CHAPITRE II

— C’est une blague, colonel ? demandai-je, presque incrédule. Vous ne comptez tout de même pas m’envoyer dans un roman de « gore » ? C’est un coup à se faire découper à la tronçonneuse à chaque page en commençant par les doigts de pied !

— J’ai cru comprendre que le tueur psychopathe de l’histoire travaillait au rasoir, objecta-t-il.

— Et vous croyez que ça me rassure ? Pas question ! Je refuse cette mission suicide !

— Vous hésiteriez à risquer votre vie pour votre patrie ? scanda Gros Nounours, se levant à demi.

— Et comment !

— Très bien. Il va donc me falloir agir autrement. J’avoue que j’avais un peu prévu cette réaction. Vous me forcez à prendre des mesures que je réprouve, Chris.

Il fit grésiller l’interphone.

— Guylaine ! Cessez de vous limer les ongles et envoyez-moi les frères Karamazov !

Je sursautai. Youkaïdi et Youkaïda Karamazov, je les connaissais bien. C’est moi qui les avais ramenés dans notre monde, après un travail d’allégement dans un roman russe jugé un peu trop long pour surabondance de personnages. Ils s’étaient très bien adaptés, au point de devenir l’équipe de tueurs la plus appréciée de tout le Service. J’avais déjà eu l’occasion de voir une ou deux de leurs victimes. Ce n’était pas très joli.

— Allons, colonel, tentai-je de protester. Vous n’allez quand même pas me livrer à ces dingues ?

Son visage s’éclaira d’un large sourire.

— Vous avez le choix…

Je haussai les épaules.

— Très bien. Mais je vous préviens : si je me fais descendre, je reviendrai vous tirer par les pieds toutes les nuits…

— Je savais que votre sens du devoir serait le plus fort, minauda le colonel. Je vous donne une heure pour prendre connaissance de cet ouvrage. Ensuite vous descendrez au deuxième sous-sol. QQ aura préparé votre équipement ! Bonne chance, mon petit.

— N’oubliez pas de décommander les frères Karamazov, lui rappelai-je, glacial. J’ai l’honneur de ne pas vous saluer, Gros Nounours !

Je sortis avant qu’il ne réagisse. Peut-être venais-je de commettre une erreur, mais j’étais trop en colère pour résister à la tentation.

J’étais fait comme un ratus norvegicus[6]. Le colonel m’avait bien possédé. Quand je repassai devant le bureau de Guylaine, elle était effectivement en train de se limer les ongles. Sans doute n’avait-elle pas jugé utile d’obéir sur l’heure à l’ordre de son supérieur, prévoyant ma réponse.

J’annexai un siège en bois qui ne semblait attendre qu’un postérieur délicat à meurtrir et, sans tenir compte des regards furibonds que me lançait la secrétaire par-dessus ses lunettes, ouvris le livre de poche qu’on m’avait confié. Deux ou trois pages étaient cornées. L’une des pliures coupait même une partie du texte. Je les aplanis de mon mieux. Quand je pénètre dans un ouvrage, je préfère qu’il soit en bon état : je garde un souvenir déplaisant du jour où un dos cassé m’a expédié dans une faille spatio-temporelle. Je souhaitai très fort que les présentes cornes n’aient pas d’incidence sur mon voyage. J’aurais assez de travail comme ça.

Dès les premières pages, je compris que je ne m’étais pas trompé : il s’agissait bien d’un roman d’horreur de la pire espèce, un de ces livres où le sang et les tripes dégoulinent à chaque page pour le plus grand plaisir des lecteurs pervers – et non pour celui de l’auteur qui doit quand même s’emmerder ferme en les écrivant.

Deux mots de l’intrigue : un tueur psychopathe, faisant une fixation sur les femmes qui portent de la dentelle, arrive à Londres. Aussitôt il commence à tuer. Ses premières victimes sont des prostituées, puis il assassine sa logeuse, une dame très comme il faut, n’ayant que le malheur de se moucher dans un carré bordé de dentelle. La fille de cette dernière mène alors sa propre enquête en compagnie d’un inspecteur de Scotland Yard un peu balourd.

