CHAPITRE IV











Les cyborgs avançaient. A l’astronef, on avait passé une nuit inquiète. Le commodore Moos était morose. Wassili, Felipez, le docteur Luigino et les autres hommes étaient tous très liés entre eux et ils bénéficiaient de cette amitié qui se crée souvent entre pionniers interplanétaires.

Ils avaient secrètement approuvé Karlos de partir à la recherche de Peter. Le commodore lui-même, peut-être…

Mais son devoir était de faire respecter le règlement. Il n’y faillirait pas, chacun le savait. Avant tout, il répétait, comme sur chaque planète où on faisait escale, qu’elle fût déjà découverte ou totalemant inconnue, le mot d’ordre donné, cinq siècles plus tôt, aux premiers hommes du système solaire qui quittant la planète 3, la Terre, s’élançaient pour contacter d’autres humanités :

« Pas de bagarre avec les Martiens ! »

Les hommes, sur leur monde d’origine, n’avaient guère connu de voyages de découverte sans esprit de conquête, sans combats. De sages humains, présidant aux premiers envols, avaient fait de cette formule une loi absolue pour les navigateurs de l’espace. Partout où les astronefs se poseraient, s’il y avait des humains ou des êtres proches, il fallait devenir leurs amis.

Des matelots avaient donné forme à la loi sous ce slogan devenu légendaire. Il avait servi à éviter la guerre lors du contact avec la planète 4 et, désormais, tant d’années après, on l’utilisait toujours.

Les Martiens, c’étaient, comme aux temps héroïques où les hommes n’avaient pas encore quitté leur sol natal, tous les habitants de toutes les planètes de l’univers.

Moos et les siens, cependant, se demandaient si, sur ce monde, il y avait des « Martiens ».

Dans la nuit, l’homme de quart, surveillant les alentours au périscope électronique, embrassant, grâce à ses rayons courbes, une appréciable superficie, avait aperçu, dans la direction signalée par les deux cosmonautes absents, une masse nuageuse luminescente d’aspect curieux.

Moos, qui ne dormait pas, avait suivi l’évolution de cette nuée, en compagnie de Wassili, éminent botaniste mais également diplômé en psychologie, comme le docteur Luigino.

Wassili avait été formel, confirmant d’ailleurs l’idée du commodore :

— Cela n’est pas un phénomène naturel. Cela vit !

Ils le crurent bien davantage en voyant la nuée former dans la plaine un immense anneau. Et, le cœur serré, ils se demandèrent si cette gigantesque manœuvre ne visait pas Karlos et Peter.

Mais le commodore n’enverrait pas de secours avant l’aube. Il l’avait dit. Il attendrait, pour ne pas risquer ses hommes.

Wassili avança timidement, en faveur des deux amis, que la bizarre luminosité du nuage aiderait considérablement la progression d’une équipe de secours. Il se proposa même pour en faire partie. Mais le commodore coupa :

— Vous savez que les cyborgs sont faits pour cela. Ils partiront à l’aube et…

Un séisme spontané ébranla la planète et l’astronef vibra dans toute sa membrure. Wassili fut jeté sans ménagements sur son commandant, lequel se retrouva les quatre fers en l’air, furieux dans sa dignité offensée. Wassili bredouillait des excuses, mais le commodore s’en souciait peu.

— Tout le monde debout !… Vérification complète !

Hommes et cyborgs, d’ailleurs tous tirés du sommeil et saignant plus ou moins du nez ou des coudes, selon la façon dont ils avaient été jetés des couchettes, coururent chacun au poste à lui assigné et se mirent en devoir de vérifier si l’astronef n’avait pas été endommagé.

Mais Wassili, titubant, se raccrochait au périscope.

— Commodore !… Le nuage remonte !

Il constatait que le séisme avait projeté la nuée vers le ciel. Maintenant, on distinguait, très loin, la silhouette d’un volcan en éruption.

Les puissants audiophones amenaient même à l’astronef le grondement qui en émanait. Cela faisait étrangement : krââ… krââ… krââ…

— Mille comètes ! rugit le commodore, il n’y avait pas là de volcan, hier au soir !

— Ni même tout à l’heure, commodore. Une montagne. Mais qui se révèle ignivome.

— Et ces maudits garçons ! Par tous les diables du Cosmos !

