— Toi encore, Guillemette ! dis-je sotto voce, ne la voulant faire gronder de ses parents, s’ils étaient aux fenêtres. Que fais-tu donc céans au lieu de courre à la moutarde ?
— C’est que ce n’est pas tous les jours qu’on voit dans notre rue un remuement comme celui-là ! dit la friponne en passant sa petite langue rose sur ses lèvres. Se peut même qu’on verra des morts…
— Monsieur le Marquis, hucha Gaillardet en encadrant dans ses fenêtres ses larges épaules et lissant ses terribles moustaches, le temps d’attacher ma gambe de bois et de quérir ma hache, et je suis vôtre !
Dès qu’il eut disparu, le « capitaine » Tronson dit sur un ton d’infini déprisement, mais cependant à mi-voix, n’ayant garde d’être ouï, et qu’on répétât son propos à l’intéressé :
— Un charpentier laboure à la hache et à l’herminette. Un menuisier, à la scie. C’est toute la différence.
— Cornedebœuf, Moussu ! dit Miroul à mon oreille, que fait donc Pissebœuf ? Il est départi il y a jà une grosse demi-heure, et de petit vas-y-dire pour nous apprendre ce qui se passe dans la rue du Chantre, pas la queue d’un !
— Espère un petit, dis-je. Pissebœuf n’est pas manchot.
— Monsieur le Marquis, cria d’une fenêtre une accorte garcelette, laquelle portait un corps de cotte fort décolleté, me reconnaissez-vous ? C’est je, Jeannette. Je fus chez vous, il y a six ans, la bonnetière de Demoiselle Angelina.
— Vramy ! dit la commère aux tétins monstrueux, à voir la manière dont l’éhontée montre sa peau, je gage qu’elle y façonnait bien d’autres choses que des bonnets.
— Voyez-vous la jaleuse ! hucha la garcelette, son œil bleu noircissant. Montre qui peut ! Cache qui doit ! J’en sais, moi, que si elles ne mettaient pas leurs tétins en sac, ils leur couleraient sur les genoux !
À quoi, de fenêtre en fenêtre, toute la rue s’esbouffa, tant est que Jeannette, sentant tout son avantage, poursuivit, fort paonnante devant nos voisins d’avoir été quasiment de mon domestique.
— Monsieur le Marquis, comment va le maître en fait d’armes Giacomi ?
— Tué, hélas, en nos batailles.
— Et Madame son épouse Demoiselle Larissa ?
— Morte, hélas, d’un soudain trouble des méninges.
— Et Demoiselle Angelina ?
— Saine et gaillarde. Et nos enfants aussi.
Nouvelles qui firent incontinent le tour de la rue du Champ Fleuri, laquelle comptait nombre de bourgeois étoffés et de gentilshommes de bonne maison, lesquels, lecteur, si tu ne les as vus encore dans ce récit apparaître, c’est qu’ils déprisaient, comme à leur dignité disconvenable, de se montrer aux fenêtres et d’y faire, bec bée, les badauds, mais toutefois déléguaient à cette tâche leurs nombreux domestiques, n’étant pas moins curieux qu’eux de leurs voisins, toute rue en ce grand Paris étant un petit village où l’on s’occupe fort du prochain, noble ou non.
— Mordié ! dit M. de Vie en carrant l’épaule et en redressant sa moustache, que diantre fait ce charpentier de merde ? Et quel temps lui faut-il pour quérir sa hache ?
— Ma fé, Monsieur de Vie ! cria la commère mafflue de sa fenêtre, que si vous aviez comme Gaillardet une gambe de bois, se peut que vous mettriez quelque temps aussi à descendre les degrés…
Cela fit rire, et à peine sous cape, que la gaillarde eût trouvé le moyen de rebuffer un grand officier du roi, sans qu’il pût rien reprendre à son dire. À quoi, en effet, le pauvre Vie, mortifié assez, mais ne voulant pas se mettre au hasard d’un duel verbal avec un bon bec de Paris, tourna pour la première fois casaque devant l’ennemi, et me prenant par le bras, m’entraîna à l’écart et me dit à l’oreille :
— Siorac, j’enrage ! Je regrette ma Guyenne tous les jours ! Ces Parisiens sont le peuple le plus effronté de la création, ne respectant rien, ni nobles ni roi. Et il le faut bien endurer, ne pouvant les rendre tous pendus.
— Priez, Vie ! dis-je en souriant, priez que le ciel change un jour leurs instincts rebelutes ! Priez, puisque vous êtes abbé du Bec !
— Mais je ne suis pas abbé du Bec ! dit Vie, fort exaspéré, c’est à mon fils que le roi, à ma prière, a baillé l’abbaye. Et ma mère n’était pas non plus la comtesse de Sarret ! Comtesse était son prénom ! Et je ne suis pas non plus amiral de France. Je suis vice-amiral.
— Où est la différence ?
— C’est que je ne mettrai mie le pied sur un bateau, ne pouvant supporter la mer.
— Monsieur le Marquis, dit Miroul, voilà enfin le Gaillardet.
Et en effet, majestueux et claudiquant, le maître-charpentier, sailli de sa maison, s’avançait cahin-caha sur le pavé de la rue, une grande hache à la main, et ayant fait un salut des plus brefs à Vie et à moi (sous le prétexte, je suppose, de sa gambe de bois qu’une courbette eût déséquilibrée), s’avança vers mon portail, et y promena longuement les doigts, qu’il avait forts et spatulés, et cependant merveilleusement légers dans la caresse qu’ils faisaient au bois.
— Ce chêne, dit-il à la parfin non sans un air de pompe, et tant grave que révérend docteur médecin jargonnant en latin sa diagnostique, ce chêne a au moins cent ans d’âge et tant dur que fer.
— Ne l’ai-je pas dit jà ? dit Tronson en jetant à la ronde un regard satisfait.
— Bride un peu, compère, dit froidureusement Gaillardet. C’est je, Gaillardet, qui parle. En outre, poursuivit-il, outre qu’il est fort dur, il est fort épais. Et je cours grand hasard en le voulant attaquer à la hache, de fausser le fil du tranchant.
— Un fil se refait, compère, dit Tronson.
— Sauf si des éclats s’en sont détachés.
— Lesquels entraîneront seulement, dit Tronson, un refaçonnement du fil en prenant sur le gras de la lame.
— S’ils sont petits, oui-da ! S’ils sont grands, point du tout ! La lame est alors à jeter. Et par les temps qui courent, où trouverai-je à acheter une lame tant bonne que celle-là ? Et à quel prix, tout étant de présent tant renchéri.
