CHAPITRE XVI
Sortir d’un roman – ou d’un comic-book – c’est un peu comme donner un coup de pied au fond du bassin pour remonter à la surface. Quand on saute une génération, par contre, la surface disparaît ; on se retrouve au sein d’un océan infini dont seule une infime fraction ne serait pas recouverte de glace, fraction que l’on doit découvrir sous peine de demeurer immergé et, à plus ou moins longue échéance, de se noyer. Oh, pas comme dans de l’eau, bien sûr, pas par asphyxie. Mais on se noie tout de même, dans les chutes, les coupes et les premiers jets…
Je n’avais utilisé cette technique qu’une seule fois, quand j’étais sorti en catastrophe de Quo Vadis en passant par un exemplaire manuscrit de La Guerre des Gaules : j’avais bien failli y rester. Et j’étais seul. Emmener quelqu’un allait me ralentir.
Au début, Jane tenta de m’aider en se servant du gadget de QQ, mais je mis vite un terme à ses efforts. Manquant d’entraînement et de puissance, elle aurait risqué de nous rebalancer directement dans le roman d’horreur du colonel.
Sortis du domaine de Nympho, nous arrivâmes dans un espace un peu glauque, opaque, poisseux. L’air – ou ce qui remplaçait l’air – était si épais que nous le sentions glisser sur nos corps à la manière d’un liquide. Notre respiration souffrait elle aussi de ce phénomène, devenait pénible, presque douloureuse.
Le pouvoir nous poussait vers le haut, à la vitesse de la pensée, mais l’immensité du non-univers littéraire est telle que nous pouvions voyager ainsi durant des heures. Ce subespace est né avec les premières tablettes de marbre ; le papyrus lui a donné de l’ampleur ; l’imprimerie l’a rendu indestructible.
Il n’est pas fait de matière mais de pensée, et représenterait l’inconscient collectif de tous les écrivains du monde, si sa structure n’était pas plus complexe, beaucoup plus complexe. Car, quand on parle d’inconscient collectif, on fait généralement référence à un groupement humain ; or le non-univers contient également ce que, faute de mieux, j’appellerai « l’inconscient collectif des livres », leur mémoire et leurs mutations. Ce qu’ils étaient à leur naissance, dans l’imagination de leur auteur, qui les a conçus au détour d’une conversation, d’un fait divers urbain, ou tout simplement d’une bonne cuite. Ce qu’ils sont devenus, s’élevant du stade d’idée à celui d’histoire. Les personnages auxquels ils ont donné naissance, et que l’auteur a supprimés. Les intrigues qui se sont nouées, puis dénouées, par manque de place ou pour cause de changement de direction en cours d’écriture. Les épreuves non corrigées. Tout ce qui ne fait pas partie du roman en tant que produit fini, publié, existe pourtant, dans le non-espace littéraire. Et la cohésion est si forte entre l’inconscient humain et celui des livres que d’étranges interactions ont parfois lieu. Il arrive qu’une idée médiocre rejetée par tel ou tel Nobel de littérature fasse son chemin jusqu’au cerveau moins scrupuleux d’un quelconque fonctionnaire du stylo-plume, lequel n’hésite généralement pas à la transformer en chèque bancaire.
Mais ce processus n’est nullement répréhensible car ainsi tout le monde est heureux : le Nobel n’a pas écrit une œuvre entachant sa carrière, le tâcheron gagne son bifteck et l’idée, elle, a enfin la joie de créer son propre univers, aussi bancal soit-il.
Ce qui est dangereux, c’est une idée inutilisée, abandonnée. Il y en a de deux types. Tout d’abord celles qui sont tellement mauvaises que même les scénaristes de fascicules de BD pour adultes les ont refusées. Ce sont les moins dangereuses, généralement si faibles qu’on les repousse sans mal. Et puis il y a les autres, les idées géniales, celles qui font peur, qu’on n’ose écrire car on sait qu’elles ne seront jamais publiées, ou bien qu’on écrit et dont on jette le manuscrit au feu, un soir de cafard, après avoir reçu la vingt et unième lettre de malgré-ses-qualités-cet-ouvrage-ne-correspond-pas-à-ce-que-nous-recherchons-actuellement-foutez-nous-la-paix-merci. Ces idées-là sont aigres, agressives, redoutables. Qu’elles touchent un écrivain, et que celui-ci ait le courage de les utiliser, il deviendra alors célèbre pour l’éternité – s’il survit. Il est des idées qui tuent leur créateur, ou leur réceptacle. Sade, Dick, Rimbaud, Lautréamont, Lovecraft… Tous ont connu de telles idées et ont osé les exprimer…
Mais si elles restent inactives, si nul ne les saisit pour donner naissance à un monde, elles vagabondent dans le non-univers, traquant tout ce qu’elles rencontrent, compliquant les enquêtes criminelles jusqu’à les rendre incompréhensibles, pervertissant les contes pour enfants… Nul ne sait ce qu’elles pourraient faire à un être humain, un voyageur comme moi, s’il se trouvait sur leur chemin. Lors de mon premier passage dans le non-univers, j’avais eu la chance de ne pas en croiser – mon séjour n’avait été émaillé que par une brève escarmouche avec une bande de coquilles corrigées sur épreuves m’ayant pris, je me demande bien pourquoi, pour l’inconscient matérialisé d’un typographe.
