CHAPITRE IV

Le flingue d’Hancyer se tourna vers le nouvel arrivant.

— Who are you and what do you want ?[27] beugla Ian Ammar.

— Je viens de vous le dire, soupira Pagel. Vous, rangez ça ! J’ai horreur qu’on pointe une arme à feu sur moi.

— What ?[28]

Je m’empressai de traduire, à la stupéfaction des deux Anglais qui eux, bien sûr, ne savaient pas qu’ils se trouvaient dans un roman. L’inspecteur proclama bien haut que nous étions tous fous et ordonna à son sous-fifre de fouiller celui qui s’était présenté comme l’auteur.

— N’avancez pas, prévint Pagel, un sourire aux lèvres, en décapuchonnant son stylo-plume. Je pourrais me fâcher.

Comme Hancyer ignorait l’injonction – qu’il n’avait évidemment pas comprise –, l’auteur fit un mouvement rapide du poignet droit. Le pistolet se métamorphosa en bilboquet vert à pois jaunes. De surprise, le sergent s’immobilisa.

— Mais qu’est-ce que vous voulez, à la fin ? interrogeai-je, profitant de la confusion des deux policiers.

— Mon cher Chris, je n’ai absolument rien contre vous : j’ai remarqué que vous faisiez des efforts. Il se trouve, par contre, que ma connaissance de la langue de Shakespeare, si elle suffit à des dialogues d’une ligne, ne me permet pas de retranscrire des conversations plus longues. D’autre part, j’en ai assez des notes en bas de page et je crains de lasser le lecteur. Je vous serais donc obligé de demander à ces deux clowns d’utiliser une version doublée pour leurs harangues !

— Je vois, dis-je. Cependant, un détail m’échappe. Je croyais que l’auteur du livre dans lequel nous nous trouvons était anglais et se nommait Ramsey Jinglebell.

— Vous aviez on ne peut plus raison, Chris, sourit Pagel. Vous vous trouvez bien au cœur de THE LACE THAT MUST DIE. Mais réfléchissez : où étiez-vous avant d’y pénétrer ?

— Ben… Chez moi !

Pagel haussa les épaules.

— Vous veniez de vivre les deux premiers chapitres de POUR UNE POIGNEE D’HELIX POMATIAS, dont je suis seul maître. Eh oui, mon petit. Vous aussi, vous êtes un personnage de roman…

Cette révélation aussi soudaine qu’inattendue me désorienta un peu. Pagel ne semblait pas mentir – d’ailleurs était-il possible d’inventer une chose pareille ? Pourtant j’avais du mal à accepter un statut de simple marionnette. Et les questions mi-furieuses, mi-angoissées dont m’accablaient les deux Anglais ne m’aidaient pas à réfléchir.

— Oh, foutez-moi la paix, je discute avec monsieur ! m’exclamai-je en anglais, avant de reprendre, dans la langue de San-Antonio : si j’entrave bien ce que vous bonnissez, vous êtes le gnace à qui j’ dois d’être dans la merde !

— Attention aux procès pour plagiat ! me prévint Pagel. Ceci dit, en effet ! Mais je vous promets des compensations. À condition que vous réussissiez à convaincre ces policiers de parler en postsynchronisé.

— Je vais essayer, murmurai-je, sans y croire.

Me tournant vers un Ian Ammar éberlué, je lui transmis les instructions de l’auteur. Son humeur passa de l’incompréhension à l’obstination butée, via la dignité outragée. Une dizaine de minutes plus tard, le problème n’avait que peu évolué.

— Je vais tenter de résumer la situation, dis-je à Pagel. L’inspecteur Ammar avoue trouver ridicule la possibilité de n’être qu’un personnage de littérature populaire, et s’excuse humblement de vous en demander pardon. Pour le bien de la discussion, il consent néanmoins à admettre le principe, ce qui l’amène aux conclusions suivantes : si je suis bien votre créature, en vertu de vos assertions précédentes, il appartient, lui – ainsi que son collègue –, à l’univers de Ramsey Jinglebell. Il affirme donc ne pas dépendre de votre juridiction, n’avoir aucun ordre à recevoir de vous et prie respectueusement qu’on le laisse me donner connaissance de mes droits dans un langage que parlaient déjà Sherlock Holmes, le Dr. Watson et Jack l’Eventreur à l’époque bénie de la bonne reine Victoria. Voilà !

