— Et vous en cellule ! dis-je en riant.
Là-dessus, me levant pour départir, il se leva aussi pour me marquer quelque respect, mais moi me ramentevant comment se déportait mon maître Henri Quatrième avec les manants et habitants des villes, et de quelle émerveillable simplicité il usait avec eux (se les attachant prou par là) je lui donnai une forte brassée : condescension qui le fit rougir de plaisir et scella notre connivence.
Je n’avais pas voulu que mon Miroul assistât à ce bec à bec, de peur que sa présence ne cousît les lèvres de Rousselet, mais j’étais si content de cet entretien que sur le chemin du retour, je lui en dis ma râtelée, Quéribus avec nous marchant, mais ne m’écoutant que de la moitié d’une oreille.
— Cornedebœuf, Moussu ! me dit Miroul, voilà qui est machiavélien ! Vous venez céans pour aider le petit Guise à se défaire du Saint-Paul, et une fois sur place, vous poussez Rousselet à traiter avec le roi par-dessus la tête du Guise.
— Dans les deux cas, c’est le roi que je sers, dis-je avec un sourire. Je mets pour lui deux fers au feu ; traiter avec Guise ou traiter avec les Rémois.
— Et si Rousselet vient à Paris s’aboucher avec M. de Rosny ?
— Sans pour autant le nommer, je ne faillirai pas à en avertir Guise.
— Cornedebœuf ! Machiavel encore ! Et pourquoi donc ?
— Pour que Guise, craignant que les Rémois ne lui coupent l’herbe sous le pied, rabatte prou de ses demandes au roi.
— Moussu, m’est avis que si fine que soit votre mission, vous raffinez encore sur elle. Pourquoi cela ?
— J’aimerais, Miroul, dis-je contrefeignant un ton léger et gaussant, que le roi me dise, à mon retour, que moi aussi, comme Nevers, j’ai le sens des grands intérêts de l’État…
— Monsieur mon frère, dit Quéribus de son air le plus mal’engroin, fasse le ciel, dans tous les cas, qu’on en finisse céans au plus vite ! Je n’ai vécu qu’un seul bon moment en cette mission : quand, l’épée au poing, j’ai couru sus aux assassins de Péricard. Pour le reste, je n’entends rien à ces brouilleries et je suis bien étonné que vous y preniez plaisir.
Le duc au logis était jà couché, mais Péricard nous attendait pour boire avec nous la dernière coupe avant de dormir. Laquelle toutefois, M. de La Surie refusa, s’allant tout droit à sa coite. Je tirai avantage de cet instant pour quérir de Péricard quand le prince de Joinville devait le lendemain encontrer le Saint-Paul.
— Après messe, à l’église Saint-Rémi.
— Plaise à vous, Péricard, de me faire désommeiller à six heures et de me bailler un homme qui puisse me guider jusqu’à ladite église. J’aimerais avec quelques-uns des miens aller voir la face des lieux avant ladite encontre. Quand le duc de Mayenne a-t-il dit, dans son message, qu’il serait céans ?
— À la pique du jour. En conséquence, j’ai fait aposter des hommes de place en place sur les remparts avec mission de m’informer incontinent de son advenue.
— Péricard, dis-je gravement, de grâce, veillez à ce que le duc aille à messe très fortement accompagné. Il se pourrait que le Saint-Paul, dont la hardiesse est sans limites, tente quelque action désespérée avant l’arrivée de M. de Mayenne.
— J’y ai songé, dit Péricard.
Je trempai mes lèvres dans la coupe, laquelle contenait un vin léger et pétillant que je ne trouvai pas « des pires », comme eût dit Rabelais, et ce faisant, j’envisageai Péricard. Voilà un homme, m’apensai-je, à qui la nature a quasi tout donné : l’esprit, la sagesse, la prudence, la force du corps, la beauté de la face, tout, hors la bonne fortune d’être né duc ; position qu’il occuperait pourtant avec beaucoup plus d’éclat que son maître.
Péricard, qui était la finesse même, dut deviner mon pensement, car tout soudain il me sourit, et moi encouragé par l’amitié de ce sourire, je lui posai, toute imprudente qu’elle fût, la question qui me brûlait le bec.
— Savez-vous pourquoi Mayenne soutient son neveu contre Saint-Paul ? Ce n’est pourtant pas l’intérêt de la Ligue, Saint-Paul étant assurément meilleur ligueux que Guise.
— C’est que, pour M. de Mayenne, dit Péricard, avec un sourire du coin de la bouche, pour le duc de Mayenne… le sang passe avant la Ligue. Il a poignardé de sa main un de ses propres capitaines, pourtant fort vaillant, qui avait eu l’audace de prétendre à la main de sa fille : prétention à ses yeux criminelle. Que penser alors d’un roturier comme Saint-Paul qui a l’audace de vouloir supplanter son neveu ?
— Saint-Paul s’en doute-t-il ?
— Point du tout. Le pouvoir espagnol l’a grisé. Il se prend pour ce qu’il prétend être : le duc du Rethelois.
— Je bois au duc de Guise, dit Quéribus qui jusque-là avait paru s’ensommeiller sur pié.
— Je bois à ses sûretés, dis-je en écho en levant ma coupe, et tout soudain je fus saisi d’un sentiment fort pénétrant d’irraisonnable étrangeté, me ramentevant que cinq ans plus tôt, au château de Blois, caché derrière un rideau, aux côtés d’Henri Troisième, j’avais vu tomber sous les coups des quarante-cinq le père du haut seigneur dont je buvais cette nuit la santé en formant pour sa vie menacée les vœux les plus sincères.
L’honnête Péricard en personne vint le lendemain me désommeiller, et je quis de lui, outre le guide promis, deux de ses soldats, lesquels se trouvant, comme Pissebœuf et Poussevent, habillés aux couleurs de Guise, prêteraient quelque vraisemblance à mes matinales déambulations, et d’autant que Miroul et moi étions vêtus de nos pourpoints de buffle, vêture coutumière des capitaines, de quelque parti qu’ils fussent.
— Plaise à vous, me dit Péricard, de laisser une sentinelle devant la mise au tombeau du Christ, laquelle se trouve en l’église Saint-Rémi dans l’absidiole du transept Sud, afin que, si je vous dépêche un messager, il vous trouve sans encombre.
Ce que je fis, ladite mise au tombeau qui s’élève dans un renflement, et que je découvris en battant un briquet, étant un groupe de sept statues grandeur nature entourant le Christ mort qu’on se prépare à envelopper dans un linceul, avant que de le mettre dedans le tombeau sur lequel il gît. Je laissai là Poussevent et Pissebœuf, et Miroul et moi, suivis par nos trois soldats guisards, nous fîmes à pas de chat et quasi à tâtons le tour de l’église, laquelle me parut lugubre et marmiteuse, le jour étant gris, à peine levé et obscurci encore par les vitraux. Tant est que, nous trouvant dans le transept Nord, nous faillîmes donner du pié contre trois ou quatre guillaumes, lesquels, à croupetons, lavaient les dalles avec des brosses et de l’eau. Battant le briquet et voyant que j’avais affaire à des frères convers et étonné de les voir ainsi employés, et en si petit nombre (car il eût bien fallu une centaine d’entre eux pour approprier le sol de l’abbaye), je leur demandai la raison de cet étrange labour : question à laquelle, sans même relever la tête, ils ne répondirent miette.
