CHAPITRE IX
Je revins dans les environs du restaurant, remâchant mes remords. Roulant tous feux éteints – puisqu’on était en plein jour – je me garai au bout de la rue et observai le remue-ménage. Ammar n’avait pas cherché à me suivre. Je supposai que son excuse était de ne pas vouloir risquer la vie d’un témoin important : Georgia. Trois voitures de police étaient garées devant l’établissement. Une dizaine de « Bobbies » fouillaient les environs. L’un d’eux arrivant à portée de voix, je le hélai et lui demandai ce qui se passait.
— On a failli pincer l’assassin au rasoir, me dit-il sans méfiance. Vous ne devriez pas rester dans le coin. Il pourrait y avoir des coups de feu.
— Je ne risque rien, répliquai-je. Apparemment il ne tue que des femmes.
— Il n’est pas seul, m’expliqua le policier. Il y a plus d’une dizaine de mes collègues dans le coin.
— Effectivement, dis-je. Le quartier n’est pas sûr…
Au moment où j’allais m’éloigner pour ne pas éveiller les soupçons de ce brave fonctionnaire, j’entendis la sirène d’une ambulance. Quelques instants plus tard, le véhicule de secours s’arrêtait en catastrophe près d’une des voitures de police.
— Vous avez eu des blessés ? demandai-je, rappelant mon innocent informateur.
— Non, c’est autre chose. Une jeune femme qui s’est trouvée mal en déjeunant. L’émotion, sans doute… On va l’emmener à l’hôpital.
Ma belle inconnue ! Comme je le craignais, on lui avait servi une autre assiette. Mais j’avais peut-être encore une chance de la sauver !
— Dites, je lis les journaux comme tout le monde, mais ils ne donnent guère de précisions. C’est toujours l’inspecteur Ian Ammar qui s’occupe du tueur ?
— Toujours, oui. Il est d’ailleurs ici-même en ce moment.
Je vis un brancard ressortir de L’helix Pomatias Rangé des Salades. Même de loin, je reconnus le visage convulsé qui émergeait des draps blancs.
— Et il va bien ? m’informai-je, démarrant la limousine.
— Très bien, oui.
Son regard s’alluma.
— Pourquoi ? Vous le connaissez ?
— Non, je suis l’enquête avec passion, c’est tout. Vous lui souhaiterez bonne chance de la part de John Smith. Au revoir !
Je laissai mon interlocuteur sur le bord du trottoir pour suivre l’ambulance qui s’éloignait.
Un détail m’échappait : Ammar et Georgia avaient eux aussi consommé des helix pomatias. Pourtant ils ne semblaient pas s’en porter plus mal. Je ne me souvenais même pas que le bouquin fît mention d’une quelconque aigreur d’estomac. Ma belle héroïne devait être affligée d’une allergie ou quelque chose comme ça. De toute façon, je n’étais pas médecin. Mais à l’hôpital, il devait être possible de trouver une personne ou deux exerçant cette profession : si je réussissais à leur communiquer les causes du malaise, elles n’auraient pas besoin d’examens et pourraient peut-être intervenir à temps.
Filer une ambulance présente un avantage : on n’est absolument pas incommodé par les encombrements. Si on réussit à la suivre d’assez près, elle trace un chemin rêvé entre les contrariétés. Bien sûr une telle filature n’est guère discrète mais la discrétion n’était pas mon but principal : je restai collé à la Mercedes – car c’était une Mercedes – pare-chocs contre pare-chocs, sans me soucier des signes ni des injures qu’on me prodiguait, jusqu’à l’hôpital. Celui-ci était situé près du British Muséum, autrement dit il nous fallut traverser une bonne moitié de la ville. Que l’on n’eût pas trouvé d’hôpital plus proche semblait étrange. Puis je me rendis compte que, pour la première fois, je venais de quitter le trame du roman, abandonnant tous les personnages principaux pour suivre une figurante qui ne devait plus apparaître dans le livre. Désormais je n’aurais plus de garde-fou. Il pouvait se produire n’importe quoi.
Dès notre arrêt devant la porte des urgences, deux infirmiers sortirent de l’ambulance et – sans doute habitués à travailler ensemble – eurent la même réaction : ils s’approchèrent de ma limousine, en ouvrirent la portière et m’en extirpèrent par la peau du cou.
