CHAPITRE V
Le petit garçon aux boucles blondes avait passé toute la matinée à regarder son père couper du bois, écarquillant ses yeux bleus pour ne rien perdre du spectacle : ce n'était pas si souvent qu'il avait de la distraction. Âgé d'une dizaine d'années, il était le seul enfant du village, à part la petite Josy – mais ce n'était encore qu'un bébé. Lui il se considérait déjà presque comme un homme…
Son père maniait la hache habilement, la levant au-dessus de sa tête et l'abattant sur les rondins sans paraître ressentir la fatigue. Plus tard, moi aussi je serai fort et je couperai du bois, pensait le petit garçon. Je construirai une maison, comme papa… – Avec ça nous aurons de quoi refaire la grange, avait dit le père en contemplant le tas de buches.
Il s'était retourné vers son fils et lui avait souri, éclairant son visage aux traits marqués.
— Regarde ça, Rima ! avait-il crié à la femme blonde ,qui venait de sortir de la, maison. Je crois que j'ai fait du bon travail.
La femme était venue se serrer contre lui et l'avait embrassé doucement sur les lèvres. Elle était mince, le paraissait encore plus, serrée dans sa stricte robe de toile, mais elle était belle. En tout Cas le petit garçon la trouvait belle…
— Je t'aime, avait-elle dit à l'homme en l'embrassant de nouveau.
Alors le petit garçon s'était senti très heureux de vivre.
C'était quelques minutes plus tard qu'il avait entendu le bruit de moteur. Il avait tout d'abord pensé que Joland revenait. Joland était l'un des seuls habitants du village à posséder une voiture ; périodiquement, il la prenait pour aller faire de longues randonnées solitaires dans le désert. Il était parti encore une fois, ce matin-là, un sourire vainqueur sur les lèvres.
Mais très vite le petit garçon s'était aperçu qu'il ne pouvait s'agir de lui : il n'y avait pas qu'un seul moteur et ils étaient beaucoup plus puissants que celui de la voiture.
Il n'avait pas compris pourquoi à cet instant son père l'avait vivement entrainé dans la maison et lui avait fait jurer de ne pas en sortir, quoi qu'il arrive. Il avait juré, pourquoi pas ? Si son père le disait, ce devait être bien…
Comme on ne lui avait pas fait promettre de ne pas regarder, il était allé se poster. à la petite fenêtre. Elle était un peu haute pour lui mais, avec un petit effort, il avait réussi à se hisser sur le rebord, s'appuyant sur ses coudes, les pieds ballottant à une vingtaine de centimètres du sol.
De ce poste d'observation il avait vu arriver les motards.
Bien sur le petit garçon ne savait pas encore ce qu'était une moto, mais il avait compris immédiatement que ceux qui chevauchaient ces étranges engins ne venaient pas au village avec des intentions amicales : leurs mines menaçantes et les armes qu'ils brandissaient ne laissaient aucune place au doute.
Ils étaient une dizaine, faisant face à son père et aux quelques voisins qui avaient osé sortir de chez eux. Ils avaient parlé, assez doucement d'abord, puis élevant de plus en plus le ton, finissant par hurler.
Avec un sourire mauvais, le chef des motards avait sorti une épée du fourreau et l'avait brandie au-dessus de sa tête. Il avait posé une dernière question au père du petit garçon, qui avait seulement fait « non » de la tête.
Quelle chose avait bien pu exiger les motards pour que les habitants du village les bravent ainsi ? Rien ne pouvait valoir la peine de risquer autant, pensait le petit garçon. Il n'avait pas remarqué les regards envieux que les hommes vêtus de cuir jetaient sur sa mère et sur les autres femmes. A l'époque il ne pouvait pas comprendre.
Il avait simplement vu l'épée s'abaisser d'un coup sec, la tête de son père se détacher du corps, et il avait fermé les yeux – comme s'il avait été frappé en plein visage par un nuage de poussière. Il s'était laissé tomber sur le sol et recroquevillé contre le mur, cachant sa tête entre ses mains crispées, retenant avec peine le cri qui couvait au fond de sa gorge, sans pouvoir empêcher les larmes de couler le long de ses joues. .
Il avait entendu des cris, beaucoup de cris, et quelques rires un peu gras, un peu hystériques ; et puis, pendant quelques minutes, il n'avait pu rien entendu, à part le ronronnement des moteurs tournant au ralenti.
Alors il avait réussi à réprimer le tremblement qui l'agitait et à se mettre debout, à marcher lentement vers la porte.
Au moment ou il allait l'atteindre, il avait vu là poignée tourner ; instinctivement il avait fait un pas en arrière.
— Maman ? avait-il murmuré timidement. Une silhouette sombre s'était profilée dans l'encadrement de la porte.
Aussitôt le petit garçon s'était mis à hurler.
Je me redressai en hurlant, pour échapper aux mains rudes qui se tendaient vers moi. J'étais trempé de sueur.
Krina qui dormait non loin de moi s'était éveillée en m'entendant crier et roulait dans ma direction des yeux étonnés. Je lui souris, brièvement.
— C'est rien : je rêvais…
Elle émit un soupir de soulagement.
— A t'entendre on aurait dit que quelqu'un t'arrachait les. tripes. Ça t'arrive souvent ?
— – A chaque fois que je revis en rêve une partie de mon enfance qui n'a pas été très agréable, dis-je en me levant. Il y avait longtemps que ça n'était pas revenu.
Depuis que nous étions arrivés sur la berge du Styx, Krina et moi avions tiré un trait sur tout ce qui nous était arrivé auparavant et entretenions des rapports d'amitié qui, au moins en ce qui me concerne, n'étaient pas feints. C'est l'un de mes plus gros défauts : lorsque je suis passé au travers d'épreuves dangereuses en compagnie de quelqu'un, j'ai un peu tendance à considérer le quelqu'un en question comme mon frère. Ou ma soeur…
— C'est indiscret de te demander de quoi il s'agit ? fit Krina sur un ton de curiosité polie.