— Capitaine, dit soudain une voix derrière mon dos, qui servez-vous et que quérez-vous céans ?
Me retournant, je vis alors, se détachant d’un pilier et à moi venant, un moine de haute et majestueuse stature, quoique fort maigre, à en juger par le flottement de sa robe de bure autour de son corps, et dont la présence ne fut pas sans me troubler prou, pour ce que, mon briquet s’éteignant, je ne distinguais pas sa face, tant en raison de la pénombre que de la capuche qui couvrait son chef.
— Mon très révérend père, dis-je avec un profond salut, je suis un des capitaines de Monseigneur le duc de Guise, et ayant ouï qu’il y a eu à l’aube quelque trouble en cette église, je suis céans pour m’en informer.
— Hélas, mon fils ! dit le moine de sa voix grave et profonde. C’est bien pis. Dedans cette vénérable église, assurément la plus vénérable de France puisqu’elle a vu le baptême de Clovis par saint Rémi, s’est perpétrée à la pique du jour une très horrible et très sacrilégieuse assassination. Le sieur Bahuet, secrétaire de M. le Baron de La Tour et comme lui très bon catholique et très fidèle défenseur de la Sainte Ligue, y a trouvé la mort. Ses serviteurs viennent d’emporter son corps et les frères convers que vous voyez là lavent le sang répandu afin que les dalles n’en soient pas imprégnées.
— Ha, mon très révérend père, dis-je, que voilà une piteuse nouvelle ! Et sait-on qui a fait ce méchant coup ?
— D’après ses serviteurs, quelque mauvais garçon à qui le sieur Bahuet avait, en sa chrétienne charité, coutume de bailler l’aumône. Mon fils, peux-je requérir de vous une prière pour ce frère nôtre qui a passé ?
— Mon très révérend père, dis-je (sachant bien ce que parler veut dire), je la ferai du bon du cœur, et plaise à vous d’accepter de moi pour la vôtre cette modeste obole.
— Mon fils, dit le moine en retirant vivement ses mains de ses profondes manches et en tendant vers moi des doigts squelettiques qui, au toucher, me parurent froids comme glace, vous avez dans ce transept Nord une statue du Christ de pitié, piés et mains ès liens, et le chef couronné d’épines. Que si pour le salut du trépassé, vous récitez devant ladite statue trois Pater, vous obtiendrez en même temps pour vous trois cents jours d’indulgence. La chose n’est pas sue de tous, et je ne la dis qu’aux très bons catholiques. Vous trouverez cette vénérée statue sur votre main dextre. Pour moi, votre obole me fait un saint devoir de dire ma messe ce jour pour le repos de l’âme du malheureux Bahuet. Je vais m’y préparer. Mon fils, le Ciel vous garde !
Quoi disant, il commanda aux frères convers d’un ton roide assez de ne point tant languir à la tâche, et s’en alla si promptement qu’il me parut se fondre en un battement de cil dans la pénombre de l’abbaye.
— Cornedebœuf ! dit Miroul, à le voir sans face et les mains dans les manches, je l’eusse pris pour un fantôme, s’il n’avait empoché vos pécunes. Moussu, les moines disent-ils la messe ?
— Oui-da, s’ils suivent les coutumes de Cluny et ont reçu le sacerdoce.
— Moussu, où allez-vous ?
— Je veux voir, Miroul, cette statue du Christ de pitié.
— Moussu, dit Miroul sur un ton de reproche, allez-vous prier devant une idole ?
— Nenni.
Je trouvai la statue, laquelle se trouvait sur un socle, dans un renfoncement en plein cintre et, battant le briquet, je l’envisageai à loisir et la trouvai émouvante assez, le Christ étant représenté comme sans doute il l’avait été en ses dernières heures, maigre et malheureux, et le reflet de sa proche mort déjà sur lui.
— Qu’en dis-tu, Miroul ?
— Il me ramentoit, par l’émaciation de son corps et la mélanconie de sa face, l’abbé athée Cabassus quand on le mena au bûcher…
Cette remembrance, que j’avais crue enfouie en la gibecière de ma mémoire, me revint en son âpreté et me poignit le cœur : les princes des prêtres avaient quis la mort de Jésus, parce qu’ils ne croyaient pas en sa divinité. Et parce qu’il n’y croyait pas non plus, les grands Inquisiteurs avaient brûlé sous nos fenêtres de Montpellier l’abbé athée Cabassus. Les bourreaux avaient changé de camp, mais c’était la même folie.
Je tournai les talons et Miroul marchant à mes côtés, pareillement rêveux et songeard, je regagnai le transept Sud où Pissebœuf, dès qu’il m’aperçut me dit :
— Moussu, un messager de M. Péricard vous cherche dans le déambulatoire par où je vous avais vu partir. Mais il n’est que d’espérer. Ne vous trouvant pas, il doit céans en revenir.
Je m’adossai alors, non loin d’eux à un pilier, et fermant les yeux, je fis une prière en mon for, pour quérir le pardon de Dieu pour la part non petite que j’avais prise en la meurtrerie du Bahuet, regrettant que le bien du royaume m’eût imposé ce dessein. Cependant, mon oraison finie, mon oreille s’ouvrit aux propos que Pissebœuf et Poussevent échangeaient à voix basse en oc devant la mise au tombeau du Christ, ces deux bons huguenots étant aussi paillards que le premier papiste venu, et de surcroît ne nourrissant aucun respect pour les « idoles » de marbre des églises catholiques, se peut même ayant été de ces malheureux réformés qui, au cours de nos guerres civiles, s’étaient livrés ès lesdites églises à une bien funeste iconoclastie : sacrilège en mon opinion, non point tant à l’égard de la Sainte Famille – laquelle a l’éternité pour Elle – mais à l’égard de l’art périssable du statuaire et du peintre.
Il faut dire que ce groupe de statues entourant le Christ gisant était d’autant plus vivant qu’il se dressait en grandeur nature dans cette absidiole, vêtu de nos contemporaines vêtures et placé, non point sur quelque socle qui l’eût surélevé, mais de plain-pied avec les fidèles et sans aucune grille ou barrière qui le séparât d’eux. Tant est qu’on le pouvait approcher et palper. Trois de ces personnages étaient des hommes, deux qui étaient vieils et maigrelets, se préparant à envelopper Jésus dans son suaire, et le troisième, jeune et beau, soutenant par-derrière Marie, laquelle, étant penchée douloureusement sur le divin fils, dérobait sa face sous ses voiles. Aussi bien n’était-ce pas à ceux-ci que s’intéressaient Pissebœuf et Poussevent, mais à trois femmes qui étaient mêlées à ce groupe et dont la corporelle enveloppe, du moins telle que le statuaire l’avait fait saillir du marbre par son ciseau, ne faillait ni en grâce ni en élégance.