— Je l’avais bien dit ! s’écria M. de Vie tout à plein hors ses gonds. Tudieu, arquebusier, pète-moi cette porte sans plus languir !
Mais à ces mots, un si grand murmure de colère et de menace s’enfla et courut de fenêtre en fenêtre que l’arquebusier balança, bien se ramentevant sans doute qu’au moment des barricades qui chassèrent Henri Troisième, les Parisiens avaient massacré je ne sais combien de pauvres Suisses pour le seul crime de défiler dans leurs rues avec les mèches de leurs arquebuses allumées.
Et pour moi, ne voulant pas que ma rentrée au bercail fût l’occasion d’un sanglant tumulte où d’aucuns de mes voisins seraient navrés et leurs verrières détruites, je posai vivement la main sur le bras de M. de Vie et dis :
— Plaise à vous, Monsieur le Vice-Amiral de France, de surseoir à votre ordre. Il n’y a pas urgence. Tant que la porte restera close le Bahuet ne pourra rober mes meubles, et se peut que Maître Gaillardet consente à hasarder le fil de sa hache moyennant un écu.
Cette libéralité, à la vérité excessive, fit grand effet sur tous les manants et habitants de la rue, et en particulier sur le maître-charpentier.
— Quoi ? dit Gaillardet, la moustache frémissante, Monsieur le Marquis, un écu ? Qu’appelez-vous un écu ? Un Carolus ?
— Un Carolus ! Fi donc ! Un Henricus ! Franc et non rogné ! Le voici ! dis-je en le tirant de mon escarcelle. Qu’en êtes-vous apensé ? Lui trouves-tu bonne mine ?
— Le peux-je tâter ? dit Gaillardet.
— Tâter, pastisser, mignonner, et mordre ! dis-je, cette petite gausserie faisant rire le populaire et l’affectionnant à moi plus avant.
— Attrape ! poursuivis-je et je jetai la pièce à Gaillardet, qui la reçut dans ses vastes paumes tannées comme cuir, et lui fit tout ce que j’avais dit, ce qui redoubla l’esbouffade, ces Parisiens étant d’esprit si volatile qu’ils passent en un battement de cil de l’ire la plus menaçante à la plus débridée gaieté.
— Vramy ! dit à la parfin Gaillardet en s’inclinant la tête de côté d’un air mélanconique, la grand merci à vous, Monsieur le Marquis. Mais me voilà couillasse comme jamais, contraint de baisser modestement les yeux devant un bel écu. Car, pour dire le vrai, toute bonne que soit cette hache, laquelle me vient de mon défunt père, je doute qu’elle vienne à bout de cette porte, ou alors ce serait miracle !
À peine avait-il prononcé que ledit miracle se fit, le portail s’ouvrant de soi et les deux battants s’écartant l’un de l’autre, sans qu’on pût voir du tout qui les déclouit, la cour du logis, hormis les deux chariots et les chevaux attelés, étant vide. Tant est que Miroul, me voyant avancer le pied me retint par le bras en disant en oc :
— Espère un petit. Se peut que ce soit embûche.
Mais au même moment, une voix que je connaissais bien cria de derrière un des vantaux :
— Monsieur de Vie, c’est je, Pissebœuf, arquebusier de M. de Siorac. Plaise à vous de commander à vos hommes de non point me tirer dessus, quand j’apparaîtrai aux vues.
— Apparais, Tudieu ! apparais ! cria Vie de sa voix stentorienne. Mais mordié ! qui est celui-là que je vois sortir de derrière l’autre battant ?
— C’est Caboche, le cuisinier de Sieur Bahuet, dit Pissebœuf lequel, clochant d’une gambe, n’a pu sauter le mur de la rue du Chantre, comme ils firent tous l’un après l’autre, après l’annonce de M. de Siorac.
— Le cuisinier de Bahuet ! Ventredieu ! Je le vais pendre ! hucha Vie.
— Plaise à vous que non, Monsieur de Vie, cria Pissebœuf. Il n’était point armé, et je lui ai promis vie sauve ! En outre, on ne peut point pendre ce pauvre Caboche pour le seul crime de n’avoir point songé à empoisonner Bahuet du temps qu’il cuisait son rôt.
Cette petite gausserie prononcée en français teinté d’accent gascon (lequel était devenu fort à la mode qui trotte, dès lors que Navarre se trouvait le maître de Paris) ébaudit fort le populaire des fenêtres, immensément soulagé qu’il était, de reste, que l’affaire se terminât sans arquebusade, sans pétard, et sans verrières éclatées.
— Grâce accordée ! dit M. de Vie, lequel se tournant vers moi, ajouta : Siorac, je suis bien aise d’être venu à bout de cette traverse en vous contentant sans toutefois mécontenter Sa Majesté, à laquelle je vais incontinent dire ce qu’il en fut.
— La grand merci à vous, Monsieur le Vice-Amiral !
— De mes esteufs, dit Pissebœuf en oc, mais à voix basse, suspicionnant que Vie, qui était natif de Guyenne, pourrait entendre notre parladure.
— Fi donc, Pissebœuf ! dit Miroul, mais toutefois à demi fâché, n’aimant pas Vie pour la raison qu’il nous avait robé la gloire d’avoir dépêché le chevalier d’Aumale.
— Poussevent, poursuivit Pissebœuf en oc, mais plus haut (voyant que Vie, s’éloignant, était maintenant hors oreille), as-tu observé que l’amiral a dit qu’il était « venu à bout de cette traverse » ? Cornedebœuf ! Qui en est venu à bout sinon le marquis et je ? Le marquis en me dépêchant rue du Chantre, et moi-même m’avisant, au vu de ces vaunéants sautant le mur, que je le pourrai sauter à l’inverse et la porte déclore.
— Pissebœuf, dit le gros Poussevent avec humilité, bien sais-je qu’il y a plus d’esprit, comme tu le dis, dans le petit doigt de ta dextre que dans tout mon grand corps.
— Babillebahou, qu’y peux-je ? Et qu’y peux-tu ? dit Pissebœuf. N’en parlons plus ! C’est la nature qui a voulu cela ! Il n’empêche que je les ai tous envoyés cul sur pointe en ouvrant, sans me montrer, cette porte de merde. Tant est que ces coquefredouilles papistes ont de prime cru que c’était la Benoîte Vierge, comme ils disent, qui le faisait.
— Monsieur le Marquis, dit le « capitaine » Tronson à mon côté, y a-t-il bien là tous vos meubles ?
— Tous, à ce que je crois, dis-je, achevant de faire le tour des deux chariots.
