CHAPITRE VIII

Lorsque j’entrai, celui que j’avais entendu nommer Manuel me tournait le dos. Vêtu d’une blouse blanche par-dessus laquelle il avait noué un tablier, il devait exercer les fonctions cumulées de garçon et de cuisinier. Présentement armé d’une cuiller en bois géante, il tentait de mêler le contenu d’une boîte de trois kilos de piment de Cayenne aux helix pomatias contenus dans un chaudron. Sur le sol gras, un monceau de coquilles vides attendaient d’être remplies. L’odeur de pourriture qui régnait dans la pièce était épouvantable.

Je n’hésitai qu’un instant. Furtif, je m’approchai et abattis mes deux poings serrés sur sa nuque. Il s’effondra sans un cri. Je le débarrassai aussitôt de son tablier et de sa blouse, avant de le tirer dans un coin de la pièce. Je finissais tout juste d’enfiler son uniforme, quand battit la porte battante de la cuisine.

— Manuel ! une cliente attend que vous preniez sa commande !

C’était une femme qui venait d’entrer – probablement l’épouse du patron moustachu –

vêtue d’une robe extravagante. Elle ne sembla tout d’abord pas remarquer ma présence, s’approcha du cuisinier allongé.

— Manuel, vous exagérez ! dit-elle sèchement. Ce n’est quand même pas le moment de dormir.

— Je vous en prie, señora ! intervins-je. Lé pauvre Manouel, il vient d’avoir oune attaque. Il est tombé dans mes bras. Jé suis son cousin, Pedro, jé vénais lui rendre visite. Il m’a demandé dé lé remplacer jusqu’à cé qu’il aille mieux. Jé vais prendre la commande…

— Mon Dieu, mais je ne peux pas vous le permettre. Vous n’êtes pas assuré.

Poussant sur l’accent espagnol et sur la bonne âme de la dame, je ne me décourageai pas :

— Jé vous en soupplie. Si le patron, il découvre qué Manouel il travaille pas, ça ira mal. Mais il s’en apercevra seulement si lé travail il est pas fait. Alors moi, jé fais lé travail et comme ça le patron il est content et Manouel aussi. S’il vous plaît, señora !

La brave femme parut flancher.

— Avez-vous une quelconque expérience du service, au moins ?

— Oh, bien sûr ! C’est dans la famille de père en fils chez nous !

— Très bien, alors. Allez-y ! Mais si Mr. Poultry apprend ça, je vous préviens que je n’étais pas au courant.

— Merci, señora, merci ! m’exclamai-je en lui baisant les mains.

Je pris le carnet de commande de Manuel et, faisant mon possible pour paraître humble, entrai dans la salle. Elle était vraiment très jolie ! La fille qu’il me fallait sauver, veux-je dire. La salle, elle, était quelconque. Un papier peint à fleurs, recouvert de quelques posters d’agences de voyage, souhaitait sans y parvenir donner un côté français à ce qui était de toute évidence un ancien pub.

M’approchant de la table de mon héroïne, je m’efforçai de tourner le dos à celle d’Ian Ammar et Georgia. L’un et l’autre pouvaient me reconnaître et je n’y tenais pas.

— Àvez-vous choisi ? demandai-je.

— Oui. Ce sera un Casa pour commencer. Ensuite je prendrai une douzaine d’helix pomatias de Bourgogne. Et puis…

— Jé souis désolé dé vous décévoir, señora, mais il n’y a plous d’helix pomatias[36].

— Oh ! s’exclama-t-elle en italien.

Je me réjouissais déjà, pensant qu’elle allait commander un autre plat et que l’affaire en resterait là, lorsque son regard se durcit.

— Garçon, c’est un véritable scandale ! Ces estimables mollusques hermaphrodites de la classe des gastéropodes, sous-classe des pulmonés et j’en passe et des meilleurs[37] figurent sur votre menu comme une spécialité. C’est de la publicité mensongère. Envoyez-moi votre supérieur !

— Ça né séra pas nécessaire, señora, tentai-je de la calmer. Lé patron il pourra pas plous que moi vous donner des helix pomatias vou qu’il y en a plous, d’helix pomatias.

— Assez de boniments, garçon ! Je veux parler au propriétaire de cette gargote.

Ledit propriétaire, attiré par les cris rageurs de la charmante mais pénible jeune femme, arrivait déjà, hélas, à la rescousse.

— Je suis à vos ordres, madame, dit-il, obséquieux. Quelque contrariété vous saisirait-elle dont nous serions le fait ?

— Si fait ! Ce garçon vient de m’annoncer que vous n’aviez plus d1 helix pomatias ! Je vous préviens que je vais écrire à Gault, tout de go. Et même peut-être au Guide Michelin !

— Nous sommes en Angleterre ! lui rappelai-je.

— Et alors ? On m’a demandé une version doublée !

— Madame, je m’inscris en faux, se rebella le patron. Ce garçon n’a sans doute plus toute sa tête.

Il me regarda de près pour la première fois.

— Et d’ailleurs, elle a changé, sa tête… Qui êtes-vous, mon ami ?

— Pedro, lé cousin dé Manouel. Manouel il a eu oune attaque, alors jé lé remplace.

Le patron eut un étrange mouvement de lèvres, puis leva les yeux au ciel.

— Disparaissez ! ordonna-t-il en m’arrachant bloc et stylo. Je servirai madame moi-même.

Sans plus s’occuper de moi, il se retourna vers sa cliente :

— Excusez-nous mais, de nos jours, il devient difficile d’être servi. Nous disions donc une douzaine d’helix pomatias de Bourgogne…

Je m’éclipsai, conscient de mon impuissance. Repassant par la cuisine, je me débarrassai de ma panoplie de serveur et ressortis du restaurant par la porte de service. Ma première tentative avait échoué, mais je ne m’avouais pas vaincu. Un héros ne s’avoue jamais vaincu[38] !