— Et qui c’est, cette drola, disait Poussevent, laquelle s’encontre à la dextre de Marie, et qui porte au bras senestre de tant beaux bracelets ?
— M’est avis que c’est Élisabeth, dit Pissebœuf, qui ayant été clerc, se piquait de saint savoir.
— Et qui c’est cette Élisabeth ?
— La cousine de Marie.
— Elle a belle face, dit Poussevent, mais sévère.
— Tu ne voudrais pas qu’elle s’ébaudisse, voyant ce qu’elle voit ?
— Quand même ! Elle me plaît moins que la commère, à la dextre de Marie, la celle qui a des tétins comme des melons, un gros ventre bien rondelet, et un gros nœud sur le cas.
— M’est avis que celle-là, c’est Anne, la mère de Marie.
— Sa mère ! dit Poussevent qui pour une fois se rebéqua contre l’infaillibilité de Pissebœuf. Sa mère, compain ! As-tu vu sa face fraîchelette ?
— Les saintes ne vieillissent pas, dit Pissebœuf avec autorité. C’est là le bon d’être une sainte. A-t-on jamais représenté Marie autrement que jeune et belle, alors qu’à la mort de son fils elle avait près de cinquante années.
— Quand même ! dit Poussevent. Si Anne il y a, elle est bien accorte, vu son âge. Mais la mignote à sa senestre, cap de Diou ! Que voilà un friand morceau !
— Celle-là, dit Pissebœuf, à voir la petite coupe de parfum en sa main dont elle asperge Jésus, doit être Marie-Madeleine, la folieuse.
— Une folieuse ! dit Poussevent. Une folieuse céans ! Que dévergognés sont ces papistes de placer en leur temple une garce qui vendait son devant ès étuves ! Et d’autant que son corps de cotte est décolleté si bas qu’il montre la moitié de son mignon tétin !
Ce disant, il battit son briquet, et avançant la flamme, envisagea à loisir l’objet de son indignation, et ne put qu’il n’avançât, quoique hésitante et trémulente, la main pour en acertainer le contour.
— Fi donc, Poussevent ! dit Pissebœuf, me voyant jeter un œil de leur côté. Même papiste, un temple est un temple, Mordiou ! Et c’est le profaner que d’y nourrir un pensement paillard !
— Et davantage encore d’y jurer le saint nom de Dieu, même en oc ! dit M. de La Surie avec le ton et quasiment la voix qu’eût pris le pauvre Sauveterre pour gourmander nos gens.
— Holà ! Quelqu’un vient ! dit Poussevent.
C’était le messager de Péricard, lequel, m’accostant, me remit un billet de son maître, en me priant à l’oreille de le détruire dès que je l’aurais lu. Je le dépliai, mais dus battre le briquet pour en distinguer le contenu.
Monsieur le Marquis,
M. de Mayenne est advenu peu après votre départir avec cent cinquante hommes, lesquels sont de présent dedans nos murs. Toutefois, on nous a rapporté que Saint-Paul, hier soir, avait prononcé des paroles fort hautaines sur les demandes de M. de Guise et qu’il avait commandé à toutes ses troupes de gens de guerre, notamment à celles de Mézières, où il a fait ériger une forte citadelle, de s’acheminer vers Reims, désirant les y faire entrer sur l’après-dîner, afin que de tenir la bride au col, et aux Rémois, et à M. de Guise.
M. de Guise est donc résolu d’agir sans délayer plus outre. Et M. de Mayenne voulant ouïr la messe ce matin à l’abbaye de Saint-Pierre-les-Dames dont l’abbesse, Mme Renée de Lorraine, est sa tante, c’est donc là que le duc de Guise doit renouveler ses demandes à Saint-Paul, après messe, en le raccompagnant à son logis du cloître Notre-Dame. De grâce soyez-y. Votre humble et dévoué serviteur.
Péricard.
Ayant lu, je tendis le billet à M. de La Surie, mais sans le lâcher, pour qu’il le lût aussi à la flamme de mon briquet, et dès qu’il eut fini, j’approchai ladite flamme du papier, ne le lâchant que lorsque le feu me lécha les doigts.
— Mon ami, dis-je au messager, dis à Péricard que nous y serons. Et là-dessus je lui baillai un sol. Libéralité que M. de La Surie blâma, la trouvant inutile, le gautier n’ayant fait qu’obéir à son maître.
Une fois atteinte l’abbaye de Saint-Pierre-les-Dames (ainsi appelée, me dit le guide, pour ce que des religieuses bénédictines y logeaient), je pénétrai en l’église et postai ma petite troupe assez près de l’huis pour la faire saillir hors promptement, le ite missa est à peine prononcé.
Je n’eus du reste pas à attendre prou pour voir nos grands survenir, M. de Mayenne arrivant, chose surprenante, bon premier, mais en litière, marchant difficilement, étant bedondainant, goutteux et même podagre, combien qu’il fût mon cadet, ayant à peine quarante ans. Mais il mangeait à gorge gloute, en outre, tôt couché, tard levé, il dormait comme marmotte, tant est que Henri Quatrième disait de lui pour expliquer qu’il l’eût toujours battu en ses guerres : « Mon cousin Mayenne est un grand capitaine, mais je me lève bien plus matin que lui. »
Encore que Mayenne, depuis l’assassination de ses frères au château de Blois, fût le chef incontesté de la Ligue et par la grâce des Parisiens révoltés lieutenant général de France, il était fort mal vu des Seize depuis qu’il avait fait pendre ceux d’entre eux qui avaient trempé dans l’exécution du président Brisson. Et depuis ce jour, en leurs houleuses délibérations, ils ne l’appelaient pas autrement que « ce gros pourceau de Mayenne qui s’apparesse sur sa putain ».
Quant aux Espagnols qui, au nom de la Sainte Ligue, étaient censés le soutenir de leurs armes et de leurs pécunes, leur aide s’avérait parcimonieuse et réticente pour la raison qu’ils le suspicionnaient de se vouloir rallier au roi. Ce que Mayenne eût fait, de reste, dès la conversion de mon maître, si le roi avait consenti à le confirmer dans cette lieutenance générale du royaume qu’il tenait de sujets rebelles, et non de son souverain. Quant au populaire qui avait adoré François son père, et Henri son frère, pour ce qu’ils étaient grands, élégants, la taille fine, les manières aimables et la face belle, il n’aimait guère ce duc tonneau, renfroigné, imbu de son sang et de son rang, et fort chiche en salutations et en libéralités. Cependant, Mayenne ne manquait ni d’esprit, ni de renardière ruse, ni de sagesse militaire, ni de finesse politique. Mais ne croyant à rien qu’à son intérêt propre, son ambition même était petite, passive, irrésolue, et pour ainsi parler, paralysée par sa goutte et engluée dans le gras de sa chair.