— Il y en a encore pour longtemps ? s’informa Jane au bout de quelques minutes.
— Impossible à dire. Et évitez de parler, vous respirerez mieux.
Déjà, j’avais du mal à contraindre mes poumons à poursuivre le mécanisme de la respiration. Chaque fois que l’air pénétrait en moi, j’avais l’impression d’un déchirement. Souffler était encore plus douloureux. Si nous ne sortions pas très vite du non-univers, nous ne tarderions pas à suffoquer : l’apport d’humanité provoqué par notre présence physique en ce lieu était considérable. Il ne pouvait manquer d’attirer idées latentes ou scénarios en gestation qui s’y fondraient pour prendre vie avant de se lancer à l’assaut d’un auteur. Généralement cette incubation d’idées, s’effectuant par fusion avec une parcelle de l’inconscient collectif des écrivains, prenait des jours, des mois ou des années. Avec deux cerveaux disponibles, elle serait instantanée ou presque. L’explosion qui accompagnerait en nous la naissance des idées nous détruirait.
Mais pour sortir du non-univers, il me fallait un point d’ancrage dans le monde réel, ce qui signifiait trouver un endroit où serait focalisée l’attention d’un auteur. Pour cela il existait une seule technique, assez rapide : découvrir une idée adulte, prête à être concrétisée, et la convaincre de nous prendre en charge. Dès que l’auteur contacté aurait notre image en lui, sortir ne serait plus qu’une partie de plaisir. Mais il fallait convaincre, convaincre avant de mourir. La première fois, j’avais eu la chance de rencontrer une idée de conte de Noël. Notre tâche ne serait peut-être pas aussi aisée aujourd’hui…
— Là-bas ! cria soudain Jane. Qu’est-ce que c’est ?
C’était une sorte de plate-forme aux reflets roses et bleus irisés qui tranchaient sur le verdâtre ambiant. Elle flottait dans l’espace, suivant une trajectoire plus ou moins parallèle à la nôtre. Quelques silhouettes humaines se dessinaient à sa surface, près de la forme tordue d’un vieil arbre déplumé.
Je modifiai notre course pour nous rapprocher de la plate-forme. Il pouvait s’agir de beaucoup de choses mais, avec un peu de chance, c’était une idée – une idée formée.
— Chris, j’ai mal…, gémit Jane, portant une main à sa poitrine.
— Moi aussi, mais il n’y en a plus pour très longtemps, maintenant.
J’aurais aimé posséder le bel optimisme que j’affichais. Nous n’avions plus beaucoup de temps. Des scénarios en gestation commençaient déjà à nous étouffer en se gorgeant de notre psyché.
Lorsque nous fûmes suffisamment près de la plate-forme pour en distinguer les occupants, j’eus cependant peine à retenir un cri de joie ; c’était bien une idée. L’arbre était la seule chose qui fût précisée dans les moindres détails – un vieux chêne, d’apparence centenaire. Près de lui, enlacée, se tenaient les silhouettes d’un homme et d’une femme. Ils ne portaient aucun vêtement, mais n’en étaient nullement dénudés pour autant, car ils n’avaient en fait rien à montrer, sinon la peau lisse et régulière d’un mannequin en vitrine. Leurs yeux, par contre, étaient déjà matérialisés – bleus ceux de l’homme, verts ceux de la femme – soudés par un regard d’adoration.
Au-dessus des deux tourtereaux, un séraphin céruléen en habit d’arlequin bandait son arc.
Une idée de roman d’amour ! Nous avions de la chance : ce sont les plus compatissantes.