— Dis donc, espèce de crétin, tu te prends pour qui ? aboya le premier.
— Laisse-m’en un morceau, Joe !
— Arrêtez ! criai-je, excédé. Faites votre travail plutôt. Je sais de quoi souffre la jeune femme que vous transportez. Je veux voir son médecin !
— Si c’est pour une bonne cause, c’est différent, dit le premier infirmier. Passez par l’entrée principale, expliquez-vous à la réception et…
— On lui fait pas sa fête, Joe ?
— Laisse-moi terminer, Marty, tu vois bien que je n’ai pas fini.
Il se retourna vers moi.
— Et ne te trouve plus jamais sur mon chemin, espèce de taré ! Voilà, j’ai fini !
Sur ce, il me relâcha ou plutôt me balança au sol. J’exécutai une chute avant correcte, quoique je fusse gêné par le canon de mon M 16 qui raidissait ma manche. Sans demander mon reste – je n’avais pas envie de faire un scandale et, d’autre part, ils étaient deux, plus grands que moi – je me relevai et filai vers la porte vitrée indiquée par l’infirmier. Derrière celle-ci se trouvait un guichet, et derrière le guichet une infirmière bedonnante, entre deux âges mais tout de même plus près du second.
— Bonjour, madame, me précipitai-je, haletant. On vient de recevoir aux urgences une jeune femme souffrant d’un empoisonnement. Je sais de quoi il s’agit. Je voudrais voir le médecin qui va s’occuper d’elle.
— Le nom de cette jeune femme ? demanda-t-elle en ouvrant un registre.
— Je n’en sais absolument rien ! Je venais de la rencontrer. Mais je sais qu’elle souffre d’une intoxication aux helix pomatias. Il faut absolument en informer son médecin.
— C’est que je ne sais pas si je peux…
Elle me fit signe d’attendre un instant, puis alla consulter une collègue qui sortait d’un ascenseur, lui expliquant son problème. Ce fut la seconde, obèse et positivement au-delà du second âge précédemment mentionné, qui revint vers moi.
— Le docteur ne peut pas vous recevoir pour l’instant. Il est en consultation. Et juste après, il se rendra auprès de la patiente qui vous intéresse.
— Il faut que je le voie avant ! Ou au moins qu’on lui fasse tenir un message !
— C’est impossible, monsieur. Si vous n’êtes pas parent de la patiente, le règlement nous interdit de…
— Mais qu’est-ce que c’est que ce règlement stupide ? Je suis ici pour sauver une vie humaine.
— Et moi, monsieur, je suis dans cet hôpital pour y maintenir l’ordre ! Alors, si vous souhaitez voir le docteur, je dois en référer à mon supérieur, qui à son tour en référera au sien, lequel se permettra peut-être d’aborder l’assistante du docteur. Ensuite ce ne sera plus qu’une question d’heures.
Elle me mit de force un papier bleu dans les mains.
— Si vous voulez bien remplir ce formulaire de demande en quatre exemplaires, je me ferai un plaisir de le transmettre à qui de droit.
— Très bien, rétorquai-je en souriant, luttant pour ne pas hurler. Par ailleurs, dites-moi : l’étage des urgences, c’est bien le troisième ?
— Non, le deuxième, pourquoi ?
Je ne me souciai pas de lui répondre. Elle avait encore la bouche ouverte que je courais déjà à toutes jambes vers l’escalier. Je grimpai les cinq premières marches d’un coup puis repris une allure plus raisonnable, en me disant que tomber ne servirait pas à grand-chose, même dans un hôpital.
Dès le premier palier, les choses se gâtèrent. Sans doute alertés par les cris d’orfraie de ma précédente interlocutrice, des gens commencèrent à surgir de tous côtés, l’air affolé. Je me débarrassai des premiers avec le truc classique : « Il est parti par là ! », mais ma chance n’allait pas durer.
Dès que je débouchai dans le service des urgences, trois infirmières se précipitèrent vers moi pour m’informer, la première que ce n’était pas l’heure des visites, la deuxième que je n’avais rien à faire là, et la troisième qu’elle allait appeler si j’insistais. Les ignorant superbement, je me mis à courir dans le corridor du service, cherchant une porte dont l’écriteau annoncerait : Docteur Quelque Chose.