Ammar, sentant sans doute que j’avais terminé, eut un signe de tête éloquent. Pendant ce temps, sans doute lassé qu’on ne lui prête pas la moindre attention, le sergent Hancyer s’était mis à jouer au bilboquet. La boule, qui lui retombait régulièrement sur les doigts, ponctuait nos paroles en lui faisant pousser de petits cris aigus. Sur le lit, la prostituée découpée avait au moins la décence de ne pas prendre part à la conversation.

— Je vois, dit Pagel, très calme. Il va falloir que je prenne des mesures. Informez néanmoins ce digne serviteur de Sa très gracieuse Majesté que, puisqu’il se trouve au sein d’un roman dans le roman, c’est l’auteur du second qui détient tous pouvoirs, y compris sur les personnages du premier, si je me fais bien comprendre. En vertu de quoi, nonobstant une fidélité compréhensible au langage de ses pères, je lui serais obligé de m’obéir, un refus ne pouvant que me mettre dans la déplaisante obligation de sévir.

La réponse de Ian Ammar, après traduction, fut brève et concise :

— Fuck you, bastard ![29]

Pagel comprit sans qu’il me soit besoin d’intervenir. Son stylo-plume décrivit un arc de cercle rapide en direction de l’inspecteur. Quelques gouttes d’encre s’en échappèrent pour venir tacher un parquet d’une propreté d’ores et déjà hautement douteuse. Aussitôt, l’inspecteur eut la surprise de voir les boutons de son veston sauter. Sa ceinture se dégrafa d’elle-même, tandis que son pantalon chutait sur ses chevilles, révélant cuisses poilues et mollets de coq. Lorsqu’il voulut bondir vers Pagel, il s’aperçut que les lacets de ses souliers s’étaient défaits puis renoués l’un à l’autre. Il s’effondra sur le parquet en poussant un juron dissonant. Au même instant, la boule du bilboquet retomba sur la tête du sergent Hancyer, boutant hors de sa position réglementaire son casque qu’elle envoya valser par la fenêtre – cassant de ce fait un carreau, le lecteur attentif se souvenant sans doute que j’avais refermé ladite fenêtre quelque temps auparavant.

La chose aurait menacé de sombrer dans la confusion la plus totale, si Ian Ammar n’avait levé la main en signe de capitulation.

— Soit ![30] dit-il. Je cède à la violence, mais je proteste.

D’un coup de stylo, Pagel rétablit les altérations apportées à la mise de l’honorable policier. Sans doute ému par sa reddition, il poussa la bonté jusqu’à ramener le couvre-chef du sergent sur la tête de ce dernier et à réparer le carreau brisé par l’objet susdit.

— Je vois que nous allons nous entendre, opina l’auteur, satisfait. Il ne reste plus qu’à obtenir une même bonne volonté chez notre ami ici présent.

Il désigna Hancyer dont le visage se parait d’un sourire victorieux, dû à un résultat honorable au bilboquet : manquant ses doigts, la boule venait de lui percuter un genou.

— Expliquez-lui, Ammar !

Peu enthousiaste, l’inspecteur se tourna vers son subordonné et, utilisant sans doute pour la dernière fois la langue des éditoriaux du Sun, le mit au courant des derniers événements.

— Bullshit ![31] lâcha Hancyer, buté.

Les laissant s’expliquer, je me rapprochai de Pagel pour lui poser quelques questions qui me turlupinaient.

— Puisque nous sommes désormais copains comme cochons, vous ne pourriez pas me filer un coup de main ? Par exemple me débarrasser des deux affreux, ou me donner le nom de la nana que je dois sauver ?

— Pas question, dit l’auteur, secouant la tête. Ce serait contraire à toutes les lois de la littérature.

— Le nom du restaurant, alors ?

— Désolé, Chris. Vous allez être obligé de vous en sortir tout seul. De toute façon, en tant que personnage principal, vous êtes là pour en chier.

— Mais j’ai rien demandé, moi ! m’exclamai-je, indigné.

— Adam et Eve non plus. Vous avez vu le résultat…

Je serrai les dents pour ne pas l’insulter. QQ avait raison : les auteurs de romans d’aventures sont des êtres innommables.

— Il ne veut pas, nous informa soudain l’inspecteur.