Tandis qu’on vérifiait l’astronef, Moos pesta contre les imprudents, peut-être victimes de l’éruption. Il attendit le jour avec la même angoisse que ses hommes et vit partir un groupe de quatre cyborgs avec soulagement.

Les cyborgs allaient, sans grande émotion. Leur race, un peu différente de l’homo sapiens, avait été créée en vue justement des voyages interplanétaires, puis interstellaires. On avait traité de très jeunes gens en remplaçant sur eux certain» organes vitaux par de véritables petites installations mécaniques, fonctionnant sur piles, elles-mêmes alimentées par l’électricité naturelle du système nerveux.

Les résultats pratiques étaient remarquables. Contrairement à ce qu’on avait pu redouter, après une période de tâtonnements et le sacrifice indispensable de quelques malheureux cobayes, les cyborgs arrivaient à vivre fort bien. Ils étaient courageux, ignorant à peu près la peur, résistant à toute fatigue, et conservaient toutes les caractéristiques humaines.

On en vint à les conditionner en vue de certaines tâches, puis, réunissant les différents résultats obtenus, on modifia carrément la race. Les cyborgs, parfaits générateurs, se reproduisaient entre eux, des femmes ayant également été traitées.

Ils étaient, en quelque sorte, des humanoïdes, sinon parfaits, du moins très biologiquement supérieurs, d’autant qu’on continuait, au besoin, à les opérer pour augmenter mécaniquement leurs particularités natives.

Seulement, ils n’étaient nullement affectifs. Ils s’unissaient, sans se marier, et ignoraient les sentiments ce qui, pour certains dirigeants était, assuraient ces gens subtils, très appréciable pour en faire ce qu’on voulait.

Les cyborgs du commodore avaient donc été chargés de récupérer Peter et Karlos.

Ils pestaient et maintenant ne se gênaient guère pour échanger les propos les plus désobligeants sur le compte des deux fantaisistes auxquels ils devaient cette corvée. Non qu’ils eussent grande crainte. Cela les dérangeait, voilà tout.

Les cyborgs ne comprenaient pas qu’un homme pût risquer sa vie uniquement pour en sauver un autre. Et cependant, sanglés dans d’impeccables combinaisons d’escale, casqués de dépolex, armés et équipés, ils étaient exactement semblables aux hommes. Pourtant, on les reconnaissait généralement à leur regard dur, à leurs traits quasi impassibles.

Au fur et à mesure que l’astre se levait, ils découvraient un paysage singulièrement chaotique. Le séisme de la nuit, s’il avait été bref, avait considérablement modifié la structure de l’immense plaine qui s’étendait à partir de l’océan. Au loin, ils pouvaient apercevoir le volcan qui, s’il ne grondait plus, continuait à vomir des flammes.

Enfin, selon les recommandations du commodore, ils surveillaient l’ennemi n° 1 : le nuage vivant.

Celui-ci, qui s’était retiré du sol lors de la colère de Krââ, formait maintenant une sorte d’anneau, flottant au-dessus du front du colosse, dont les exhalaisons montaient en une gerbe de flammes. L’Onde se tenait à distance, sa couronne évitant soigneusement le contact avec la fumée volcanique.

De temps à autres, cependant, les cyborgs pouvaient entendre, sinon un grondement, du moins la voix colossale, répétant son éternel : krââ… krââ… krââ…

Udiel, celui qui commandait le petit groupe, aperçut les hommes le premier.

— Les voilà !…

A travers le dédale fantastique créé par la fureur de Krââ, Karlos et Peter avançaient, un peu au hasard. En effet, leur boussole avait été déréglée par les émanations magnétiques du volcan et, bien qu’ils fussent délivrés du mur nuageux réfugié en sa masse au-dessus du colossal être-montagne, ils s’étaient égarés dans le désert environnant, dont le décor avait tellement changé qu’ils ne s’y reconnaissaient plus.

L’océan baignait le versant opposé de Krââ, mais ils ne s’en étaient pas rendu compte. D’ailleurs, se diriger de ce côté leur semblait particulièrement dangereux, à présent. Il était bien évident que la montagne, blessée par le rayon infra-mauve, n’était peut-être pas entièrement calmée, le cratère d’où montaient toujours feu et gémissements le laissant présumer.

Peter, apercevant Udiel, jeta ton cri de joie :

— Ohé, les cyborgs !

