CHAPITRE V











Négatif. Tout est négatif. Incolore. Des formes. Des ombres. Imprécision.

Klaus est. Klaus vit. Ce n’est pas cela la mort, il ne le croit pas. Il ne le pense pas.

Dans la mesure où il peut penser, tant il a été choqué.

Il voudrait se palper mais il ne le peut pas. Il flotte. Il erre. Il vogue. Il n’y a ni lumière ni ténèbres, ni haut ni bas, ni avant ni après. Il n’y a plus d’espace et il n’y a plus de temps.

Le subespace.

Effort surhumain. Sur lui-même. Que s’est-il passé ?

Ah ! oui. Il reprend conscience. Tout était préparé à bord du vaisseau pirate pour la plongée. Il s’est dit « prêt » et M’Kar…

Non, M’Kar ne lui a pas donné l’ordre de plonger. Il semble cependant qu’il a fait un clin d’œil. Acquiescement, sans doute.

Il y a eu cette violente embardée. L’astronef avait dû être touché par le feu du croiseur terro-centaurien. Et Klaus a appuyé sur la commande, presque malgré lui.

Ce qui les a tous précipités dans le subespace. Où il est actuellement.

Mais où est le navire ? Où sont les autres ?

Klaus a vu, pendant encore un moment (mais ce moment a-t-il duré une minute, une heure… un siècle ?.) le visage farouche de M’Kar, les yeux éclatants de Koraa, le cadavre ensanglanté de Typoos, la face verte de Y’pp… D’autres aussi !

Mais les couleurs se fondaient dans le gris. Même pas le gris. La non-couleur. Autre chose.

Klaus est seul. Et c’est atroce d’être seul.

Un enfer. Rien ni personne. Pas d’avenir.

L’astronef a peut-être explosé. Cependant, Klaus sait comment cela se passe classiquement dans ces plongées hyperspatiales. Tout est suspendu, bloqué. Ainsi le feu métallique a dû cesser, momentanément ou définitivement, de dévorer la carcasse de l’astronef. Et cependant Klaus n’est plus à bord. Il a été projeté, il ne sait trop comment.

A moins que, ainsi qu’il l’a supposé, le navire spatial ait été dissocié à l’instant de la plongée, accident déjà observé, bien qu’assez rarement.

Klaus tourne. Oui, il tourne. Il n’a plus le vertige. Parce qu’il l’a connu, cet affreux vertige. Il faut dire que la plongée a été effectuée sans précaution préliminaire aucune. On ne s’est pas amarré, on n’a pas avalé de pilules euphorisantes, on s’est lancé comme cela, brusquement, pour échapper à la destruction par les forces régulières.

Un véritable suicide. C’est ce qu’ont conclu les assaillants mais cela, évidemment, Klaus ne peut le savoir.

Ce qu’il sait, c’est qu’il est plongé et perdu dans le subespace.

Qu’il peut y demeurer éternellement. Et comme tout y est hors temps, en suspens perpétuel, il n’a pas même la ressource de mourir. Il va demeurer là, pour toujours.

Horreur indicible !

Une vie – si on peut appeler ça une vie – sans fin.

Klaus en éprouve un sursaut. Est-ce cela qui provoque un nouveau choc ? Toujours est-il que, brusquement, lui qui ne ressentait plus rien sinon le déroulement de la pensée, est saisi par un froid intense. Et il VOIT. Non plus ce magma blême où il était baigné, mais un ciel dur, bleu-vert.

Deux soleils. Ce qui n’est pas, dans l’univers, un phénomène très rare.

Et une mer de nuages.

Klaus tourbillonne sur lui-même. Le vêtement que lui a remis Y’pp le protège très relativement contre l’air glacé.

Mais c’est de l’air ! Il y a de la lumière, sous l’astre double. Et des nuages, ce qui suppose un monde, une planète, une atmosphère.

Dans le subespace, on n’a même pas besoin de respirer, les fonctions étant annihilées. Klaus a conscience de revivre.

Mais aussi de chuter. Car il pique une tête, en vol plané, vers la masse nébuleuse que les deux soleils caressent de rayons éclatants.

Il ne les voit plus tout à coup parce qu’il est en train de traverser ce plafond nuageux. Grisaille, froidure.