Je n’avais qu’une heure. Je feuilletai donc plus la chose que je ne la lus, à la recherche du passage qui caressait le colonel à rebrousse-poil. Je finis par le découvrir, coincé entre deux scènes d’éventration au rasoir. La jeune fille mourant d’une intoxication n’était pas même un personnage secondaire – tout juste une figurante, au point que son nom n’était pas cité. Sa mort, qui s’inscrivait dans une scène où la fille de la logeuse déjeunait en compagnie de son niais d’inspecteur, n’avait aucune incidence sur le reste de l’histoire. J’eus soudain l’impression qu’on se moquait de moi : quel lecteur pourrait bien prêter attention à un tel détail ? Je me préparais à rentrer en force dans le bureau du colonel pour lui faire admettre mon point de vue, quand Guylaine trouva intelligent de fredonner « Youkaïdi Youkaïda », d’une voix de fausset que n’aurait pas renié la plus exigeante des cheftaines. Un frisson me traversa : tout valait mieux que me retrouver face aux frères Karamazov. Et puis en y réfléchissant, j’étais chargé d’empêcher la mort de la jeune femme, mais on m’avait laissé le choix des moyens. Une basse vengeance commença à germer dans mon esprit.

— Ça fait une heure, Malet ! m’apostropha la secrétaire. QQ vous attend !

— J’y vais, espèce de camelus bactrianus[7] ! maugréai-je.

*

QQ m’attendait, effectivement. C’était un petit homme d’une cinquantaine d’années, aux cheveux grisonnants. Toujours revêtu d’une blouse blanche, le nez chaussé d’un lorgnon démodé, il était l’image parfaite et traditionnelle du savant fou. Je n’avais jamais connu son véritable nom. Au sein des S.S., tout le monde l’appelait par son matricule et lui-même ne semblait pas s’en soucier. Il m’accueillit avec un large sourire : la mode des super-espions étant passée depuis longtemps, j’étais le seul cobaye dont il pût encore disposer pour tester ses engins.

QQ était un inventeur forcené, un de ces petits génies capables de vous fabriquer un poste de télévision en partant d’une tondeuse à gazon et d’une clef à sardines. Et je suis forcé de reconnaître que, la plupart du temps, ses machines infernales fonctionnent. Parfois elles pètent. Mais aucune ne m’avait encore envoyé à l’hôpital pour plus de trois mois, la palme (deux mois, vingt-deux jours, quatre heures et trente-cinq minutes) revenant à une capote anglaise/ lance-roquettes dont QQ avait mal estimé la résistance aux chocs.

— Quels nouveaux engins de mort m’avez-vous préparés ? interrogeai-je, jovial, malgré mes contrariétés récentes.

— Vous allez vous régaler, dit-il avec un sourire en coin qui m’incita à la méfiance. J’ai cru comprendre que vous deviez vous engager dans un roman participant d’une certaine violence…

— On peut dire ça comme ça, oui…

— Alors j’ai pensé qu’il fallait d’abord vous armer.

Il me tendit un stylo à bille du plus pur style fonctionnaire.

— Ceci, mon ami, est un matériel destructeur. Il vous suffira d’en retirer le capuchon pour que ce stylo se transforme en tronçonneuse, capable d’abattre un chêne séculaire en moins de temps qu’il n’en faut à un éditeur pour refuser un manuscrit.

Comme j’approchais déjà la main dudit capuchon – mordillé, par souci de vraisemblance – QQ m’arrêta d’un geste vif.

— Pas ici, malheureux ! Je tiens à mon laboratoire !

Je jetai un regard perplexe sur le capharnaüm qu’il baptisait de ce nom pompeux. On eût cru le fruit de l’union contre nature d’un cimetière de voitures et d’une chambre d’enfants.

— Vous ne l’avez pas testé ? demandai-je par acquit de conscience.

QQ haussa les épaules et eut une moue signifiant approximativement qu’il n’était pas fou.

— Très bien ! me résignai-je, empochant le stylo. Ceci dit, la tronçonneuse n’est pas mon arme favorite. Vous n’auriez pas quelque chose d’un peu plus classique ?