— Adonc, dit Tronson, non seulement vous retrouvez vos biens, mais faites en outre une belle picorée, avec ces deux chariots, et ces quatre chevaux, lesquels vous demeurent, ce Bahuet étant à la fuite et hors d’état de vous les jamais réclamer.
— Se peut, dis-je froidureusement, voyant bien à quoi ce discours tendait, se peut que je fasse une belle picorée, du moins si mon logis n’est point trop gâté par l’incurie de ce coquin.
Ce disant, j’y pénétrai, et fis de toutes les pièces, l’une après l’autre, une revue exacte et vétilleuse, le Tronson ne quittant pas mes talons, non plus que Miroul, mes deux arquebusiers, et qui ? Lecteur, qui ? sinon la Guillemette qui, l’anse de son panier toujours vide passée dans son bras, sa petite taille redressée, se faufilait derrière le gros Poussevent, l’oreille alerte, et son bel œil noir, tant vif que celui d’un écureuil, épiant toutes choses de tous côtés.
— Ce logis, dis-je à la parfin, est fort sale, mais rien n’y est à reprendre vraiment.
— Adonc, dit le « capitaine » Tronson, votre picorée est tout profit pour vous, laquelle se pourrait monter avec les quatre chevaux, ceux-là étant jeunes et bien membrés, à mille écus et pour les deux chariots à cinq cents. Au total cela fera choir pas moins de mille cinq cents écus en votre escarcelle.
— Compère, dis-je avec un sourire, appètes-tu à devenir le gardien de mes trésors ?
— Rien n’en vaut, dit Tronson, j’ai mon état de menuisier, lequel est bel et bon et je m’y tiens. Mais plaise à vous de vous ramentevoir, Monsieur le Marquis, que je détiens une créance sur le sieur Bahuet…
— Laquelle, dis-je froidureusement, je ne suis pas tenu de te payer, n’étant pas l’héritier dudit, et n’entrant en possession de ses biens que par action de guerre et droit de coutumière pillerie.
— Cela est vrai, dit Tronson en avalant sa salive, mais d’un autre côtel, j’ai tissé avec votre seigneurie durant le siège quelque honnête lien de commerce et d’amitié que Monsieur le Marquis, si je le connais bien, aura à cœur d’honorer.
— Bien me connais-tu, Tronson, dis-je. Nomme donc ta créance sur Bahuet.
— Deux cents écus.
— Cornedebœuf ! Deux cents ! Nous voilà maintenant à deux cents ! Ta créance a pris du ventre depuis une heure, maître-menuisier ! Car elle n’était alors que de cent !
— C’est, Monsieur le Marquis, que je comptais alors sans les intérêts qui ont couru ces trois ans écoulés.
— Peste ! Ces intérêts ont doublé en trois ans le principal ! Il n’est juif qui oserait prêter à taux si abusif ! Et ne me dis point que ce Bahuet l’accepta jamais !
— Monsieur le Marquis, peux-je vous comparer à Bahuet, nourrissant pour vous tant d’humble, reconnaissante et respectueuse amitié ?
— Ventre Saint-Antoine, ton amitié prou me coûte ! Mais passons. Le temps me presse. Je ne veux point barguigner plus avant. De ces quatre chevaux, prends le noir pour tien, et ensauve-toi, avant que je me ravise. Poussevent ! Pissebœuf ! allez aider maître Tronson à le dételer.
— Ha ! La grand merci à vous, Monsieur le Marquis ! cria Tronson qui, n’étaient sa bedondaine et sa cuirasse, m’aurait salué jusqu’à terre.
— Mon Pierre, dit Miroul, dès que le maître-menuisier fut hors, c’est folie ! Tu ne devais rien à ce pleure-pain !
— Ce pleure-pain est voisin de mon logis de la rue des Filles-Dieu et fort écouté du voisinage. Raison pour quoi, gardant ledit logis à loyer, je ne veux point m’en faire un ennemi.
— Le bel ennemi ! Il est si bas de poil !
— Mais la langue si parleresse !
— N’empêche, mon Pierre, depuis que tu t’es fait papiste, je te vois sur le chemin de perdre ta bonne économie huguenote. Bailler à ce chiche-face le cheval noir ! Lequel est le plus beau des quatre !
— Vous l’avez mal examiné, Monsieur l’Écuyer, dis-je d’un air fort picanier, le cheval noir a une coquetterie dans l’œil et un mauvais aplomb des gambes arrière. Le Tronson n’en tirera pas cent écus.
— Cornedebœuf, mon Pierre, tu es profond !
— À mau chat mau rat !
— Que veut dire cette parladure ? dit Guillemette, en venant audacieusement mettre son joli museau entre Miroul et moi.
— Que si, dis-je, le chat est mauvais, le rat doit l’être aussi. Et toi, souriceau, peux-tu me dire ce que tu viens grignoter céans ?
— Monsieur mon maître, à bien voir pièce après pièce, je me suis apensée qu’il me faudra bien huit jours pour approprier ce logis, car tout, céans, est gras, souillard, charbonné, sale, orde et puant.
— Huit jours, Guillemette ? dis-je en levant le sourcil. T’aurais-je donc à mon service embauchée ? Est-ce chose faite ?
— Oui-da, Monsieur le Marquis ! dit la mignote sans battre un cil mais à des conditions.
— Tiens donc ! dis-je en riant à gueule bec, des conditions ! Tu me fais de présent des conditions ! Et quelles ?
— Que vous me donniez quatre écus le mois, avec le vivre et le coucher.
— C’est raisonnable assez.
— Et que vous commandiez à vos deux arquebusiers de ne me point pastisser les arrières, comme jà ils ont attenté de faire.
— Que farouche ! Serais-tu donc pucelle ?
— Nenni, Monsieur mon maître. Pucelle ne suis, mais ne me baille pas non plus à tout venant.
— Adonc, point de Pissebœuf ni de Poussevent. Et M. de La Surie ?
— Non plus.
— Voyez-vous l’effrontée ! s’écria Miroul en riant, mais d’un seul côté du bec.
— Et moi ? dis-je.
— Ce sera à considérer, dit Guillemette en m’envisageant de cap à pié.
— Ha ! mon Pierre ! dit Miroul en oc, que voilà mignote résolute, et qui parle au maître quasiment en maîtresse. Est-ce bien sage de l’embaucher ?
— Se peut que non. Mais est-ce raison d’être sage toujours ?
