CHAPITRE IV

Le lendemain, fidèle à ma promesse (tenue les dents serrées), j’escortai la dame jusqu’à Mézières, et encore que l’hypocritesse fît quand et quand la gracieuse à la fenêtre de sa coche, elle n’eut rien de moi, ni mot, ni miette, ni regard, ni adieu au départir, lequel se fit sous les murs de la ville, sans que je consentisse à mettre le bout du pié dans le repaire où la serpente s’allait d’ores en avant lover, enserrant dans ses anneaux son petit cabinet.

Pour moi, ne voulant pas apparaître à Laon (que le roi assiégeait toujours) avec une garce dans mon escorte – ce qui eût fait jaser et gausser la Cour – je décidai de gagner de prime Paris, où dès que nous fûmes dedans mon logis de la rue du Champ Fleuri, buvant des coupes au débotté et mangeant un morcel, ma Guillemette venant à moi, petite et frétillante de la fesse au tétin, tout soudain aperçut Louison et s’arrêta net, tout de gob découvrant ses petits crocs.

— Qu’est cela ? dit-elle, le museau froncé.

— Tu le vois bien, dis-je. Une garce.

— Et d’où sort-elle ?

— De Reims, d’où je l’ai céans amenée, pour être ma chambrière.

— Rien n’en vaut, dit Guillemette. Elle est votre putain.

— Guillemette, dis-je en sourcillant, un mot de plus et je te fais fouetter devant toute l’escorte, et le cul nu.

— Monsieur mon maître, je vous fais mes excusations. La garce n’est point putain. Elle est loudière.

— Pis encore ! criai-je à la fureur.

— Mon maître, pardon, je vous prie. Elle n’est point loudière, elle est folieuse.

— Guillemette, cornedebœuf !

— Vramy, Monsieur, il faut que vous ne soyez pas bien ragoûté pour aller fourrer votre mentulle dans ce gros tas de graisse rustaude, lequel pue encore la crotte de l’étable.

— Monsieur mon maître, dit Louison, laquelle, dominant Guillemette de la tête et des épaules, avait essuyé cet assaut les bras croisés et la face placide, peux-je quérir de vous question ?

— Quiers, Louison.

— C’est-il que vous coqueliquez avec ce brimborion ?

— Point du tout.

— Me le jurez-vous par la Benoîte Vierge ?

— Par la Benoîte Vierge et par tous les saints.

— En ce cas, la chose est simple.

Et marchant sur Guillemette, elle appliqua des deux mains sur ses deux joues deux soufflets si forts et si claquants que la petitime se versa au sol, tout étourdie. La ramassant alors comme elle eût fait d’un paquet d’attifures, la Louison la chargea sur son épaule, et disant d’un ton tranquille qu’elle allait la ranimer sous la pompe, elle s’en alla.

— Ha ! mon Pierre ! dit Miroul, riant à gueule bec, vramy je commence à changer d’opinion sur la Rémoise. Encore que tu ne l’aies pas engagée dans ce dessein, notre bonne Louison aura du moins cette usance de rabattre le caquet de notre petit bec de Paris. La Dieu merci, ce ne sera pas un mal ! Je commençais à me lasser de son effronterie.

Toutefois, la cara a cara[13] de nos chambrières eût pu être mésaisée sans la soudaine et inattendue advenue de Lisette et d’Héloïse, lesquelles, Doña Clara Delfín de Lorca ayant quitté tout soudain mon logis de Saint-Denis pour rentrer dans ses Espagnes, ne voulurent point y demeurer seulettes et sans emploi : tant est qu’avec mon agrément, elles vinrent en ma maison de la rue du Champ Fleuri grossir encore mon domestique. Et elles m’apportèrent, en même temps que leurs faces fraîchelettes et leurs riantes bouches, une lettre de Doña Clara qui n’était point si gracieuse, il s’en fallait, la fin ne tenant pas les promesses du début.

 

Monsieur,

 

Je ne laisserai pas que de vous garder une gratitude éternelle de nous avoir recueillis, mon pauvre défunt enfantelet et moi-même, lors du siège de Paris, faillant hélas à le sauver de la mort, mais me retirant, du moins, des griffes de la faim. Depuis, abandonnée après mon veuvage par ceux de ma nation, je n’ai dû qu’à votre très libérale et très chrétienne hospitalité de survivre en ville et pays étrangers, attentant, quant à moi, de vous être, en retour, de quelque usance, et assurant, maugré mon rang, le ménage et le commandement de votre domestique. À quoi j’eusse mieux réussi, si vous y aviez vous-même tenu la main davantage.

Mais votre excessive indulgence à l’égard de vos gens et en particulier de vos chambrières, les disconvenables familiarités que vous leur laissez prendre avec vous – vous contentant de rire de leurs impertinences au lieu de les châtier –, la connivence que vous montrez sous votre toit au coupable commerce de l’une d’elles avec M. de L’Étoile, en bref, cette grande amour que vous leur montrez (à elles comme à toutes les femmes) sans le moindre discernement de sang, de rang ni de savoir, ce qui fait que ces sottes caillettes sont de vous raffolées (et pis même, si vous leur en donniez occasion), tout cela m’a à la parfin persuadée que la tâche que j’avais entreprise de régler votre domestique ne pouvait que faillir. J’ose vous le demander, qu’est-ce qu’un logis où le maître est d’avance résolu à ne fouetter personne, et quand il réprimande, le fait avec un sourire aimable et de cajolants regards ?

De ces sourires, de ces regards, de ces compliments, à la vérité, outrés, adressés à mes propres charmes, j’en ai eu, comme d’autres, ma part, et me méprenant, de prime, sur leur sens véritable, ils m’ont fait concevoir pour vous une extraordinaire amitié, qui n’a pu manquer d’être cruellement déçue, quand vous vous êtes tout soudain remparé derrière votre fidélité à Madame votre épouse pour refuser les liens auxquels vous m’aviez, pour ainsi parler, appris à aspirer. Mieux même, quand vous avez retrouvé votre logis de la rue du Champ Fleuri, vous m’avez priée de demeurer en votre logis loué de la rue des Filles-Dieu sous le prétexte que Madame votre épouse pourrait choisir de vous venir visiter en votre maison de ville.

