CHAPITRE XII

La tête de Napoléon Premier, quand il vit arriver Blücher à la place de Grouchy, n’était rien à côté de la mienne en cet instant précis. Et je sais de quoi je parle : j’y étais !

Admettez que la chose est un peu forte : je me démène pendant des heures et des heures, risquant ma peau, ma réputation, usant de tous les stratagèmes pour sauver une femme que je ne connais même pas ; j’affronte des tueurs, des infirmiers, des canis[51], des vigiles, un psychopathe, trois ratons laveurs, et quand enfin – sans trop comprendre comment, je l’avoue –, il semble que j’aie réussi, que se passe-t-il ? Je me fais engueuler ! J’ai beau avoir pour principe une courtoisie de bon aloi envers toutes les femmes, un chapelet de grossièretés me vint soudain aux lèvres : les plus preux chevaliers, eux aussi, en ont parfois marre d’être pris pour des poires !

— Inutile de proférer des obscénités, dit ma belle inconnue en se redressant. Ça ne résoudra pas vos problèmes.

— Bon, d’accord !

Faisant fi de mes douleurs, je m’assis au milieu de la pièce, dans une approximative position du lotus. Je joignis les mains.

— Je vous préviens, déclarai-je, sans m’adresser à quiconque en particulier. Soit quelqu’un m’explique très vite ce qui se passe en s’arrangeant pour être convaincant, soit je reste assis là, je ferme les yeux, et je marmonne « Om Mani Padme Om » sur un air de cha-cha-cha jusqu’à ce que le soleil se transforme en naine blanche !

— Ou jusqu’à ce que les frères Karamazov vous abattent…

Je dressai l’oreille tout en levant les yeux. Ma belle inconnue descendit de sa table roulante et s’approcha d’une penderie. Elle en sortit une blouse blanche dont elle couvrit une nudité qui, quoique photogénique, ne favorisait pas les discussions décontractées. Quand elle se tourna vers moi, blouse encore entrouverte, je remarquai qu’elle avait une petite tache de naissance sous le sein droit. Un détail qui prend toute son importance quand on sait que cette tâche, je l’avais déjà vue. Mais où ? Je perdis une bonne demi-seconde à tenter de me rappeler le visage de toutes les femmes que j’avais pu contempler en tenue légère, puis une autre à abandonner cette idée stupide.

— Que savez-vous des frères Karamazov ? interrogeai-je, revenant à des préoccupations plus concrètes.

— La même chose que vous, Chris. Plus le fait qu’ils se sont introduits dans ce roman sur ordre exprès de leur supérieur – qui se trouve aussi être le vôtre, n’est-ce pas ?

— Le colonel…, murmurai-je.

Bon sang ! Il avait fallu que je sois complètement aveugle pour ne pas comprendre avant : le colonel avait lâché les deux comiques à mes trousses avec mission de m’éliminer. Mais pourquoi, au nom du ciel, pourquoi ? Gros Nounours avait-il l’intention de… Je me figeai. Penser au colonel avait provoqué en moi une association d’idées stupide et, soudain, je venais de me remémorer l’endroit où j’avais vu la tache de naissance. Mais c’était impossible…

Ma belle inconnue dut lire dans mon regard que je l’avais reconnue. Ses mains volèrent jusqu’à sa nuque et, lentement, décollèrent le masque de caoutchouc qui lui conférait ses traits de star. Une masse de cheveux blonds remplaça la masse de cheveux bruns, encadrant un visage qui – démentant mes souvenirs – n’avait rien à envier à celui de Gene Tiemey. Sans doute parce qu’il lui manquait la stupidité crasse qui le parait habituellement.

— Guy laine…, balbutiai-je, éberlué. Qu’est-ce que vous fabriquez ici ?

— Je discute avec un imbécile qui ne mérite pas la peine qu’on prend pour le sauver !

— Me sauver ? Mais c’est moi qui suis censé…

— Oh, je vous en prie, Chris ! Vous n’allez quand même pas me faire le coup des rôles classiques. Grâce à vous, nous sommes passés de la littérature populaire à l’absurde total en moins de cinquante pages. Pour peu que la malchance s’en mêle, on tombera bientôt dans le roman d’avant-garde, voire dans le néo-formalisme. Alors, remisez vos clichés et écoutez-moi cinq minutes !

— Très bien, capitulai-je. Je suis tout tout ouïe.

Ce fut sans doute pour tester ma sincérité qu’une explosion gigantesque secoua à cet instant tout le bâtiment. Je n’avais pas menti : je l’entendis. Une deuxième lui succéda, puis une troisième. Autour de nous, les murs commencèrent à se fissurer, le plafond à se lézarder. Un peu de poussière de plâtre tomba sur moi, suivie de débris plus importants.

Je ne cherchai pas à comprendre : bondissant sur Guylaine, je la renversai en arrière et la poussai sous la table roulante dont elle avait auparavant occupé l’étage supérieur, lui faisant – conforme à la tradition – un rempart de mon corps. J’ai toujours pensé qu’il faudrait créer un troisième sexe dont les membres auraient pour vocation de faire un rempart de leur corps aux hommes en faisant un du leur aux femmes[52]. Nul ne s’y étant décidé, je reçus donc une bonne partie de la clinique sur le dos, malgré la protection relative apportée par la table.