— Je suis issu d'une famille de sédentaires, dis-je. Mes parents et tous les habitants de mon village ont été massacrés par une meute, quand j'étais encore un môme, à peine capable de tenir sur mes jambes. Je ne sais pas pourquoi ils m'ont emmené avec eux, au lieu de me tuer moi aussi. Peut-être pensaient-ils que j'étais assez jeune pour être reformé et devenir l'un d'entre eux. Ils avaient raison, d'ailleurs : je suis devenu un vrai motard ! Mais ils n'avaient oublié qu'une seule chose : j'ai une mémoire à toute épreuve. Dès que j'ai su manier proprement mon épée et que je me suis senti assez fort pour me lancer tout seul dans le désert, je leur ai faussé compagnie. Après les avoir tous saignés, un à un, pendant qu'ils dormaient.. .
« Ensuite j'ai erré dans le désert, pendant plusieurs jours, jusqu'à ce que je tombe par hasard sur Cobra et les autres. Je n'avais plus tellement envie de me battre et, de. toute façon, contre toute la meute je n'étais pas de taille. Ils m'ont proposé de me joindre à eux et j'ai accepté : après tout, ce mode de vie était devenu le mien et la moto m'était aussi nécessaire que l'air pour survivre. En plus il y avait le mirage de Lankor et cet espoir de pouvoir arriver au paradis. ; . »
— Lankor n'est pas un mirage, coupa Krina. Je peux te le jurer. .
— Je l'espère bien, fis-je en riant. Je n'aimerais pas avoir fait tout ce chemin pour rien. Sans compter ce qui nous attend maintenant. Tu es vraiment sure que tu ne préfères pas retourner tranquillement dans ton village ?
Elle acquiesça.
— J'en étais partie pour trouver autre chose, qui vaille la peine de vivre. Je n'ai pas réussi. Maintenant j'aime autant t'accompagner à Lankor. Au moins je n'aurais pas à regretter de n'avoir rien tenté.
Ce qui nous ramenait à notre problème principal : comment allions-nous traverser le Styx ?
Il était naturellement hors de question d'y aller à la nage, du moins pas sans protection : nous ne connaissions pas la largeur du fleuve et aurions risqué de couler d'épuisement avant d'en avoir atteint la moitié. Mais il n'était pas. non plus possible de construire un bateau : 'les arbustes que recelaient les environs n'étaient certainement pas assez solides pour supporter une traversée et, même dans le cas contraire, il m'était impossible de fabriquer une embarcation conséquente. avec la seule aide du petit poignard de Krina.
J'avais bien songé à faire un radeau mais le problème de la robustesse restait le même : nous ne disposions pour lier les morceaux de bois que d'herbes plus ou moins résistantes : un radeau fait dans de telles conditions n'aurait jamais supporté la conjugaison de nos poids.
Finalement il ne restait qu'une solution, risquée, mais pas tellement plus que de rester ici à se faire griller au soleil et à crever de faim.
Je coupai péniblement une vingtaine d'arbustes, à la base, et les débarrassai de leurs branches pour ne garder que le tronc, fin et flexible. A la fin de l'opération, la lame du couteau était tellement émoussée qu'elle n'aurait même plus entamé la pulpe tendre d'un dephaseur. Je jetai l'arme inutilisable dans les broussailles : ça ferait toujours un poids de moins à trimballer dans l'eau !
Je ficelai les troncs le plus solidement que je le pus, pour obtenir enfin une petite planchette d'environ cinquante centimètres sur un mètre.
— Tu crois que ça nous soutiendra assez ?
— Faudra bien que ça marche, dis-je. Avec un peu de chance, ça fera une bouée suffisante pour nous permettre de nous reposer de temps en temps. On n'a pas le choix : on va à Lankor et Lankor se trouve de l'autre côté. Conclusion : on nage !
Le soleil tapait presque à la verticale lorsque je posai le premier pied dans l'eau, m'étant débarrassé – non sans regrets – de mes bottes et de mon blouson, qui n'auraient fait que m'alourdir. J'espérais que nous atteindrions l'autre rive avant la tombée de la nuit : l'eau était encore à une température supportable mais, le soleil disparu, elle devait devenir assez froide pour nous geler sur place.
Je ne voulais pas avoir l'air de douter de la parole de Krina mais, secrètement, je n'espérais qu'une seule chose : qu'il y ait bien une autre rive. Comment savoir, avec le brouillard ?
Je marchai jusqu'à ce que l'eau atteigne mes hanches. Je sentais mes pieds commencer à s'engourdir, réfrigérés par l'eau qui formait comme une pince glacée, se refermant lentement autour de mon corps.
— En bougeant on se réchauffera un peu ! dis-je avant de me lancer et de me mettre. à nager, tirant la planche d'une main, reproduisant les amples mouvements de : bras et de jambes que m'avait enseignés Samuraï, lorsque nous avions fait une razzia près du lac de Bargoss, plusieurs mois auparavant.
Samuraï m'avait en fait appris beaucoup de choses, plus que tous les autres hommes ou femmes que j'avais connus.
Savoir nager ne m'était jamais apparu comme une nécessité, pour quelqu'un passant les neuf dixièmes de sa vie dans un désert, tout au plus un amusement. Et pour m'amuser j'étais tout à fait capable de trouver autre chose. Mais là, m'éloignant peu à peu de la berge, je bénissais de toutes mes forces l'impulsion qui m'avait décidé à apprendre.
Nous n'avancions pas très vite mais ce n'était pas non plus extrêmement fatigant, malgré la bouffe qui me gênait dans mes mouvements.
Krina nageait à ma hauteur. Visiblement elle avait appris et pratiqué depuis fort longtemps. Ses cheveux mouillés se répandaient autour d'elle en une crinière sombre et luisante.
— Si on continue à cette vitesse-là on en a pour des heures, souffla-t-elle.
J'accélérai un peu ma cadence : après tout, si cela lui faisait plaisir de risquer l'épuisement avant la fin, c'était son problème. Ce ne serait pas moi qui fatiguerait le premier.