Cette affirmation, hélas, s’est révélée tout aussi fausse et mensongère, je vous le dis sans fard, que votre conjugale fidélité. Votre domestique jase, en effet, et comme il admire vos déplorables vices au moins autant qu’il célèbre vos aimables vertus, comment pourrais-je ignorer vos intrigues, en Paris avec la Montpensier, en Boulogne avec Alizon, en Saint-Denis avec my Lady Markby, en Mespech avec Babille, en Châteaudun avec votre « belle drapière » ! Où donc encore ? En Reims ? Puisqu’il faut qu’en toute ville le souvenir d’une facile amour soit attaché ! Car pour vous, je le déplore derechef, la chambrière, la bourgeoise ou la haute dame, c’est tout un, tant est que, vivant coutumièrement avec moi qui suis si bien née – étant cousine d’un Grand d’Espagne – vous n’avez jamais paru faire la moindre différence entre moi et la dernière de vos servantes. Si l’on était méchant, on pourrait dire de vous que vous brillez pour toute garce équitablement comme le soleil. Mais qui voudrait, ayant l’âme sise en bon lieu, d’une amour prostituée à tout ce que le monde compte de cotillons ?

La paix quasi revenue, j’ai pu rentrer en possession d’un petit héritage qui me permet de rentrer en mes Espagnes, et n’ayant pas le sentiment que je sois pour vous d’ores en avant de la moindre usance, sauf dans la maintenance d’un logis loué, où M. de L’Étoile a ses blâmables habitudes, je me permets de prendre congé de vous, avec mes infinis merciements pour l’émerveillable bénignité qui vous a amené à sauver et préserver ma vie, laquelle, toutefois, risquerait d’être assombrie, si je demeurais céans, me trouvant fort déçue et dégoûtée de vos mensonges, de votre froidure, de votre éloignement. Mais à la parfin, la décision en est prise, et je ne peux que je ne vous dise adieu pour toujours, réveillée à la parfin de cet étrange rêve qui m’avait fait espérer, Monsieur, de demeurer jusqu’à la fin des temps.

Votre affectionnée et dévouée servante.

Doña Clara Delfín de Lorca.

 

— Eh bien, Miroul, dis-je, que penses-tu de ce beau et grave poulet mijoté à la sauce piquante ?

Lequel ayant lu, Miroul, après en avoir deux ou trois fois souri, dit, incapable de résister à un giòco :

— Si Doña Clara fut bonne ménagère de votre domestique, en revanche, elle ne vous ménage guère.

— Pour moi, dis-je, je trouve étrange que, blâmant par deux fois L’Étoile de son commerce avec Lisette, elle aspirât à nouer le même avec moi.

— Ce n’est pas étrange, dit Miroul. Nos propres péchés nous pèsent moins sur l’âme que ceux des autres. Mais qu’est cela, mon Pierre ? Vous portez un air quelque peu marmiteux : êtes-vous dolent du départir de Doña Clara ?

— Je ne saurais dire. Il me soulage et il me marrit tout ensemble. J’aimais assez Doña Clara. Elle était belle et j’estimais ses vertus, encore qu’au rebours de ce qu’elle dit des miennes, elles ne fussent guère aimables. Car je ne veux point te cacher, mon Miroul, que j’étais excessivement las de sa haineuse amour et plus encore peut-être de son travers judicatoire. Car elle paraissait porter en elle un perpétuel tribunal pour juger son prochain et le condamner. Ce qui me donne à penser que son prochain ne lui était pas si proche que sa dévotion l’eût voulu.

— Amen, dit Miroul. Mon Pierre, qu’allez-vous faire de votre logis loué de la rue des Filles-Dieu, maintenant qu’il est désert ?

— Y mettre un homme à moi et le garder.

— Pour les commodités de M. de L’Étoile ? dit Miroul avec un sourire.

— Pour ce que ce logis est situé près de la Porte Saint-Denis et que je pourrai, dans les occasions, m’y retirer, revêtir ma déguisure de marchand-drapier et saillir hors de la capitale sans avoir à la traverser.

— Quand départons-nous rejoindre le roi à Laon ?

— Demain à la pique du jour. Dis-le à notre escorte et aux gentilshommes de Quéribus afin qu’ils le désommeillent à temps.

— J’y cours. Mon Pierre, reprit-il sur le seuil de la porte, en se retournant à demi, ce qui fit valoir sa taille, laquelle était tant mince et élégante qu’en sa vingtième année. Doña Clara départie, n’avez-vous point regret de n’avoir pas cueilli ce fruit, quand il s’offrait à votre main ? Après tout, il était fort beau.

— Nenni, Miroul, nul regret, la châtaigne m’ayant piqué les doigts.

— Sans doute êtes-vous apensé, Monsieur, comme Théocrite, que mieux vaut traire la vache la plus proche que courre après celle qui s’enfuit.

— Fi donc, Miroul ! Parler ainsi d’une femme !

— N’est-ce pas, cependant, pitié de perdre une occasion ?

— Toute vie en est pavée.

— Cornedebœuf ! dit Miroul en riant. Que voilà une pensée plaisante ! Et qui vous rebiscoule un homme !

Je me ramentois que lorsque nous arrivâmes sous les murs de Laon, la nuit était jà depuis longtemps tombée, et quasiment la première personne que j’encontrai dans le camp fut M. de Rosny, lequel me fit un accueil plus chaleureux qu’il n’était accoutumé, se voulant le premier à la Cour après le roi, lequel, à vrai dire, il servait depuis vingt ans avec beaucoup d’adresse et de dévouement.

— Ha ! Siorac, me dit-il, sans toutefois me donner une forte brassée, le huguenot en lui répugnant à ces cajoleries de Cour, que je suis aise de vous voir céans ! Le bruit court que Mayenne et les Espagnols de Mansfeld vont incessamment nous tomber sus, soit pour nous défaire, soit à tout le moins pour nous contraindre à lever le siège de Laon. Ventre Saint-Antoine ! Nous aurons alors grand besoin de vaillants hommes comme vous, qui serez, j’y compte bien, consentants à servir derechef sous moi, comme à la bataille d’Ivry.

— Monsieur de Rosny, dis-je, rien ne saurait m’agréer davantage, me ramentevant quelle glorieuse part vous avez prise alors à la victoire, compliment qui lui alla dret au cœur, nul n’étant à la Cour plus paonnant que lui. (Je le dis sans rien rabattre de ses hautes vertus.) Monsieur de Rosny, poursuivis-je, vous me voyez bien marri pour ce que je reviens de Reims, les joues gonflées de nouvelles, et le roi, étant sans nul doute au lit, ne pourra m’ouïr avant demain.

— Cela n’est pas à dire, dit Rosny avec un sourire : le roi est un soldat et si habitué à la vigilance qu’il s’ensommeille et se désommeille à volonté. Tant est qu’il n’est pas de nuit où il ne se réveille d’un coup et va revisiter les tranchées et les batteries.