Le visage du sergent Hancyer exprimait en effet toute la douleur du sacrifice immense que l’on exigeait de lui – à moins que ce ne fût celle de son bas-ventre, nouvelle cible d’une boule de bilboquet décidément versatile.

— Dites-lui que, s’il n’obtempère pas, je le transforme en horse-guard et que je lui fais crier « Vive la République ! » tous les matins sous les fenêtres de la reine !

Malgré une traduction fidèle d’Ammar, Hancyer s’obstina dans un refus ferme et apparemment définitif.

— I will not heed such nonsense. I will stay here and go on playing the what-do-you-call-it as a decent englishman should do until you, gentlemen, kindly stop pulling my leg ! By Jove, I will ![32]

 — Gare, Hancyer ! l’avertis-je. Si tu continues à traiter tes auteurs ainsi, tu auras des ennuis !

— Très bien, décréta l’auteur en question. Dans ces conditions, dites-lui que je vais lui supprimer son jouet !

— Non, pas ça ! s’écria immédiatement le digne sergent, serrant sur son cœur le bilboquet batailleur. Puisqu’il le faut, je m’incline. À l’impossible, nul n’est tenu. Je plie mais ne romps point et toutes ces sortes de choses…

— C’est bien, approuva Pagel. Essayez d’éviter les erreurs de traduction dans les tournures idiomatiques et ce sera parfait.

— Je m’excuse de m’immiscer, m’excusai-je en m’immisçant. Mais puisque nous sommes tous d’accord, on pourrait peut-être reprendre le cours de notre histoire. Le lecteur va finir par perdre le fil.

— C’est juste, rétorqua Pagel. Messieurs, je vous laisse et vous souhaite bonne chance. À nous revoir bientôt, j’espère.

Puis il disparut, à la manière d’un génie des Mille et Une Nuits, provoquant éclair tonitruant et nuage de fumée assorti. Je craignis un instant que Ramsey Jinglebell ne commençât à déteindre sur lui.

— Où en étions-nous ? interrogeai-je en me retournant vers les policiers.

— Hancyer vous tenait en joue et vous aviez les mains en l’air, répondit Ammar. Reprenons.

— Je peux pas, patron. J’ai plus de pistolet ! se plaignit le sergent.

— Prenez le mien, soupira son supérieur, lui tendant un Colt. 45.

Hancyer tenta sans succès de glisser le bilboquet dans son holster de poitrine puis, en désespoir de cause, le passa à sa ceinture. Saisissant l’arme d’Ammar, il la braqua sur moi.

— Haut les mains !

Je m’exécutai.

— Nom, prénom et qualité ? m’interrogea l’inspecteur.

— Malet, Chris, la tolérance.

— Z’avez vos papiers ? Je vous préviens que, si vous êtes pas en règle, ça va barder pour votre matricule, mon gaillard.

— Ecoutez, inspecteur, dis-je en lui tendant ma carte d’identité. Parler français ne vous oblige pas à vous exprimer comme un gendarme !

Sans relever mon injonction, il étudia ma carte avec attention puis me la rendit.

— Carte d’immigration ?

Merde ! N’ayant pas passé la frontière, je ne m’étais donc pas soumis à la petite formalité permettant d’obtenir le stupide morceau de carton qu’on me réclamait. Je sentis venir les complications.

— Je n’en ai pas. Mais je peux m’expliquer !

— Vous vous expliquerez au poste ! Sergent ! Embarquez-moi ce type.

— Sous quel prétexte ? m’écriai-je.

— Situation irrégulière, homicide, complicité d’homicide ou non assistance à personne en danger. Si vous désirez que j’y ajoute insulte à un représentant de Sa gracieuse Majesté dans l’exercice de ses fonctions, ne vous gênez pas : je vous écoute.

Haussant les épaules, je tendis mes poignets au sergent pour qu’il y passe les menottes. Je me demandai un instant s’il était bien logique qu’un inspecteur de Scotland Yard emmène lui-même un suspect dans un poste de police, puis me rappelai que les auteurs populaires, rarement bien documentés, n’en étaient pas à une invraisemblance près. Mieux valait m’interroger sur la meilleure manière de me sortir de ce pétrin. La version française de THE LACE THAT MUST DIE sortirait des presses dans moins de vingt-quatre heures. Bien que n’aimant pas ça, j’allais sans doute être obligé de sauter des pages…