— Laissez-moi faire ! dis-je à Jane. Tout ira bien.
Réduisant progressivement notre vitesse, je nous déposai en douceur à la surface de la plateforme. Lentement, comme s’ils avaient peine à se détacher l’un de l’autre, les amoureux se tournèrent vers nous.
— Bonjour, dis-je. Excusez-nous de nous imposer dans votre ligne de narration, mais ma compagne et moi-même sommes égarés. Nous aurions besoin de votre aide.
Chaque parole me coûtait un effort de volonté colossal, pourtant inexistant par rapport à celui qu’il me fallait fournir pour refuser de songer aux multiples idées qui naissaient en moi. Si je leur accordais la moindre attention, elles exploseraient…
— Pauvres gens ! s’exclama la femme. Que vous arrive-t-il donc ?
— C’est assez difficile à expliquer et nous n’avons que peu de temps. Sachez seulement que nous appartenons au monde réel et devons y retourner sous peine de mourir atrocement. Je suppose que vous vous apprêtez à contacter un auteur.
— En effet, dit l’homme.
— Permettez-nous de demeurer sur votre plate-forme, alors. Je vous donne ma parole que nous ne vous gênerons pas. Nous vous quitterons dès que l’auteur aura été contacté, si bien que vous ne risquerez même pas de nous retrouver dans votre roman.
— Il faut les aider, Y ! décida la femme.
Nous ne serons pas pleinement heureux si nous les abandonnons.
— Si cela peut te faire plaisir, ma chérie…
— Merci, dis-je. Merci beaucoup…
— Sont’y pas mignons ! railla derrière nous une voix grave.
Je crus un instant que, par un moyen quelconque, le colonel avait réussi à nous rejoindre, mais l’homme qui avait parlé n’avait rien de commun avec mon ex-supérieur. C’était un véritable athlète, de race noire, comme on en rencontre dans les stades, les centres de culturisme et les cassettes vidéo classées X. Il était vêtu d’un jean et d’un blouson de cuir noir clouté.
— Juste ciel ! s’écria la femme. Une idée noire !
— Va-t’en ! ordonna l’homme. Tu n’as rien à faire ici.
— Mais qui est-ce ? interrogeai-je.
— Lui, c’est Jacob (provisoirement). Un personnage d’amant. Son auteur l’a écarté du livre quand l’éditeur l’a obligé à faire des coupes. Depuis il erre dans le non-univers ; il cherche à s’insérer dans un couple comme le nôtre, mais il ne nous aura pas. Non, pas nous ! N’est-ce pas, ma chérie ?
— Bien sûr que non, mon amour.
À cet instant, le séraphin céruléen qui s’était tenu relativement sage jusqu’à présent, jugea bon de relâcher la tension de la corde de son arc, libérant la flèche, laquelle alla se ficher dans l’épaule de la femme au moment précis où ses yeux se posaient sur Jacob (provisoirement).
— Tu sais, chéri, dit-elle. Il n’a pas l’air si méchant, ce type. Je lui trouve même un certain charme, moi.
— Bien sûr ! s’empressa d’ajouter Jacob (provisoirement). Nous sommes faits l’un pour l’autre, X. Rejette cet imbécile qui n’est pas digne de toi et viens te réfugier entre mes bras puissants !
La femme tenta de s’arracher à l’étreinte de son amoureux pour courir vers l’idée noire, mais Y ne l’entendait pas de cette oreille. La retenant par l’épaule, il la gifla à la volée.
— Traînée !
— Salaud !
— Pouffiasse !
— Minable !
— Chris, j’étouffe…, souffla Jane avant de tomber à genoux, à la limite de l’inconscience.
Je crus voir son ventre se mettre à enfler, comme sous la pression d’une idée.
— Gourgandine !
— Impuissant !
— Excusez-moi, les interrompis-je. Est-ce qu’on ne pourrait pas remettre à plus tard cette discussion dont la portée philosophique m’échappe ? Ma compagne ne va pas bien du tout. Il faut que nous sortions.
— Oh, écoutez, vous ! me cria X, folle de rage. Tout le monde a ses petits problèmes. Alors, occupez-vous des vôtres et cessez de nous pomper le mou !
Comme pour ponctuer ces paroles, Jacob (provisoirement) s’approcha de moi et me balança un direct du droit en plein menton.
— Cui ! Cui ! criai-je avant de prendre mon envol pour un monde de petites lumières tourbillonnantes.
Cette fois, nous étions bel et bien condamnés[67] !