Quand la chute des gravats cessa, j’étais endolori, enfoui sous ce qui me semblait représenter plusieurs tonnes de matériaux de construction divers, mais je n’avais pas l’impression que mes os fussent brisés. Quant à Guylaine, elle ne bougeait pas. Avait-elle été assommée ? Tuée ? Je voulus tâter son pouls. Les poignets et le cou étant inaccessibles, je me rabattis sur la source des battements.

— Chris ! lança la voix sèche de la secrétaire du colonel.

— Dieu soit loué, vous êtes vivante !

— Chris, votre main !

— Oui ?

— Vous savez où elle se trouve ?

— Au bout de mon bras, je suppose…

— Elle est sous ma blouse et vous ne l’ignorez pas, espèce de héros à la manque !

Je réalisai alors à quel point mon attitude était équivoque – consciemment, veux-je dire, mon inconscient s’étant sans doute rendu compte de la chose depuis longtemps et s’en délectant sans honte.

— Excusez-moi, dis-je, rengainant l’objet du délit. Je tenais seulement à m’assurer que votre cœur battait encore. Nous sortons ?

Je n’attendis pas une réponse prévisible pour commencer à m’extraire des gravats – pas si lourds que ça, puisque je les soulevai sans peine[53].

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Guylaine en se relevant.

— Je crois que l’immeuble s’est écroulé…

Elle poussa un profond soupir et fit une remarque désobligeante au sujet de mon sens de l’observation.

— Plus personne bouger seulement petit doigt ! dit soudain une voix de fausset, tandis que nous nous époussetions. Sinon mon frère et moi, être obligés transformer tout le monde en bouillie tellement infâme que même felis catus en avoir la nausée. Pas vrai, Youkaïdi Ivanovitch ?

— Vrai, Youkaïda Mikhaïlovitch !

Toque de fourrure inclinée sur l’oreille, épais manteau en cuir retourné, mitraillette en main, les frères Karamazov nous tenaient en joue. Leurs faces jumelles de crétins congénitaux se paraient du même sourire béat.

— Pétards amusants, vous pas trouver ? demanda Youkaïdi.

— Pétarade encore plus amusante, Youkaïdi Vassilievitch ! appuya son frère.

— Z’avez une idée, vaillant héros ? me souffla Guylaine.

— Pas jouer aux camarades et aux dissidents[54] ! prévint l’un des deux affreux. Mettre gentiment petits bras en l’air jusqu’à ce qu’eux gratter étoiles derrière genoux.

— Impossible, rétorquai-je. Il fait encore jour.

— Pas discuter ! aboya l’autre. Ou Youkaïda Fedorovitch et moi devenir chatouilleux sur gâchette, par la barbe de Lénine !

— Hé ! lançai-je. Si vous êtes vraiment frères, comment expliquez-vous que vous n’ayez pas le même père et que le nom de celui-ci change à chaque fois que vous vous adressez la parole ?

Je vis leurs épaules s’affaisser à mesure que leurs yeux s’agrandissaient. Ils se regardèrent, nous oubliant un peu.

— Qu’est-ce que lui dire, Youkaïdi Gradubidovitch ?

— Pas savoir, Youkaïda Machinchosovitch !

Il ne m’en fallut pas plus : mettant à profit leur instant de distraction, je tirai mon hochet, le braquai sur eux, m’aperçus que je n’avais plus de munitions (satané QQ !) et rangeai l’engin.

— Vous êtes agent secret, vous ? interrogea Guylaine.

— Mon père être ton père, Youkaïdi Pasmoiléponjovitch !

— Et le mien le tien, Youkaïda Taklagueulovitch !

Furieux, je saisis mon stylo-bille et le décapuchonnai. Comme prévu, l’innocent cylindre de plastique dur se transforma illico en tronçonneuse à lame géante : de quoi trancher d’un seul coup un chêne millénaire.

— Ah, ah ! m’exclamai-je. À moi de rire, maintenant ! Dès que j’aurai branché cet engin, je vais…

Je m’interrompis en plein élan. Branché… La prise de la tronçonneuse traînait sur le sol couvert de gravats, symbole parfait d’un destin par trop facétieux.

— JE VAIS TUER QQ ! hurlai-je à pleins poumons, balançant au loin l’objet inutile et bête avant de m’effondrer à genoux, saisi par une crise de larmes nerveuse.

Ce fut l’explosion de la boule puante hyper-concentrée qui me sortit de ma torpeur. D’où je me trouvais, l’odeur était déjà insupportable. Pour les frères Karamazov, aux pieds desquels la boule avait répandu ses gaz asphyxiants, c’était l’enfer. Pliés en deux, les mains crispées sur l’estomac, ils dégurgitaient un petit déjeuner qui me sembla copieux.

