CHAPITRE PREMIER

Comme d’habitude, j’étais sous la douche lorsque le téléphone sonna. Je m’aspergeai vivement pour chasser le savon qui me recouvrait et reposai le pommeau au fond du bac. Quand je me redressai, mon crâne fit un bruit harmonieux contre la tablette de céramique où aurait dû se trouver ma savonnette.

Je mis le pied sur le carrelage humide de la salle de bains en me frottant vigoureusement la tête. Je me rendis alors compte que j’avais oublié de rincer le shampooing. Une brûlure désagréable envahit mes yeux et je fermai les paupières. Ce fut sans doute pour cela que je ne remarquai pas la savonnette que j’avais laissée traîner par terre. Posant le pied dessus, je partis en arrière et me retrouvai sur les fesses après avoir exécuté un splendide saut périlleux.

La journée commençait mal.

Pestant et jurant comme un charretier, je cherchai à tâtons une serviette et m’essuyai les yeux. Sans perdre un instant, je sortis de la salle de bains, éclaboussant la moquette de ma chambre et me précipitai vers l’escalier. Au moment où j’allais l’atteindre, mon petit orteil gauche heurta le montant droit de la porte, ce qui m’arracha un hurlement. Me tenant d’une main à la rampe de fer forgé, je commençai à cloche-pied la descente de l’escalier.

Soudain pénétré du ridicule de la situation, je levai les yeux au ciel. Je n’aurais pas dû. Cet imbécile de felis catus[1] avait trouvé intelligent de se coucher en travers d’une marche. Mon pied lui écrasa la queue d’un mouvement gracieux. Moins d’un quart de seconde plus tard, ma jambe ressemblait à une publicité pour pansements adhésifs et je plongeais dans le vide. J’atterris sur les mains, au bas de l’escalier, tentai sans succès de faire un savant roulé-boulé et m’effondrai sur le dos, devant la porte d’entrée du pavillon, encore étonné d’avoir les os en un seul morceau.

Le téléphone commençait à me casser sérieusement les oreilles.

Je me relevai péniblement sur les genoux. Les poils du paillasson me rentraient dans la peau comme des aiguilles de cactus. Tendant la main pour atteindre le haut du petit meuble, je décrochai.

— Allô ? balbutiai-je.

— Agent FKR 626 ? dit une voix connue. Nous avons besoin de vous !

— Je m’attendais à quelque chose comme ça, répondis-je. La loi de l’emmerdement maximum s’applique toujours, hein ?

— Pardon ?

— Rien, laissez tomber ! Donnez-moi une heure pour les soins de premier secours et j’arrive !

— Pardon ?

Je raccrochai. De toute façon, le patron n’avait jamais pu se faire à mon humour.

*

Peu de gens le savent, mais je suis immortel. Je suis né le même jour que Gutenberg, l’inventeur de l’imprimerie, et j’ai porté bien des noms jusqu’à notre époque. Aujourd’hui, on me connaît sous le pseudonyme subtil de Chris Malet, auteur de romans de science-fiction. Dans les dossiers des services secrets français, je suis fiché sous le matricule FKR 626, nom de code : Halloween. Mais je ne fais pas partie d’un quelconque service ; je suis le seul agent d’un département créé pour moi : le Département d’Etude et de Bricolage Insidieux des Livres Etrangers. Il faut dire que j’ai un pouvoir peu commun : il m’est possible de me projeter physiquement à l’intérieur d’un livre, d’en rencontrer les personnages et donc de changer le cours de la narration. Bien sûr, après mon passage, l’auteur est persuadé d’avoir lui-même effectué les changements que j’ai apportés. Ne me demandez pas comment je fais, je n’en sais rien moi-même. C’est ce qu’on appelle un don inné[2]. Ainsi il m’est arrivé, au cours des âges, de m’introduire subrepticement dans l’œuvre des plus grands auteurs. Parfois j’étais payé pour ce travail, par des gens dont le secret professionnel m’empêche de dévoiler l’identité. Je n’avais par exemple aucune rancune personnelle contre Hamlet, mais mon client exigeait qu’il meure : j’ai donc donné un petit coup de pouce à l’échange des épées. D’autres fois, je ne suis intervenu que par plaisir : combien de belles héroïnes j’ai sauvées de la mort, frustrant ainsi l’auteur d’une scène d’émotion !