Moins jovialement, mais avec assez d’amabilité, le cyborg riposta :

— Ohé, les hommes ! Avancez ! Vous nous avez donné assez de mal !…

Peter avait un peu récupéré, depuis ses démêlés avec l’Onde. Mais Karlos, dans le séisme, s’était blessé à un pied. Peter l’avait pansé sommairement et perdait beaucoup de temps à aider son ami. La venue des cyborgs leur semblait une bénédiction.

Ils n’étaient plus qu’à trente mètres les uns des autres.

Krââ, qui les dominait, dut s’en rendre compte, Ainsi donc, ces êtres bipèdes, que l’Onde n’avait pu résoudre, étaient encore là, après avoir osé le frapper de leurs traits fulgurants, lui, Krââ…

Sa rage revint, d’un seul coup. Il frémit dans son immensité et, d’un spasme, creva le sol entre les deux groupes, hommes et cyborgs.

Peter n’eut que le temps de retenir Karlos qui, une fois encore, allait plonger la tête la première dans le gouffre entrouvert. Des émanations sulfureuses jaillissaient du sol éventré et les cyborgs, rudement jetés au sol, s’aidaient mutuellement à se redresser, non par solidarité humaine, mais simplement par esprit pratique.

Krââ s’irritait et, de nouveau, tentait de les atteindre. Il secoua violemment le sol, provoqua des lézardes, creusa des cratères, engendra des ravins inédits et des abîmes spontanés.

Mais les hommes s’étaient repris et les cyborgs, peu enclins à l’émotion, poursuivaient méthodiquement leur progression vers ceux qu’ils avaient mission de sauver.

Ils le firent, à contrecœur sans doute, mais avec beaucoup de fermeté et d’astuce. Les deux groupes se rejoignirent, après avoir été vingt fois ébranlés, secoués, déséquilibrés. Tous saignaient, étaient couverts d’égratignures et d’ecchymoses. Udiel, fort aigrement, lorsqu’il réussit à contacter les deux jeunes gens, leur lança :

— Que tous les météores vous pulvérisent ! Vous aviez bien besoin de pareille équipée !

— Eh, vieux Udiel ! dit gaiement Peter, riant de tout son visage rosé où étincelaient les yeux clairs, nous cherchons du nouveau à travers le Cosmos… C’est bien la première fois que je vois vivre et raisonner une montagne.

— Quoi ! Que dis-tu ? s’étonna le cyborg.

— On t’expliquera, coupa Karlos. Aide-nous à sortir de là !

Les trois autres cyborgs soutenaient les deux amis qui étaient à peu près à bout de forces. Le paysage, une fois de plus, était modifié comme un théâtre à trucs de mise en scène. Toutefois, tournant le dos à Krââ qui continuait à fulminer mais dont le rayon d’action ne s’étendait tout de même pas très loin, ils repartirent, cette fois dans la bonne direction, guidés par Udiel.

Les cyborgs étaient herculéens. Surtout, ils allaient jusqu’au bout de leurs forces, ayant infiniment moins besoin de repos que les hommes. A eux quatre, ils portaient carrément les deux jeunes gens, trop épuisés pour pouvoir marcher plus longtemps.

En un temps record, tandis que Krââ, derrière eux, cessait de perturber le sol en constatant que ses proies lui échappaient, la petite troupe revint à l’astronef.

Le commodore Moos attendait les rescapés. Il félicita brièvement Udiel sur le résultat de sa mission, interrogea les deux jeunes gens et les confia au docteur Luigino. Ce dernier, après les avoir examinés, assura que leurs blessures étaient bénignes mais il demanda que Peter demeurât en observation.

En effet, le récit des deux garçons l’avait fait tiquer.

Qu’était ce nuage vivant, volontaire, qui avait si bien tenté de kidnapper le géologue ?

— C’est bien, dit le commodore. Peter, à l’infirmerie, aux ordres du docteur Luigino. Quant à vous, Karlos…

Il fit une pause et dit, froidement :

— Je rends hommage à votre courage, aux nobles sentiments dont vous avez fait preuve en allant au secours du géologue-cosmonaute Peter, en péril, et à la façon dont vous l’avez arraché à cette force inconnue.

Au garde-à-vous, Karlos se félicitait d’une telle mansuétude de la part de son chef.