Il disait vrai, car à peine Quéribus et moi avions-nous fini sous la tente notre repue, qu’un petit page vint me quérir, tout courant, à la nuit noire, pour me mener au roi, que je trouvai se remettant au lit, ayant sailli hors, une heure avant, pour aller inspecter une mine à laquelle il avait donné ordre de labourer nuitamment, afin que les assiégés ne pussent voir la terre que l’on retirait du tunnel.

— Ha ! Barbu ! me dit-il en me donnant à baiser sa main (laquelle sentait l’ail), ton advenue céans est un sourire de la Fortune ! Holà, page ! un carreau ! vite ! Au chevet de mon lit ! Pour le Marquis de Siorac !

Ledit carreau n’était pas assurément de trop, car le sol de la tente se trouvait caillouteux et sans le carreau, fait de bonne bourre revêtu de satin cramoisi, mes genoux eussent beaucoup pâti. Quant au lit, comme se peut on s’en ramentoit, la pompe royale ne s’y montrait guère, étant composé de deux paillasses posées l’une sur l’autre, lesquelles deux planches jointes isolaient de l’humidité de la terre.

— Eh bien, Barbu ! dit le roi avec sa coutumière gaieté gaillarde et goguenarde, qu’en est-il de mon cousin le duc de Guise et de Saint-Paul ?

Je lui en dis alors ma râtelée, lui en faisant un récit vif et concis, mais sans omettre, toutefois, d’aucuns détails que je cuidais le devoir ébaudir comme mon final repoussis par Mme de Saint-Paul, lequel, en effet, le fit s’esbouffer à gorge rompue.

— Ha ! Barbu ! me dit-il, conforte-toi en cette pensée qu’il en est de cette guerre comme de l’autre ; on n’y peut pas gagner toujours, on y perd même souvent assez, ayant affaire à un adversaire qui se donne le droit de ne pas tenir ses promesses, pour ce qu’il les a faites non par écrit, ni même par paroles articulées, mais par un regard, un sourire, une moue, un battement de paupières ou un serrement de mains – lesquels, ensuite, il peut toujours nier avoir eu le sens que nous y avons lu. Quel homme, reprit-il avec un soupir, n’y a pas été pipé ? Mais Barbu, poursuivit-il avec cet enjouement qui le faisait aimer de tous, pense jà à la prochaine belle qui te fera raison perdre. Il en est de l’amour comme de la guerre : la fortune ne vous clôt jamais une porte qu’elle ne vous en déclôt une autre.

À quoi il rit, mais point aussi gaillardement qu’à l’accoutumée, étant las, à ce que je crois, de son harassante journée et de sa nuit interrompue.

— Barbu, reprit-il, tu as bien labouré à Reims. Le dépêchement de Saint-Paul vaut bataille gagnée, la Ligue perdant en lui un fort bon capitaine, vaillant, rusé, expéditif. Il n’est grosses couilles que de Lorraine, dit la chanson, mais les siennes étaient toutes espagnoles, et d’autant à péril pour nous. Ce n’est pas à dire que le petit Guise, maintenant qu’il a Reims, va me la laisser choir dans le bec sans barguigner, et sans attendre ce qu’il en advient de Laon. Laon, Barbu, est la clef de tout. Si je prends Laon, je n’aurai qu’à tendre ma gibecière pour qu’y tombent les villes de Picardie, et bientôt Reims, et avec Reims les villes de Champagne. Tout réussit à qui réussit.

Sur ces mots il bâilla à se décrocher la mâchoire, étira ses gambes musculeuses et, gai et gaussant jusque dans l’excessive fatigue, il dit avec un sourire :

— Assez jasé ! Mes membres sont de sommeil fort aggravés, et il est temps que ma brève nuit me dorme. Barbu, bonsoir ! Je te verrai demain.

Ayant dit, il ferma l’œil dextre, puis le senestre et son souffle s’alentissant, il s’ensommeilla tant vite qu’on eût dit qu’il avait soufflé chandelle, me laissant émerveillé que son corps, comme le premier de ses sujets, lui obéît si bien.

 

 

Si, parlant d’Henri Quatrième, je devais faire l’éloge de la figure de capitaine qu’il taillait à la guerre, je dirais qu’il était par-dessus tout laborieux et vigilant, ne donnait jamais d’ordre qu’il n’eût l’œil sur son exécution, se montrait ouvert à tous avis et conseils que lui pouvaient bailler ses maîtres de camp, et cependant, le moment venu, tranchait avec détermination, agissait avec promptitude, ne perdait pas cœur au milieu des revers, et dans les dents des pires prédicaments, affichait une inébranlable fiance en la victoire.

Au combat, sachant que sa cavalerie s’encontrait meilleure que l’espagnole, il lui donnait la part du lion, chargeant à sa tête avec une intrépide impétuosité, tant est que son exemple multipliait l’audace des gentilshommes qui suivaient sa fortune. Mais il montrait aussi une tête froide et réfléchie dans l’usance qu’il faisait de ces canons, sachant émerveillablement les placer, et dans les sièges, et dans les batailles. Dans l’art de la fortification, et en particulier pour circonder une ville, il était, à ce que j’opine, sans égal, se mettant les pieds en sang, comme on l’a vu, à courre de l’aube à la nuit les tranchées, afin que de les approfondir, corriger les détours et retours, ménager les escarpes et les contrescarpes, creuser les mines et les contremines, hausser les redoutes pour protéger les enfilures, orienter au mieux les embrasures pour bien loger ses canons et les défiler aux vues de l’ennemi ; et enfin, je le dis en dernier, combien que ce ne soit pas là le moindre de ses mérites, autant il était brave dans l’action, autant il était clément dans la victoire, se montrant toujours prêt à prendre langue avec l’assiégé, à lui faire les conditions les plus douces, à laisser saillir hors les affamés (comme il avait fait pendant le siège de Paris) et s’attachant, la ville prise, à passer la bride à ses soldats afin de prévenir les roberies, les meurtreries et les forcements.

Les Grands, accoutumés aux largesses parfois excessives de mon pauvre bien-aimé maître Henri Troisième, affectaient de trouver son successeur ingrat et chiche-face. Ha ! lecteur ! Que cela est faux et malivole ! Henri donnait moins de pécunes, en effet, à ses insatiables Grands (lesquels, tant plus il les obligeait, tant plus ils lui faisaient d’écornes), mais davantage à ses soldats invalides, leur servant pension jusqu’à leur mort pour les conforter d’avoir perdu, qui un bras, qui une gambe, à le servir, étant le roi le plus soucieux de son peuple qu’on vît jamais. J’en veux pour preuve cette très émerveillable remarque qu’il fit le soir de la bataille d’Ivry à un de ses officiers qui quérait de lui s’il était content d’avoir battu la Ligue. Henri, secouant la tête, répondit tristement :

— Nenni, nenni. Je ne peux me réjouir de voir mes sujets étendus morts sur la place : je perds lors même que je gagne !