— Restez pas planté là ! me cria Guylaine. Venez ! Vite ! Les effets de ce truc-là ne sont pas éternels…

Je la suivis sans réfléchir. Dans l’état actuel des choses, elle était plus à même que moi de dominer la situation. Nous parcourûmes quelques centaines de mètres en une course effrénée, puis Guylaine s’immobilisa. Introduisant le pouce et l’index dans sa bouche, elle saisit ce que je pris tout d’abord pour une couronne, mais que je ne tardai pas à identifier comme étant un dé à coudre.

— Vous en avez emmené un ! C’est fabuleux !

— Je l’ai chipé dans le labo de QQ, m’expliqua-t-elle en chaussant le petit objet sur le majeur de sa main droite.

Elle en frappa le sol à trois reprises puis fit un bond en arrière. Il se matérialisa comme par enchantement, identique à mon souvenir : lui, l’hélicoptère à double rotor inversable, le chef-d’œuvre de QQ, un engin défiant toute description[55].

Nous sautâmes à son bord d’un même élan, et Guylaine s’installa aux commandes. L’hélico ne tarda pas à prendre son essor, nous emmenant loin des petites tracasseries de l’existence.

— Je n’arrive pas à croire que c’est vous, dis-je sur un ton badin, me remettant lentement de mes émotions. Vous savez que je n’avais jamais fait attention à vous auparavant. Je n’avais jamais remarqué à quel point vos…

— Laissez tomber le baratin et jetez un coup d’œil dans le rétro !

J’obéis, bénissant QQ d’avoir songé à équiper sa création de cet accessoire essentiel. Aussitôt, ma bonne humeur toute neuve s’évanouit : un autre hélicoptère à double rotor inversable venait de s’élever derrière nous. Les frères Karamazov avaient tout prévu.

— J’ignore ce qu’est ce machin, mais on dirait de l’artillerie lourde…

Je compris vite à quoi elle faisait allusion. Par l’une des trois cent quatre-vingt-douze ouvertures que comptait l’engin des tueurs, un canon de grande taille venait d’apparaître.

— Merde ! Prenez de l’altitude, vite ! Moi, je sais ce que c’est : j’en ai utilisé un une fois, dans un roman de S.-F.

Elle nous fit regagner une petite centaine de pieds, avant de poser la question qui la démangeait :

— On peut savoir ?

— C’est un désintégrateur, répondis-je au moment où notre hélicoptère se désintégrait.

Je la saisis à bras-le-corps, avant que la chute libre ne nous sépare.

— Accrochez-vous à moi : j’ai un parachute !

Tandis qu’elle se pendait à mon cou, je libérai une de mes mains et saisis l’ours en peluche. Voilà ce que n’avaient pas prévu les tueurs !

— Veni, vidi, vici[56], déclarai-je à haute et intelligible voix.

Il ne se passa rien. Comprenant que j’étais victime d’une confusion, je fis une nouvelle tentative.

— Errare humanum est[57] !

Rien… Je fus pris d’une envie soudaine de planter sauvagement mes dents dans la gorge du nounours.

— Alors ? Qu’est-ce que vous attendez ? s’impatienta Guylaine.

— Gna, gna, gna ! répondis-je, trop énervé pour m’exprimer autrement.

— Vous vous êtes mordu la langue ?

Je secouai la tête. Le sol se rapprochait rapidement.

— Vous avez oublié le mot de commande ?

Cette fois, j’acquiesçai. Elle haussa les épaules, autant que faire se pouvait dans sa position.

— Alors, nous sommes perdus ! dit-elle calmement. Alea jacta est…[58].

— C’est ça ! criai-je. Vous êtes merveilleuse, c’est ça : Alea jacta est !

Le nounours s’ouvrit pour laisser passer la toile blanche d’un parachute de fortune, dont les sangles vinrent d’elles-mêmes se nouer autour de mon torse. Bien que notre chute n’ait été freinée que tardivement, nous n’eûmes aucun mal à nous recevoir en douceur[59], dans un pré où paissaient de paisibles ovins.

Aussitôt, je dénouai les sangles et me débarrassai du parachute que je roulai en boule avant de commencer à l’enterrer.

— La guerre est finie depuis plus de quarante ans, me rappela Guylaine.

Elle avait raison. Je donnai un coup de pied affectueux au petit tas de tissu qui nous avait sauvé la vie.

— Maman ! cria le parachute.

— Cessez de faire le gamin, Chris. Regardez plutôt !

Elle désignait le ciel, où des oiseaux chantaient, peu gênés par les quelques nuages qui masquaient parfois le soleil. Par ailleurs, l’hélico des frères Karamazov nous fonçait dessus en piqué (avantage du double rotor inversable). Les tueurs arrivaient pour la curée. Une idée me traversa l’esprit : et si seule la fonction M 16 du hochet était épuisée ? Empli d’un fol espoir, je sortis l’arme et en ôtai la boule bleue.

Aussitôt je tombai en avant, emporté par le poids du canon de 75.

Retrouvant avec peine mon équilibre, je visai posément l’engin des deux affreux. Puis j’appuyai sur la détente.

L’hélicoptère explosa.

Le hochet explosa.

Ma tête explosa.