CHAPITRE VII
Je fais semblant de dormir. Mais, malgré ma fatigue, je ne puis parvenir à trouver le sommeil.
J’essaie de faire le point. Je me sens surveillée.
Ils sont là. Du moins, leurs ectoplasmes demeurent près de moi. Entre mes cils, si je fais un tout petit effort, je les aperçois, dans le cockpit.
Est-ce que, réellement, I-Zam et Belhôz sont là ?
Leurs spectres, en tout cas, paraissent peu agissants. Ils flottent, dirait-on, imprécis, incertains, avec cet éternel sourire stéréotypé sur les lèvres, de telle façon que cela en devient agaçant.
Je me pose une foule de questions. Tout d’abord, cela relève du Grand Secret. Ils ont le loisir de s’échapper de leur forme humaine pour aller… où ? C’est ce que je voudrais bien savoir.
Il est certain que, à un certain moment, je saurai. Et j’effleure déjà la façon dont je vais m’y prendre, et à qui je vais m’adresser pour ça.
Mais il faut être prudente, très prudente.
Avant de percer ce mystère invraisemblable, il me faudrait revenir en arrière et parvenir à comprendre exactement ce qui s’est passé à mon arrivée, avec le Pnim IV, dans l’orbite de la planète Gôô.
Il est hors de doute que les Gôô, gens très évolués à peu près autant que nous, Tekkiens, bien que ne disposant pas encore d’engins interplanétaires (mais ils y parviendront rapidement), se méfient des incursions de ceux de l’espace.
Je n’ai pas encore étudié leur histoire, leurs traditions, mais il est hors de doute qu’on y fait mention de ce qui s’est passé il y a dix mille ans de Tekka, à savoir l’envoi d’astronefs, lesquels avaient d’ailleurs échoué dans leur entreprise, mais dont les passages n’avaient pas pu rester inaperçus de Gôô.
Donc, nous étions « l’ennemi ». Pour cela, on a réussi, je ne sais encore comment, à abattre tous les engins que nous avons envoyés. Le VI, à bord duquel je me trouvais, n’a pas échappé au sort commun. Par quel procédé, une adaptation du Grand Secret sur lequel je me perds en conjectures, ont-ils pu provoquer cette épidémie, faire périr les astronautes les uns après les autres ?
En tout cas, ils l’ont fait. Sabotés, nos vaisseaux spatiaux ont été désemparés, se sont abattus à tour de rôle avec des équipages de morts et de mourants.
Seulement, moi, non seulement j’ai vu freiner mon astronef de façon incompréhensible, mais encore, je n’ai pas été atteinte par le mal mystérieux.
Pourquoi ?
Qui se trouvait au point de chute du Pnim VI, sinon, justement, I-Zam et Belhôz ?
Jeunes initiés et, partant, utilisateurs possibles du Grand Secret, je me demande s’ils n’avaient pas pour mission de perdre notre astronef, de frapper ses passagers l’un après l’autre, afin de précipiter notre chute.
Si cela est, ils ont accompli au moins la première partie de leur rôle. Le commandant Fker et nos trois camarades ont péri dans un flot de sang.
Moi…
On m’a épargnée. Qui m’a épargnée ?
Le Sénat ? Des hommes tels que ce Tahi dont Belhôz m’a parlé et que j’ai, en effet, vu, avec les autres, lors de mes réceptions à Flââz ?
Le tétrarque Waki ? Il est vrai, je le sais, il passe pour un homme à femmes et, sans vanité, je me suis bien rendu compte que je ne lui étais pas indifférente. Mais il est le souverain responsable et garant de la Loi.
Alors ? Qui d’autre ?
Éliminons les sénateurs, leur âge, leur mode de vie les rend insensibles et inhumains, et je ne pense pas qu’une jeune femme puisse vraiment les attirer au point de trahir. Car il s’agit bien de cela.
Y avait-il d’autres membres d’un commando d’initiés chargés d’en finir avec les astronefs de Tekka ? Il ne semble pas, d’après ce que j’ai compris.
Or, on a dédaigné les moyens tactiques, stratégiques, pour démolir notre flotte spatiale. Sans doute pensait-on que le Grand Secret, bien utilisé, allait donner de meilleurs résultats, et c’est ce qui s’est produit, du moins selon l’optique des Gôô.
Nous retombons donc dans l’hypothèse de l’action des initiés. Une action volontairement interrompue, puisqu’on parle de trahison. Et il n’y avait, en principe, qu’I-Zam et Belhôz présents.