Comme son prédécesseur, Henri excellait dans la diplomatie, et ouverte, et secrète. La première, je l’abandonne aux chroniqueurs et à ceux qui s’y sont mêlés. La seconde, je n’en peux faire l’éloge sans paraître me rincer la bouche de mes propres louanges. En revanche, je peux dire céans ce que je n’ai vu imprimé nulle part : Henri, pour s’éclairer sur les desseins de ses ennemis, savait admirablement user, et des batteurs d’estrade, et des espions.

Sachant que Mayenne avait établi son camp à La Fère – laquelle ville se trouve à une demi-journée de cheval de Laon – Henri s’obligeait, qui qu’en groignât, à envoyer chaque jour l’un des principaux de son armée battre l’estrade en cette direction avec de très forts escadrons de cavaliers. Mieux même, pour montrer l’exemple aux Grands, il prenait son tour de cette quotidienne reconnaissance, laquelle se donnait pour but de surprendre les surprises de l’adversaire. À quoi, nous ne faillîmes pas, repoussant par deux fois des troupes ligueuses qui, parties de La Fère, attentaient de jeter dans Laon des hommes, des viandes, et des munitions.

Quant aux espions, non seulement Henri savait les choisir, mais les dépêchant en même lieu à l’insu l’un de l’autre, et au retour leur prêtant l’ouïe séparément, il excellait à confronter leurs témoignages, afin que de trier le vrai du faux, ou à tout le moins, le probable de l’incertain.

Tandis que j’écris ces lignes, belle lectrice, je sens derrière mon épaule votre présence, hélas, impalpable et voici que me poussant du coude, vous me dites d’une voix plaintive :

— Hé quoi, Monsieur ! Encore un récit guerrier ! Vous savez bien, pourtant, que la guerre, où mon doux sexe, la Dieu merci, ne figure point…

— Sauf, dis-je, dans les prises de ville comme innocentes victimes des forcements…

— Monsieur, de grâce, ne me coupez point ! La guerre, dis-je, n’a pas le même attrait pour moi que vos aventures personnelles. Je ne vous cacherai pas qu’elles ragoûtent peu mon très sensible cœur, lequel s’émouvant jà d’un souriceau déchiré par la griffe d’un chat, se détourne avec dégoût du dépêchement de tant d’hommes.

— Hé ! Madame ! dis-je, bien le sais-je et bien marri vous m’en voyez ! De grâce, toutefois, considérez que le portrait que j’attente de faire de notre temps ne saurait être peint aux couleurs de la vérité, si j’omettais ces moments où la fortune de France, que dis-je ? son existence même, furent jetées dans la balance en une seule bataille.

— Monsieur, vous êtes un régent rabâchant ! Vous m’avez mille fois expliqué l’état de ce royaume. J’en ai l’oreille tympanisée, la tête farcie et l’entendement gourd. Je sais, je sais par tous les saints ! Si Henri ne prend pas Laon, Paris est ouverte à l’invasion étrangère !

— Et vous-même, Madame, aux brutalités espagnoles ! Hé ! Madame ! Maugré mes faiblesses pour vous, laissez que je vous tance à la parfin ! Ne prenez pas, de grâce, le présent prédicament tout à l’étourdie ! Il en serait à tout jamais fini de vos aises en Paris, de vos bonnes repues, de vos commodités, de votre quiétude, de votre honneur aussi, si le roi et une poignée de ses sujets loyaux n’arrachent la victoire à l’ennemi sous les murs de Laon…

 

 

Tout se traîne à la guerre et tout, soudain, se précipite. Nous fûmes trois mois à poursuivre le siège, à nous tenir en aguet, à dépêcher nos espions à La Fère, à battre l’estrade à l’alentour de Laon, laquelle ne se rendait pas, espérant l’advenue de Mansfeld, mais de Mansfeld point. Il est vrai que depuis le règne papelard et paperassier de Philippe II, l’Espagne, de vive qu’elle était, s’est beaucoup alentie : non qu’on ait su pourquoi Mansfeld délayait tant. Se peut qu’il attendait une lettre de son maître et que cette lettre n’arrivait point. Se peut que Mansfeld, ayant un œil sur les gueux de Bruxelles, ne voulait point ficher l’autre sur Laon, de peur de loucher – ou de perdre une ville sans gagner l’autre. Se peut aussi qu’ayant reçu l’ordre de Philippe II, il espérait que Laon capitulerait, avant qu’il se mît en marche, ce qui lui dispenserait d’obéir. Se peut aussi qu’il n’était point tant pressé de s’aller mesurer avec Henri IV, tout bon général qu’il fût, et toute brillante qu’on réputât l’infanterie espagnole, assurément la meilleure du monde.

En juillet, mais je ne saurais dire le jour, le roi nous appela sous sa tente, à un conseil auquel je ne dus d’assister qu’au fait que M. de Rosny m’avait pris dans sa suite. Il y avait là le maréchal de Biron dont il a été jà question en ces Mémoires, le brave Givry qui devait laisser la vie sous les murs de Laon, quelques jours plus tard, Saint-Luc, ex-mignon du roi Henri Troisième, mais respecté de tous pour sa vaillance, le charmant Marivault (qui avec Givry commandait la cavalerie) et enfin le rude Vignolles dont, se peut, le lecteur se ramentoit qu’il avait occupé, par précaution, le château de Plessis-lès-Tours lors de la très fameuse encontre et réconciliation de Henri Troisième et du futur Henri Quatre.

— Messieurs, nous dit le roi en marchant qui-cy qui-là dans sa tente sur ses gambes sèches et musculeuses (lesquelles paraissaient toujours impatientes de courre ou de bondir), je viens de m’entretenir en privé et séparément avec trois de mes espions, lesquels ne savent rien l’un de l’autre, ni que je les ai employés en même lieu et en même mission, à savoir à La Fère, afin que d’attenter d’apprendre ce qu’il en était des desseins de l’ennemi. Or, il appert de leur triple et concordant témoignage que Mansfeld a fait jonction avec Mayenne, et qu’ils se sont résolus, avant que de tenter un combat général, de lancer derechef un coup de main avant que de jeter dans Laon un très grand renfort de cavalerie et d’infanterie, en même temps que quantité de munitions, et de guerre et de bouche, cette expédition devant être forte assez en hommes et en cavaliers pour submerger les pelotons de batteurs d’estrade qu’elle pourrait encontrer.

