CHAPITRE XI

À moins d’avoir été victime d’une hallucination ou d’une incroyable ressemblance, j’étais bien confronté aux chiens de garde des services secrets. Or j’étais sûr que le roman de Jinglebell ne faisait nulle part mention des frères Karamazov. Cela signifiait qu’ils s’étaient introduits dans THE LACE THAT MUST DIE par leurs propres moyens. À ma connaissance, j’étais la seule personne du globe capable d’accomplir une telle performance. Sachant néanmoins la science moderne prompte aux prodiges, je ne réfutai pas l’hypothèse. Mais le niveau intellectuel des frères Karamazov touchait au mongolisme – raison pour laquelle on avait voulu les chasser de leur propre roman : ils n’auraient jamais pu concevoir une telle merveille de technique. Dans le monde entier, il existait un seul cerveau assez tordu pour transformer un concept totalement irrationnel, délirant, en lois physiques. Ce cerveau, c’était celui de QQ. Et si mon fabricant favori avait découvert un moyen de simuler artificiellement mes pouvoirs, il n’avait certainement pas pu s’empêcher d’en faire part aux services secrets, lesquels s’étaient probablement emparés de l’invention. Mais pourquoi ne m’avait-on pas prévenu ? J’ai horreur des licenciements sauvages.

Peut-être les frères Karamazov avaient-ils réquisitionné l’appareil à leur profit ? Ils ne m’aimaient guère ; une occasion de me supprimer en douceur avait pu les séduire.

Je cessai de penser aux tueurs. Il y avait plus urgent. Garant la limousine dans des fourrés, je me rendis à pied jusqu’à la clinique, fis un grand détour pour arriver par-derrière. Le mur de pierre n’était pas très haut et présentait suffisamment d’aspérités pour pouvoir être escaladé.

En deux temps, trois mouvements, je me retrouvai au sommet. Là, je m’immobilisai, tandis que résonnait un grognement extrêmement antipathique. Un canis ferocius[45] de la pire espèce m’attendait à l’arrivée. Les crocs que découvraient ses babines retroussées ne me donnèrent pas envie de faire plus ample connaissance avec lui.

Je cernai la situation d’un œil appréciateur. Du haut du mur, je pouvais bondir sur les premières branches d’un vieux pommier, exécuter une cocasse pirouette, puis me propulser jusqu’à la cime du sapin voisin, me laisser redescendre à mi-hauteur avant de sauter, rebondir une première fois sur la bassine retournée, une seconde sur le tuyau d’arrosage pour enfin atterrir en douceur sur le toit de la clinique. Le reste ne serait qu’un jeu d’enfant. Je pouvais aussi tenter de franchir le mur à un autre endroit, la chaîne du chien ne dépassant pas les trois mètres. Mais j’étais pressé. Quoiqu’un rien plus complexe, la première solution offrait l’avantage de la rapidité.

Je m’accroupis, me ramassai sur moi-même, puis bondis. Impossible de manquer la branche.

Je ne la manquai pas. Mais, au moment où je prenais appui sur elle, elle se brisa à la base. « Qu’à cela ne tienne ! me dis-je. C’est sans doute l’un de ces passages où le lecteur frissonne en croyant que le héros va tomber. Mais au dernier moment celui-ci se rattrape. »

Me souvenant de mon entraînement de trapéziste, je fis pivoter tout mon corps, cul par dessus tête, et réussis à saisir au creux des genoux une branche voisine de celle qui m’avait fait faux bond.

Elle se cassa aussi.

« Je hais les auteurs populaires », pensai-je en tombant en chute libre.

J’atterris sur le canis chiantus[46] qui poussa un aboiement de douleur. Un peu étourdi, il m’oublia. Pendant environ une demi-seconde. Ensuite, il recommença à grogner. Son œil de tueur posé sur moi me donna l’impression d’être un felis coincibus[47]. Contrairement à l’animal précité, je ne fis cependant pas front.

Je n’ai jamais eu le feeling avec les canis, quels qu’ils soient. Je tournai les talons à toute vitesse et me précipitai vers le mur, seul endroit susceptible de me fournir un abri rapide. Tel un lézard, j’escaladai la paroi en moins de temps qu’il n’en faut pour dire : « tire-toi, sale bête ! », mais tout de même en plus de temps qu’il n’en fallut au canis mordicus[48] pour me rattraper. Il y eut un craquement sinistre – celui de mon pantalon qui cédait à l’assaut des crocs – puis un hurlement étouffé – le mien. Lorsque je réussis enfin à me hisser en haut du mur, il me manquait un morceau de fesse.

Les accessoires faisant preuve d’une évidente mauvaise volonté, je me résolus à adopter la deuxième solution. Comme un funambule, je commençai à arpenter le sommet du mur.

Ce fut quand les pierres se mirent à rouler sous mes pieds que je compris l’ampleur des perturbations apportées par mes soins à la structure interne de ce roman. Les trucs classiques de héros commençaient à foirer : c’est un signe qui ne trompe pas.

