CHAPITRE XIII
Quand j’ouvris les yeux, deux mains douces épongeaient mon front à l’aide d’un linge humide. La lumière du soleil était harmonieusement filtrée par la chevelure blonde de Guylaine. Les situations classiques sont parfois bien agréables…
— Gueu ? interrogeai-je d’une voix pâteuse et piteuse.
— Ah, quand même ! dit sèchement la jeune femme. Vous savez que vous êtes lamentable ?
— Les frères Karamazov ?
— Pulvérisés ! Votre seule réussite de la journée…
Je fis mine de me relever et m’aperçus que j’en étais parfaitement capable ; je n’en eus pas envie : l’explosion du hochet ne m’avait pas fait grand mal mais m’avait tout de même salement secoué. Les bêlements des capra hircus[60] résonnaient dans ma tête comme des coups de tonnerre.
— Puisqu’on est dans une période de calme, ça vous dirait de me donner quelques explications ? demandai-je. Par exemple, comment se fait-il que je vous aie retrouvée dans le restaurant ?
— Simple. Vous avez dû remarquer que le personnage de l’empoisonnée n’était pas décrit. Il m’a suffi d’attendre le passage de la première fille se dirigeant seule vers la gargote, de la neutraliser et de prendre sa place. Personne ne s’en est aperçu.
— Mais les helix pomatias[61] ? Ils n’étaient pas mauvais, en fin de compte ?
— Je n’en sais rien. Vous ne croyez tout de même pas que je les ai mangés ? J’ai lu le roman, moi aussi.
— Mais alors, pourquoi ne pas m’avoir facilité les choses ? J’aurais pris moins de risques si vous aviez accepté de m’accompagner dans un autre restaurant.
— Réfléchissez deux secondes, héros ! Il fallait que la scène se déroule normalement pour ne pas éveiller les soupçons. Je ne pouvais pas prendre contact avec vous dans la trame même du roman. C’est pourquoi j’ai attendu que vous en sortiez. La seule chose que je n’avais pas prévue, c’était l’identité du toubib…
— Vous auriez pu être égorgée.
— Non, je savais que vous arriveriez à temps. Vous avez beau battre des records de maladresse, vous restez tout de même un héros. Les sauvetages in extremis, c’est votre truc. Et même si vous m’aviez fait faux bond, il me restait le close-combat…
— Mais qui êtes-vous, à la fin ? m’emportai-je.
Elle eut un petit sourire. Sa main gauche vint serrer sa taille. Pliant le coude, elle amena la droite à la hauteur de son épaule gauche, les doigts évoquant la forme d’un pistolet.
— Je m’appelle Bond, dit-elle. Jane Bond ! Vous voulez mon matricule ?
— Pas la peine, soupirai-je. J’ai déjà entendu ce nom-là quelque part. Vous êtes fille unique ?
Comme elle ne se donnait pas la peine de répondre, j’embrayai :
— Alors, comme ça, vous n’êtes pas secrétaire… Le colonel est au courant ?
— À l’heure qu’il est, certainement. Mais avant que je ne m’introduise dans THE LACE THAT MUST DIE, je ne pense pas qu’il ait eu la moindre suspicion. Pourtant, les fausses blondes idiotes, c’est classique.
Je me demandai un instant si l’adjectif « fausses » s’appliquait à « blondes » ou à « idiotes », ou aux deux, mais jugeai prudent de ne pas m’en informer. Des questions plus importantes s’imposaient.
— Plusieurs choses m’échappent, attaquai-je. Et ne me dites pas que c’est normal ou je vous gifle ! D’abord, j’aimerais bien savoir pourquoi ce bouquin commence à ressembler au hall de la gare Montparnasse, un soir de départ en vacances.
— Ça, je suis sûre que vous vous en doutez un peu : QQ a trouvé le moyen de dupliquer vos pouvoirs à l’aide d’un petit gadget.
— Faites voir !
— Impossible avant un moment. J’ai avalé le mien, par mesure de sécurité…
— Passons ! Il en a distribué à tout le monde ou quoi ?
