CHAPITRE III

Lorsque je repris conscience, il faisait nuit et je me trouvais dans une ruelle lugubre. Je levai immédiatement les yeux au ciel pour confirmation : oui, la lune était pleine ! Me demandant combien de stéréotypes il allait encore me falloir supporter, je me levai et observai les alentours.

La rue était déserte. Plissant les yeux, je réussis à entrevoir son nom : St. Anne’s Court. J’avais atterri devant la façade d’une petite boutique aux volets bariolés. Sous de nombreux graffiti à la bombe, je reconnus les visages de John Lennon et de Jim Morrison : sans doute un magasin de disques… Au loin, un canis peiniblus[13] hurla à la lune. Mais était-ce bien un canis peiniblus ? Je n’avais pas si bien lu que ça le roman : l’auteur y avait peut-être glissé un canis lupus-garou[14] pour faire bonne mesure…

Je secouai la tête, chassant ces pensées déprimantes. Un fou meurtrier en liberté me suffisait.

Je sortis de la ruelle pour m’engager dans une autre, à peine plus large. Au moins, je savais où j’étais : Soho. Me fiant à mon sens de l’orientation, je me mis à marcher vers ce que je pensais être le nord. Avec un peu de chance, je finirais par tomber dans Oxford Street et j’y trouverais peut-être un pub ouvert, s’il était moins de onze heures du soir : les Anglais boivent beaucoup mais peu longtemps…

Tout en déambulant paisiblement dans un quartier désert, je repassai dans ma tête les indices en ma possession pour commencer mon enquête. J’ignorais totalement l’identité de la personne qu’il me fallait sauver et ne pouvais même pas surveiller le restaurant où elle devait mourir, puisque l’auteur avait omis d’en citer le nom et l’adresse. Ma seule piste valable était la fille de la logeuse, miss Georgia Cunningham, que l’auteur décrivait comme une jeune femme décidée, dotée d’un caractère difficile, au point qu’on pouvait se demander comment elle tombait amoureuse de son inspecteur par trop falot.

J’en étais là de mes réflexions, quand une voix me fit sursauter :

— Hi, darling ! Wanna fuck ?[15]

La fille se tenait dans l’encadrement d’une porte. Son visage était englouti par les ténèbres, mais le reste se présentait de la façon suivante : corps un peu lourd, serré dans une minirobe sombre ; bottes à talons hauts ; gants de dentelle blanche, façon première communiante. À la lueur de sa cigarette, je crus discerner des cheveux auburn, mais je fantasmais peut-être.

— Non, merci, répondis-je poliment dans sa langue maternelle. Je suis attendu. Ce sera pour une autre fois. Charmé d’avoir fait votre connaissance, madame…

— Fuck off ![16]

Je continuai mon chemin pendant quelques mètres avant d’entendre la fille renouveler son invitation. Me retournant, je constatai qu’un autre promeneur venait de passer devant elle. Je n’avais pas perçu le bruit de ses pas : l’inaction avait émoussé mes sens. Finalement, une petite période de stress ne me ferait pas de mal.

Oubliant une partie de ma rancune envers le colonel, je tournai à nouveau les talons, tandis que le promeneur acceptait, lui, la proposition de la prostituée. J’eus un sourire. Chapeau melon et parapluie au bras, c’était sans doute un respectable citoyen venu s’encanailler dans les…

Chapeau melon et parapluie au bras !

Je ne l’avais entrevu qu’un instant, mais le visage de l’homme s’imprima devant mes yeux aussi clairement qu’un titre en caractères gras sur la première page de France-Soir. Une petite bouille ronde, ornée d’une fine moustache noire aux pointes relevées, le tout reposant sur une silhouette maigrichonne ne dépassant pas le mètre soixante – même transcrit en pieds et pouces.

C’était lui ! Brand Newcock, le tueur fou au rasoir. Et la prostituée portait des gants en dentelle ! Je venais d’assister à la première scène du roman sans même m’en rendre compte. J’avais vraiment besoin d’entraînement.

Le temps que les informations précitées fassent leur chemin jusqu’à mon cerveau par l’intermédiaire de l’influx nerveux, mes deux protagonistes s’étaient déjà éclipsés. Je perdis encore un peu de temps à me demander quelle attitude adopter. En me dépêchant, je pouvais peut-être sauver la prostituée, mais cela n’entrait pas dans le cadre de ma mission et risquait de me faire repérer par Newcock. Même avec le matériel fourni par QQ, je ne tenais pas spécialement à l’affronter, que le combat soit singulier ou pluriel. Mais pouvais-je réellement demeurer inactif en sachant qu’un meurtre était en train de se commettre ? J’ai toujours aimé me considérer comme un héros : rester sur mes positions en attendant que le tueur ressorte n’aurait pas été très héroïque… Il ne me manquait qu’une bonne raison. C’est un felis gouttierus britannicus[17] qui me la fournit en poussant un miaulement strident derrière moi. Je fis un bond instinctif en avant puis, l’impulsion étant donnée, continuai de courir et m’engouffrai dans l’immeuble de la prostituée. Deux ou trois ampoules nues illuminaient faiblement un étroit escalier aux marches de bois n’ayant pas vu de cire depuis celle – excellente – offerte quelques siècles plus tôt par un locataire apiculteur[18]. Il n’y avait apparemment pas d’appartement au rez-de-chaussée, aussi me précipitai-je dans l’escalier.