Son sourire enthousiaste me fit craindre le pire. Il extirpa de la poche de sa blouse ce qui ressemblait à un hochet : une fourche en plastique entre les branches de laquelle s’alignaient quatre boules multicolores, sur une petite tringle.

— Ingénieux, n’est-ce pas ? Qui irait soupçonner que ce jouet innocent est en réalité une arme terrible ?

— En effet, opinai-je. Même si on le trouve sur moi, on ne se doutera de rien. C’est un objet tellement usuel ! Comment fonctionne-t-il ?

— Notez la petite pastille jaune au bas du manche : c’est la détente. Enlevez la boule rouge, et vous disposerez d’un pistolet tirant du 44. Otez également la verte, l’engin se transforme de lui-même en M 16. Si vous préférez l’artillerie lourde, ne vous privez pas : faites sauter la boule bleue, vous aurez alors en main un élégant canon de 75.

— Et la boule orange ? ne pus-je m’empêcher de demander.

— Elle ne sert encore à rien. Je travaille en ce moment sur l’option bombe atomique. Je l’installerai si les premiers essais sont concluants.

Je hochai la tête, imperturbable : de la part de l’inventeur du dé à coudre/hélicoptère à double rotor inversable, rien ne pouvait plus m’étonner.

— Très bien, dis-je, tandis que le hochet rejoignait le stylo dans ma poche. Je vous remercie.

— Attendez ! J’ai encore quelque chose. Tenez !

Le quelque chose en question était un ours en peluche mesurant environ dix centimètres de la tête aux pieds.

— Vous avez juré de m’enfouir sous les jouets, aujourd’hui !

— Les lecteurs de « gore » sont souvent très jeunes, m’assura-t-il. Nul ne vous remarquera. Cet ours possède une particularité amusante : il répond à la voix de son maître. Je l’ai réglé sur votre fréquence vocale. S’il vous arrivait de tomber d’un avion, vous n’auriez qu’à dire à voix haute et intelligible alea jacta est[8] pour qu’il se change en parachute.

— Mais je vais à Londres, QQ ! protestai-je. Je ne risque pas de…

— Vous n’en savez rien, me coupa-t-il. Depuis le temps, vous devriez avoir appris que les auteurs de romans d’aventures sont des êtres innommables et qu’ils n’épargnent rien à leurs héros[9].

— Bon, capitulai-je. Va pour le parachute. Il ne fait rien d’autre, celui-là ?

— Si ! Il crie « Maman ! » quand on lui presse sur le ventre, mais je ne pense pas que cela vous soit très utile. Bonne chance, Chris.

J’avais déjà entendu ça quelque part… Quittant le laboratoire de QQ, je rentrai chez moi.

Assis en tailleur sur mon lit, je vidai d’un trait ce qui restait de mon deuxième whisky. Le bouquin d’horreur était devant moi, ouvert à la première page. Il ne me manquait plus que le courage de m’y jeter. Outre les gadgets de QQ, je m’étais fait remettre une somme convenable en livres sterling, un couteau de poche, trois paquets de blondes et un briquet jetable. J’étais prêt.

Je reposai le verre sur la table de nuit. Mon regard se riva aux lettres CHAPTER ONE inscrites au centre de la page, les contemplant jusqu’à ce qu’elles ne soient plus pour moi qu’une bande noire ininterrompue. Alors je sentis le pouvoir affluer dans mon corps.

J’avais si souvent accompli de tels voyages que l’expérience n’aurait dû me plonger dans aucun état particulier ; mais cette fois, il me faut bien l’avouer, j’avais peur, comme la capra hircus[10] promise au canis lupus[11]. Puis je me traitai de crétinus vulgaris[12] : la peur ne changeait rien au problème. Comme aurait pu dire le colonel : quand faut y aller, faut y aller ! Je me laissai glisser lentement au fond d’un grand trou noir, tandis que l’univers se modifiait autour de moi. Les pages du livre de poche se mirent à battre, me giflant follement. Cette brève douleur fut ma dernière sensation avant d’être avalé par le scénario malsain d’un tâcheron besogneux.