— Théoriquement, non. Seul le colonel était censé être au courant. Et les frères Karamazov, bien sûr, mais ils n’y comprenaient rien. On leur a expliqué que la chose allait les transporter à Londres. Ils n’ont pas cherché plus loin. De toute façon, maintenant ils ne peuvent plus le répéter. Quant à moi je suis très douée pour surprendre les secrets. C’est comme qui dirait un peu mon métier…
— Confidences sur l’oreiller ?
— Evitons les sujets qui blessent, si vous voulez bien. Le colonel est un être répugnant de bien des manières. Et contrairement à ses autres maîtresses, moi je les connais toutes…
— Ce qui signifie ?
— Chaque chose en son temps, Chris.
— D’accord. Pour qui travaillez-vous ?
— Interpol ! J’étais théoriquement en mission de surveillance, mais l’urgence de la situation m’a forcée à agir. Je ne vous le cache pas, nous sommes dans une merde noire.
— Pourquoi ? Maintenant que les frangins flingueurs sont éliminés, il n’y a plus qu’à ressortir du bouquin.
— On va nous attendre.
— Impossible. C’est l’un des petits défauts de mon pouvoir : je suis incapable de choisir l’exemplaire de retour. Je peux aussi bien me matérialiser dans ma chambre que dans le métro. Comme THE LACE THATMUSTDIE n’est pas encore sorti en français, il y a gros à parier pour qu’on se retrouve en Angleterre.
— Justement non ! THE LACE THAT MUST DIE n’existe pas, Chris. Ou plutôt, il a été écrit pour l’occasion, par le colonel lui-même. On n’en a tiré que deux exemplaires : le sien et celui qu’il vous a remis. Ce dernier a d’ores et déjà été détruit. Vous voyez que nous n’avons guère le choix…
— Tonnerre de Brest ! jurai-je. Qu’est-ce que vous avez en vue, comme solution ?
— Rien. C’est vous, le spécialiste…
— Mille millions de mille sabords !
— Faites gaffe à vos dialogues, on va finir par vous réclamer des droits d’auteur.
— Au lieu de dire des choses qui n’ont rien à voir avec l’action, expliquez-moi donc pourquoi les services secrets français veulent ma peau et pourquoi Interpol prend ma défense !
— Ce ne sont pas les S.S. qui veulent votre peau. C’est le colonel, et lui seul. Notez que ça ne change pas le problème. Il a suffisamment d’autorité pour qu’une dizaine de tueurs montent la garde devant le bouquin. Et nous n’avons plus d’arme.
— Vous n’en avez pas emmené ?
— Je vous dis que je suis partie en catastrophe. J’ai juste raflé l’hélico que je savais opérationnel. Il n’y a que vous pour tester à l’aveuglette les engins de QQ.
— Au fait : je peux savoir pourquoi Interpol est mêlé à l’affaire ?
— C’est là que la personnalité du colonel entre en ligne de compte. Léonce-Emile Verges est en réalité mort depuis plusieurs années. Celui que vous connaissez est une imitation parfaite, un extraterrestre venu d’Arcturus en avant-garde pour préparer l’invasion de la Terre !
Si j’avais été debout, je me serais assis.
— C’est une blague ?
— Hélas, non. Son but était de substituer progressivement à tous les membres des services secrets, puis aux chefs militaires, aux politiciens, des êtres de sa race. Comme QO avait découvert le moyen de vous remplacer par n’importe qui, vous étiez logiquement devenu le suivant sur la liste. C’est aussi simple que ça…
Je restai silencieux un long moment, repassant dans ma tête tous les éléments nouveaux que venait de m’apporter Guylaine, ou plutôt Jane, puisque tel était son nom. Même en admettant la base de ses déclarations, un certain nombre de points restaient obscurs.
— Pourquoi ne pas l’avoir abattu, si vous connaissez ses plans ?