Nous nageâmes en silence pendant de longues minutes. Nous étions entrés très vite dans la nappe de brouillard et celle-ci nous recouvrait totalement, nous empêchant de voir à plus de quelques centimètres à la ronde. Seul le léger courant contre lequel nous devions lutter en permanence m'assurait que nous étions encore dans la bonne direction. Je n'osais penser à ce qui serait arrivé si le courant .avait été plus fort ; Gelnar seul savait ou il aurait pu nous entraîner.
« – Ce n'est pas le courant qui est dangereux dans le Styx », avait dit un jour Krina, alors que nous étions encore avec la meute.
A l'époque je ne m'étais pas préoccupé de savoir ce qui l'était réellement ; je ne m'étais même pas enquis de la manière dont elle avait traversé, la première fois. Tout cela paraissait si loin encore, presque improbable. Maintenant les questions resurgissaient mais il était bien trop tard pour se préoccuper des réponses.
Je devais vraiment avoir poussé ma. vitesse car Krina n'avait pu se maintenir à mes côtés ; je sentis sa main s'accrocher à ma cheville. Je retirai ma jambe pour lui faire lâcher prise : ce n'était pas le moment de se laisser aller à ce genre de blagues. Mais elle resserra sa pression : une main froide qui me tirait fortement en arrière.
Furieux je me retournai, le juron au. bord des lèvres. Mon : « Qu'est-ce qui te prend, bordel ? » s'étrangla au fond de ma gorge : ce n'était pas Krina. C'était un tentacule, une espèce de saloperie gluante qui s'était enroulée autour de ma jambe et y adhérait obstinément, cherchant à me tirer en profondeur. De ma compagne il n'y avait pas de trace : probablement avait-elle été entraînée sous la surface…
J'avais souvent entendu parler des monstres aquatiques, pieuvres, et autres machins aussi peu sympathiques, mais les avais toujours un peu considérés comme des mythes. Et voilà que je me trouvais face à l'un d'entre eux…
Ma main vola vers ma ceinture pour prendre mon couteau ; ce ne fut que lorsque ma tête s'enfonça sous l'eau pour la première fois que je me souvins l'avoir jeté avant de partir. Quelle poisse !
Je luttai de toutes mes forces pour remonter à la surface et dégager ma cheville emprisonnée. Je réussis péniblement à sortir mon visage, le temps de prendre une brève inspiration, mêlée d'un peu d'eau qui pénétra douloureusement par mon nez.
J'avais beau enfoncer mes ongles dans le tentacule, sa pression ne se relâchait pas le moins du monde : rudement costaud, l'animal 1
Je tentai de glisser mes doigts entre ma cheville et le tentacule mais un deuxième « bras » préhensile vint chercher à s'enrouler autour de mes poignets et m'obligea à lâcher prise.
En désespoir de cause, je plongeai : autant en finir le plus vite possible. L'eau était d'une opacité totale et je ne pouvais compter que sur mes mains. En tâtonnant je saisis quelque chose qui ne semblait pas être un tentacule ; j'y refermai mes doigts et serrai, comme s'il s'était agi d'un cou humain – sans grand espoir mais de toutes mes forces.
J'espérais qu'il s'agissait d'un point sensible et comme, de toute façon je n'avais plus rien à perdre, je ne risquais pas grand-chose en misant ma vie là dessus.
Un tentacule se força un chemin autour de moi et enserra ma cage thoracique, comprimant mes poumons déjà plus qu'à demi vides. J'avais peur de sentir brusquement une de mes côtes craquer, ou bien que la pieuvre ne décide de plonger plus profondément, m'enlevant tout espoir de reprendre ma respiration.
Pourtant j'avais visé juste car, au bout de quelques secondes éprouvantes, la force qui me malaxait s'affaiblit un peu.
Je remontai doucement à la surface, les mains nouées autour de ce qui était bien le cou de l'animal, comme Je m'en aperçus dès que je pus ouvrir les yeux.
Ce que je découvris me stupéfia : le corps 'était monstrueux mais la tête était humaine, ô combien ! un visage de vieillard, marqué par les ans, entouré par une cascade de cheveux blancs, un visage torturé par une souffrance si atroce qu'elle le rendait presque pathétique.
Décontenancé je relâchai mon étreinte. Aussitôt un sourire cruel s'épanouit sur le visage– sénile et plusieurs tentacules vinrent à nouveau me saisir. L'un d'eux s'enroula autour de mon cou, me coupant la respiration. Cette fois je me sentis bel et bien perdu.
Pourtant au fond de moi, je sentais que quelque chose n'allait pas, qu'un détail détonnait dans la scène. Mais la douleur était bien présente et ce noir qui me submergeait tout à coup, ce noir…
— Ange ! Bon sang, Ange !
Une voix au travers de l'obscurité, flèche rougeoyante traversant l'écran de ma conscience.
— Secoue-toi un peu, merde ! Réveille-toi ! ! !
La voix de Krina… Mais c'était impossible : Krina était morte, entrainée par la pieuvre. Elle ne pouvait plus me voir, encore moins me parler…
— Ce n'est pas réel, Ange ! Tu te bats contre un fantôme…
Les mots résonnèrent – longtemps dans ma tête avant que je ne comprenne leur signification. Puis brusquement l'étincelle se fit : j'avais reconnu le visage du monstre. C'était celui du motard qui avait tué mon père. Les traits étaient vieillis, amaigris, mais bien identiques.
Le contact des tentacules disparut immédiatement ; par pur réflexe physique, je gonflai mes poumons d'un air qu'ils réclamaient depuis longtemps.
Une paire de gifles bien appliquée me fit ouvrir les yeux : Krina était à côté de moi, accrochée à la bouée, bien vivante mais visiblement paniquée. Je lui souris : la pieuvre avait disparu. Elle n'avait vraisemblablement jamais été là.
— Qu'est-ce qui t'a pris ? interrogea-t-elle. Tu gesticulais comme si tu avais été aux prises avec Gelnar lui-même…
Je réprimais un petit rire nerveux : ça n'était pas tellement loin de la vérité. Je lui narrai en deux mots mon combat contre le monstre imaginaire.