Quand les services secrets ont eu vent de mon existence, par une indiscrétion que je ne m’explique pas, ils m’ont demandé d’entrer dans leurs rangs pour modifier certaines œuvres étrangères sur le point d’être traduites en français, afin que leur message ne vienne pas porter préjudice à la politique du gouvernement. J’ai accepté : ils paient bien et les clients se font rares. Bien sûr, je ne leur ai pas dit que j’étais immortel : c’est une chose qui ne regarde que moi et je n’ai guère envie d’être transformé en mus musculus[3] de laboratoire par des biologistes à la petite semaine.

Enfin… Toujours est-il que le D.E.B.I.L.E. fait régulièrement appel à moi pour des missions de confiance. C’était encore le cas en ce jour où le téléphone me sortit si brutalement de ma douche.

Aussitôt après avoir raccroché, je désinfectai ma jambe à l’alcool en chantant le grand air d’Othello sur un tempo de bossa-nova, l’enveloppai d’une bande et m’habillai. De retour sur son coussin, le felis catus ronronnait d’un air angélique.

Je montai dans la Jaguar que j’avais achetée quelques mois plus tôt, me souvenant des aventures de Bob Morane, et fonçai jusqu’à Paris. Le siège secret du D.E.B.I.L.E. était situé dans un vieil immeuble désaffecté, pas très loin de Montparnasse. Je garai la Jag dans le parking souterrain le plus proche et m’y rendis à pied. Malgré l’heure matinale, les commerçants étaient déjà au travail. Je dus refuser plusieurs offres de produits africains, avant de pouvoir pénétrer dans l’immeuble idoine dont je refermai la porte avec soin.

Le couloir obscur dans lequel je me retrouvai sentait le renfermé, l’urine et les sardines grillées sur un réchaud diesel : sans doute un squatter.

M’étant assuré que personne ne me suivait, j’allai jusqu’à ce qui semblait n’être qu’un innocent placard à balais et m’y introduisis. Aussitôt, je sentis que j’avais les pieds dans l’eau. Maudissant le sombre crétin qui avait déposé là une bassine d’eau de vaisselle, je fis jouer le mécanisme secret. Le panneau du fond pivota, m’entraînant dans le mouvement. De l’autre côté régnait la chaleur insupportable que seule peut produire une panne dans un système d’air conditionné. Line odeur de plastique chaud montait du sol. Derrière son bureau chromé, la secrétaire du colonel – bikini rose et lunettes de soleil – se faisait bronzer sous les spots de l’éclairage artificiel.

M’extrayant de la bassine débordante, je m’approchai avec des clapotis dignes d’une rana esculenta[4].

Je toussotai doucement pour annoncer ma présence puis, voyant que cela ne donnait aucun résultat, filai un grand coup de poing sur le bureau. La jeune femme se redressa en poussant un cri aigu, visiblement sortie en sursaut d’un sommeil paisible.

— Excusez-moi de vous déranger en pleine activité, Guylaine, susurrai-je. Mais j’ai rendez-vous avec le colonel.

À cause des lunettes noires, je ne vis pas le regard qu’elle me lançait, mais je ne crois pas qu’il était très tendre.

— Attendez, je vais voir si le colonel est là ! dit-elle sèchement en appuyant sur le bouton de son interphone. Gros Nounours ? C’est Choupette ! Y a l’allumé des romans d’aventures qui veut te causer.

Gros Nounours ! Je retins de justesse un éclat de rire. Si le colonel apprenait un jour que j’avais entendu ça, je serais en danger de mort.

— Comment ça, je l’introduis ? demanda Guylaine avec une moue d’incompréhension. Ah, je le fais entrer. D’accord !

Elle se retourna vers moi.