À la fin mars, je reçus, écrite de la main d’Angelina – je dis bien de sa main, et le lecteur n’ignore pas pourquoi –, une lettre fort bien troussée, où elle me mandait son intention de ne point venir vivre en Paris avec nos enfants tant que l’envitaillement y serait si difficultueux – alors qu’il était si aisé en ma seigneurie du Chêne Rogneux – et aussi tant que sévirait en la capitale cette épidémie des fièvres chaudes dont on disait qu’elle avait jà tué plus de monde que la faim, pendant le siège, n’en avait dépêché. Je ne pouvais, certes, blâmer Angelina de cette décision, laquelle j’avais laissée à son meilleur jugement et d’autant qu’elle me priait et suppliait avec la plus douce insistance de la venir voir en Montfort l’Amaury le plus souvent que je pusse, pour ce que mon absence, disait-elle joliment, « engrisaillait ses jours et déconfortait ses nuits ».
Je cachai sa non-venue à Doña Clara pour la raison que si elle l’avait sue, elle eût, à coup sûr, exigé de moi, ou que je revinsse vivre rue des Filles-Dieu avec elle, ou que je l’acceptasse rue du Champ Fleuri.
Car encore que je n’eusse jamais consenti à dépasser avec elle, comme dit saint Augustin, le seuil lumineux de l’amitié, j’étais à elle fort affectionné et elle à moi, tant est qu’elle m’eût désiré tout à soi. Ce que je noulais, tant pour ne pas offenser mon Angelina que parce que Doña Clara, maugré les nobles qualités de son cœur, s’averrait, à l’usance, assez malcommode à vivre, étant de ces passionnées et impérieuses dames qui, se trouvant piquées de tout, ne se peuvent empêcher de piquer à leur tour, laissant leurs dards s’envenimer dans les navrures qu’elles vous font.
Cependant, je n’eusse pas voulu non plus discontinuer de la voir, ni qu’elle repartît en ses Espagnes : raison pour quoi, comme j’ai dit, j’avais retenu à loyer mon ancien logis de la rue des Filles-Dieu et maintenu à son service et en mon emploi Héloïse et Lisette, la première parce qu’elle consolait mon Miroul de l’absence de sa Florine, dame d’atour de mon Angelina, et la seconde pour ce que M. de L’Étoile, qui ne la pouvait garder chez lui vu la jaleuseté de son épouse, m’avait prié de l’embaucher chez moi, où il la venait quotidiennement visiter. À vrai dire, je plaignais quelque peu en mon cœur huguenot les dépens et débours qu’entraînait ce deuxième logis. Mais qu’y pouvais-je ? Et qui pourra prétendre que l’amitié n’a pas sur nous quelques droits qu’il nous faut à toutes forces honorer à peine de chasser de son cœur d’aucunes des plus douces aménités de la vie ?
Bien me ramentois-je à ce jour que c’est le 24 mai de l’année 1594 que je reçus de Mme de Guise (la veuve de l’assassiné de Blois) une lettre missive me priant de la venir voir en son hôtel, et si je me ramentois si bien, et du jour, et même du moment, c’est qu’une heure auparavant, à onze heures précises, alors que je me préparais à prendre ma repue de la mi-journée, j’avais appris que, la veille, se trompant quasiment de saison, une affreuse et mortelle gelée s’était abattue sur les vignes des alentours de Paris, les séchant et flétrissant sur pied. J’avais incontinent prié prou Miroul de galoper jusqu’à celles qui s’étageaient sur le coteau de Montmartre pour me dire ce qu’il en était et sur la triste annonce qu’il me fit à son tour qu’il n’en restait plus miette, j’en conclus que les nôtres, celles du Chêne Rogneux, et celles de La Surie, étaient, elles aussi, perdues : crainte qui ne tarda point à se vérifier, le désastre, comme nous l’apprîmes dans le mois qui suivit, s’étendant quasi à toute la France, hormis la Provence et le Languedoc.
Au Chêne Rogneux, je ne cultivais de vigne que ce qui était nécessaire aux besoins de ma seigneurie, et ce n’est point en l’occurrence tant ma table que je plaignais, car je ne suis guère adonné à la dive bouteille, tant de par ma naturelle tempérance que parce que je tiens Bacchus pour le pire ennemi de Vénus, au point que je ne peux comprendre qu’un homme soit assez bas de poil pour préférer le plaisir d’un pot de vin aux délices que nous partageons sur notre couche avec la plus belle moitié de l’humanité.
Mais il ne m’échappait pas que cette impiteuse gelée allait plonger un nombre infini de vignerons dans la misère, et avec eux le royaume entier, le vin étant une des principales marchandises dont nous faisions commerce avec l’Anglais, le Hollandais et l’Allemand. Adonc, comble de malheur et surcroît de dol pour notre pauvre pays, déjà si appauvri par un demi-siècle de guerres civiles.
C’est donc sur le coup de cette nouvelle et dans des sentiments chagrins que ce 24 mai, je me mis à ma repue de douze heures avec Miroul, tous deux silencieux assez et plus inattentifs à Guillemette qui nous servait que si elle eût été escabelle ou cancan, ayant l’esprit tout occupé des extrêmes nécessités où tant de bonnes gens s’allaient retrouver dans le plat pays, sans même compter que les moissons cette année non plus ne promettaient guère et que les laboureurs, exaspérés, et exagités par l’excès de leurs souffrances, se rebellaient jà dans le Périgord – mon natal Mespech ayant dû se remparer contre les « croquants ».
C’est dans ces mélanconiques dispositions qu’un petit vas-y-dire, toquant à mon huis, me remit un billet étonnant.
Monsieur de Siorac,
Me ramentevant que sous la déguisure du maître-drapier Coulondre, vous aviez travaillé, d’ordre de mon cousin le roi, à m’envitailler durant le siège de Paris, ainsi que mes parentes Mesdames de Nemours et Montpensier, et ayant admiré alors l’émerveillable dextérité avec laquelle vous vous étiez acquitté de cette tâche difficile, j’aimerais que vous me veniez visiter cette après-midi même – si vous le tenez pour agréable – afin que je puisse quérir et recevoir vos avisés conseils touchant une question qui me tient fort à cœur.
Votre bien bonne amie.
Catherine, Duchesse de Guise.
Ce billet me laissa béant et ne sachant de prime qu’en penser, je le passai à M. de La Surie, qui le lut en levant le sourcil.
— Ventre Saint-Antoine ! dit-il, il faut bien avouer que ces hautes dames ont des façons très civiles de vous commander. « J’aimerais que vous me fassiez la grâce » ou encore « si vous le tenez pour agréable » ou encore « votre bien bonne amie ».
— « Votre bien bonne amie », dis-je, n’est pas tant expression aimable que coutumière, s’agissant d’un prince ou d’une princesse s’adressant à un gentilhomme. Henri Troisième, quand il lui arrivait de m’écrire, ne signait pas autrement. Cependant, ajoutai-je, après avoir repris et relu le poulet, Mme de Guise y met, en effet, des formes, si pressant et si impérieux même que soit son appel.