À peine se fut-il assis au premier rang à la dextre de sa tante abbesse, dans un cancan préparé tout exprès pour lui (car ses fesses eussent débordé d’une chaire ordinaire et elles en eussent menacé la solidité), que j’ouïs quelque noise à l’entrée dont je ne pus percevoir la cause, une colonne me la cachant. Je vis fort bien, en revanche, s’avancer au milieu de la nef, au côte à côte et tous deux de même taille, Guise et Saint-Paul, le vrai duc et le faux, chacun des deux attentant sournoisement de devancer l’autre et de se présenter premier au premier rang : ridicule empoignade dont je ne vis pas l’issue, mais qui me ramentut ma quinzième année et ma rentrée à l’École de médecine en Montpellier, quand le chancelier Saporta et le doyen Bazin luttèrent à celui des deux qui écrirait son nom le plus près de la dernière ligne de l’ordo lecturarum[10], afin que le nom de l’un, venant avant le nom de l’autre, établît aux yeux de tous la prééminence de sa fonction. Il est vrai que si âpre que fût la lutte, l’enjeu ne tirait guère à conséquence, ni Saporta ni Bazin, la Dieu merci, ne portant épée au côté, et ne se pouvant pourfendre qu’avec la langue ou la plume.
Un je-ne-sais-quoi de roide dans l’allure de Saint-Paul me donnant quelque suspicion, je me glissai, quand la messe fut proche de sa fin, jusqu’aux côtés de Péricard, et lui soufflai à l’oreille :
— Dites à votre maître d’acertainer si Saint-Paul ne porte pas une cotte de mailles avant de le quereller.
Péricard fit « oui » de la tête. Je regagnai ma place à côté du bénitier, et comme la messe était achevée, les deux ducs repassant non loin de nous dans la travée centrale, je vis Guise se laisser devancer par Saint-Paul, tendre l’oreille à ce que lui murmurait Péricard, faire « oui » du chef, et la face imperscrutable, accepter l’eau bénite que Saint-Paul lui offrait chrétiennement du bout des doigts.
Si prompts que nous fussions pour saillir de l’église après eux, nous fûmes devancés par quelques-uns de la suite de Guise, la suite de Saint-Paul nous marchant quasi sur les talons, emmenée par le baron de La Tour, à la tête de quelques Suisses. Le baron avait l’air assez déquiété (se peut en raison de l’assassination de son Bahuet) et je le fus moi-même à la vue de ses Suisses, que je signalai de l’œil à Pissebœuf, comme étant le plus gros morcel que les nôtres auraient à mâcheller, si l’affaire tournait comme on pouvait s’apenser.
Pour moi, je poussai effrontément au premier rang de la suite de Guise, où je trouvai mon Quéribus marchant entre deux gentilshommes que bien je connaissais : François d’Esparbès et le vicomte d’Aubeterre (depuis maréchal de France) lequel, ne me reconnaissant point en raison de ma vêture, et indigné de se voir au coude à coude avec un capitaine, se retourna et dit avec hauteur :
— Tudieu ! Que nous veut celui-là ? Et que fait-il céans ?
À quoi Quéribus lui serrant le coude sous le sien, lui dit à voix basse :
— Je le connais. Il est où il doit être.
D’Aubeterre me jeta alors un œil plus attentif, me reconnut et s’accoisa. Ce qui fit que d’Esparbès, à son tour, me reconnut aussi, et regardant en arrière et observant combien M. de La Surie et nos hommes nous suivaient de près, dit à voix basse :
— Nous sommes bien peu. Où est Mayenne ?
— Il est demeuré en l’abbaye, dit Quéribus, pour s’entretenir avec sa tante.
— Tiens donc ! dit d’Esparbès entre ses dents. Le vieux renard se garde d’apparaître en cette affaire.
Mais d’Aubeterre, du regard, lui ayant commandé le silence, d’Esparbès s’accoisa et nous pûmes ouïr ce qui se disait entre les ducs, tandis qu’ils cheminaient dans la direction du cloître Notre-Dame, à la maison duquel, comme j’ai dit, le logis de Saint-Paul était accolé.
À en juger par l’attitude des deux seigneurs, l’entretien, durant ce long chemin, paraissait amical, le duc de Guise poussant même la condescension jusqu’à appuyer familièrement en marchant sa main senestre sur l’épaule de Saint-Paul. Mais pour moi, ayant soufflé ce qu’on sait pendant la messe dans l’oreille de Péricard, j’entendis bien la raison de cette affectueuse palpation. Et je me dis incontinent que je n’allais pas tarder à savoir, par le tour quiet ou tracasseux que l’entretien allait prendre, ce que Guise en avait conclu. Et point déçu ne fus, pour ce que les voix de nos deux amis se mirent tout soudain à monter.
— Ma taille, dit le duc de Guise, je te prie, donne ce contentement au peuple : fais sortir de la Porte-Mars les garnisons espagnoles.
— Mon maître, dit Saint-Paul roidement, cela ne peut se faire et cela ne se fera point.
Un silence tomba qui eût pu faire croire que Guise digérait cette rebuffade sans réagir, alors que dans la réalité des choses, comme la suite bien le montra, il gardait son vinaigre dans un coin de la bouche pour en rincer sa colère et la garder fraîche.
— Ma taille, reprit-il au bout d’un moment sans se départir de son ton amical, tu n’aurais pas dû en premier lieu augmenter la garnison sans mon avis.
— C’était mon devoir, repartit roidement Saint-Paul. Je devais, en votre absence, pourvoir aux sûretés de la ville.
Derechef, un silence tomba et j’entendis mieux l’arrogance de Saint-Paul et les raisons de son inflexibilité : il s’apensait que Mayenne, demeurant en retrait, et n’appuyant pas les demandes de son neveu, resterait neutre en l’affaire. Et quant au seul neveu, il y avait apparence qu’il devait dépriser ce béjaune, ce morveux sans nez qui n’avait jamais hasardé ses moustaches sur un champ de bataille. Saint-Paul raisonnait en soldat. Sa suite valait bien celle du prince, et quant à lui, il valait bien dix petits Guise, l’épée au poing.
— Avant que de le faire, reprit le duc d’une voix plus incisive, tu aurais dû prendre mes ordres.
Si Saint-Paul avait eu autant de finesse qu’il avait de vanité et de fiance en soi, il eût dressé l’oreille à ce ton nouveau. Mais une fois de plus, il ne vit dans le duc qu’un muguet de cour qui voulait faire le petit glorieux avec un vieux soldat : il n’y avait qu’un remède à cela : c’était de prendre ledit morveux par le bec et de lui mettre le nez dedans son bren. Ce qu’il fit sans tant languir.