— J'aurais dû t'en parler. Il y a longtemps, j'ai entendu dire que le brouillard qui flotte au-dessus du Styx a des propriétés hallucinogènes. Ce n'était qu'un bruit qui courait parmi les gens de mon village mais a priori il était justifié. Je me demande comment j'ai pu passer au travers…
Je me le demandais aussi, plus deux ou trois choses qui auraient mérité d'être tirées au clair, mais ce n'était pas vraiment le moment de tenir un colloque.
Nous nous remîmes à avancer, tenant la bouée à bout de bras et battant doucement des jambes. Le brouillard devint progressivement moins épais, pour finalement se dissiper. Je poussai un cri de triomphe : à quelques dizaines de mètres de nous, il y avait la terre, l'autre rive, enfin !
J'intensifiai le battement de mes pieds : j'avais hâte de pouvoir fouler un sol ferme ; l'eau, je commençais à en avoir ma claque.
*
**
Allongé au bord de l'eau je me laissais sécher doucement. De la façon dont chauffait le soleil, cela n'allait pas prendre longtemps.
Je n'arrivais qu'à peine à admettre que nous avions traversé le Styx ; même si j'avais failli y laisser ma peau, tué par le fantôme d'un souvenir, j'avais tellement entendu rabâcher que ce fleuve était infranchissable que j'avais fini par le classer au rang des rêves de motard un peu fous. Et puis je n'avais encore vu aucune pierre transparente… Cela devait par contre bel et bien être une légende…
Couchée à plat ventre, Krina avait calé sa joue contre le sable fin de la rive et fermé les yeux. Son souffle un peu irrégulier disait clairement qu'elle ne dormait pas.
Je laissai errer mon regard sur sa silhouette élancée, moulée par le tissu humide de sa tunique. Après toutes ces journées passées ensemble, salis par la poussière de la route, luttant contre les embûches du voyage, j'avais presque oublié à quel point elle était belle, avec ses longs cheveux ondulés qui encerclaient la courbe de ses épaules et retombaient librement vers sa poitrine ronde, comprimée par le poids de son corps.
Ne me rendant compte de ce que je faisais qu'après avoir accompli le geste, je portai une main décidée au creux de ses reins, remontant lentement le long de sa colonne vertébrale.
Elle battit vivement des paupières avant de dire d'un ton sec :
— On a encore une longue route à faire. Tu ferais mieux de garder tes forces !
Je retirai instantanément ma main. Krina avait douché mon enthousiasme aussi sûrement que si elle m'avait ref1anqué à l'eau cette fille avait une sacrée dose de courage mais elle était totalement dénuée de sentiments humains.
Elle se retourna vers moi, s'appuyant sur son coude. De face elle était encore plus attirante Pendant un moment je soutins la froideur d'un . Regard furibond et j'eus l'impression qu'elle allait recommencer à me battre froid. Je n'avais aucune envie de faite le reste du chemin en compagnie du masque qu'elle était devenue dans le désert de pierrailles.
Excuse-moi,. dis-je. Je n'avais pas l'intention de te vexer….
Mon numéro, de repentir devait avoir l'air vraiment ridicule car elle éclata de. rire.
Je sais, dit-elle joyeusement, je n'aurais jamais cru qu'un motard puisse être aussi peu persévérant !
Elle se précipita dans mes bras et glissant ses mains fraiches sous ma nuque, me plaqua un baiser salé sur les lèvres,.
Idiote…, murmurai-je.
La fermeture de sa tunique était. moins ardue à défaire que je l'avais craint et je Pus bientôt l'admirer tout entière. Je songeai soudain que. si Cobra était mort, il n'avait au moins pas perdu ses derniers instants.
La plaine était déserte. Pas âme qui vive à des centaines de mètres à la ronde, juste une terre friable et très noire ou poussaient des herbes hautes, toujours grasses malgré la brutalité du soleil qui aurait aveuglé ou rendu fou tout individu ayant tenté de vivre ici ; qui commençait doucement à nous rendre fous…
Heureusement il nous restait la. solution de chercher un peu de fraicheur en nous allongeant au sein de la végétation, enfouissant nos visages dans la terre. Nous avions marché une journée et demie, depuis le Styx, Sans tien manger d'autre que les bulbes de certaines herbes, auprès desquelles j'aurais pu passer dix ..fois sans les différencier des autres, mais que Krina identifiait du premier coup d’oeil Elles étaient, disait-elle, semblables à celles qui poussaient chez elle. Les bulbes n'étaient pas très gros et leur goût guère agréable, trop amer – mais ils étaient dotés d'indéniables propriétés nutritives puisqu'en en ayant absorbé tout au plus une dizaine dans la. journée, je ne me sentais absolument pas sollicité par mon estomac. Krina, malgré tous, ses mystères, pouvait se révéler Une compagne précieuse. Nous n'avions pas refait l'amour, depuis la première fois, sur la berge, et ma .bouche conservait le souvenir nostalgique de ses lèvres, de son corps. Nous n'étions définitivement plus antagonistes ; je crus même un instant surprendre au fond de ses yeux une fugitive lueur de complicité qui me remplit de joie.
Ce fut en tout cas le même soupir de soulagement qui s'échappa de nos deux poitrines, lorsque nous comprîmes ensemble que nous avions gagné.
Nous marchions dans la plaine depuis des killomètres, $sûrement, et nous étions arrivés : droit devant nous, juste à la lisière de l’horizon, se détachait l'ombre de Lankor ; Oubliant d'un coup mes courbatures, mes 'contusions, je me mis à courir, pieds nus, n'ayant en tête qu'une seule pensée : Lankor ! Lankor et tout ce qui s'y attachait. Tous les propos que j'avais entendus au sujet de la ville-paradis me revenaient en mémoire et bringuebalaient sous mon crâne, dans le plus parfait désordre. Tout, des descriptions de Cobra aux racontars hautement fantaisistes colportés par des motards ivres, tout cela devenait brusquement réalité avec la révélation de la ville.
J'entendais les pas de Krina résonner derrière moi. Sans doute se sentait-elle envahie par la même ferveur que moi.