— Mais où est donc l’urgence ? Que te veut-elle ? Et quelle est donc cette question qui lui tient tant à cœur ?
— Elle me le dira, j’espère, dans une petite heure.
— Tu iras donc ?
— Certes ! Sur l’instant ! Il faudrait beau voir que je désobéisse à si haute dame !
— Et, mon Pierre, m’emmèneras-tu ?
— Nenni, Miroul, dis-je, sachant que je l’allais bien désoler. La duchesse pourrait craindre de me parler devant témoin. Et en particulier devant un témoin amené par moi.
Les trois princesses lorraines, encore que deux d’entre elles ne le fussent que par alliance, ne pouvaient qu’elles n’appartinssent à la Ligue, mais maugré qu’elles fussent dans le camp ennemi, le roi m’avait prié, en effet, de les envitailler pendant le siège tant de par sa naturelle bénignité et grande amour des femmes que par habileté politique et sage ménagement de l’avenir. Pour moi, si fidèlement que j’eusse accompli pour les trois cette mission, je nourrissais pour chacune d’elles des sentiments bien différents. J’adorais la première, j’abhorrais la deuxième. Et encore que la troisième – celle qui requérait mon aide – me plût prou, je la connaissais peu.
Mme de Nemours – l’objet de ma très ardente et platonique adoration – avait été surnommée par le peuple de Paris qui aime à gausser de tout, la reine mère, pour la raison qu’elle avait été épouse, mère et grand-mère de trois ducs de Guise qui, tous trois sous l’égide de la Sainte Ligue, avaient aspiré au trône de France, le seul survivant de cette dynastie étant son petit-fils, Charles, âgé de vingt-trois ans, lequel était justement le fils de la duchesse que j’allais visiter.
La deuxième, la fille de Mme de Nemours, la Montpensier, dite la Boiteuse par les Politiques, m’avait quasi contraint à coqueliquer avec elle en notre première encontre, mais apprenant par Mlle de La Vasselière avec quel zèle je servais Henri Troisième, attenta vainement ensuite de me faire dépêcher, et machina, quelques années plus tard, l’assassination de mon bien-aimé maître, scélérate entreprise qui ne réussit que trop bien.
La troisième – mais est-il bien nécessaire que j’en touche au préalable un mot, alors que me voilà toquant à son huis, et que je suis tout de gob introduit en sa présence par deux grands faquins de laquais portant livrée aux couleurs des Guise, lesquelles comportaient dans le dos une grande croix de Lorraine.
La duchesse m’attendait non point dans son grand salon, mais dans un petit cabinet attenant, où brûlait un beau feu – ce mois de mai étant quasiment hivernal – et j’oserais dire que pour une dame de son rang, elle était fort modestement attifurée d’une robe de brocart vert pâle brodée de losanges or et d’un corps de cotte sans fraise, ouverte sur le devant et comportant un grand col en point de Venise relevé derrière la nuque. Et tandis que les robes d’apparat de nos hautes dames à la Cour sont si chargées de pierreries que les pauvrettes peuvent à peine bouger et doivent demeurer droites et sans branler, cette vêture que j’ai dite, laissait à la duchesse toute liberté de mouvement, et d’autant que Mme de Guise, pour se sentir chez soi plus à l’aise, n’avait point voulu, à ce qui me sembla, se laisser lacer par ses chambrières dans une de ces inhumaines basquines qui ont pour but d’amincir la taille de nos belles, de remonter leurs tétins et d’évaser leurs hanches.
Quant à ses bijoux – un gros rubis entouré de diamants à la main dextre, un collier à trois rangs de perles autour de son cou suave, des boucles d’or trémulant à ses mignonnes oreilles –, vous voudrez bien consentir, belle lectrice, que c’était là peu de chose pour une duchesse, et que Mme de Guise donnait ce matin-là à ses semblables – j’entends les autres princesses de la Cour – l’exemple d’une émerveillable simplicité…
Étant mon aînée de trois ans, elle avait alors quarante-six ans, et encore que nos beaux muguets de cour prétendent qu’après trente ans, une femme n’est plus digne de leurs attentions, j’oserais dire que si j’avais été duc, j’aurais fort volontiers dirigé les miennes de son côté. Sa taille tirait plutôt vers le petit – petitesse dont Charles de Guise avait par malheur hérité –, mais chez elle, c’était un charme de plus, sa personne étant mince et cependant rondie, vive et frisquette en ses mouvements, pétulante en ses manières, l’œil bleu lavande, et quasi naïf en sa franchise, une bouche qui annonçait de la bonté, et d’admirables cheveux blonds, abondants et bouclés, où l’on eût aimé fourrager tendrement des deux mains.
— Ha ! Monsieur ! me dit-elle, dès quelle m’eut donné sa main à baiser, laquelle était douce, potelée et très petite, que je vous sais gré d’avoir répondu si vite à mon appel ! Et d’autant, ajouta-t-elle à sa façon primesautière, que je vous ai vu fort peu souvent pendant le siège, sauf pour m’envitailler, car vous étiez alors trop assidu chez Madame ma bien-aimée belle-mère pour condescendre à me venir visiter. Mais, Marquis, prenez place, de grâce, je ne saurais vous entretenir debout.
Je m’inclinai derechef en m’avisant en mon for que la femme en ce discours paraissait l’emporter sur la duchesse, puisqu’elle me mettait d’entrée de jeu dans mon tort – ce qui était adroit, mais trahissait en même temps quelque jaleuseté de Mme de Nemours –, ce qui était pour le moins ingénu, je n’allais pas m’asseoir sur le cancan qu’elle me désignait, mais saisissant d’une main un de ces tabourets où nos dames aiment à reposer leurs gambes, je le portai quasiment à l’aplomb du vertugadin de Mme de Guise, et m’assis à ses pieds, avec tout ensemble une effronterie et une humilité qui l’exagitèrent, à ce que je vis, de sentiments mêlés, lesquels toutefois tournèrent en ma faveur, comme bien j’y comptais de prime.
— Madame la Duchesse, dis-je d’une voix basse et modeste, mais en la baignant de mes regards, je suis, en effet, très affectionné à Mme de Nemours pour la raison qu’elle requit de moi des services qui nous mirent l’un et l’autre en affaires davantage qu’avec vous-même ou Mme de Montpensier. Mais je proteste que je vous eusse visitée tout aussi souvent, et avec autant de joie (ce disant mon œil laissait entendre que cette joie eût été plus grande) si vous aviez fait appel, alors, à mon dévouement. Ma personnelle inclination m’y eût porté tout autant que mon devoir, sachant bien la grandissime affection que mon maître nourrit pour vous.