Il arrêta sa marche et, la crête haute, les épaules carrées, bien campé sur ses gambes musculeuses, il dit :
— Un Maréchal de France n’a pas à prendre les ordres d’un gouverneur de province. C’est tout le rebours.
Là-dessus, pour appuyer son dire, il mit la main sur la poignée de son épée, mais sans intention de la tirer du tout, j’en jurerais. Cette esquisse de geste, toutefois, suffit. Le petit duc, blanc de rage, recula d’une demi-toise. Avec une rapidité inouïe, il dégaina et dans un assaut aussi furieux que précis, perça Saint-Paul de part en part sous la mamelle gauche. Saint-Paul hoqueta, aspira l’air violemment de ses lèvres trémulentes et chut. Il était mort.
Ce qui suivit fut si confus et rapide que je ne suis pas certain d’en dire ma râtelée sans être contredit par d’autres témoins de cette scène. Bien cependant me ramentois-je que Guise fut si béant de voir tomber Saint-Paul, qu’il lâcha la poignée de son épée, laquelle resta fichée dans le corps du gisant. Tant est que se trouvant désarmé, et le baron de La Tour courant sus à lui, la lame haute, il aurait été à son tour percé, si ma lame n’avait pas jailli de son fourreau et n’avait pas toqué et détourné la lame du baron avec qui, incontinent, je me mis à ferrailler, tandis que Quéribus, d’Aubeterre et d’Esparbès, dégainés, entourèrent le duc pour le protéger, et que Pissebœuf et Poussevent, entraînant le reste de sa suite, affrontaient les Suisses, lesquels les eussent taillés, je crois, s’ils n’avaient été si déconcertés par ce soudain chamaillis entre leur duc et le nôtre qui, l’instant d’avant, oyaient la messe côte à côte, se baillaient main à main de l’eau bénite, et marchaient sur le chemin, l’un à l’autre accolés. Aussi bien les Suisses firent-ils une sorte de combat en retraite jusqu’à la maison de Saint-Paul où, se faisant déclore la porte piétonnière, ils se réfugièrent.
Pendant ce temps, je fus heureux assez pour faire sauter l’épée du baron à deux toises, et Miroul courant tout de gob mettre le pié dessus, le guillaume tourna le dos et s’ensauva, non sans que je lui eusse fait une petite conduite en lui piquant par gausserie le gras de la fesse, mais rien de plus, ne voulant pas me mettre sur la conscience une meurtrerie de plus.
Nous nous crûmes maîtres du terrain : en quoi nous errions prou, car les Espagnols cantonnés en le logis de Saint-Paul, ayant appris son assassination des lèvres des Suisses, et entreprenant de le venger, saillirent dudit logis et nous eussent sous le nombre accablés, si la suite de Mayenne n’était advenue à rescous, ainsi que le populaire, lequel, au bruit que Saint-Paul était mort, releva la tête, s’arma en un battement de cil et vint nous prêter main-forte. Tant est que les Espagnols à la parfin s’escargotèrent dans leur logis, hissèrent le drapeau blanc, et quirent de se retirer, armes et bagues sauves, au château de la Porte-Mars : ce qui, sur le conseil du sage Péricard, leur fut accordé, nos hommes les escortant jusque-là pour les préserver des griffes de la commune, dont le zèle, une fois le tyran mort, ne connaissait plus la bride.
Retiré en son logis après ces échauffourées, le duc de Guise convia ses gentilshommes et nous-mêmes à partager ses coupes et reçut les plus délirants compliments, auxquels il va sans dire que je joignis les miens, encore que je m’étonnasse en mon for que ce qui passait pour crime chez un gentilhomme – dépêcher un adversaire avant qu’il ait pu dégainer – devînt vertu chez un duc. Par le fait, les langues, dans l’éloge de cet émerveillable exploit, allaient si bon train et si loin qu’à peu qu’on ne considérât que le duc avait fait presque trop d’honneur à Saint-Paul en lui passant à travers le corps son épée princière.
C’est du moins ce que laissa entendre Mayenne, quand il advint à la fin des fins, bedondainant et majestueux, les laquais lui apportant aussitôt un cancan dans lequel il carra son énorme chamure, y siégeant comme sur un trône, entouré tout de gob avec respect par tous les nobles guisards : encens qui titillait ses puissantes narines, le « lieutenant général » se prenant pour le roi de France (dont il assurait, à vrai dire, les fonctions dans les villes aux mains de la Ligue), à telle enseigne que lorsque les États généraux, croupions réunis à Paris, avaient, sur l’instigation espagnole, élu roi le jeune duc de Guise, il avait pris son neveu en grande jaleuseté et détestation, haine qui n’avait cessé qu’après que la prise de Paris par Henri Quatrième eut achevé de tuer dans l’œuf ce titre ridicule.
— Mon bien-aimé neveu, dit-il, dès qu’il eut pris place sur le cancan, n’a fait que châtier la présomption et l’arrogance de Saint-Paul. Et pour moi, je ne regrette qu’une chose : c’est que le goujat soit mort par la main d’un prince, et non pas d’un bourreau.
On pouvait s’étonner après cela qu’il n’eût rien fait lui-même pour débarrasser son « bien-aimé neveu » de ce goujat (qu’il avait nommé maréchal de France). Pour moi, il ne m’échappait pas que cette neutralité avait pour lui l’avantage de se faire blanc comme neige aux yeux de ses alliés espagnols, qui de toute évidence allaient prou jérémier sur le dépêchement de Saint-Paul et d’autant que Guise, maintenant qu’il était le maître en Reims, ne pouvait faillir à renvoyer dans les Flandres les deux cents arquebusiers castillans qui tenaient le château de la Porte-Mars.
Le duc de Guise, voyant que Quéribus et moi-même restions, par fidélité au roi, quelque peu à l’écart de la cour révérentielle dont Mayenne était l’objet, vint à nous, et avec les manières aimables et pétulantes qu’il tenait de sa mère, nous prit chacun par le bras, et nous entraîna dans une embrasure de fenêtre, où il nous fit des caresses innumérables pour le rollet providentiel que nous avions joué depuis notre advenue à Reims, fortifiant sa résolution, sauvant la vie de Péricard, et quant à moi, sauvant la sienne au cours du chamaillis.
— Siorac, me dit-il en me donnant une forte brassée et la larme au bord du cil, ma vie est la vôtre, puisque vous l’avez préservée. Disposez d’elle, je vous en supplie, d’ores en avant : mes amis, mes alliances, mes biens, mon épée, tout est à vous. Il n’est rien que vous puissiez quérir de moi sans que je vous le baille sur l’heure.