Mais Moos poursuivit :

— Cela dit, vous avez enfreint mes ordres. Vous avez manqué à la discipline. Vous prendrez les arrêts, jusqu’à nouvel ordre… Aspirant Wassili !

— Commodore ?

— Enfermez le cosmonaute Karlos dans la cellule d’arrêt. Régime des détenus pour indiscipline, jusqu’à nouvel avis.

Karlos pâlit. Ce genre de punition était très rare à bord des astronefs. Mais il ne pouvait que s’incliner.

Il salua et sortit, escorté de Wassili qui lui dit :

— Mon vieux, je t’aime bien et je regrette. Mais tu comprends…

— Mais oui, je comprends. Fais ton devoir. Je ne te demande qu’une chose… une faveur.

— Tu sais, Karlos, si c’est en mon pouvoir…

— Tu viendras me donner des nouvelles de Peter. Je suis inquiet à son sujet. Luigino n’a pas l’air optimiste. Si ce nuage a laissé en lui des lésions, ou des toxines…

Wassili se gratta l’oreille.

— En principe, les indisciplinés sont au secret, mais…

Son visage s’éclaira.

— Après ce que tu as fait pour Peter, je peux bien enfreindre un peu le règlement pour toi.

Ils se serrèrent la main et Karlos, en soupirant dut abandonner son uniforme, ses armes, les insignes de ses fonctions de cosmonaute spécialisé, pour entrer dans l’étroite cellule destinée aux révoltés.

Là, enfermé comme un rat, il médita, pendant de mornes heures.

Le docteur Luigino, lui, sondait, radiographiait, analysait et détectait tout ce qu’il était possible d’arracher à un corps humain en ordre de vie, sur la personne de Peter.

Le commodore avait envoyé d’autres hommes escortés de cyborgs dans les alentours, pour reconnaître la planète. Bien qu’elle semblât de type terrien, il était évident, d’après les rapports, que le volcan était animé d’une mystérieuse volonté. Ainsi que le nuage qui avait si bien attaqué les deux camarades.

Lors de la seconde fureur de Krââ, l’Onde s’était encore élevée dans le ciel.

Mais elle n’avait pas abandonné son but : contacter les hommes, les incorporer dans sa masse immense pour se dynamiser et devenir un être évolutif en accaparant les éléments de la pensée qui était la leur.

L’Onde attendit encore tout un jour. L’astronef demeurait, les hommes n’ayant pas terminé leurs observations.

Krââ avait éteint son cratère et repris son calme millénaire.

L’Onde se mit en marche, dans le ciel, vers l’océan. Bientôt, elle surplomba la plage où avait atterri l’astronef.

Lentement, se mêlant malgré sa répugnance aux vapeurs d’eau émanant de la mer, ce qui la rendait difficilement discernable, elle piqua sur le vaisseau spatial.

Insidieusement, enveloppant la coque d’acier de ses volutes semblables à de la brume un peu plus lumineuse, elle caressa l’ensemble du globe immense, cherchant une entrée.

Elle la trouva.

Une fissure imperceptible, mal colmatée, que l’équipage n’avait pas détectée et qui était consécutive à la colère de Krââ, dont les sursauts avaient agi jusque-là.

Un joint microscopique existait, entre deux plaques métalliques.

Cela suffisait. L’Onde s’y glissa.

Tout dormait, à bord de l’astronef, sauf le cyborg de garde.

L’Onde savait qu’il fallait éviter les humains animés, ou susceptibles de se mouvoir. Seulement agir sur les endormis.

Elle évita soigneusement le cyborg qui veillait et alla étendre ses nuées vampiriques sur toutes ses proies, qui, dépouillées de leur combinaison, se croyaient bien tranquilles. Les hommes étaient nus, ou en tenue légère.

L’Onde commença à se répandre sur eux.

Le cyborg de veille, soudain, s’étonna du silence. Il n’entendait même plus la respiration des dormeurs.

Il vérifia ce qui se passait, comprit en voyant, au long de la paroi, l’infiltration de l’Onde, simple fil qui s’étendait infiniment et commençait à devenir nuée sur chaque homme endormi.

Il pressa un bouton et se mit à crier. Une sirène lugubre et puissante commença à résonner à travers l’astronef, où des hommes, déjà atteints plus ou moins gravement, cherchaient à échapper à leur torpeur…