— Ils y failliront ! s’écria le maréchal de Biron, lequel était un homme de moyenne mais vigoureuse stature, très brun de peau et de poil, et l’œil noir fort perçant.

Il en eût dit davantage, étant grand jaseur en sa jactance, et parlant plus haut et plus longuement que n’importe qui, si le roi n’avait donné la parole à Vignolles.

— Sire, dit Vignolles, se peut le plus expérimenté capitaine hormis Biron de tous ceux qui se trouvaient là, d’où vient que Mansfeld ne nous attaque pas tout de gob avec toutes ses forces ?

— D’après mes espions, dit Henri avec un petit brillement de l’œil, la raison qu’il en donne, c’est que ses forces sont harassées du chemin qu’elles ont fait des Flandres à La Fère, et qu’elles se doivent de prime rafraîchir avant le combat général. Mais, en mon opinion, la véritable raison, c’est que Mansfeld est fort ménager de ses forces, n’ayant pas deux armées – l’une pour maintenir sous le joug les Flandres et l’autre pour tâcher de nous y mettre – mais, à la vérité, une seule. C’est pourquoi il attente à me faire lever le siège de Laon aux moindres frais en jetant vivres, hommes et munitions dans la place.

— Et s’il échoue, dit Marivault, croyez-vous, Sire, qu’il se résoudra à un combat général avec toutes ses forces et celles de Mayenne ?

— Se peut que non, dit le roi à sa manière gaussante, mais l’œil fort aigu. Se peut que oui. Se peut qu’il tâche à recommencer la très adroite manœuvre du duc de Parme qui, se présentant avec de grandes forces devant Paris pendant que je l’assiégeais, m’amena à lever ledit siège, jeta alors dans la ville hommes et munitions en quantité, après quoi, se dérobant devant moi sans combattre, fit retraite dans ses Flandres.

— J’entends bien, dit le brave Givry, qui, ayant étudié la mathématique, n’était jamais content qu’on n’eût mis clairement à plat que deux et deux faisaient quatre, que vous ne lèverez en aucun cas le siège de Laon ?

— En aucun cas ! dit le roi avec force. Entendez aussi que même si Mansfeld est très ménager de son armée, et n’y va que d’une fesse, gardant l’œil constamment sur ses Flandres, toute bataille où se bat l’infanterie espagnole est pour nous redoutable. C’est à Biron, poursuivit le roi sans laisser les esprits s’attarder trop longtemps sur ce péril, que je confie l’exploit d’embûcher l’expédition de Mansfeld et de l’emberlucoquer. Maréchal de Biron, vous aviserez de prendre telles troupes en tel nombre que vous jugerez le meilleur, et départirez, dès que prêt.

À un certain air de fugitive tristesse dont je saisis le reflet sur sa face au moment de quitter sa tente, j’entendis que le roi, aussi fougueux et aventureux qu’en sa vingtième année, était bien marri de ne pas prendre lui-même le commandement de la contre-expédition et, qui plus est, de la laisser aux mains de Biron, lequel, s’il y réussissait, outrecuiderait jusqu’aux nues sa naturelle outrecuidance, et l’enflerait au point où, son esprit d’intrigue et brouillerie aidant, il deviendrait un danger pour le trône. Mais le roi savait où était sa place : à la tête du gros de son armée devant Laon, d’où il ne voulait à aucun prix déloger – et pas même à courre cueillir des lauriers dans une embûche.

M. de Rosny voulut être à toutes forces de ce combat, et le roi le lui refusant de prime pour ce que M. de Rosny, revenant de Paris, avait encore beaucoup de choses à lui apprendre, Rosny revint à la charge trois fois, et la troisième fois, l’emporta, m’entraînant dans son sillage, comme étant de sa suite, sans que j’y eusse, de reste, le moindre appétit, n’estimant pas que ma meilleure usance au service du roi fût à brandir l’estoc. Pour M. de Rosny, outre qu’il était naturellement affamé de gloire, il ne pouvait qu’il n’y allât point, le roi lui ayant promis la charge de grand-maître de son artillerie. Ce qui fait que s’il n’avait pas intrigué pour être de la partie, toute la Cour eût dit qu’il avait les ongles un peu pâles pour un grand maître. Ainsi en va-t-il de la vaillance de nous autres gentilshommes : il faut bien que nous la fassions apparaître, puisqu’on l’attend de nous. Et moi-même qui n’ai pas la tripe chattemitesse, j’arborai toutefois un front riant devant mes gens, tandis que, revenu sous ma tente, je m’armais en guerre.

Biron, qui, maugré ses insufférables fanfaronneries, connaissait bien le métier des armes, choisit pour son embûche le dessus du panier : mille deux cents hommes de pied à l’élite et huit cents Suisses, ce qui faisait deux mille fantassins et, pour la cavalerie, trois cents chevau-légers, deux cents hommes d’armes et cent gentilshommes pour être près de lui, la plupart de la maison du roi.

Nous départîmes vers les six heures du soir et prîmes le grand chemin de Laon à La Fère, lequel passe par une forêt que nous traversâmes de bout en bout, nous arrêtant, d’ordre de Biron, à son orée, à deux ou trois lieues de La Fère et nous établissant là, hors vue et sans noise aucune, Biron détachant seulement quelques vedettes sur ses ailes et en avant pour nous éclairer.

Ha ! lecteur ! Quelle mortelle attente ce fut ! Et quel prodigieux rangement d’ongles et grattement de tête que ce métier des armes qui, pour une minute d’action, vous contraint à cinquante minutes d’ennui ! Vingt heures, je dis bien ! vingt heures ! nous demeurâmes en embûche à cette orée de bois, sans gloutir rien que de froid, sans déclore le bec, sans nous décuirasser, dormant d’un œil, mâchant des brindilles arrachées aux arbres pour nous occuper, ou tâchant de faire battre entre elles les fourmis de deux fourmilières. Nous y faillîmes, de reste, les unes et les autres ayant leurs provinces, leurs itinéraires et leurs souterraines citadelles, tant est que dès qu’on les mettait face à face, elles s’en retournaient, plus sages que nous, en leur respectif logis, refusant obstinément de s’affronter. Il est vrai que les fourmis n’ayant pas de religion et partant pas d’hérétiques, elles n’ont aucune raison de se vouloir exterminer.