— Quoi ? Vous l’a-t-il dit ? s’écria la petite duchesse qui rougit sous l’assaut de mes compliments, ceux-ci s’avançant comme les gens de pié sous le couvert de la cavalerie du roi.
— Ha ! Madame ! dis-je, j’ai ouï dire plus d’une fois à Sa Majesté qu’il n’y a pas une dame à la Cour qu’il aimât plus que vous.
— Marquis, est-ce vrai ? s’écria-t-elle au comble de la joie.
— Vrai comme l’Évangile, Madame, dis-je. Je vous le jure sur mon honneur.
La duchesse s’accoisa alors le temps qu’il lui fallut pour laper ce petit lait dont toutefois je ne lui baillai pas tout, le roi ayant ajouté à son portrait une petite touche que je jugeais bon de taire, mais que je voudrais consigner ici pour le divertissement de mon lecteur : « Ma bonne cousine, avait dit le roi à cette occasion, avec un fin regard (Mme de Guise était en effet sa cousine germaine par sa mère Marguerite de Bourbon) montre en ce qu’elle dit et fait de certaines naïvetés, lesquelles proviennent plutôt de sa gentillesse et désir de complaire que de lourderie, niaiserie ou volonté d’offenser, tant est que ces simplicités mêmes rendent sa compagnie des plus douces et des plus agréables. »
— Ha ! Monsieur ! reprit la petite duchesse, encore toute trémulente des éloges du roi, que me plaisent les affectionnées dispositions de Sa Majesté à mon endroit ! Qu’elles m’assouagent et me donnent espérance ! Pour ne pas vous le celer plus outre, je me fais un souci à mes ongles ronger pour mon pauvre aîné Charles qui ne peut qu’il ne soit mal vu du roi, pour ce que les États Généraux, durant le siège, l’ont élu roi pour lui faire pièce. Un roi de France élu ! Est-ce là Dieu possible ! Et sur l’instigation, je devrais dire sur l’injonction, du duc de Feria et du légat du pape ! Un Espagnol ! Un Italien ! Cela n’est-il pas beau ? Monsieur mon fils, lui ai-je dit, si vous consentez à ce que ces sottards de Parisiens vous appellent « Sire », de ma vie je ne vous reverrai ! Un roi de France élu ! Et par un croupion d’États Généraux ! Sous l’égide de deux étrangers ! Où est votre armée, dites-moi ! Où sont vos victoires ? Combien avez-vous de noblesse derrière vous ? Êtes-vous comme Navarre, un grand capitaine, cousu dans sa cuirasse depuis vingt ans ? À quoi se monte votre trésor de guerre ? Je m’en vais vous le dire : à quatre cent mille écus de dettes que votre défunt père vous a laissés. Et que tirez-vous de votre governorat de Champagne que vous usurpez, de reste, l’exécré Henri Troisième l’ayant donné au duc de Nevers après l’assassination de votre pauvre père. Et dites-moi qui commande véritablement à Reims ? Vous ou le capitaine de Saint-Paul, qui est plus espagnol que le duc de Feria ? Et à supposer même que Philippe II réussisse à vous pousser sur le trône de France, ignorez-vous qu’il vous colloquera en mariage à sa fille Claire Eugénie Isabelle. Jusque sur votre coite vous serez espagnolisé ! Vertudieu ! Que dolor ! Que vergogna[3] ! Souffrirez-vous que le con castillan emporte sur le vit français ? Et ne pouvez-vous entendre à la parfin que cette ridicule élection au trône de France vous vaut la jaleuseté et l’exécration de tous les vôtres ? De votre oncle Mayenne qui l’eût voulu pour lui-même ou à tout le moins pour son fils ! De votre tante Montpensier qui ne jure que par son frère Mayenne ! De votre grand-mère Nemours qui, elle aussi, convoitait le sceptre mais pour son fils Nemours ! Et comme s’il n’était pas assez que les royalistes et les Politiques se gaussent de vous à gorge rompue, votre propre famille ouvertement vous brocarde. Votre bonne grand-mère vous appelle « le petit morveux sans nez ». Et votre bonne tante Montpensier prétend que lorsque vous couchez chez elle avec ses dames d’atour, vous chiez au lit !…
Tout ce discours fut débité par la duchesse avec une pétulance qui me laissa pantois, et quasi sans reprendre souffle, l’œil bleu étincelant, et le rouge envahissant par degrés son cou mollet et ses joues. Cependant, le vent et haleine lui revenant, elle reprit, mais un octave plus bas.
— Pour la chierie au lit, c’est vrai. Un infortuné incident, Marquis, dû à un subit dérèglement des boyaux, qui ne laissa pas le temps au pauvret de se lever et de gagner la chaise percée. Mais pour son nez, Monsieur, vous qui avez vu le prince de Joinville, n’est-ce pas calomnie toute pure ?
— Assurément, Madame la Duchesse, dis-je avec gravité, le duc de Guise au nez – un nez moins volumineux, moins long, et moins courbe que celui de Sa Majesté – mais cependant un nez.
— Diriez-vous, s’exclama la petite duchesse, sa physionomie vive et ouverte trahissant quelque inquiétude, que le duc a le nez camus ?
— Mais point du tout ! dit je vivement. Le duc a, se peut, un nez un peu abrégé au bout, mais qui contribue justement à donner à sa physionomie je ne sais quoi d’aimable et de spirituel.
— Ha ! Monsieur ! dit la duchesse, comme cela est joliment tourné ! Et m’envisageant avec gratitude, assis que j’étais à ses pieds, mon menton à la hauteur de son genou, elle me tendit sa dextre, et moi, tout ensemble ébaudi et atendrézi par ses naïvetés, et prenant entre mes fortes mains sa suave menotte, je la poutounai à la fureur ; mignonneries que cette haute dame souffrit d’un air distrait, avant que de me retirer ses doigts d’un air de contrefeinte confusion et de reprendre tout de gob le fil de son passionné discours. La Dieu merci, dit-elle, sans prendre les armes contre le roi, Charles est départi pour la Champagne se remettre en la possession de Reims avant que le capitaine de Saint-Paul en ait par trop espagnolisé la garnison. Mais, Marquis, cela ne suffit pas. Il faudra tout à trac réconcilier mon fils Charles avec Sa Majesté afin qu’il retrouve dedans le royaume et à la Cour la place à laquelle son grand nom lui donne droit.