Plus les murs de la ville se rapprochaient, plus j'avais envie d'y pénétrer. Parmi toutes les choses que j'avais entendu raconter, une au moins était vraie : Lankor semblait tout entière faite d'un métal poli à la perfection ; qu'il s'agit des hautes murailles aux créneaux réguliers, aux fines meurtrières, ou des cinq tours – un donjon triangulaire au centre, une tour ronde à chaque angle – tout scintillait des feux qu'allumait le soleil en se réfléchissant sur les surfaces sans défaut.
On ne s'en rendait pas bien compte de loin, mais Lankor était véritablement immense ; ou peut-être cette sensation d'écrasement n'était-elle provoquée que par l'impression de se retrouver face à cette forteresse d'acier ? En tout cas le pan de muraille s'étendant entre les deux tours frontales devait mesurer au bas mot trois kilomètres.
Je ne ralentis ma course qu'arrivé à une dizaine de mètres de la porte, tache brune incrustée dans la surface lumineuse – deux lourds battants de bois, renforcés de larges ferrures.
Je ne remarquai aucun mouvement, aucun bruit, en provenance de la ville ; je me surpris à penser qu'il était impossible d'entrer, que nous avions parcouru tout ce chemin en pure perte et que nous allions mourir là, de soif et d'épuisement, deux charognes grillées par le soleil dont l'odeur allait empester l'air chargé des parfums délicats qu'on respirait ici.
Tandis que mon cerveau brassait ces pensées défaitistes, je sentis la main de Krina se poser doucement sur mon épaule.
— Tu as peur ? murmura-t-elle en souriant.
Un vieux réflexe enfantin faillit me faire répondre par la négative. Pourtant je ne parvenais pas à détacher mon regard de la porte et me sentais envahir par un frisson étrange que je n'avais pas connu depuis de longues années. Je hochai la tête, un peu honteusement.
— Oui, j'ai peur ! Tu n'as pas peur, toi ?
Pour toute réponse elle avança résolument vers la porte et saisit à deux mains le lourd marteau de bronze, moulé en forme d'anneau, qui y était fixé à hauteur d'homme. Krina tenta de le soulever mais ne réussit qu'à le déplacer de quelques centimètres avant de le relâcher en poussant un soupir découragé.
— Viens m'aider, fit-elle ; puis, voyant que je ne me décidais pas : Bon sang ! Viens m'aider, si tu n'as pas envie de crever ici !
J'obéis machinalement, plus au ton autoritaire qu'à la signification des mots, et me trouvai sans avoir trop compris pourquoi à lever de toutes mes forces l'anneau de bronze.
Trop faible pour pouvoir exercer une pression conséquente, Krina ne m'était pas d'un grand secours et la quasi-totalité du poids reposait sur moi. Au bout de quelques minutes épuisantes, je réussis à faire prendre au marteau un angle presque droit avec la verticale.
— Ça suffira, lâcha Krina dans un souffle. Laisse tout tomber !
Ce fut comme une détonation, comme le bruit de l'arme que Cobra avait volée au sédentaire. La porte sembla trembler sur ses gonds tant que durèrent les vibrations. Si avec ça les habitants de Lankor ne savaient pas que quelqu'un était devant leurs murs, je voyais mal ce que nous aurions pu faire de plus pour les en convaincre.
Pendant quelques instants rien ne bougea ; un silence total régna à nouveau sur la ville.
Puis la porte s'ouvrit…
Lentement, d'abord, un battant, l'autre, entamant un mouvement de rotation de plus en plus rapide.
De l'autre côté, c'était la nuit : contre toute attente la porte ne donnait pas directement dans la ville, mais constituait l'entrée d'une sorte de souterrain plongé dans une obscurité totale.
Devant nous, masquant à demi le trou béant d'un escalier qui s'enfonçait vers le noir, se tenait un homme.
Me dépassant d'un peu plus d'une tête, plus large d'épaules que Cobra lui-même, c'était un véritable colosse. Vêtu seulement d'un ample pantalon pourpre, serré aux chevilles, dont débordait un ventre proéminent, il tenait en main une torche dont les flammes illuminaient ses muscles saillants. A sa ceinture pendait un long cimeterre que je n'aurais pas aimé le voir utiliser.
Son visage, totalement fermé, n'exprimait aucune émotion et me fit irrésistiblement penser au regard de Krina, le jour ou je l'avais rencontrée.
— Que venez-vous faire ici ? prononça-t-il d'un ton absent.
— Nous voulons pénétrer dans la ville ! répondit hardiment Krina.
L'autre ne sembla pas surpris.
— Êtes-vous prêts à subir les épreuves ?
— Oui ! dit Krina.
L'attention du géant se reporta sur moi et je m'aperçus que je tremblais : son expression impénétrable me mettait mal à l'aise.
— Êtes-vous prêt à subir les épreuves ? répéta-t-il de la même voix tranquille.
— Oui…, articulai-je.
Après tout j'étais venu pour ça…
— Suivez-moi, dit l'homme, se retournant avec une vivacité surprenante pour quelqu'un de sa corpulence et commençant à descendre les escaliers sans plus se soucier de nous.
Krina lui emboîta le pas aussitôt. Mes jambes se mirent en mouvement d'elles-mêmes, par pur réflexe. Krina m'adressa un sourire rassurant pardessus son épaule.
Gelnar ! Je n'aurais jamais cru qu'il soit possible d'avoir autant le trac ; l'apparente décontraction de ma compagne n'était pas faite pour enlever à ma méfiance.
Les deux battants de la porte .se refermèrent derrière nous, me faisant sursauter au point que je faillis rater une marche. Je pris une profonde inspiration, expirai puis inspirai à nouveau. Il fallait que je me calme !
Nous n'étions plus éclairés que par la torche du géant qui faisait luire faiblement les plaques de mousse jaunâtre dont était incrustée la voute du souterrain.
Je murmurai le nom de Krina ; la jeune femme stoppa sa descente, me jetant un coup d'oeil interrogatif.
— Et s'il nous tendait un piège ? soufflai-je. Elle secoua la tête, agacée.
— Il n'y a rien à craindre pour l'instant. Viens ! Rattrapons-le.. .
Je n'eus pas le temps de lui demander comment elle pouvait être aussi sure qu'il n'y avait pas, de danger car déjà elle s'était relancée à la suite du géant. Refrénant un soupir je l'imitai.