À la parfin, à quatre heures du soir, nos éclaireurs accoururent nous dire qu’ils avaient découvert sur le grand chemin de La Fère à Laon une si longue file de gens de guerre qu’ils cuidaient que c’était là toute l’armée ennemie qui nous venait faire le poil. À cette nouvelle, d’aucuns de nous – que je ne nommerai point – chuchotaient jà qu’il fallait faire retraite, mais M. de Biron opiniâtra au rebours, et dépêcha à reconnaître le judicieux sire de Fouqueroles, lequel revint à brides avalées nous dire que ce qui faisait une si longue file n’était point une armée qui marchait en corps, mais quantité de chariots portant vivres, poudres et munitions, lesquels étaient escortés par environ seize cents piquiers et lansquenets, tous portant sur le chef la salade espagnole, et précédés, à ce qu’il s’apensait, par quatre cents chevaux pour le moins.

Les nombres étant, semblait-il, égaux à peu près, il fut décidé d’attaquer mais il y eut grande dispute entre nos chefs sur la manière de l’attaquement, les uns opinant qu’on laissât entrer les ennemis dans la forêt, afin que de leur couper retraite et de leur taper sur la queue, les autres voulant, avant qu’ils entrassent, les charger à la tête, à laquelle marchait leur cavalerie, pour ce que, arguaient-ils non sans raison, une charge de chevaux à travers l’entrelacis d’une forêt ne se pouvait accomplir.

Ceux qui argumentaient de la sorte se nommaient Givry, Montigny et Marivault et commandaient nos chevaux, et leurs raisons étaient si évidemment bonnes qu’elles persuadèrent à la parfin le maréchal de Biron ; il fut donc fait comme ils avaient dit. À l’orée du bois où nous nous trouvions cachés, on se mit en selle silencieusement assez, et tout soudain on déboucha à découvert, on se mit au grand galop, l’estoc pointé, sus à leurs cavaliers et les surprit, alors qu’ils cheminaient au pas. Toutefois, ils vinrent au combat bravement, et la mêlée fut âpre, mais peu longue, non par défaut de vaillance, mais parce que leur adresse à cheval ne valait pas la nôtre, tant est qu’ils se débandèrent, mais sans fuir véritablement, se repliant des deux côtés de leurs chariots, leur infanterie, à cette vue, se mettant en ordre avec une promptitude admirable, et tirant si furieusement et si bien qu’elle nous força à nous mettre hors portée.

M. de Biron, écumant de colère, et son œil noir jetant des flammes, nous commanda d’enfoncer cette infanterie par le flanc gauche, et que quant à lui, Tudieu ! pour nous montrer le chemin du devoir, il l’allait avec ses chevaux enfoncer sur le flanc droit : éperonnés par ses reproches et son exemple, nous chargeâmes alors, et si bien que le reste de la cavalerie ennemie se mit à vauderoute, mais non les hommes de pied qui se retirèrent entre les chariots, secondés par les piquiers et les mousquetaires, lesquels se mirent en hérisson et tirèrent tant de salves et si meurtrières qu’à la parfin nous n’en voulûmes plus manger.

Voyant quoi, M. de Biron fit avancer son infanterie, qui suisse, qui française, laquelle attaqua vaillamment ledit hérisson et fut de lui si bravement reçue qu’elle ne le put forcer du tout, le chamaillis se prolongeant tant et tant que M. de Biron, craignant que la longueur de l’attaquement permît au gros de l’ennemi de nous tomber sur le dos avec des forces supérieures, décida de faire démonter toute sa cavalerie – tu as bien lu, lecteur ! – et de la faire combattre à pied, le pistolet dans un poing, et l’estoc dans l’autre.

Ce que nous fîmes, M. de Biron donnant le premier l’exemple, tout maréchal de France qu’il fut, et l’inouïe nouveauté de la chose nous exaltant et frappant de stupeur les Espagnols, nous les attaquâmes à six cents avec une telle impétuosité et de tant de côtés à la fois que, leurs piques devenant inutiles, on en vint au corps à corps, nous battant pour ainsi dire de collet à collet, et avec tant de fureur qu’à la parfin ils se débandèrent et s’ensauvèrent dans le bois, et tant la tuerie fut grande alors, en cette désordonnée retraite, qu’ils laissèrent douze cents des leurs sur le terrain.

M. de Biron, remontant à cheval, et craignant toujours que le gros de l’ennemi, prévenu, nous submergeât si l’on se dispersait, hucha que personne ne poursuivît les fuyards sous peine de vie et réussit à rassembler son monde, mais faillit à empêcher la pillerie des chariots, ni que la plupart des vivres ne fussent enlevés, gâtés et gaspillés par nos gens, lesquels en firent en quelques coups de glotte des ventrées incroyables. Entre autres images qui demeurent en ma remembrance de cette picorée, je me ramentois mon gros Poussevent dont le sang pissait sur le front et le nez du fait d’une entaille au cuir chevelu et qui, insoucieux de cette navrure (à vrai dire peu griève, mais fort saigneuse), s’était emparé d’une énorme motte de beurre, et y crochant ses deux mains noires de poudre, la gloutissait à gueule bec, sans même l’accompagner de pain (lequel, pourtant, ne manquait pas en ces chariots) tant est qu’il s’en tantouilla tout à plein la face, laquelle devint en un battement de cil, un assez peu ragoûtant mélange et de beurre et de sang.

À la parfin M. de Biron réussit à nous rameuter et à nous ramener en bon ordre au camp où nous entrâmes, fort contents de nous, la queue droite comme chiens courants de retour de curée, et par le roi, à notre advenue, accolés, caressés, cajolés et loués, comme lui seul le savait faire, n’étant pas chiche de cette monnaie-là. Il est vrai que l’autre lui faillait fort, son trésorier, M. d’O (demeuré en Paris tant parce qu’il en était gouverneur que parce qu’il pâtissait d’une rétention d’urine), ne lui envoyant ni pécunes ni vivres. Vous pensez bien, lecteur, que M. de Biron fit au roi devant nous tous un conte épique, où il rafla pour lui tous les lauriers et mêla à sa râtelée tant de vanités, vanteries, forfanteries et jactances qu’il apparut qu’il avait quasiment vaincu l’ennemi à lui seul : ce qui fit sourciller plus d’un (et d’autres de rire sous cape), et, encore qu’il se gardât de le montrer, donna de l’humeur au roi, qui commençait, comme j’ai dit jà, à s’inquiéter de l’outrecuidance de son maréchal.

 

 

— Eh bien, Madame, avez-vous tant langui à ce récit guerrier, lequel, à dire le vrai, n’est pas fini ?

— Non, Monsieur. Toutefois, le cœur me point au pensement de tous ces morts, et en particulier de ce millier d’Espagnols.

— Cornedebœuf, Madame ! Pourquoi eux, en particulier ?

— Pour ce qu’ils ont laissé leurs bottes si loin de leur patrie, et par surcroît de honte abandonnent leurs pauvres corps en pâture aux corbeaux.