Je n’ignore pas ce que vaut l’aune de ces compliments de cour qui tant plus sont hyperboliques, tant vite tombent dans l’oubli – bulles qui crèvent quasiment le jour même où elles sortent du bec – mais connaissant les us, et saluant profondément le prince, je lui fis des mercis à l’infini de ses merciements, protestant pour lui de ma perdurable amour. Tant est, belle lectrice, que vous auriez cru ouïr « mutatis mutandis[11] » un galant soupirer aux pieds de sa mignote.
Péricard me sauva de ce langage rhétorique en survenant et en disant au duc, non sans quelque déquiétude sur sa belle et honnête face, que la populace, se voyant maîtresse de la rue, avait enfoncé les portes du logis de Saint-Paul et pillait tout, nouvelle qui m’émut fort, et tout autant que Quéribus, mais point pour les mêmes raisons.
— Pardieu ! dit le duc, en gaussant. Laissez faire ! Qu’au moins la commune ait cette picorée-là, ayant tout pâti de ce tyran ! Pour moi, n’était qu’elle se trouve accolée au cloître, je ne voudrais pas qu’il restât pierre sur pierre de cette maison-là !
— Hé ! Monsieur mon cousin ! s’écria Quéribus fort exagité, vous n’y pensez pas ! Peu me chaut tous les biens mis bout à bout de Mme de Saint-Paul, mais pour nous, nous avons dedans le logis tous nos grands chevaux et, au deuxième étage, nos bagues, lesquelles, nous étant évadés, nous n’avons pu emporter. Et je doute que la commune, en pillant, fasse la différence entre ce qui est à la veuve et ce qui est à nous.
— En outre, dis-je, Mme de Saint-Paul, étant née Caumont d’une très ancienne famille périgordine, se trouve être ma parente et je lui ai, au surplus, de grandes obligations d’amitié, puisqu’elle m’a confié la clef que voilà (ce disant je la tirai de mes chausses) sans laquelle je n’eusse pu ni saillir de geôle, ni secourir Péricard, ni vous servir, Monseigneur. Devant ma liberté à Mme de Saint-Paul, je lui ai fait le serment de travailler à la sienne, son mari étant vif, et après sa mort, je ne peux que je n’attente de voler à son rescous, si vous m’en donnez le congé, afin que de la sauver, elle et son bien, du pillage de la populace.
Je vis fort bien, à la mine du prince, qu’il était rechignant assez à ce que la femme de son ennemi s’en tirât à si bon compte, emportant même avec elle ce petit cabinet qui contenait, avait-elle dit, une fortune des plus conséquentes. Mais ses protestations de me servir en toute occasion étaient trop fraîchement envolées de sa bouche – voletant encore dans l’air aux alentours de nos oreilles – pour qu’il pût contrefeindre de les avoir si tôt oubliées. Par surcroît, ce que j’avais dit de la parentèle de Mme de Saint-Paul n’avait pas laissé de faire quelque impression sur lui.
— J’ignorais, dit-il, que Mme de Saint-Paul fût si bien née. Il va sans dire que cela change tout et que je ne pourrais, moi duc de Guise, la laisser dépouiller par ces marauds sans offenser une noble famille. Siorac, vous avez raison. Vous avez même deux fois raison, puisque votre raison vous vient tout dret du cœur. Courez, Marquis. Courez rassembler vos hommes. Je vous donne Péricard pour vous assister, et tous ceux de ma suite qui vous seront nécessaires.
Je pris le temps d’armer en guerre et moi-même et les trente-cinq hommes de notre escorte auxquels Péricard adjoignit dix des siens et, les mèches des arquebuses allumées, notre troupe se dirigea vers la maison du cloître Notre-Dame où nous vîmes du premier coup d’œil que nous serions trop peu pour affronter les marauds qui grouillaient comme rats en fromage, tous mauvais garçons à ce que me dit Péricard, lequel envoya incontinent un vas-y-dire demander à Rousselet d’accourir avec les milices bourgeoises de la Porte Ouest et les trente soldats que le duc y avait laissés pendant la nuit pour le protéger.
Quant à moi, voyant les basses mines de cette truandaille, je craignis le pis pour Mme de Saint-Paul et prenant avec moi Miroul, Pissebœuf, Poussevent et six de nos plus aguerris soldats, je laissai le commandement du gros à Quéribus (lequel se faisait, pour ses grands chevaux et ses bagues, un souci à ses ongles ronger) et je passai par le derrière de la maison où, ma clé ouvrant l’huis du bas, Miroul monta jusqu’au deuxième étage pour prendre celle que nous avions laissée sur la serrure et qui, si le lecteur s’en ramentoit, nous donnait accès à l’étage qu’occupaient les appartements de Mme de Saint-Paul.
À peine entré en tapinois, je vérifiai les amorces de mes pistolets, mais les remis incontinent à la ceinture, et saisis dans mon dos mes dagues à l’italienne, ne voulant pas faire de noise dans les approches, afin de surprendre ceux des truands que j’encontrai dans le cabinet de Mme de Saint-Paul. Ma petite troupe, sur mon commandement, en fit autant, mais dans ces sortes d’entreprises, comme dit le roi « il faut jeter beaucoup de choses au hasard ». Et s’il nous sourit de prime, deux truands encontrés sur le chemin étant silencieusement expédiés, le troisième, en revanche, avant que d’expirer, eut le temps de crier « à moi ! », tant est que l’alerte étant donnée, nous trouvâmes, à l’entrée du petit salon de Mme de Saint-Paul, la pauvrette terrorisée, quasi morte de peur, le dos appuyé contre un mur et un truand, de sa main senestre, appuyant un pistolet contre son parpal.
— Malevault ! criai-je, béant, en faisant signe à ma petite troupe de s’arrêter derrière moi. Du diantre si je croyais t’encontrer céans !
— L’étonnant, dit Malevault, eût été de ne point m’y encontrer. Plaise à vous de ne point porter vos mains à vos pistolets, Marquis, si vous ne désirez point que Mme de Saint-Paul ait le tétin troué, ce qui, assurément, n’ajouterait rien à ses charmes.
À quoi je laissai pendre mes mains et, au bout de mes mains, mes dagues inutiles. Il n’y avait pourtant là que cinq ou six mauvais garçons, lesquels étaient armés de mauvais couteaux, et armés comme nous l’étions en guerre, nous les eussions défaits en un tournemain sans ce pistolet flambant neuf brandi par ce squelette roux, et surtout sans la cible qu’il s’était donnée.
— Voilà qui est chié chanté ! dit Malevault, sa lourde paupière retombant à demi sur son œil. Il n’est que de s’entendre !
— S’entendre, dis-je, et sur quoi ?
— Mais, sur ce petit cabinet, dit Malevault, sur lequel je vis, en effet, qu’il avait posé le pied, et que j’ai grand appétit à emporter pour ma part de picorée.