Les amoureux, spontanément, ont voulu me sauver. D’accord…
Lequel a pris l’initiative ? I-Zam est femme.
Et Belhôz est un homme. Un jeune homme.
Il est beau, très beau, Belhôz. Avec sa peau bronzée à la lumière étrange des mascons divinisés. Avec ses cheveux blonds et ses yeux clairs, son corps mince, souple, musclé.
Mais moi, ne suis-je pas belle ?… Allons, faut-il chercher une autre explication ?
Dans notre aventure fantastique, dans cette lutte entre deux planètes, ce choc entre la prestigieuse technique de Tekka et la puissance occulte de Gôô, il y a rencontre de deux sexes, et les conséquences de pareille rencontre.
Oui, bien sûr, on a apprécié, du moins relativement, le geste des jeunes gens. Ils ont réussi, m’a-t-il été dit, à déplacer mon corps inerte, je venais, en effet, de perdre à peu près conscience, quand leurs spectres sont apparus, en provoquant un certain mouvement du sol, qui faisait office de tapis roulant. Toujours une application du Grand Secret.
Et, de mes réflexions purement humaines, de ma spéculation de femme envers les mobiles qui ont pu déterminer Belhôz à me sauver, en entraînant la pure, la sincère, la généreuse I-Zam à l’aider, je passe à un autre genre de recherches.
Le Grand Secret… Je le retrouve toujours. N’est-ce point ce que les hommes de toutes les planètes, de toutes les galaxies, de tous les univers ont cherché depuis toujours : l’action de l’esprit sur la matière ?
C’est-à-dire l’essence, la quintessence de la création.
Un astronef en chute libre qui ralentit…, un sol qui ondule, vibre et fait glisser un corps humain… Maintenant, un engin submersible qui évolue, remonte, file en surface sans aucun réacteur, sans direction.
Et, chaque fois, des fantômes souriants, les images désincarnées de ceux qui connaissent le Secret et savent l’appliquer.
Kadjja, ma petite Kadjja, fais un effort !
Tu es une cosmonaute, une technicienne, une guerrière, une exécutante, mais tu as tout de même fait quelques petites études, de physique en particulier, et tu as, pendant un temps, suivi des cours de télépsychisme, certains de nos savants travaillant sur ce projet : envoyer des psychonautes à travers les mondes, laissant leurs corps sur Tekka, pour préparer, par une obervation poussée, les expéditions futures.
Les Gôô agissent sur la matière. Le métal. Le minerai.
Peut-être, pourquoi pas plus aisément encore, sur la vie biologique, végétale ou animale ?
Matière… Atomes… Particules… Désintégration… Cherche, Kadjja, cherche.
Connaissance de la contexture moléculaire. Passage d’un état à un autre. Mutation, translation, transfert, métamorphose… Tout cela à la fois.
Mais, pour aller de l’un à l’autre, – de l’humain, du biohumain, si je puis dire – à… un autre état…, que faut-il ?
Dissocier son propre corps. Hypothèse délicate, mais non absurde.
Puis l’associer à un autre état. L’incorporer. Incorporation, ce terme me séduit.
Reste l’apparence, selon le Grand Secret des Gôô, puisque je continue à voir I-Zam et Belhôz bien qu’ils soient… ailleurs.
Cette apparence… Nos occultistes en ont souvent parlé. On croit à l’existence des fantômes, apparences humaines après la mort, soit non biologiques, mais correspondant toujours à la morphologie des anciens vivants.
Ce serait cette façade que me montrent seulement I-Zam et Belhôz, alors que leurs corps, leur contexture, le conglomérat atomique qui constitue le personnage d’elle ou de lui est en train de…
De diriger le ztt-za ?
Oui, sans doute. Comme ils s’en sont pris au commandant Fker et aux autres cosmonautes, pour les faire périr, comme ils ont saboté l’astronef et, aussi, comme ils ont freiné sa chute pour me sauver.
Où sont-ils ?…
Je commence à voir luire une certaine idée à ce sujet.
Non, décidément, je ne dormirai pas. Je suis épuisée de ce voyage qui est une fuite, et de toutes ces émotions. Mais je veux savoir.
Je me lève, je bâille, je m’étire, comme si, vraiment, je me réveillais, et je joue cette comédie pour les deux fantômes, encore que je ne sois pas très sûre qu’ils puissent vraiment m’observer. Je pense qu’il ne s’agit que de simples images, de nuées impalpables qui évoquent l’humain, mais voilà tout.
I-Zam et Belhôz sont en action et je veux en avoir le cœur net.