— Madame, la faute n’en est pas à nous, qui leur défendons notre sol, mais au roi d’Espagne, qui, ayant mis, grâce à la Ligue, le doigt dans le pâté France, le voudrait maintenant tout gloutir.

— Je vous entends, mais en revanche je n’entends pas si bien votre parladure de soldat. Qu’est-ce que cette estrade que battent vos éclaireurs ?

— L’estrade, Madame, est la strada italienne francisée. Nos éclaireurs battent l’estrade quand ils parcourent les chemins à l’alentour pour découvrir l’ennemi.

— La grand merci. Monsieur, un petitime reproche, pourtant, pour finir.

— In cauda venenum[14].

— Ce venin-là n’est point méchant. Monsieur, pourquoi tant flattez-vous notre aimable sexe ? Pour ma part, on ne laisse pas de me persuader que je suis loin d’être vilaine, mais cuidez-vous vraiment que toutes vos lectrices soient belles ?

— Oui, Madame. Je l’affirme : elles sont belles, au moins le temps qu’elles me lisent.

— Comment l’entendez-vous ?

— Mais, Madame, comme vous.

— Babillebahou ! Est-ce répondre que cela ? Mais de grâce, un mot encore. Pourquoi parlez-vous si peu de présent de votre Angelina ? Et pourquoi ne vous vient-elle pas visiter en Paris ?

— Hé ! Madame ! Vous touchez là un point sensible !

 

 

Le lendemain de ce victorieux combat, le roi me fit appeler un peu avant son conseil, et à sa manière mi-gaussante mi-sérieuse me tança d’avoir pris part à l’action.

— Barbu, me dit-il, tu es étourdi comme un hanneton : qu’avais-tu à te fourrer dans cette échauffourée ? Belle gambe cela m’eût fait que tu te fasses tuer sous Laon, ayant pour toi meilleure usance que d’échanger des buffes et torchons avec les Espagnols ! D’autant que j’ai le dessein de te dépêcher en Paris, dès que je n’aurai plus Mansfeld sur le poil.

— Hé quoi, Sire, dis-je, Mansfeld ? Après qu’il a perdu tant de monde et un si grand convoi, Mansfeld en veut-il encore manger ?

— Il se pourrait, dit Henri, l’air soucieux assez.

Et là-dessus, comme les membres de son conseil pénétraient sous sa tente, et que je faisais mine de me retirer, il me fit signe, à mon très grand étonnement, de demeurer.

— Messieurs, dit-il, ce matin, à la pique du jour, j’ai ouï, séparément, deux de mes espions et leurs informations concordent : tant s’en faut que Mansfeld et Mayenne aient perdu cœur de leur revers. Ils veulent, bien au rebours, s’en revancher, en leur dépit, marcher contre nous avec leur gros et nous faire lever le siège de vive force, n’attendant plus pour cela que l’advenue de quelques troupes qui sous peu les doivent joindre et renforcer.

À cela, je vis bien que les vaillants capitaines dont j’ai jà parlé – Biron, Givry, Marivault, Saint-Luc, Vignolles et deux ou trois autres encore dont je ne me ramentois pas les noms – furent béants et quasi incrédules, cuidant en avoir fini avec Mansfeld, n’osant toutefois contredire le roi, ses espions l’ayant jà, à deux reprises, si bien averti de ce qui se tramait à La Fère. Mais le maréchal de Biron, quasiment offensé en sa superbe de ce que l’Espagnol ne se tînt pas pour vaincu par lui, leva haut la crête, et dit avec un air d’insufférable hautaineté :

— Sire, vos espions sont des marauds qui puisent leurs rapports dans le vin de leurs coupes. Raison pour quoi je les décrois tout à trac, l’Espagnol a été battu par moi, Biron, sur le grand chemin de Laon à La Fère, et quiconque est par Biron battu, ne s’y revient pas frotter.

Il y eut à cela qui-cy des sourcillements, qui-là des sourires, les autres capitaines voyant leur part dans la victoire réduite à néant par cet outrecuidant, et quant à moi, tant plus je voyais Biron et tant moins je l’aimais, et en particulier ses yeux, lesquels s’encontraient extraordinairement enfoncés dans l’orbite. On eût dit qu’il les avait voulu reculer et cacher le plus qu’il se pouvait, afin qu’on n’y pût pas lire ce qu’il avait dans l’âme, et qui n’était jamais bien beau, en mon opinion. Cependant, en toute justice, je voudrais dire qu’avant d’être décapité, huit ans plus tard, à la Bastille pour avoir trahi le roi et la Nation, Biron recommanda qu’on donnât à une garce qu’il avait engrossée une maison qu’il possédait près de Dijon et une somme de six mille écus pour élever son fruit. Preuve qu’il y avait encore quelques coins blancs en sa noirceur…

Pour en revenir à la présente dispute, le roi fut assurément fort rebroussé par la présomption de Biron, mais ayant pris de longtemps la mesure de son maréchal, il ne sourcilla ni ne sourit, et dit, la face imperscrutable :

— Je voudrais néanmoins en avoir le cœur net. Givry, prenez trois cents chevaux. Prenez-les des plus rapides et des mieux reposés de l’armée. Courez battre l’estrade aussi près que pourrez de La Fère et ne revenez que vous ne soyez assuré des desseins de l’ennemi.

Le roi avait choisi le pauvre Givry (lequel, comme tu sais, lecteur, n’avait plus que deux semaines à vivre) pour ce qu’il était le maître de camp de la cavalerie légère, en outre très aimé et très estimé de Sa Majesté, étant fidèle, modeste, industrieux, bien fait de sa personne, la face belle, plein d’esprit, sachant le grec et le latin, et fort versé aussi dans les mathématiques : rare mérite, cette science étant tombée en France quasi en désuétude, la Sorbonne la tenant en grand déprisement.

M. de Givry partit trois heures après avoir reçu le commandement du roi, et revint trois jours plus tard, assurant qu’il n’avait vu aucun ennemi au-delà de la rivière d’Oise, ce qui laissait conjecturer que Mansfeld inclinait plutôt soit à demeurer à La Fère sans attaquer, soit plutôt à reprendre la route des Flandres. Quoi oyant, le roi se relâcha quelque peu de sa vigilance et à midi décida d’aller visiter en Saint-Lambert une métairie qui, si loin qu’elle fût du Béarn, faisait néanmoins partie du domaine de Navarre, et dans laquelle, enfant, il s’était régalé de fruits, de fromage et de crème, Sa Majesté se délectant, en outre, dans le pensement qu’il allait revoir les lieux qu’il avait tant chéris en ses vertes années.