Aucun pas ne retentissant au-dessus de moi, je supposai que la fille et son client se trouvaient déjà dans une chambre, ce qui tendait à les situer au premier étage – au pire au deuxième.

Sur le premier palier, je me retrouvai face à deux portes. Celle de gauche était d’un jaune pisseux effroyable, l’autre d’un rouge flamboyant. Faisant confiance à Ramsey Jinglebell pour ne pas rater un cliché, je m’empressai de tambouriner à cette dernière.

— Get lost, you son of a bitch ![19] cria une voix féminine.

— Je vous en prie, madame. Laissez-moi entrer. Vous êtes en danger de mort !

Il y eut comme un froissement d’étoffes, puis l’écho de pas feutrés ; et enfin la porte s’ouvrit, révélant une femme d’une trentaine d’années, vêtue d’un peignoir rose déchiré en plusieurs endroits.

— What kind of bullshit are you talking, man ?[20]

Sans lui prêter la moindre attention, je la bousculai et m’introduisis dans la chambre. À cet instant, un hurlement retentit au deuxième étage. Un hurlement de femme…

Alors, je réalisai mon erreur. Le type qui se prélassait dans les draps douteux n’était pas Newcock, mais un gros homme entre deux âges dont la nudité n’altérait certes pas la laideur. Je m’étais trompé de prostituée.

Aussitôt, je fis demi-tour pour reprendre ma course.

— Must be a fuckin’ cop…[21] dit la femme, méprisante.

Mais je ne l’écoutais plus. Au deuxième étage, l’hésitation n’était plus permise. Sur le pas de l’une des portes, un homme en caleçon et T-shirt, visiblement ensommeillé, venait de sortir aux nouvelles. Derrière l’autre, les hurlements redoublaient d’intensité. Newcock ne semblait pas, si j’ose dire, faire dans la dentelle.

Sous le regard interloqué du noctambule curieux, je me jetai sur la porte, épaule en avant, dans l’intention avouée de l’enfoncer. Je poussai un cri de douleur. Malgré son aspect vétuste, la garce était solide.

Ne me démontant pas pour autant – j’ai toujours été assemblé solidement – j’utilisai la célèbre technique dite du « coup de pied à la hauteur de la serrure », celle qui ne fonctionne que dans les romans. Bien évidemment, la porte vola en éclats dans un craquement infernal.

Tels Nick Carter et Doc Savage réunis, je me ruai dans la chambre, dégainant instinctivement mon hochet. Eussé-je dû m’en servir que je ne l’aurais pas pu : j’avais oublié d’en extraire la moindre boule.

Le spectacle que je découvris alors était conforme à mes craintes. Allongée sur le lit défait, la prostituée nageait dans son sang et ses viscères. Le tueur avait déroulé méthodiquement ses intestins et, les lui ayant enfoncé dans la narine gauche, les avait fait ressortir par l’oreille droite avant de les lui nouer autour du cou, couronnant l’ouvrage en insérant les deux gants de dentelle au fond des orbites évidées.

La victime était donc là. Mais de meurtrier, point ! Imitant les traditionnels monte-en-l’air de la littérature d’avant-guerre, il avait dû s’enfuir par la fenêtre ouverte dont les battants claquaient, chahutés par le vent violent qui s’était levé en plein milieu de la nuit, au mépris des horaires syndicaux. Je la refermai après avoir jeté un coup d’œil à l’extérieur : rien. Le bougre avait réussi son évasion. Le fait que le mur extérieur ne pût fournir aucune prise permettant d’atteindre le sol ou les toits me conforta dans mon opinion au sujet de Ramsey Jinglebell.

— Hands up ![22]

La voix claqua dans mon dos comme un drapeau au-dessus du monument aux morts par une matinée de 11 novembre.

Je m’exécutai sans rechigner. Dans ces cas-là, c’est encore la meilleure chose à faire.

Je sentis qu’on s’approchait de moi par-derrière et qu’on me palpait sur toutes les coutures. Une main se crispa sur mon nounours de poche, le sortit de mon blouson.

— Maman ! cria le nounours.

La main le remit à sa place. J’entendis un soupir résigné.

— You may turn, now ![23]

Une fois de plus, j’obéis. Deux hommes étaient entrés dans la pièce. Celui qui m’avait fouillé était en uniforme de policier. Il pointait vers moi un pistolet ayant probablement le mauvais goût d’être chargé. L’autre s’était agenouillé au chevet de la prostituée et lui prenait le pouls.

— I think she’s dead…[24] murmura-t-il.

C’était un homme rondouillard, pouvant

avoir vingt-huit ans, trois mois et deux semaines environ. Son costume trop lâche lui donnait une allure d’épouvantail. Je le reconnus avant même qu’il ne se présente.

— Detective inspector Ian Ammar, dit-il. Scotland Yard ! Here is sergeant Hancyer. I must advise you not to try anything for we have reasons to suspect foul play here ![25]

— Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?

— Training…, répondit-il avec un petit geste désabusé. Now would you please…[26]

Un toussotement léger provenant du seuil de la chambre nous fit tourner la tête à tous trois. Nonchalamment appuyé au chambranle, un jeune homme brun portant des lunettes, des baskets et un stylo-plume nous regardait en souriant.

— Permettez-moi de me présenter, dit-il en français. Mon nom est Michel Pagel. Je suis l’auteur de ce roman, et j’ai le pénible devoir d’intervenir.