— Mais c’est tout mon bien ! cria Mme de Saint-Paul, blanche comme craie.
— C’était votre bien, Madame, dit Malevault avec une politesse gaussante, mais sans branler d’un pouce le canon de son arme.
— Malevault, dis-je en contrefeignant quelque simplicité, je ne vois pas comment tu pourrais rober ce coffre à Mme de Saint-Paul, moi présent.
— Au rebours, moi, je le vois fort bien, dit Malevault.
— Jette un œil à la fenêtre, dis-je, le logis est cerné par nos gens.
— Mais il reste une issue, dit Malevault avec un mince sourire : celle par où vous êtes passé et dont vous avez apparemment la clé.
— Je l’ai, en effet.
— Fort bien. Vous me baillez cette clé, et nous laissez passer, nous, le cabinet et Mme de Saint-Paul, laquelle, une fois en sûreté, je relâcherai.
— Mon Pierre, dit tout bas derrière moi une voix en oc que bien je reconnus, amuse en jaserie ce drole, et quand je poserai la main sur ton épaule, baisse-toi tout soudain.
— Malevault, dis-je, je suis béant de ton ingratitude : hier soir, j’ai curé et pansé ta navrure, je t’ai sauvé de la hart, je t’ai baillé vingt-cinq écus, et cette matine, tu as le front de me faire cette écorne.
— Ha ! Marquis ! dit Malevault avec un petit rire, vous gaussez. J’ai bien et loyalement gagné ces vingt-cinq écus, mon vieux cotel ayant été plus prompt que le bel et bon pistolet de Bahuet, poursuivit-il en le décollant quelque peu du parpal de Mme de Saint-Paul pour faire valoir sa beauté. Adonc tant promis, tant tenu, mais à chaque jour son barguin. Et ce jour d’hui, voici le mien : Mme de Saint-Paul contre ce petit cabinet.
— Malevault, dis-je, qui m’assure qu’une fois hors, tu relâcheras Mme de Saint-Paul ?
— Marquis, dit Malevault en se redressant, la crête haute, et m’envisageant d’un air mi-sérieux mi-gaussant, aussi vrai que je vénère saint Rémi, j’ai mon honneur.
À ce moment, je sentis une main se poser par-derrière sur mon épaule, je me baissai, j’ouïs au-dessus de ma tête un sifflement suivi d’un toquement mat et je vis le cotel de Miroul fiché dans la poitrine de Malevault, lequel déclouit tout grands les yeux, lâcha son pistolet et chut sans un soupir. Mes gens tiraillèrent alors comme fols sur lui et sur les truands, mais j’arrêtai aussitôt cette mousqueterie, et je fis bien, car ceux qui n’étaient pas navrés se ruant par la porte, et criant qu’ils étaient pris à revers, semèrent la panique parmi tous ceux qui s’encontraient à l’étage, tant est qu’on le trouva vide quand on voulut le dégager. J’ordonnai alors à mes arquebusiers d’apparaître chacun à une fenêtre, leurs armes à la main, mais sans tirer, m’apensant que Rousselet, plutôt que d’affronter cette populace, préférerait entrer en composition avec elle et lui laisser le passage ouvert afin que de se retirer, pour peu qu’elle ne touchât pas à nos grands chevaux. Ce qu’il fut assez avisé pour faire, n’appétant pas au sang, étant le lieutenant du peuple.
Mais si nous sauvâmes nos montures (et celles qui tiraient la coche de Mme de Saint-Paul, mais non pas celles de son mari), en revanche, nos bagues, au deuxième étage, avaient été si impiteusement pillées que mon pauvre Quéribus y perdit toutes ses belles attifures, dont un pourpoint de satin bleu pâle orné de trois rangées de vraies perles qu’il avait fait façonner lors du couronnement du roi et que la Cour entière avait admiré ; en outre, ses bijoux les plus chers, en particulier une paire de boucles d’oreilles en or serties de gros diamants à lui offerte par le roi Henri Troisième – s’était envolée ès mains de ces sacrilégieux sacripants.
Mon pauvre Quéribus, à cette funeste découverte pantelant et quasi pâmé sur sa coite, à’steure huchait sa rage (déclarant qu’il allait tout tuer de cette vile populace), à’steure versait des torrents de larmes et celles-ci, grosses comme des pois. Belle lectrice, si vous me permettez céans de parenthériser, j’aimerais vous ramentevoir que ce n’est point mon bien-aimé maître Henri III qui désira le premier orner ainsi les oreilles de ses courtisans, mais son frère aîné Charles IX, pour ce qu’il voulut acclimater en France cette mode italienne, lequel frère, comme de reste mon gentil Quéribus, eût dégainé au seul nom de « bougre », n’aimant et ne courant que le cotillon. Un muguet n’est pas un mignon, la Dieu merci ! Je le dis tout dret, et rondement, ayant été quelque peu muguet en mes années plus vertes, et même à quarante ans, prenant de ma vêture le soin le plus exquis. Cependant, ausus vana contemnere[12] et revêtant dans les occasions ma méchante déguisure de marchand-drapier, j’ai accepté aussi de m’enlaidir pour servir le roi.
Je laissai mon Quéribus à son inconsolable dol et courus à l’étage au-dessous renouer langue avec Mme de Saint-Paul, le cœur me toquant fort de la délicieuse appréhension de cette proche entrevue, pour ce que, lui ayant sauvé la vie, conservé son bien et aidé à la débarrasser d’un mari tyrannique, je m’apensai avoir quelques droits à sa gratitude et d’autant qu’à mon départir, quand elle me bailla la clef de la liberté, elle l’avait accompagnée de regards si suaves et de serrements de mains si affectionnés que l’homme le moins fat du monde y aurait lu quelques promesses. Ha ! lecteur, quelle trahison ! J’avais quitté une caressante Circé. Je retrouvai une gorgone, dont chaque mèche de cheveux se dressait comme un serpent et qui fichait sur moi un regard médusant.
— Marquis, me dit-elle m’envisageant de côté de ses yeux froidureux à sa bien particulière guise, c’était folie, à mon sentiment, de laisser votre écuyer lancer son couteau contre ce vilain. S’il avait failli, je perdais la vie.
— Madame, dis-je, je suis béant ! Si j’ai laissé faire mon écuyer, c’est que je connaissais l’infaillibilité de sa main. Et d’un autre côté, si j’avais accepté le barguin de ce truand, vous eussiez, à coup sûr, perdu votre bien, et se peut ensuite et l’honneur et la vie.
— Je le décrois, dit-elle. Je doute même que le gautier eût pu aller bien loin avec mon cabinet et moi-même, ce logis étant cerné.
— Nenni, Madame, dis-je roidement assez, il ne l’était point. L’issue de derrière restait libre. Et de toute façon, si Malevault eût été réduit dans sa fuite à sacrifier ou votre coffre ou vous-même, soyez bien assurée qu’il n’eût pas sacrifié le coffre.