Lorsque je les rattrapai ils étaient sur une sorte de palier ou le souterrain se séparait en deux galeries qui, cette fois, semblaient dépourvues de marches.
— Nos chemins se séparent ici, dit le colosse.
Vous prendrez à gauche, la femme ira à droite !
— Il n'en est pas question, m'emportai-je. Nous resterons ensemble !
'– Vous aviez dit vouloir subir les épreuves ? – Nous voulons les subir ensemble !
La voix monocorde du géant laissa transparaître un soupçon d'étonnement.
— Les épreuves sont différentes pour chaque personne.
— Et qui décide de cela ? fis~je, agressif.
— Gelnar en décide ! répliqua-t-il. Vous avez le choix. Soit vous obéissez à mes ordres, soit vous retournez à l'extérieur, avec la femme, si elle désire vous suivre. Soit vous résistez et vous mourez !
Il porta lentement la main à son cimeterre.
— Fais ce qu'il dit, Ange ! intervint Krina. Je ne crains rien…
Je la regardai sans comprendre. Elle me sourit.
— On se retrouvera à l'intérieur de la ville. Va, maintenant !
Je haussai les épaules. Si cela lui faisait plaisir de rester seule à la merci de ce tas de muscles, je n'allais pas m'opposer à leur union…
Je me dirigeai vers l'entrée de la galerie qui m'avait été attribuée.
— Et comment suis-je censé me diriger, dans ce trou noir ?
Le géant laissa échapper un petit rire amusé.
— N'ayez pas trop hâte de voir la lumière. Tant que vous êtes dans l'obscurité, rien ne vous menace.
Ensuite. ..
— Bonne chance, dit Krina.
— Merde puissance treize ! répliquai-je sans réfléchir, avant de m'enfoncer dans la galerie.
N'y voyant absolument rien, je tâtais le sol avec précaution du bout des pieds, avant d'y porter mon poids. Je ,n'avais pas encore eu le temps de réfléchir à la question mais, me trouvant maintenant au pied du mur, le mot « épreuves » me faisait de plus en plus l'effet de cacher une série de pièges vicieux.
Je craignais à tout instant de sentir une dalle se dérober sous moi, de tomber dans une trappe dont j'imaginais le fond tapissé de pointes acérées, d'essence enflammée ou de que sais-je encore ?
Je me rappelais bien les paroles du géant : « rien à craindre dans le noir » ! Mais était-il raisonnable de lui faire confiance ? Je ne devais pas me torturer bien longtemps avec ce problème car bientôt j'aperçus de la lumière.
Je débouchai dans une salle éclairée par quatre torches, au plafond tout juste assez haut pour que je puisse m'y tenir debout.
Je poussai un cri de joie et de surprise : face à moi, accrochée au-dessus du passage par ou se continuait la galerie, je venais de reconnaitre mon épée ; ou, plus vraisemblablement, une autre ressemblant à s'y méprendre à celle qui m'avait été enlevée par les pillards.
Je refermai ma main sur la poignée, sentis de nouveau au bout de mon bras le poids de l'arme et j'eus l'impression d'être un amputé venant juste de retrouver un membre. Je sabrai l'air à deux reprises, dessinant une croix invisible au centre de la pièce : mes craintes s'étaient brutalement envolées.
Maintenant les épreuves pouvaient venir ; pièges ou pas, je les attendais de pied ferme. J'allais même à leur rencontre !
Cette deuxième partie de la galerie était éclairée succinctement par des torches placées sur les parois, tous les cinq mètres environ. J'en saisis une de la main gauche, pour le cas ou l'obscurité totale reviendrait : elle était faite d'un bois dur, qui brûlait lentement, produisant des flammes colorées d’où s'échappait une odeur piquante. Je me demandai un instant comment il était possible qu'elles continuent de se consumer dans un endroit aussi clos puis n'y prêtai plus attention, car mon esprit était occupé ailleurs.
Je venais d'apercevoir le serpent…
Long de cinq à six mètres, il se tortillait lentement, à quelques pas de moi. Je fis un pas en arrière ; j'avais toujours ressenti une sorte de malaise en face des serpents en général, mais plus encore de ceux de l'espèce magnifiquement représentée devant moi : c'était un animal à la livrée brune, marquée de jaune et de vert, qui contrastait avec le gris un peu terne des grandes écailles recouvrant sa tête.
Semblant s'apercevoir de ma présence, il cessa sa progression rampante pour redresser la partie antérieure de son corps, développant le capuchon cervical dont l'ombre menaçante se projeta à mes pieds.
J'avalai péniblement ma salive : la tête effilée se balançait maintenant à la hauteur de mon visage, en un lent mouvement de balancier, de droite à gauche. Ayant entendu dire je ne sais ou que les serpents étaient gênés par la lumière, je brandis ma torche à bout de bras, faisant luire les yeux noirs et profonds du reptile. Un regard qui m'en rappelait un autre que je connaissais bien, humain celui-là.
Je me souvins brusquement que c'était à cet animal que mon ancien chef de meute avait emprunté son surnom : Un cobra royal, nous avait-il dit. Sa morsure tue en quelques minutes.
Je ne parvenais plus à me concentrer ; incapable d'esquisser le moindre geste de défense, j'étais littéralement hypnotisé par le balancement régulier de l'animal, que je suivais des yeux, en venant même à loucher lorsque la langue bifide sortait furtivement de la gueule entrouverte. Ma vision se brouilla peu à peu ; il n'y avait plus rien autour de moi : seuls comptaient le serpent et ses oscillations enivrantes.
Dans un éclair le visage balafré de Cobra s'imposa à ma mémoire. J'eus l'impression que l'animal souriait et je sus qu'il allait s'élancer.
Je fermai les yeux. Perdu pour perdu, je me forçai à sortir de ma torpeur et à faire un pas en avant. Au même moment je frappai, à l'aveuglette, en un mouvement circulaire.
La lame ne sembla pas rencontrer de résistance. Je m'immobilisai, m'attendant à sentir d'un instant à l'autre les crochets à venin s'enfoncer dans ma chair. Mais la morsure ne vint pas.