— Comme si on n’avait pas essayé ! Mais personne ne sait comment s’y prendre. Il résiste aux balles, au feu, aux fourmis rouges, au SIDA…
— OQ devrait pouvoir trouver un moyen. Quand nous serons sortis d’ici, il faudra le mettre dans la confidence. Une dernière question : généralement les services secrets ne s’embarrassent pas d’humanisme. Pourquoi risquez-vous votre vie pour moi ?
Je ponctuai mes paroles d’un regard charmeur. Jane se rapprocha de moi, fermant à demi les paupières et – selon le principe des vases communiquant – entrouvrant la bouche.
— Si je vous disais que je suis amoureuse de vous, vous me croiriez ? susurra-t-elle, sensuelle.
Pagel n’avait pas menti : j’allais avoir des compensations.
— Bien sûr ! dis-je, avançant déjà une main pour la poser sur sa nuque.
— Je m’en doutais…
Elle se leva, les poings sur les hanches.
— Vous êtes tous pareils, hein ? Mister Macho jusqu’au bout des ongles ! Ecoutez-moi bien, espèce de taré : vous m’inspirez à peu près autant que la coupe transversale d’un hippopotame. Il faudrait me payer très cher pour que je couche avec vous !
— Combien ?
— Je vous en prie, ne soyez pas grossier. Pour en revenir à votre question initiale, si je cherche à sauver votre méprisable peau, c’est que j’en ai reçu l’ordre. Sans le savoir, vous êtes quelqu’un de très important.
— Détrompez-vous, je le sais parfaitement ! rétorquai-je un peu sèchement, mon enthousiasme douché.
— Je ne parle pas de votre mégalomanie galopante, imbécile. Je faisais allusion à un secret que vous êtes la seule personne vivante à détenir.
— La recette de la blanquette de veau à l’ancienne que confectionnait ma maman ?
— Vous souvenez-vous de votre passage dans LÀ MACHINE À EXPLORER LE TEMPS de H.G. Wells ? demanda-t-elle, ignorant mon interruption.
Je m’en souvenais assez bien, pour m’y être colossalement ennuyé – non par la faute du roman lui-même, fort bon, mais pour y avoir vraiment trop manqué de chance. Je m’y étais rendu par plaisir, espérant trouver un moyen d’emprunter la machine, histoire d’aller dire bonjour à une fille que j’avais connue sous François 1er. En fait de voyage temporel, une erreur stupide m’avait contraint à rester coincé une semaine entière dans le laboratoire du personnage principal : l’un des matériaux composant la salle inhibait totalement mon pouvoir et m’empêchait de retourner dans le monde réel. Je n’ai jamais su de quoi il s’agissait, mais depuis cette date, je n’ai plus remis les pieds dans un roman de Wells. Ce type était par trop en avance sur son temps ! Je ne voyais donc pas à quel secret Jane pouvait faire allusion. J’allais le lui signifier, lorsque la réponse me frappa avec la force d’une balle dum-dum : cette semaine d’ennui profond, je l’avais passée à compulser – faute de bandes dessinées – les notes du savant.
— Même si votre mémoire est un peu défaillante, le principe de la machine à explorer le temps est inscrit quelque part, dans un coin de votre esprit, confirma Jane, comme si elle avait pu lire dans ledit esprit. L’hypnotisme devrait nous permettre de le retrouver…
— Fichtre…, soufflai-je. Si je m’attendais…
— Compte tenu du prix que mes supérieurs ont l’intention de vous offrir, je pense que votre job au sein du D.E.B.I.L.E. ne vous manquera guère… Cela dit, au lieu de tirer des plans sur la comète, on ferait mieux de chercher un moyen de sortir d’ici.
— J’ai peut-être une idée. Mais ça risque d’être dangereux et je ne suis même pas sûr de réussir.
Jane haussa les épaules. J’allais lui expliquer ce que j’avais en tête quand, jugeant sans doute que la récréation avait assez duré, l’auteur décida de faire rebondir l’action.
— Mains en l’air, tous les deux ! Et le premier qui fait un geste trop brusque, je le bute ! Je commence à en avoir assez, moi !
Passablement lasse, en effet, un peu enrouée, c’était la voix de l’inspecteur Ian Ammar.