Alors, ce que je craignais le plus arriva. Jaillissant devant moi comme deux diables de leur boîte, apparurent les deux infirmiers aux allures de gorilles que j’avais déjà eu l’heur de croiser.
— On lui fait sa fête, Joe ?
— Y a des chances, Marty.
J’essayai de les éviter. Faire demi-tour n’aurait servi à rien. Fonçant comme un dératé, tête en avant, je tentai de forcer le passage. Mon crâne rebondit sur un coussin abdominal solide. À moitié assommé, je serais parti en arrière si une main impérieuse ne m’avait retenu par le col de ma chemise, tandis qu’une seconde commençait à me flanquer des gifles.
— Laisse-m’en un morceau, Joe !
— Je… veux… voir… le… docteur…, balbutiai-je entre les coups qui pleuvaient sur moi.
— Allez me chercher une camisole ! cria Joe aux infirmières.
— Oui, renchérit le dragon du rez-de-chaussée qui venait d’apparaître dans le corridor. Un homme réfractaire à la procédure hiérarchique ne peut pas être totalement sain d’esprit[42].
Cette fois, je crus que c’était fini. Ma mission allait se solder par un échec sans précédent.
— Qu’est-ce qui se passe, ici ? demanda soudain une voix grave qu’il me sembla reconnaître.
— Un fou, docteur, dit Joe. Il voulait vous voir, mais on a réussi à l’intercepter.
— Mais c’est Mr. Smith ! s’exclama le médecin. Relâchez immédiatement cet homme, infirmiers.
J’eus l’impression de tomber de Charybde en Scylla. Si je m’écartais de sa trame, le roman cherchait bel et bien, lui, à me rattraper. Le médecin qui devait soigner ma belle inconnue n’était autre que Brand Newcock !
*
— Vous plaisantez, docteur ? s’emporta Joe, un bras serré autour de mon cou. On va quand même pas le lâcher. C’est peut-être un maniaque.
— Du calme, Joe, rétorqua Marty. Il vaut mieux faire ce que dit le docteur.
Avec un grognement méprisant, Joe m’envoya bouler en direction du praticien. Je réussis tout juste à m’arrêter avant de le percuter de plein fouet.
— Il faut que je vous parle, haletai-je. La jeune femme qu’on vient de…
— Passez dans mon bureau, je vous en prie. Nous serons plus à l’aise.
Je le suivis sans discuter. Après tout, même si c’était un psychopathe, il était aussi médecin. Il n’allait tout de même pas se lancer dans un massacre au rasoir devant infirmières et internes.
— Eh bien ? me demanda-t-il lorsque nous fûmes assis face à face, dans des fauteuils moelleux. Quel est votre problème, monsieur Smith ?
Je le lui expliquai. Lorsque j’eus terminé, il sourit.
— Votre sollicitude est touchante, commença-t-il. Mais vous auriez pu vous dispenser de cette démarche. Il est possible que votre « amie » ait consommé des helix pomatias putréfiés, mais ces gastéropodes ne sont pour rien dans son état présent. J’ai déjà examiné la patiente, il n’y a aucun doute : elle souffre d’une occlusion transversale du stratocumulus[43]. Une crise aiguë.
— C’est grave, docteur ? m’enquis-je, innocent.
— Il faut opérer d’urgence, mais je n’ai pas le matériel requis ici. C’est pourquoi j’ai pris des dispositions pour faire transférer cette jeune femme dans ma clinique privée, en banlieue, où je pourrai faire le nécessaire.
— En banlieue ? Vous êtes sûr de pouvoir agir à temps ?
— Ne vous inquiétez pas.
Il se leva.
— Maintenant, je vous prie de m’excuser, mais je dois aller rejoindre l’ambulance.
Une image passa devant mes yeux en un éclair. La ceinture de dentelle cousue sur le fourreau de ma belle héroïne ! Newcock n’avait pu manquer de la repérer. D’où le transfert ! Ah, ça ! pour opérer, il avait l’intention d’opérer !