Une portion de mur s’écroula sous moi. Résolu pourtant à tout tenter, je me jetai en avant. Mes mains prirent appui sur une pierre encore solide ; je virevoltai et, d’une détente prodigieuse, me propulsai jusqu’à un endroit stable. Je retombai à califourchon sur le mur sans une égratignure.

À califourchon ?

La douleur qui envahit mon fessier mâchouillé me fit pousser un hurlement d’agonie[49]. Pire, elle m’entraîna à un mouvement inconsidéré. Déséquilibré, je ne pus me retenir : je dégringolai au bas du mur en moins de temps qu’il n’en faut à un bûcheron canadien pour crier : « Timber ! » – à l’extérieur de la propriété, bien entendu.

Je poussai un nouveau cri en atterrissant : ma cheville gauche, sans doute emportée par l’ambiance, se tordit. Je roulai sur le sol, diagnostiquant une entorse avant même d’avoir pu examiner les dégâts. Mes premiers jurons furent étouffés par de la terre. Une malchance déplaisante semblait s’acharner sur moi…

Au moment où je tentais de me relever, une sirène du plus pur style « alerte » retentit à l’intérieur de la clinique. Je recrachai la terre que j’avais avalée, puis me hissai à la verticale en m’appuyant au mur. Ma première tentative pour poser le pied gauche par terre ne donna pas les résultats escomptés. Je grimaçai. À cloche-pied, je massai lentement mes chairs endolories. Rien à faire : il fallait attendre que ça se remette. Dans l’intervalle j’allais devoir me résoudre à boiter et à souffrir le martyre. Un bandage m’aurait aidé à marcher, mais je n’avais rien sous la main pour en confectionner un. Faisant partie des héros élégants, je ne pouvais m’abaisser à déchirer ma chemise : mon image de marque en eût souffert.

J’en étais là de mes réflexions, quand j’entendis des pas s’approcher, accompagnés d’aboiements frénétiques. Avec mon entorse, je n’avais pas une chance de leur échapper. Il fallait improviser. Je m’allongeai par terre, près du mur effondré, coinçant avec précaution ma jambe sous quelques pierres.

— Au secours ! criai-je à pleins poumons. À l’aide ! J’ai la jambe cassée ! Oh, mon Dieu, que je souffre !

La course des cerbères s’accéléra. Je ne tardai pas à voir déboucher, de chaque côté, deux hommes et un chien venant apparemment de faire le tour de la propriété.

— Aidez-moi, je vous en prie ! récidivai-je, adoptant le rôle ingrat de l’innocent torturé.

Prudent, un homme de chaque groupe s’approcha de moi, tandis que les deux autres restaient en retrait, retenant les chiens.

— Qu’est-ce que vous foutez là ? m’apostropha l’un des deux types.

À cet instant, je remarquai le fusil que tous quatre portaient en bandoulière : des vigiles.

Je poussai un soupir de satisfaction que je m’efforçai de rendre douloureux. Des vigiles… Après les militaires, on ne pouvait espérer meilleurs réceptacles à calembredaines. Une observation rapide me conforta dans mon opinion : front bas, épaules larges, moustache en balai de crin, regard bovin…

— Tirez-moi de là-dessous ! Je vais tout vous expliquer.

Comme ils obtempéraient, sans cesser de me dévisager avec suspicion, j’embrayai :

— Je suis le comte Brian de l’Aristyd. J’ai eu un accident d’avion. Je pilotais mon appareil personnel au-dessus de la région, quand mes moteurs se sont enflammés. J’ai sauté et atterri sur votre mur qui, soit dit en passant, aurait fort besoin d’être ravalé.

— Où est votre parachute ? interrogea l’un d’eux, sans doute le cerveau du groupe.

— Il a été déchiqueté par un vol d’oiseaux migrateurs. Heureusement, j’ai réussi à m’en débarrasser avant qu’il ne s’entortille autour de moi.

— Vous êtes tombé de quelle hauteur ? s’étonna un autre.

— À peu près mille pieds. Mais j’ai ricoché sur le dos d’un aigle royal. Ça a ralenti ma chute.

Convaincus par mes explications, les vigiles devinrent alors souriants. Ils dégagèrent ma jambe et m’aidèrent à me relever, me soutenant par les aisselles.

— Vous avez de la chance, dit l’un d’eux. C’est une clinique, ici. On va pouvoir s’occuper de votre jambe.

Ce fut ainsi que je réussis finalement à pénétrer chez Brand Newcock, par l’entrée principale, une fesse appuyée sur les mains croisées de deux vigiles, l’autre dans le vide pour cause de morsure douloureuse.

Les cerbères m’emmenèrent auprès d’une jeune et charmante infirmière – ce qui me changeait des modèles aperçus à l’hôpital – puis retournèrent vaquer à leurs occupations.

