important reste à dire : ceux qui dans le royaume ont les yeux grands ouverts opinionnent avec le président de Thou que laisser un tel procès indécis, c’est laisser votre vie, Sire, dans l’incertitude ; et qu’au train où vont les choses, on court droit à la surséance, si Votre Majesté ne consent pas à sortir de sa réserve, et à dire les paroles qu’il y faut.
— Lesquelles je ne prononcerai pas, dit le roi en fichant son œil dans le mien d’un air tout à fait résolu, pour ce que ce serait me brouiller avec le pape, et perdre tout espoir qu’il m’absolve de mon excommunication, et reconnaisse ma conversion : reconnaissance, Siorac, qui est la pièce maîtresse de ma politique, elle seule me pouvant permettre de réconcilier durablement les Français.
— Mais, Sire, dis-je non sans quelque flamme, si les jésuites demeurent en ce pays, vous allez courir les plus mortels dangers. Les pouvez-vous sous-estimer ?
— Pas le moindrement du monde, Barbu. Mais ces périls ne sont pas pires que ceux que je cours quotidiennement depuis vingt ans à guerroyer, cousu comme tortue dans ma cuirasse. Barbu, je suis, comme tout un chacun, dans la main de Dieu. Et Lui seul, qui m’a jusque-là sauvé des pires embûches, me protégera un peu plus outre, si tel est son dessein. Barbu, bonsoir ! Il est temps que mon sommeil me dorme !
Je souligne cette phrase, pour ce que ne l’ayant jamais ouïe que dans sa bouche, je m’apense qu’elle n’appartenait qu’à lui, tant est qu’après tant d’années, je ne peux me la ramentevoir sans que ma gorge se noue et sans que ladite phrase résonne à mes oreilles avec la voix drue et gaillarde qu’il avait en la prononçant, car Henri se trouvait tant raffolé des choses physiques qu’il en aimait tout ; et le marcher, et le galoper, et le boire, et le manger, et le coqueliquer, et le danser, et le dormir, et le désommeiller ! Que pitié que cette tant belle et pleine vie, si utile aux Français, ait été coupée en la vigueur de l’âge !
M. de Rosny me voulut inviter le lendemain avec M. de La Surie à la repue de midi, et je lui fis de ma quête, du procès des jésuites, et de leurs remuements pour la surséance, un récit qui l’atterra. Mais ayant lui-même tâché de persuader le roi de dire le mot qu’il y fallait, et le roi s’y étant froidement refusé avec les raisons en soi fort bonnes que le lecteur connaît, Rosny ne put qu’il ne me confirmât dans l’impression que j’avais eue, à savoir que le siège de Sa Majesté était fait, et qu’on ne l’en branlerait mie, dût-on s’y mettre à mille.
Le roi eût voulut me garder avec lui, mais ayant reçu, deux jours avant mon département de Paris, une lettre de mon majordome me disant que j’étais espéré en ma seigneurie du Chêne Rogneux pour les moissons, lesquelles ne se pouvaient sans dommage délayer plus outre, je la montrai à Henri et obtins de lui mon congé, non sans qu’il m’eût garni d’un viatique suffisant, ayant heureusement vendu le rubis de la Couronne, barguin dont il ne me parla qu’au bec à bec et en quérant de moi le secret, dans la crainte où il était, à ce que j’imagine, que la Gabrielle l’apprit, ou pis encore que M. d’O, s’il en avait vent, renonçât à lui envoyer pécunes, comme il l’avait promis.
Cependant, de retour en Paris, j’y demeurai quatre jours, opinionnant comme on dit dans la Bible « qu’il est un temps pour tout », y compris, ce que la Bible ne dit pas, pour les amours. Toutefois, ces quatre jours écoulés, et ayant reçu un message plus pressant encore de mon majordome, je m’arrachai aux bras de ma Circé, et courus jusqu’à Montfort l’Amaury, où je parvins à la nuitée, fort las, mais fort heureux de me retrouver dans ma maison des champs, qui est à mon âge d’homme ce que Mespech fut à mes maillots et enfances, sauf que, toutefois, je m’y sens moins heureux depuis l’estrangement survenu entre Angelina et moi, car si la navrure avec le temps s’est guérie, et si l’amertume a laissé place à de plus aimables sentiments, la cicatrice est là toujours, et si sensible au toucher, que j’évite d’y porter les doigts. Maugré cela, et encore qu’Angelina soit devenue pour moi, avec le temps, davantage une parente qu’une épouse, j’éprouve autant de joie à la retrouver qu’à revoir mes beaux enfants, tous sains et gaillards, la Dieu merci et meshui fort grandelets.