— Madame, dis-je, le nom de Guise est grand, en effet. Il a retenti dans l’univers et il a été si longtemps la caution, le soutien et l’étendard de la prétendue Sainte Ligue que Sa Majesté serait assurément dans le ravissement de voir se rallier à lui le prince de Joinville, mais encore faudrait-il que ce ralliement ne se fit pas trop tard, j’entends après que Reims et la Champagne ne se donnent de soi à Sa Majesté, passant par-dessus la tête de Monsieur votre fils, le laissant sans gage aucun et grosjean comme devant.
— C’est là précisément où le bât me blesse, s’écria la petite duchesse qui ne me parut plus si naïve maintenant qu’on en venait aux faits, mais vous me concéderez cependant, Marquis, que si le duc de Guise apporte au roi, outre son nom, Reims et la Champagne, il y faudra quelques compensations.
— Assurément, mais que le jeune duc garde bien de faire des demandes aussi démesurées que celles de son oncle Mayenne, lequel n’a pas demandé moins pour se soumettre au roi que la lieutenance générale du royaume ! Essuyant aussitôt là-dessus un refus des plus nets ! Cependant, Madame, la négociation se poursuit et si l’oncle, qui a une armée, se soumet, la soumission du neveu perdra quelque peu de son prix aux yeux du roi.
— C’est vrai encore, dit la duchesse, mais toutefois, Marquis, vous voudrez bien admettre, touchant lesdites compensations, que mon pauvre Charles ne peut aller nu dans le royaume.
— Madame, dis-je en souriant, je le concède un million de fois. Il faut bien vêtir le duc de Guise, mais tout le point est d’acertainer à quelle vêture il appète…
— Je ne sais, dit la duchesse qui me parut le savoir fort bien, le duc vous le dira lui-même, si vous me faites la grâce. Monsieur, de l’aller visiter à Reims, pour peu que mon cousin le roi le tienne pour agréable.
Je fus tant béant de la brusquerie et l’ingénuité de cette demande que je fus pris sans vert et m’accoisai.
— Madame, dis-je, quand j’eus repris ma voix, Reims n’est pas à deux lieues de Paris, mais en plein pays ligueux, infesté au surplus de soldats espagnols qui des proches Flandres y vont et viennent comme chez eux ; ce n’est donc pas une petite affaire que d’atteindre la bonne ville et, une fois ses murs atteints, d’y pénétrer et approcher le duc de Guise, le capitaine de Saint-Paul étant si haut à la main et se tenant pour le seul maître de la ville.
— Monsieur, dit la duchesse avec une moue des plus charmantes, je connais trop votre vaillance en vos missions secrètes pour douter que vous acceptiez celle-ci, s’agissant de servir et le roi et moi-même. À moins, ajouta-t-elle en souriant et en me tendant derechef sa main menue, qu’on m’ait menti en me disant que vous êtes fait de telle étoffe que les dames, pour peu qu’elles vous prient, sont toutes-puissantes sur votre cœur.
Voilà qui était cousu d’un gros fil, et qui pourtant ne laissa pas de me flatter. Lecteur, tu le sais comme moi : du fait de l’empire que la beauté de ce doux sexe a sur nous, tant plus ses artifices sont évidents et tant plus ils nous prennent.
— Madame, dis-je après avoir poutouné sa main, mais avec plus de réserve que devant, le don qu’elle m’en faisait étant sans aucune mesure avec les inouïs périls où elle m’allait jeter, assurément on ne vous a pas menti. Souffrez toutefois qu’avant que d’accepter la mission dont vous me voulez charger, je consulte le roi mon maître sur son opportunité.
— Mais le roi, dit la duchesse avec une petite moue (se trouvant quelque peu dépitée de n’être pas tout de gob obéie), se trouve à’steure assiéger Laon qui, étant ligueuse, se refuse encore à lui.
— Laon, dis-je, n’est point si éloigné de Reims que je ne puisse, Sa Majesté étant consentante, porter à Monsieur votre fils une lettre de votre main qui puisse m’accréditer auprès de sa personne.
— La voici, dit-elle, en la sortant de son giron et en me la mettant toute tiède entre les mains. Pour que Monsieur mon fils ne doute point qu’elle soit de moi, je l’ai écrite de ma propre plume et de ma propre orthographiature, laquelle est si singulière que nul ne saurait l’imiter, s’encontrant plus fautive encore, selon mon défunt mari, que celle de Catherine de Médicis.
— Hé, quoi, Madame la Duchesse ! dis-je béant, vous aviez donc anticipé sur ma décision !
— Marquis, dit-elle en souriant et en se levant pour me signifier gracieusement de mon congé, je n’ignore pas qu’à la Cour, on me tient pour simplette, pour ce que je parle tout dret, sans feintise ni déguisure. Mais je ne suis point si sotte que je ne sache juger les hommes, et je les juge, non à leurs paroles, mais à leurs yeux. Les vôtres, Marquis, sont à’steure tendres et à’steure fripons, mais toujours francs.
Ce disant et pour ajouter encore aux caresses dont elle m’accablait, la petite duchesse condescendit à mettre son bras familièrement dans le mien et à m’accompagner jusqu’à la porte de son cabinet.
Je fis le voyage de Paris à Laon avec M. de Rosny[4], ce dont je fus fort aise, son escorte étant si puissante et la mienne si fluette que sans la sienne il m’eût fallu fuir à brides avalées à la vue du moindre peloton ligueux battant le plat pays, ou comme on dit en parladure militaire « battant l’estrade ».
Je trouvai les fortifications par lesquelles le roi avait circonclos la ville de Laon pour en faire le siège fort avancées jà, et M. de Vitry (avec qui, comme le lecteur se ramentoit, j’avais négocié la reddition de Meaux), nous encontrant aux avant-postes, nous voulut bien accompagner jusqu’à la tente du roi et nous dit en chemin que Sa Majesté ayant couru et tracassé par les penchants et déclins de la montagne par laquelle la ville est sise, afin que de visiter et rectifier les tranchées qu’on y avait tracées, il se trouvait au lit – sain et gaillard – assurément, mais les pieds cloqués, ampoulés, et saigneux d’avoir tant marché.
M. de Rosny, qui malgré ses hautes vertus ne manquait pas de piaffe, eût bien voulu, à ce que je crois, voir le roi le premier, mais Vitry (qui m’aimait fort) ayant dit à Sa Majesté que j’étais avec lui advenu, elle voulut bien nous recevoir ensemble tous les deux. Et se trouvant, en effet, étendu sur deux paillasses l’une sur l’autre placées, mais sans bois de lit (Henri Quatrième étant toujours à la guerre tant spartiate qu’un simple capitaine), il nous fit apporter par un valet deux carreaux, sur lesquels nous pûmes nous agenouiller commodément à son chevet pour l’ouïr. Comme avait dit Vitry, nous le trouvâmes. Dieu merci, dru, gai et vigoureux, la face tannée comme cuir, l’œil vif, et dessous son long nez bourbonien, la lèvre gaussante, gourmande et goguelue.