Sans me poser de questions, la jeune femme désinfecta ma plaie postérieure et la pansa, avant de serrer ma cheville dans une bande élastique. Je ne pouvais pas encore espérer gagner un marathon, mais du moins la douleur était-elle moins forte.

— Il ne semble pas y avoir beaucoup de malades dans votre clinique, remarquai-je avec mon plus beau sourire.

— En ce moment vous n’êtes que deux, acquiesça-t-elle.

— Une autre cheville foulée ?

— Non, une intoxication alimentaire. Le Dr. Newcock procède au lavage d’estomac dans la salle des urgences.

Elle eut un petit geste pour désigner la pièce voisine. Comme je le soupçonnais un peu, Newcock avait purement et simplement inventé l’affliction de ma belle inconnue pour se débarrasser de moi. Elle était bel et bien empoisonnée par les helix pomatias.

— Le docteur opère seul ? demandai-je, faisant mine de tester ma cheville tout en me rapprochant subrepticement de l’infirmière.

— Oui. Ça m’a d’ailleurs étonnée. D’habitude, il ne…

Mon coup de poing la toucha au menton. Pas assez fort pour la blesser, suffisamment pour la plonger dans l’inconscience. Sans me soucier de retenir sa chute, je ressortis dans le couloir et courus en boitillant jusqu’à la pièce attenante. EMERGENCIES, annonçait un écriteau. C’était bien là.

Je me reculai un peu pour me jeter sur la porte. Celle-ci – détail que j’avais négligé – était battante et ne m’opposa pas la moindre résistance. Je découvris en un instant la scène que je redoutais : Newcock armé d’un rasoir, bras levé pour frapper, au-dessus du corps inerte de la jeune femme, allongée nue sur une petite table roulante. Emporté par mon élan, je percutai cette dernière, la propulsant en avant. Allongé malgré moi sur deux jambes parfaites, le nez à la hauteur d’un nombril émouvant, je reçus le coup de rasoir destiné à ma belle inconnue. La lame acérée, un rien freinée par la surprise, n’en trancha pas moins la toile de mon pantalon pour venir entailler ma fesse intacte.

La table s’immobilisa en défonçant la vitrine d’une armoire où s’alignaient fioles et bouteilles diverses. Une odeur douceâtre s’éleva. La jeune femme ne bougeait toujours pas, mais du moins avais-je pu m’assurer qu’elle était toujours en vie.

Je me retournai pour faire face à Brand Newcock. Cette fois, il ne me reconnut pas : visiblement perdu dans les méandres de son esprit malade, il m’observait d’un regard fixe. Dans sa main, le rasoir tremblait légèrement.

— Posez ça, mon vieux, tentai-je de le raisonner. Je suis plus grand, plus fort et plus intelligent que vous. Vous n’avez aucune chance !

— Il faut que je la tue, dit-il d’une voix blanche. C’est ma mère, vous comprenez ?

— Oui, bien sûr, répondis-je sans avoir rien compris.

— Elle est méchante, vicieuse !

Son ton devint celui, larmoyant, d’un enfant battu.

— Tous les soirs, elle me fait porter un habit de dentelle et elle m’oblige à tenir la chandelle pendant qu’elle se prostitue. Il faut que je la tue.

— Si c’est une affaire de famille, c’est différent, acquiesçai-je. Allez-y !

Je lui cédai le passage. M’ignorant totalement, il s’approcha de la table roulante. Je saisis par le goulot une bouteille encore intacte et la lui abattis sur la tête. Elle se brisa en mille morceaux, tandis que son contenu – sans doute un acide puissant – se répandait sur la peau du médecin psychopathe, créant de jolies volutes de fumée âcre. Newcock n’était de toute façon pas en état de s’en rendre compte : il avait rejoint les bras de Morphée.

Je tâtai avec soin ma fesse nouvellement blessée. Elle saignait à peine : la coupure était superficielle. Je n’en étais pas soulagé pour autant, car je me trouvais face à un problème de taille : pour intacte qu’elle fût, ma belle inconnue n’en était pas moins intoxiquée et pouvait mourir d’un instant à l’autre. Or, si je disposais probablement de tout le matériel adéquat, je n’avais pas la moindre idée sur la manière dont il convenait de s’y prendre pour exécuter un lavage d’estomac[50].

J’observai un instant la jeune femme étendue, essayant de ne pas céder au voyeurisme pour me concentrer sur ma tâche. Mes maigres connaissances médicales m’amenèrent à une conclusion tout aussi émaciée : elle avait mangé, il fallait qu’elle vomisse. Pour cela, je ne voyais que deux moyens simples.

Espérant pouvoir éviter les coups de poing, je m’approchai d’elle et tentai de lui ouvrir la bouche, avec la ferme intention de lui coller deux doigts dans la gorge.

Elle me mordit !

— Arrêtez de faire l’imbécile, Chris ! dit-elle. Ça vous changera.