Tout le temps que dura la moisson il fallut que M. de La Surie, moi-même, mon majordome et mon escorte, montés à cheval et armés en guerre, allassent continuellement d’un champ à l’autre pour garder que les moissonneurs fussent attaqués par les bandes de caïmans armés que la grande misère des temps avait jetés sur les chemins. Encore dus-je placer à proximité de chacun des champs un guetteur à cheval avec un cor pour appeler à rescous le gros de nos forces, s’il voyait surgir à l’horizon un groupe suspicionneux.
Mon majordome avait reçu de la part des pauvres gens de Grosrouvre (notre plus proche village) tant de requêtes pour glaner, une fois la moisson faite, qu’il ne savait pas quoi résoudre et s’ouvrit à moi de cette difficulté. Je lui dis de les recevoir tous en la cour de ma seigneurie, et là, étonné moi-même de leur nombre (lequel témoignait à soi seul de la grande faim qui dévorait ce royaume après un demi-siècle de guerres civiles), je fis d’abord inscrire leurs noms sur un registre, puis je leur dis que s’ils voulaient glaner dans mes champs et ceux de M. de La Surie, il fallait qu’ils gagnassent leur glanure, et pour cela, primo, avant la moisson, qu’ils gardassent à tour de rôle mes champs, et de jour et de nuit, armés qui de faux, qui de fourches (et les femmes et enfants, de pierres) afin que de rebuter les robeurs, et si ceux-là étaient trop, de me dépêcher un galapian pour me prévenir ; secundo, le jour de la moisson, quand ils passeraient après les moissonneurs, qu’ils eussent à mettre leur glanure dans un chariot que je leur prêterais, afin que ladite glanure fût dans ma cour équitablement répartie entre tous par mon majordome, afin d’éviter que les plus forts tondent la laine sur le dos des faibles : après quoi, je leur promis que si j’étais d’eux content, je leur baillerais à chacun une gerbe entière.
Au bec à bec, M. de La Surie sourcilla quelque peu à cette libéralité mais je lui remontrai que non seulement il était chrétien de ne point être impiteux à ces pauvres gens qui nous touchaient de si près, mais qu’ils nous sauraient gré à eux-mêmes d’avoir gagné leur glanure, non point par la charité, mais par un labour qui n’allait pas sans périls.
Toutefois, mes gentillâtres voisins me sifflèrent une bien autre chanson que La Surie, et je leur chantai un bien autre refrain.
— Tudieu, Monsieur le Marquis, me dirent-ils, vous nous gâtez le vilain par vos insensées libéralités ! Tudieu ! Voilà les nôtres meshui qui nous demandent le pareil pour la glanure, et du diable si je ne vais pas distribuer battements et frappures sur le dos et le cul de ces effrontés.
— Messieurs, dis-je, charbonnier est maître chez lui, moi dans mes terres, vous dans les vôtres. Mais je suis prêt à gager avec chacun de vous dix beaux écus nets et non rognés qu’à la guise et manière dont je m’y prends, je serai moins volé que vous !
À quoi, ils m’envisagèrent, l’œil plus rond que corneille.
— Et comment cela ? dit le plus vieux d’entre eux, M. de Poussignot, lequel ne manquait ni de sens ni de renardière ruse.
— Pour la raison, dis-je, que nous n’avons pas assez de gens pour garder nos champs à la nuitée, dans la semaine où les épis sont quasiment mûrs, sans l’être assez pour qu’on les coupe. Mes glaneurs pourvoiront à cette garde…
— Mais ils vous roberont !
— Et que vous chaut qu’ils grignotent un épi qui-cy qui-là, ils vous en gloutiront moins que le blaireau et infiniment moins que feraient les robeurs.
Je ne sais si je les persuadai tout à trac par ce raisonnement, mais du moment qu’ils crurent que j’avais agi par intérêt, ils se retirèrent, rassurés. De reste, ce n’était point de méchantes gens, et du moins vivaient-ils sur leurs terres et au milieu de leurs rustres, au lieu d’être de ces hauts seigneurs qui se mettent leurs blés et leurs bois en satin sur le dos et vont paonner à la Cour, abandonnant à leurs intendants chiches-faces le soin de tondre leurs laboureurs, le plus gros de cette picorée n’allant pas dans la poche du maître, comme bien l’on sait.