— Ha ! mes amis ! dit-il, vous êtes les très bien venus, et d’autant que je vous vois à tous deux la face par le vent fouettée et plus contents que grives en vigne. Pour moi, je vais aussi bien que possible et m’assure que vous n’êtes pas peu étonnés de me voir où je suis, sachant bien que je ne suis pas accoutumé à faire l’accouchée au lit, tenant, bien au rebours, les grands dormeurs et les grands mangeurs pour incapables de rien de grand. Car une âme que le trop dormir et le trop gloutir ensevelissent dans la masse de la chair ne peut avoir de mouvements nobles et généreux.
À quoi il rit et nous rîmes aussi, sachant bien qu’il faisait là le portrait de Mayenne, lequel était énorme, podagre et goutteux, et passait plus de temps à table que Henri au lit.
— Mais Ventre Saint-Gris ! reprit-il, pour que vous ne pensiez pas que je fasse céans le douillet et le dorloteur, je veux que vous voyiez mes piés.
Quoi disant, il tira ses gambes du lit, lesquelles étaient sèches et musculeuses, et commandant au valet de lever les emplâtres qui les couvraient, il nous montra ses piés, qui n’étaient, en effet, que fentes et crevasses, cloches et cloques, toutes tatouillées de sang.
— Voilà, dit-il non sans un mélange de paonnement et de bonhomie qui me ravit, voilà ce que j’ai gagné à tracasser tout le jour de devant et le long de la dernière nuit passée à courre les chemins âpres et précipiteux de la montagne de Laon pour visiter et corriger le travail d’un chacun. Car je veux mes fortifications aussi fortes que se peut, tant pour circonclore la ville que pour me protéger des assauts de Mayenne et des Espagnols de Mansfeld, lesquels je sais qu’ils vont me tomber sus, soit pour jeter vivres et renforts dans la ville, soit pour me déloger tout à plein du siège. Mon ami, poursuivit-il en se tournant vers M. de Rosny, il faut que vous alliez voir incontinent ce que j’ai fait en nos attaquements depuis mon advenue céans, les forts et redoutes que j’ai fait hausser pour couvrir les enfilures, et surtout les places de batteries, plates-formes, embrasures et autres logements de pièces que j’ai ordonné de pratiquer, car je vous sais fort curieux de vous instruire en tous les arts de la guerre, et en particulier du meilleur usage du canon où, comme bien vous savez, je voudrais vous voir exceller…
Oyant quoi, M. de Rosny, à qui le roi avait laissé jà entrevoir qu’il songeait à le nommer grand maître de son artillerie, dès que le poste vaquerait, se leva avec promptitude et, sans dire mot ni miette, s’en fut.
— Barbu, me dit le roi avec un fin sourire dès que Rosny fut hors, j’imagine que ce n’est pas sans raison que te voilà céans, t’ayant ordonné de demeurer en Paris, afin que de garder les yeux et les oreilles ouverts quant aux brouilleries qu’on m’y pourrait faire en mon absence.
Je contai alors au roi ma râtelée touchant mon entretien avec Mme de Guise et encore que je susse que le roi aimait que ses serviteurs fussent brefs et prompts en leurs rapports, j’enrichis mon récit quasiment de tous les détails que le lecteur vient de lire, n’ignorant pas que, s’agissant d’une femme (lui qui en était si raffolé) et au surplus de sa bonne et bien-aimée cousine, son oreille serait patiente. Quand j’eus fini, je lui tendis la lettre dont Mme de Guise m’avait chargé pour son fils, tenant pour assuré que si elle ne l’avait ni close ni scellée, c’est qu’elle désirait que le roi y jetât les yeux avant que d’autoriser ma mission.
— Barbu, dit le roi en souriant, dès qu’il l’eut parcourue, c’est pitié que nos princes n’éduquent pas mieux leurs filles, car c’est à peine si je peux déchiffrer ce gribouillis, tant l’orthographe est fautive et l’écriture informe. Mais ma bonne cousine n’est point sotte ; et elle s’entend mieux aux affaires que son fils.
— Sire, dis-je béant, plaise à vous de me dire ce qui vous en fait juger ?
— De prime, l’excellent choix qu’elle a fait de son ambassadeur. Ensuite, le fait qu’elle a appris que les manants et habitants de Troyes en Champagne ont chassé son fils et les ligueux hors les murs et se sont à moi donnés.
— Mais, Sire, elle ne m’en a pas touché mot ! Se peut qu’elle ne le savait point !
— Elle le savait. Je le lui avais mandé par Vie.
À quoi je fus si interdit d’avoir été emberlucoqué par la petite duchesse que je restai coi.
— Pends-toi, Barbu ! dit le roi en riant à gueule bec. Tu as appris ce jour que la plus simple a ses petites ruses…
— Sire, dis-je, m’étant repris, je n’en garde assurément aucune mauvaise dent à Mme de Guise de s’être tue touchant Troyes, pour la raison qu’elle s’est sans doute apensée qu’en m’annonçant la reddition de la ville, elle affaiblirait prou sa cause et, partant, mon appétit à la servir, mais Sire, si vous jugez que la mission qu’elle m’a confiée n’a plus lieu d’être, comme je ne l’ai acceptée que pour vous être utile, et sous réserve de votre agrément, je me désisterai tout de gob.
— N’en fais rien, Barbu, dit le roi avec gravité. À la guerre, on n’est jamais assuré de vaincre. Et même si je bats Mayenne et Mansfeld, et prends Laon, et si les autres villes de Picardie se donnent à moi, il n’est point certain que Reims les imite, surtout tant que le capitaine de Saint-Paul y supplantera le duc de Guise. Il est donc bon que tu ailles prendre langue avec le duc et travailler à son ralliement, lequel, même s’il ne m’apporte pas Reims, sera d’immense conséquence, et en France, et à Rome, où le pape se fait prou tirer l’oreille pour m’absoudre de mon excommunication et reconnaître ma conversion.
— Sire, dis-je, tout flambeux que Sa Majesté fit en définitive tant de cas de ma mission, je pars demain.
— Après-demain, dit le roi. Car il te faut de prime quérir de ton beau-frère Quéribus qu’il t’accompagne pour ce qu’il est parent du Guise et possède une tant forte et belle escorte. Et ayant fait, que tu pries le duc de Nevers de te dire ce qu’il en est du capitaine Saint-Paul, car bien le connaît-il et bien peu l’aime…