— Il vous plaît à dire, reprit Mme de Saint-Paul, d’un air piqué.
— Madame, dis-je après un instant de silence, je vous ai, à vous ouïr, si mal servie jusque-là que j’ose à peine vous dire que j’ai obtenu du duc de Guise que vous quittiez Reims librement, afin que de vous retirer en toute ville que vous choisirez, et dans votre propre coche, avec vos chambrières et sous la protection de mon escorte.
— En bref, je suis chassée ! dit Mme de Saint-Paul avec un air d’incroyable hauteur.
— Madame, dis-je en laissant percer dans mon ton quelque ressentiment, je suis raffolé de votre émerveillable voix, mais je ne sais si j’aime beaucoup de présent votre chanson : elle est trop différente de celle qui m’a de prime charmé. Croyez-moi, il eût pu vous arriver bien pis que de partir librement de Reims en emportant votre bien.
— Et en laissant le corps de mon bien-aimé mari gésir nu et sans sépulture sur le pavé de la rue ! dit-elle, les yeux au ciel.
— Madame, dis-je, vous paraissez chérir votre mari, mort, plus que vous ne l’aimiez, vif. Soyez toutefois à son égard tout à plein rassurée. Le duc a commandé qu’on embaume son corps, qu’on le mette dans un cercueil, et qu’on le porte dignement dans la ville que vous aurez choisie pour votre retraite.
— C’est, me semble-t-il, dit-elle avec aigreur, le moins que vous puissiez faire après votre lâche assassination…
— Madame ! criai-je, indigné, je n’ai pris aucune part à cette meurtrerie.
— Du moins, dit-elle, y avez-vous été connivent.
— Mais Madame, dis-je à la fureur, ni plus ni moins que vous, qui saviez très bien de quel parti j’étais, quand vous m’avez baillé la clef, laquelle, ouvrant la porte de ma geôle, m’a permis de labourer de toutes mes forces à délivrer Reims, M. de Guise et vous-même d’un tyran.
— Ha ! Monsieur ! dit-elle d’un ton outragé, n’insultez pas un mort !
— Un mort, dis-je les dents serrées, qu’hier vous appelâtes devant moi « un funeste faquin ». Mais Madame, je le vois bien, les paroles volent, et les vôtres ont des ailes tant agiles et s’éloignent de vous si vite que vous en perdez la remembrance, d’un jour à l’autre, comme, de reste, de vos tendres amitiés, de vos ravissants regards, de vos serrements de main… Je vous en tiens donc quitte. Et pour moi, sans vous voir ni vous parler plus qu’il ne sera nécessaire, je vous escorterai demain à l’aube comme je l’ai promis, là où vous voudrez aller.
— À Mézières, dit-elle froidureusement.
— À Mézières, donc, puisque votre bien-aimé défunt y avait une citadelle et quelques troupes. Mais Madame, poursuivis-je, permettez-moi encore un conseil : si le roi prend Laon, le duc de Guise ne peut qu’il ne traite avec lui la reddition de Reims, et Reims rendue au roi, Madame, et avec Reims, la Champagne, que deviendra Mézières, si de vous-même vous ne rendez pas la ville à mon maître à temps ?
— Monsieur, j’y vais rêver, dit Mme de Saint-Paul.
— Madame, en ce cas, rêvez vite. Quant à moi, il ne me déplairait pas que le roi me baille le commandement de la troupe qu’il dépêcherait le cas échéant pour prendre Mézières d’assaut.
Sur cette flèche du Parthe, sans un au revoir, ni un salut, je quittai cette renarde en grinçant les dents et en serrant les poings, et tant ivre de mon ire que c’est à peine si j’avais encore l’usance de mes yeux pour saillir hors la pièce. Cependant, alors que je marchais à pas de charge vers l’huis de l’étage dans une galerie obscure assez, j’ouïs des pas pressés derrière moi et, me retournant tout à trac, mes dagues au poing, je me trouvai bec à bec avec la Louison qui me dit :
— Hé, Monsieur ! Me voulez-vous navrer ? Que vous ai-je fait ?
— Ha ! ma Louison ! dis-je en rengainant. Toi, rien que de bon. Et ta maîtresse, rien que de mal, laquelle, je le jurerais sur mon salut, est la plus hypocritesse et chattemitesse drola de la création.
— Ha ! Monsieur, j’ai tout ouï derrière la porte, dit Louison, en me poussant dans sa chambrifime dont elle clouit l’huis au verrou derrière nous en un tournemain. Et la pécore est bien pis que cela. Vramy, une démone incharnée !
— Incarnée, Louison.
— C’est du pareil au même, dit-elle avec aplomb, à votre prononciation près, laquelle doit être fautive, étant d’oc. Quant à Madame, pendant que vous étiez à l’étage au-dessus à tâcher de rassembler vos bagues, savez-vous à quoi elle s’occupait ? De prime à compter ses écus, ensuite à composer une sanglotante épitaphe pour le cœur de son mari, lequel elle désire bailler à part en relique à l’église de Mézières ! La belle relique ! Et la belle bigote ! Monsieur, croyez-moi ! Il n’y a pas à se fier à sa face de vitrail ! Elle est toute grimace et faux-semblant, tout dessus et rien dessous, hormis la froidure du cœur et l’appétit aux pécunes. Car la chiche-face ne baille rien à personne, ni gratitude à vous, ni à moi mes gages. Elle n’aime rien tant que son petit cabinet ! voilà le vrai ! Ha ! Monsieur ! poursuivit la Louison, je vous avais bien dit de ne pas mettre le doigt dans ces confitures-là ! La friponne vous a bien englué dans ses toiles avec ses yeux fondus et ses serrements de pattes ! Et cela vous fait de présent une belle gambe de lui avoir tant léché le pié ! Que vous voilà maintenant couillasse comme devant ! Et payé en Carolus au lieu des beaux Henricus que vous attendiez ! Or sus ! Venez-là, Monsieur, que je vous conforte, n’étant point impiteuse. Duchesse point ne suis, ni maréchale, ni bigote mais ayant moi aussi un service à quérir de vous, je m’en va, moi, vous payer sur l’heure, et comptant, et d’avance.
À cela je ne pus rien répliquer, sa bouche étant jà dans la mienne et nos périssables corps si bien emmêlés sur la coite que je ne reconnaissais le mien qu’au plaisir qu’il me donnait lequel, fut en effet, immensément confortant dans les dents de ma déconvenue. Quant au susdit service, la Saint-Paul ayant congédié ma Louison sans lui payer ses gages, il n’était que de l’emmener avec moi en Paris et la prendre pour chambrière. Ce que je fis cornedebœuf ! Qui qu’en groignât ! Et vous pensez bien, lecteur, que M. de La Surie aligna là-contre de fort bonnes raisons, et aussi vives et picagnantes que des puces dans l’oreille d’un chien.