Je demeurai en ma seigneurie du Chêne Rogneux jusqu’au 7 septembre, occupé à mettre de l’ordre dans mon petit royaume, à m’ébattre en mes joies familiales, et à goûter le frais de l’été loin de la puante Paris. Mais le 7, la calamiteuse nouvelle nous parvint qu’il s’était trouvé une majorité dans ce parlement de mierda pour voter la surséance dans le procès des jésuites. Autant dire qu’on avait pendu cette affaire au croc pour n’y jamais plus toucher ! Je fus tant marri de cette inique et périlleuse décision par laquelle il me sembla que le roi perdait beaucoup plus que toutes les villes qu’il avait gagnées par la chute de Laon, qu’en ayant conféré avec M. de La Surie tous deux, la rage nous bouillant au cœur de cette épouvantable écorne, nous résolûmes de retourner incontinent en Paris. Non qu’il y eût à ce retour rien d’urgent, la défaite des vrais Français étant consommée par ce ramassis de Français espagnolisés et jésuitisés, qui au parlement avaient profité du silence de Sa Majesté pour favoriser les débris de la Ligue, mais dans le sentiment du présent malheur et l’appréhension de l’avenir, nous désirions nous rapprocher du centre des choses.
Que me pardonne ma belle lectrice de parler ici très à la fureur et sans ma coutumière courtoisie et modération, mais je retrouve en écrivant ces lignes le courroux et le désespoir qui furent miens à ouïr que le parlement s’était refusé à bouter hors de France cette boutique d’assassins ! Ha ! belle lectrice, derechef, pardonnez-moi, mais après tant d’années écoulées, j’en pleure encore, les ongles enfoncés dans mes paumes !
J’étais en Paris depuis deux jours quand, à la nuitée, Pissebœuf me vint trouver pour me dire qu’un guillaume, le nez très bouché dans son manteau (à ce qu’il avait pu voir à travers le judas) venait de toquer à l’huis, quérant de parler à ma personne et à nul autre. Là-dessus, craignant quelque embûche, j’y allai moi-même, et me tenant dans l’angle du judas afin qu’un coup de pistolet ne pût m’atteindre, je dis au gautier de se découvrir quelque peu afin qu’à la lueur de la lanterne que tenait Pissebœuf je pusse voir qui il était. Ce qu’il fit, dès qu’il eut ouï ma voix, et son manteau retombé révéla à la lumière dansante de la lanterne la bonne face ronde et franche du Rémois Rousselet, le lieutenant du peuple.
Je fus tant aise de le revoir après les traverses que nous avions connues ensemble à Reims, que le faisant passer tout de gob par la porte piétonnière, je lui donnai une forte brassée et, le prenant à l’épaule, l’emmenai en la grand’salle de mon logis, devant qu’il parlât, et le voyant fort décomposé, je lui fis servir une collation de fromage et de jambon sur laquelle, à dire le vrai, il se jeta comme loup dévorant, ayant galopé ces deux ou trois jours écoulés sans presque manger ni dormir afin que d’advenir à temps à Paris.
— Ha ! Monsieur le Marquis ! dit-il, j’ai vergogne à m’empiffrer à grande gueulée comme je fais, avant que de vous dire les choses d’immense conséquence que j’ai à vous révéler touchant Reims et le service du roi, mais il faut bien nourrir la pauvre bête de la provende que je dois à vos bontés, si je veux être suffisant à mettre une idée devant l’autre. Car à dire le vrai, j’ai les membres rompus et la tête vide.
— Mangez, mangez, mon ami, dis-je en souriant et dès que vous aurez repris quelque nerf, je vous oirai à doubles oreilles.
Et ma fé ! Je ne vis jamais gautier plus gaillard à gloutir que ce Rousselet, hormis, s’il vous en ramentoit, le bon Poussevent, quand nous eûmes capturé dans la forêt de Laon les chariots des Espagnols. La Surie et moi ne laissions pas de nous ébaudir des énormes morcels qu’il enfournait dans sa large bouche, lesquels il arrosait d’un flacon de vin de Cahors que Franz lui avait baillé et qui bientôt fut défunt de son contenu. Ledit Franz mettant plus de temps à découper le jambon que Rousselet ne mettait à le gloutir, se trouvait toujours en retard d’une tranche ; intervalle dont notre Rémois usait pour dévorer les rondelets petits fromages frais de chèvre qu’on lui avait servis, et dont il avala une bonne douzaine au moins comme petites friandises de gueule de nulle conséquence.
— Monsieur le Marquis, dit-il à la parfin, s’étant essuyé le bec et les mains à une serviette que Franz lui tendait (ce qui me ramentut le bon Michel de Montaigne en son logis, lequel mangeait si vite, et avec ses doigts, et si malproprement, qu’il lui fallait une serviette après chaque plat pour se débarbouiller la face et la barbe de graisse), la grand merci à vous pour cette petitime collation qui quasiment me sauve la vie et me remet ès veines du sang assez pour que je peuve parler. Monsieur le Marquis, peux-je de prime quérir de vous si la négociation entre le duc de Guise et les gens du roi pour la reddition de Reims a abouti ?