Lorsque je rouvris les paupières, je vis le corps du cobra, sectionné à la base du capuchon, qui gisait sur le sol, encore animé de quelques soubresauts nerveux.
Je l'avais battu finalement…
Dommage. Pendant un instant je l'avais presque trouvé beau…
Je marchais l'épée en avant. J'avais laissé tomber ma torche près du cadavre du serpent, comme un dernier hommage à l'être puissant dont j'avais pris la vie. Désormais j'avançais sans hésitation, prêt à combattre ce qui se présenterait à moi, quelle qu'en soit la forme. Mais j'avoue que même dans mes cauchemars les plus noirs je n'aurais pas ose rêver ce qui allait me tomber dessus.
Je les aperçus au sortir d'un crochet de la galerie : l'ombre d'un fléau d'armes, se balançant lentement, me fit prendre une position de défense.
Pourtant j'abaissai ma garde dès que je les reconnus ; ils étaient trois face à moi, trois personnes que je n'aurais jamais pensé revoir en ce monde : Trip, les yeux hagards, comme toujours, lèvres retroussées sur ses dents irrégulières, une main crispée sur le manche d'un poignard ; Toro, gigantesque paquet de muscles caressant doucement, du bout des doigts, le fil d'une hache qui renvoyait le cimeterre du gardien de Lankor au rang des jouets inoffensifs ; et Virginia, un sourire figé sur les lèvres, une marque encore rouge vif au bras, là ou la flèche l'avait transpercée.
— C'est impossible, balbutiai-je. Vous êtes morts !
— Rien n'est impossible à Lankor, dit Toro.
n y avait une éternité que je n'avais pas entendu sa voix caverneuse.
— Gelnar nous a ressuscités tous les trois, continua Trip, faisant claquer sa langue contre son palais. Tous ceux que toi et les autres avez laissés sur votre passage.
— Nous ne pouvions pas vous empêcher de mourir, dis-je, relevant l'accusation sous-jacente dans sa phrase.
— C'est vrai ! lâcha Virginia d'un ton rude. Mais vous auriez pu mourir avec nous. Gelnar nous a redonné la vie pour que nous puissions rétablir l'équilibre. Il nous a envoyés ici pour te tuer !
Je fis un saut en arrière et relevai mon épée. Je ne m'habituais à l'idée de retrouver mes compagnons disparus que pour découvrir qu'ils étaient devenus mes ennemis.
— Ça ne servirait à rien, Virginia, tentai-je de raisonner.
Mais c'était inutile : quelque chose, Gelnar ou quoi que ce fût, les avait changés : ils n'étaient plus l'homme et la femme que j'avais connus. Au fond de leurs yeux je lisais la soif de mon sang, la sauvage envie de tuer ; je me résignai à attendre leur attaque.
En terrain découvert je n'aurais certes pas été de taille mais ici, de par la largeur même de la galerie, je pouvais disposer de la pleine liberté de mes mouvements alors qu'eux, voulant donner l'assaut de concert, se gênaient et ne purent me fournir plus d'un adversaire dangereux à la fois.
Je fis un bond de côté pour éviter l'attaque de Toro, d'une brutalité inouïe ; la hache frappa le sol à quelques centimètres de mon pied ; sentant une goutte de sueur dévaler la pente de ma colonne vertébrale, je reculai. Contre Toro je ne pouvais espérer remporter une victoire par la force ; beaucoup plus grand et massif que moi, il bloquait presque entièrement la galerie de son immense silhouette.
La hache faisait des va-et-vient incessants à la hauteur de mon visage ; je ne pouvais risquer de porter un coup, de peur de voir mon épée brisée et de me retrouver sans défense.
Je cessai de reculer : après tout il faudrait bien en arriver là à un moment ou à un autre ; si je devais mourir ici, autant en finir le plus vite possible, avant, de pouvoir me rendre compte de ce qui m'arrivait.
Tenant sa hache des deux mains, Toro trancha l'air dans un grand mouvement horizontal. Par réflexe de combattant je m'accroupis et sentis l'acier passer en sifflant au-dessus de ma tête. Sans réfléchir, oubliant pendant une fraction de seconde que l'homme contre lequel je me battais avait été mon ami pendant des mois, je frappai, d'estoc. La pointe de mon épée s'enfonça dans la gorge de Toro et ressortit en haut de sa nuque, déclenchant un flot de sang et de fragments d'os. Le géant bascula en arrière et s'effondra sans un cri.
Une douleur aiguë au bras droit me fit lâcher mon épée. Dans la fureur du combat, j'avais presque oublié Virginia et Trip. Ce dernier venait de lancer son poignard qui s'était enfoncé profondément dans ma chair. L'arme devait être mal équilibrée : avec une de celles qu'il utilisait ordinairement, Trip n'aurait pas manqué la gorge.
S'apercevant de son échec, il se précipita sur moi en poussant des hurlements de dément ; ses yeux brillaient de la fièvre des déphaseurs.
De la main gauche, j'arrachai le poignard de la blessure et le brandis devant moi, pointe en haut.
Avant que ses mains aux ongles griffus ne se referment sur ma gorge, Trip vint s'empaler sur sa propre lame, jusqu'à la garde. Il expira en vomissant de la salive, mêlée de sang, dans un râle affreux.
Je le poussai violemment de côté pour faire face à Virginia, qui n'avait pas bougé depuis le début de la bataille. Elle se tenait à quelques pas de moi, très droite, jambes écartées, les deux mains serrées sur le manche de son fléau.
Sans la quitter des yeux je me baissai et ramassai mon épée. Le feu qui courait dans mon bras droit m'assurait qu'il n'était plus en état de la manier. Je passai l'arme dans ma main gauche en pensant que parfois il serait bien agréable d'être ambidextre.
— Il n'y a plus que nous deux, Virginia dis-je. Je n'ai pas envie de me battre contre toi.
Elle eut un petit rire éraillé.