J’allais devoir procéder autrement, voilà tout. Gommant sans difficulté toute trace d’humilité de mon allure, j’entrai à nouveau dans l’établissement, par la grande porte cette fois – ce qui me permit de constater que l’enseigne proclamait : À L’helix Pomatia Rangé Des Salades.

Je jetai un coup d’œil furtif aux personnages principaux de THE LACE THAT MUST DIE. J’avais tort de m’inquiéter : Ammar et Georgia ne se quittaient pas des yeux et, n’ayant sans doute rien à se dire, se contentaient de faire « Gaaa ! » en gobant les musca domestica[39]. Il aurait fallu un regrettable concours de circonstances pour les faire réagir à ma présence.

Adoptant l’air décontracté du séducteur professionnel, j’allai directement jusqu’à la table de l’amateur féminin[40] d’helix pomatias. Par bonheur, on ne l’avait pas encore servie. Le patron devait chercher désespérément à ranimer son cuisinier.

— Bonjour, dis-je en m’asseyant face à elle. Je peux m’asseoir ?

— Vous avez un fier toupet, monsieur ! répondit-elle, à demi fâchée.

— Appelez-moi Brian ! l’interrompis-je, comte Brian de L’Aristyd, pour nous servir, ce que, soit dit en passant, on ne semble guère pressé de faire ici.

Je frappai dans mes mains.

— Allons, maître d’hôtel, madame attend sa commande. Et vous apporterez aussi un deuxième couvert ! Dépêchez-vous, mon ami, je suis pressé !

Apparemment impressionné par mon allant, le patron s’empressa de m’obéir. La jeune femme m’observait d’un œil ironique.

— On ne m’avait jamais encore fait ce couplé aussi franchement, remarqua-t-elle.

— Je suis quelqu’un de très franc, assurai-je. Aussi vrai que mon nom est Brian de l’Aristyd. Vous verrez, lorsque nous aurons déjeuné ensemble, vous m’apprécierez déjà.

Elle daigna sourire. Le patron vint prendre ma commande.

— Vous me mettrez une douzaine de… d’ostrea, pour commencer ! dis-je. Je verrai la suite plus tard.

J’avais bien failli commander des helix pomatias, mais le souvenir de leur odeur m’en avait empêché, bien que je n’eusse aucune intention de consommer ce qu’on allait m’apporter.

— Comment vous appelez-vous ? enchaînai-je.

— Supposons que je ne veuille pas vous le dire…

— Allons donc, ne faites pas semblant. Vous êtes déjà folle de moi. Aucune femme n’a jamais pu résister à mon charme irrésistible, d’où le qualificatif que je lui accole.

Elle étouffa un sourire, puis son visage se ferma. Je retrouvai le regard qu’elle m’avait adressé lorsque je jouais les garçons.

— Ecoutez, monsieur, vous commencez à…

Ce fut alors que le patron déposa devant elle sa douzaine d’helix pomatias, m’assurant que mes huîtres arrivaient. Je remarquai que son épouse apportait à Georgia et Ian Ammar le même plat frelaté, mais c’était le cadet de mes soucis. Ces deux-là pouvaient bien mourir dix fois sans que je lève le petit doigt pour les aider. Ma charmante compagne, par contre…

Je levai le petit doigt.

— Oh, quel dommage ! claironnai-je. Vous avez fait une tache sur votre robe. Regardez ! Ici !

Tandis que mon index volait vers un point situé juste entre la poitrine de la dame et sa taille – que le couturier avait pris soin de souligner d’un liséré de dentelle – mon petit doigt, dont il me semble avoir déjà fait mention, s’infiltra sous l’assiette et la renversa sur le sol, d’un mouvement si parfaitement calculé qu’il pouvait sembler maladroit.

Les helix pomatias se répandirent sur le carrelage jaunâtre du restaurant.

— Je suis vraiment désolé, minaudai-je. Mais, de toute façon, ils n’avaient pas l’air appétissants. Si nous allions déjeuner ailleurs ? Je connais justement un…

Mais la jeune femme était déjà debout. Le rouge lui était monté aux joues, ce qui lui allait très bien mais ne faisait pas vraiment mon affaire.

— Veuillez cesser de m’importuner, monsieur ! C’en est décidément trop.

Attiré une fois de plus par les ennuis comme un adolescent boutonneux par la page 3 du Sun, le patron arriva et, étudiant la scène d’un regard sagace, aboutit à la conclusion que j’étais un gêneur. Il se mit donc en devoir de me virer manu militari. J’aurais dû me laisser faire, ou bien résister un peu plus diplomatiquement, mais je commençais à en avoir assez. Je pris la chose de haut, si bien que la conversation ne tarda pas à dégénérer en échange d’insultes. Nous en serions probablement arrivés aux coups si, enfin tirés de leur mutuelle contemplation, Ammar et Georgia n’avaient levé les yeux au même instant. Il venait en effet de se produire un concours de circonstances particulièrement regrettable, dont j’avais remporté le premier prix.

— John Smith ! s’écria Georgia.

— Chris Malet ! s’étrangla l’inspecteur. Mon assassin !

À la surprise du respectable patron de restaurant, je sortis de celui-ci après avoir bousculé celui-là. Un coup de feu tardif claqua, me manquant d’une demi-année-lumière, au moment où je montais dans ma voiture.

Cette fois, ma mission était bel et bien compromise. Et tout ça pour une poignée & d’helix pomatias[41].