Le roi n’amena pas avec lui plus de trente chevaux, mais accompagnant M. de Rosny, je fus de la partie, et je m’ébaudis fort à voir Sa Majesté parcourir les étables, les écuries, les potagers et les vergers, s’exclamant avec bonheur qu’il reconnaissait tout. Il prit sa repue avec les bonnes gens qui ménageaient cette métairie, mais une fois qu’il eut glouti son frugal repas, et combien qu’on fût à peine dans le milieu du jour, il se jeta tout botté sur un lit et s’ensommeilla en un clin d’œil, étant las de s’être réveillé, la nuit précédente, pour visiter les tranchées et les batteries.

Pour M. de Rosny, trouvant les rais du soleil, en cette fin de juin, âprement chaleureux, il décida de se remettre en selle, moi-même le suivant, et d’aller chercher l’ombre au plus touffu et au plus frais de la grande forêt de Laon à La Fère. Et là, cheminant au pas entre les arbres, les brides lâches sur le cou de nos chevaux, nos fraises défaites, et nos pourpoints déboutonnés, et sans dire mot ni miette, tant la chaleur, même sous le couvert du feuillage, nous accablait, tout soudain nous ouïmes un grand bruit de voix confuses, entrecoupées de huchements de personnes qui paraissaient s’entre-appeler, lesquels cris étaient entrecoupés de hennissements de chevaux. Craignant que les nôtres ne leur répondissent, nous démontâmes et, confiant nos montures aux valets, nous avançâmes à pas de chat dans la direction de cette grande noise, laquelle grandit comme nous approchions, tant qu’enfin nous aperçûmes en contrebas, à travers le feuillage (sous le couvert duquel nous cheminions) le grand chemin de La Fère à Laon, et sur ce chemin progressant en bon ordre une interminable colonne de fantassins, portant sur le chef la salade espagnole lesquels marchaient très à la silencieuse, j’entends sans bourdonnements de tambours ni fanfarements de trompettes. Toutefois, il s’en fallait que l’artillerie qui suivait fût aussi discrète, les charretiers criant « hay » à gorge rompue et faisant claquer leurs fouets, lesquels claquements retentissaient haut et fort dedans le bois.

— Tudieu, Siorac ! s’écria M. de Rosny (seule occasion, à ma connaissance, où ce bon huguenot jura le saint nom du Seigneur), il est plus que temps que nous nous tirions de ce bois, si nous ne voulons point y laisser nos bottes ! Et le roi tudieu ! Le roi qui ne se doute de rien ! Courons, Siorac, courons !

Là-dessus, tant lentement que nous étions venus, tant lestes nous fûmes à détaler, nous mettant en eau à courre jusqu’aux chevaux, puis nous jetant en selle, galopant à brides avalées jusqu’à la métairie de Saint-Lambert où nous trouvâmes au verger le roi bien réveillé, en train de courber de la main un prunier et d’en cueillir les fruits dont il avait plein les joues, plein les mains et à ce que je crus voir aux bosses de son pourpoint, plein les poches.

— Pardieu, Sire ! s’écria Rosny, en jurant tant il était hors de lui, nous venons de voir passer, venant de La Fère, des gens qui nous préparent bien d’autres prunes que celles-ci, et bien plus dures à digérer !

— Qu’est cela ? Qu’est cela ? dit le roi qui considérait avec étonnement notre aspect échevelé et déboutonné, tandis qu’il nous distribuait comme machinalement les prunes qu’il venait de cueillir, lesquelles, tant nous mourions de soif, nous nous mîmes tous, maugré la gravité de l’heure, à gloutir à belles dents, le jus nous dégoulinant des lèvres, et lecteur, à ce jour encore, j’en sens encore le goût délicieux dedans ma bouche, ces prunes-là étant assurément les plus belles et les plus savoureuses que j’aie jamais mangées.

— Qu’est cela ? répéta le roi, nous voyant tous réduits au silence par le mâchellement des fruits. Qu’est cela ? dit-il en saisissant M. de Rosny par le bras.

— Ha ! Sire ! dit M. de Rosny avalant la prune qu’il avait en bouche (et aussi le noyau, à ce qu’il me dit plus tard), nous venons de voir passer sur le grand chemin de La Fère à Laon, à tout le moins, toute l’armée ennemie !

— Ventre Saint-Gris ! s’écria le roi, en êtes-vous sûr ?

— Sire ! Certains ! crièrent d’une seule voix Rosny et moi-même. Nous l’avons vue de ces yeux que voilà !

— Ha ! Givry ! Givry ! cria le roi ! Ha ! mes batteurs d’estrade ! Faillir à ce point en leur mission ! Sans vous j’étais surpris ! Holà ! Des chevaux ! Des chevaux !

Sur quoi, sa monture lui étant amenée, il bondit en selle, mit au grand galop dans la direction de son camp, criant à tous ceux qu’il encontrait de s’armer et de le joindre à son quartier. Il allait si vite qu’il distança toute sa suite, hormis Rosny, moi-même et quelques autres dont les montures valaient la sienne et qui vinrent le flanquer de dextre et de senestre, afin qu’une arquebusade, tirée de côté, ne pût l’atteindre. Nous voyant, et toujours galopant, mais point si vite, le roi ramassa les rênes en une seule main, et tirant de la pochette de son pourpoint un papier sur lequel il avait inscrit les logements de son armée, il dépêcha Rosny, Quéribus, Saint-Luc, Vignolles, La Surie et moi-même, chacun en un quartier différent, pour commander qui à la cavalerie de se mettre à cheval, armée en guerre, qui à son infanterie de se former pour le combat.

Nous départîmes tous comme fols, chacun dans une direction différente, et quand je revins au quartier du roi – j’y observai la plus grande confusion de chevaux et de fantassins qu’on pût imaginer, accompagnée de huchements à pleine gorge, de jurements, de trompettes sonnant le boute-selle, et de roulements de tambour – et ce qui me donna une appréhension quasi désespérée de la situation, je découvris à l’horizon, fort visible, la cavalerie ennemie qui se formait jà en escadrons, à mesure que les colonnes advenaient sur le terrain. Le roi, assurément, ne faillit pas de la voir aussi, mais il n’était jamais plus admirable de sang-froid, de fermeté et de promptitude que le cul sur selle et l’estoc au poing, allant et venant, l’œil à tout, rameutant son monde, le rangeant en bataille, l’éperonnant et l’encourageant par ses gausseries, ses gasconnades et sa bonne humeur, et ranimant tous les courages par l’inébranlable fiance en soi (et en ses armes) qui se lisait sur sa face enjouée.

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