— Pouvez y aller ! grinça-t-elle en désignant la porte du pouce.

Je lui envoyai un baiser du bout des doigts et, ignorant ses insultes, passai dans le bureau du colonel Léonce-Emile Verges, chef du D.E.B.I.L.E., mon supérieur hiérarchique.

C’était, selon l’expression consacrée, une vieille ganache. Eternellement sanglé dans un uniforme kaki qui le gênait aux entournures depuis la fin de la guerre d’Algérie, il arborait avec fierté trois médailles, un front dégarni et un regard d’aventurier-couturé-de-cicatrices-qui-en-a-vu-d’autres-mon-petit-gars.

Il se leva à mon entrée et, venant jusqu’à moi, me posa les mains sur les épaules – comme quelqu’un s’apprêtant à parler sérieusement d’un sujet grave.

— Chris, j’ai à vous parler sérieusement d’un sujet grave, dit-il avec ce sens de l’à-propos qui faisait toujours mon admiration. La France est en danger !

— N’ayez aucune crainte ! assurai-je, coupant ce qui s’annonçait comme un discours solennel. Elle ne l’est plus, puisque je suis là…

— Votre humour est toujours aussi déplorable, Chris. Très bien ! Je vais donc vous exposer les faits avec le moins d’émotion possible. Je tenterai d’oublier le destin horrible qui guette notre pays.

Il fit mine de ravaler un sanglot, comme un dur de cinéma qui ne pleure pas en public, puis retourna s’asseoir à son bureau et m’enjoignit de prendre place en face de lui.

— Voilà ! poursuivit-il. Demain sortira en librairie un livre anglais qui menace notre sécurité, dans sa conception actuelle du moins.

— Demain ? m’exclamai-je. Vous n’auriez pas pu me prévenir un peu plus tôt ?

Gros Nounours fit la grimace.

— Nous venons d’être mis au courant. Vous savez ce que c’est. Notre informateur des Presses de la Cité a été abattu par un agent ennemi. J’ai peur que nous ne soyons infiltrés, Chris ! Bref ! Toujours est-il que la parution de ce livre ne nous a pas été communiquée.

— Et si c’est une saga familiale qui dure plusieurs siècles ? Qu’est-ce que je suis censé faire, moi, hein ?

— Comme d’habitude, mon cher Chris. Vous êtes censé faire au mieux avec les moyens du bord.

— Ça va encore provoquer une catastrophe, soupirai-je. Vous avez vu ce que j’ai fait à Rome dans Quo Vadis, la dernière fois ! Et j’avais trois jours ! Alors, avec un seul !

— Salaire doublé en cas de réussite !

— Je crois que je peux régler l’affaire en quelques heures, dis-je en souriant. Si c’est une saga familiale, je tuerai le fondateur de la dynastie. L’éditeur sera content : il fera des économies.

Le colonel Verges se renversa en arrière et alluma une Gitane.

— Voilà l’histoire, Chris : dans ce livre, une jeune femme meurt après avoir ingéré une douzaine d’helix pomatias[5] de Bourgogne, dans un restaurant français. Il n’est précisé nulle part dans le roman que les helix pomatias étaient empoisonnés. Vous comprendrez le mal qu’un tel ouvrage est susceptible de causer à notre prestige et à notre commerce extérieur.

— En effet, l’heure est grave.

— Votre mission, si vous l’acceptez, sera d’empêcher la mort de cette jeune femme.

— Comptez sur moi, patron. C’est comme si c’était fait. Je peux avoir le bouquin ?

— Bien sûr, dit le colonel en ouvrant un tiroir. Mais nous n’avons pu obtenir que la version originale. J’espère que vous lisez l’anglais.

J’acquiesçai en prenant le livre qu’il me tendait. En voyant la couverture de l’ouvrage qui menaçait la sûreté nationale, je poussai une exclamation de surprise : elle était entièrement noire, hormis quelques taches rouges encadrant un rasoir. Le titre en était THE LACE THAT MUST DIE, l’auteur se nommait Ramsey Jinglebell, et il s’agissait d’un roman d’horreur !