Après tout, il y a bien deux heures que je repose ou fais semblant, j’ai tout loisir de sortir du cockpit pour me détendre.
J’y vais, après un sourire aimable aux deux fantômes. Mais ils ne réagissent pas. Non, ils ne me voient sans doute pas non plus.
Je monte quelques échelons et je sors sur le minipont.
La mer, la voûte toute couverte de pampres violets et de lianes agrémentées de fleurs jaunes. Et, toujours, cette alternance d’ombre et de lumière. Je remarque, d’ailleurs, que la végétation, dans les zones noires, est bien plus pauvre, sinon quasi inexistante. Les mascons, ces filons d’un minerai inconnu, sont bien des dieux, pour les Gôô.
N’oublie pas, Kadjja, que ta venue sur Gôô n’a, à l’origine, d’autre but que de t’emparer d’un échantillon de ce minerai et de le ramener sur ta planète patrie.
Je soupire… Je suis seule pour cela, et dans un autre monde.
Mais j’en reviens aux réalités immédiates. D’abord, un fait indéniable. Pas trace d’I-Zam ni de Belhôz. Il y a bien, en bas, les deux spectres, mais eux deux ne sont pas là.
Le ztt-za marche, avance, file, fonce, fend la mer de son étrave.
Un vaisseau-fantôme, puisqu’il n’y a personne à bord pour l’actionner et le piloter, et que, d’ailleurs, un humain ne le pourrait pas. Réacteurs morts, gouvernail fracassé…
Je sens qu’ils sont là, tous les deux. Mais où ?
La belle, la charmante I-Zam. Elle m’a sauvée. Du moins, avec un grand élan de sincérité, elle a voulu m’arracher à la mort. Mais c’est Belhôz qui, à deux reprises, a commencé.
De toute façon, fidèle à l’initiation, elle ne veut pas, à aucun prix, que le Grand Secret me soit révélé.
Je suis son amie et elle a trahi pour moi… L’aurait-elle fait de son propre gré ?
Tandis que Belhôz…
Je me complais à l’évoquer, en rêvant entre la mer et la voûte fleurie qui surplombe à trois ou quatre cents mètres, parfois s’abaissant presque en tunnel, parfois montant à des hauteurs telles que je ne puis plus distinguer les détails de la végétation, mais toujours en immenses flaques luminescentes ou ténébreuses.
Belhôz… Un jeune athlète sain, viril, ardent et qui m’aime, qui me désire, tout au moins, s’il continue à tenir à I-Zam d’une certaine manière.
Je ne suis pas une statue de bois. Belhôz…, ce serait agréable…
Ce que je veux faire…, ce que je dois faire…
Pauvre Belhôz… car, finalement, si je réussis, c’est toi qui seras la victime. Et aussi I-Zam, d’ailleurs, indirectement.
Seulement, tu auras mes lèvres, mon corps tout entier. Je t’apprendrai les caresses voluptueuses des filles de Tekka. Car je ne suis pas une novice, et ni les études ni l’entraînement guerrier n’ont exclu chez moi le goût de la vie la plus brûlante.
Et puis, comme je vais aller au bout de ma mission, que cela se fasse dans les conditions les plus agréables qu’il soit. Et Belhôz n’y perdra rien, je m’en porte garante.
Kadjja en est là de ces réflexions, lorsqu’elle entend une discussion véhémente, en bas, dans le cockpit. Elle réalise que les deux jeunes gens sont là de nouveau, incarnés, et non plus seulement en cinérelief.
D’ailleurs, ils grimpent, accourent auprès d’elle.
— Que se passe-t-il ?
— Regarde, Kadjja.
La Tekkienne constate alors que l’engin donne singulièrement de la bande.
Belhôz lui montre un certain bouillonnement, qui se produit tout au long de la ligne de flottaison. Perdue dans ses réflexions, Kadjja ne s’est pas aperçue de ce phénomène.
Et elle voit, dans l’eau, tout autour du ztt-za, des choses étranges, des formes évolutives, des mains, semble-t-il, et puis des yeux, des yeux innombrables, des yeux brillants, scintillants, ou glauques, ou comme morts, et encore des mains, et encore des yeux, tout un être immense, multiple, fantastique, qui s’attaque à la coque, qui la ronge, qui la dévore, qui la corrode, qui la détruit petit à petit, avec des bouches, des gueules, des orifices à la succion horrible, aux dents horrifiques, tout un magma constituant un vampire de nature ignorée, monté des profondeurs de cet océan lui-même situé au fond d’un abîme et contre lequel, sans doute, les initiés du Grand Secret ne savent pas comment lutter…