— Bien sur Dans l'état ou tu es, tu ne serais même plus capable d'affronter un gamin de trois ans, armé d'un lance-pierres. Je suis ici pour te tuer, Ange, et je vais réussir là ou les autres ont échoué. Défends-toi si tu peux Elle se rua sur moi, faisant tournoyer son fléau au dessus de sa tête. Les sphères hérissées se mêlaient dans la sauvagerie aux mèches sombres et fuyantes de ses cheveux.
Elle évita l'épée que je brandissais. maladroitement et me porta un coup qui aurait pu me couter la vie si je n'avais buté contre le corps de Trip et n'étais tombé en arrière. Je me reçus durement sur le dos et ma tête heurta la pierre dans un choc sourd.
Déjà Virginia frappait, visant mon front, entre les deux yeux.
Avec une énergie désespérée, je saisis de la main droite la lame de mon épée et levai celle-ci à deux mains au-dessus de moi, m'entaillant douloureusement. Les chaines du fléau vinrent s'y enrouler au moment ou je croyais déjà sentir mon crâne éclater.
N'osant croire ma chance je tirai violemment et arrachai l'arme des mains de Virginia. En un instant je fus sur mes pieds, forçant la jeune femme à reculer.
Au fond de moi je sentais que quelque chose ne collait pas : mon ex-compagne m'avait vu des dizaines de fois désarmer un adversaire de cette façon ; elle n'aurait pas du s'y laisser prendre.
En y repensant, je les avais tous battus un peu trop facilement ; leur technique de combat avait fait preuve d'un manque d'expérience évident. Peut-être la résurrection leur avait-elle enlevé une partie de leurs capacités.
J'acculai Virginia à la paroi, la pointe de mon épée contre sa gorge. Son visage exprimait une terreur que je ne lui avais jamais vu porter.
— Tu as perdu, dis-je. Je devrais te tuer !
Elle secoua la tête, nerveusement. Je sentis ma gorge se serrer. Nous avions longtemps partagé la même vie, les mêmes repas, les mêmes combats… J'avais presque honte pour elle de sa peur, et de sa haine…
— Ne me tue pas ! implora-t-elle. Je regrette. Je te jure que je regrette. Je ferai tout ce que tu me diras de faire, maintenant, tout ce que tu voudras. Regarde.. .
Ses mains remontèrent lentement jusqu'à la fermeture Eclair de son blouson qu'elle défit entièrement. Elle ne portait rien en dessous.
— Tu ne me tueras pas, n'est-ce pas, Ange ? murmura-t-elle.
Le blouson tomba au sol. Je ne l'avais jamais vue nue auparavant. En d'autres circonstances peut-être aurait-elle pu me séduire… Elle commença à déboucler sa ceinture.
— Tout ce que tu voudras, répéta-t-elle. Si tu ne me tues pas…
Et soudain je réalisai.
— Tu n'es pas Virginia ! dis-je durement. La véritable Virginia serait morte dix fois plutôt que de s'abaisser à supplier un homme de cette façon. Ta présence salit le souvenir que j'ai d'elle. Tu ne mérites pas de vivre !
J'enfonçai l'épée. La femme tenta de pousser un cri qui ne se forma même pas sur ses lèvres. Elle s'écroula à mes pieds.
Alors que je me demandai presque si je n'avais pas vraiment abattu Virginia de sang froid, je vis son corps et son visage se transformer progressivement, à mesure que la vie les quittait : ses traits se firent plus grossiers, comme son dos se voutait et que ses épaules s'affaissaient. Mais le plus horrible fut la transformation de sa peau : elle se rida, s'assombrit, puis se couvrit lentement de poils noirs et drus.
Lorsque celle qui avait personnifié. Virginia ne fut plus qu'un corps exsangue, ce n'était pas une femme que je contemplais mais un singe, sale et velu.
Les cadavres de Trip et de Toro avaient eux aussi subi une évolution analogue : je m'étais battu contre des singes, j'avais été blessé par des singes ; j'avais presque été séduit par un singe…
Gelnar !
Tout n'avait été qu'illusion, toute la bataille, comme avec la pieuvre du Styx. Mes compagnons étaient bel et bien morts et rien, jamais, ne pourrait leur rendre la vie. Je sentis la tristesse m'envahir. Celui qui m'avait joué ce tour cruel ne s'imaginait pas à quel point il me touchait.
La lame de mon épée frappa le sol avec un bruit sonore lorsque je la laissai tomber.
Serrant ma main contre ma blessure je me remis en marche, sans méfiance cette fois. Brusquement je n'avais plus envie de réussir ; les épreuves suivantes ne m'intéressaient plus. Si moi, je les intéressais toujours, elles pouvaient bien venir me prendre.
Je n'avais pas parcouru plus d'une centaine de mètres lorsque j'aperçus l'escalier : une suite de marches humides, en tous points semblables à celles que j'avais descendues en pénétrant dans le souterrain.
Au pied de l'escalier se tenait le géant, le gardien de la ville.
— Alors l'aventure s'arrête là, fis-je. Je comprends pourquoi personne n'a jamais réussi à entrer dans Lankor. Tu es ici pour achever ceux qui survivent aux épreuves précédentes. Eh bien fais ton travail Mais tue-moi vite : j'en ai assez de traîner dans cette galerie puante. Le géant secoua la tête.
— Vous vous trompez. Ceux qui sont morts ne sont jamais parvenus jusqu'ici. Pour vous, les épreuves sont terminées. Lankor est heureuse de vous accueillir en son sein.
Je n'en croyais pas mes oreilles.
— Tu veux dire que… Je suis libre ?
— La liberté est en haut de cet escalier, dit-il en s'écartant pour me laisser passer. Là, vous retrouverez la femme qui vous accompagnait et vous pourrez soigner votre bras.
Mais je ne l'écoutais déjà plus. Je franchis en courant les quelques dizaines de marches que comptait l'escalier. En haut il y avait une porte, réplique de petite taille de celle que j'avais passée pour entrer, une porte ouverte !
De l'autre côté c'était l'obscurité, une obscurité presque aussi parfaite que celle des souterrains. Mais la pleine lune envahissait le ciel.
Je poussai mentalement un cri de triomphe et, un sourire béat sur les lèvres, je m'évanouis.