Vertige ! Il tombe.

Pas tellement vite, ce qui le surprend. Sans doute la pesanteur est-elle relativement faible, ce qui ne provoque pas une chute aussi rapide que lorsqu’on dépend d’une planète telle que la Terre.

Seulement, il finira bien par le percuter, ce sol qu’il ne distingue pas encore. A une vitesse de toute façon suffisante pour qu’il s’y fracasse les os.

Impression terrifiante de l’homme qui tombe, qui tombe. Qui tombe assez lentement pour avoir le loisir de réfléchir.

D’imaginer l’issue fatale. L’écrasement irréfutable.

Clarté d’un seul coup. Il a franchi la voûte de nuages.

Paysage vu d’en haut. Planète verte. Montagnes. Forêts. Plaines.

L’eau !

Dieu du Cosmos ! L’eau… Mer, océan, lac, mare, étang, n’importe !

Il va tomber dans cette eau ! Un plongeon inouï. Mais il ne s’aplatira pas comme un malheureux pantin, il ne se disloquera pas s’il réussit à prendre dans sa chute une position en piqué qui lui permettra d’éviter l’impact violent capable de briser un membre, voire la colonne vertébrale.

Klaus réalise cela. Et il entre dans l’eau, ce qui provoque un immense rejaillissement d’écume.

Il remonte à la surface, il nage. Vers la rive.

Dernier effort. Il suffoque, il est à bout de forces. Mais il se sent curieusement léger, ce qui le favorise. Il remue avec une certaine lenteur. Ah ! oui, il doit s’agir d’une petite planète, plus petite encore que Delta IV où la gravitation s’exerçait pratiquement comme sur la Terre.

Et il gagne le rivage, il s’extirpe de l’eau, faisant s’envoler une multitude d’oiseaux de race inconnue.

Les nuages se sont déchirés. Un des deux soleils darde. L’autre monte à l’horizon.

Klaus tant bien que mal quitte sa combinaison, tentant de s’adapter à ce rythme ralenti. Il tombe sur le sable. La caresse solaire l’apaise.

Il reprend sa respiration. Et il regarde le monde où il est tombé. Dans quel univers ? Quelle galaxie ?

Un voyage subspatial, surtout aussi anarchique que le sien, peut l’avoir conduit aux confins du Cosmos, ou l’avoir ramené plus près de la planète patrie, ou n’importe où.

Quelque peu éberlué encore de cette avalanche d’événements, Klaus essaye de se faire une idée de cette planète. Les deux soleils roulent vers le zénith mais la chaleur n’est pas accablante. Il respire, ce qui est primordial, la terre où il vient d’échouer est donc philohumaine. Il est au bord d’un lac, bordé au loin par une rive où croît une végétation très verdoyante. Il constate d’ailleurs que, ici et là il y a peu d’arbres réels, mais surtout des herbes, des plantes géantes aux feuilles démesurées. Tellement disproportionnées avec tout ce qu’il connaît en fait de botanique que cela lui semble artificiel. Et la faune ?

Il a mal vu les oiseaux que son débarquement a dérangés. Mais il distingue des êtres chitineux, doués d’antennes. Des insectes évidemment, à cela près qu’ils ont entre un et deux mètres de long. Certains volent, hannetons fantastiques ou lépidoptères de cauchemar. Impressionnant, tout cela !

Et cette chenille qui rampe, non loin de lui. Plus d’un mètre, elle aussi. Et cette sorte de tortue !… Dix pattes au moins sortent de la carapace. Klaus ne comprend pas où il est mais sa surprise demeure relative. Il sait que la création est multiple et l’évolution, d’un monde en l’autre, si elle a suivi des lois analogues, a pu donner des résultats différents. Après tout, sur la Terre, la vie a pris tant de formes variées…

Klaus s’étire. Péril ? Il y en aura, de toute façon. Ce qu’il lui faut, c’est du repos. Il est bien, très bien, sur ce sable tiède. Nu et cette fois il n’éprouve ni honte, ni sensation de froid. Il voit passer des créatures volantes, sans trop savoir – car il somnole déjà – si ce sont des oiseaux ou des reptiles ailés.

Et là, cette énorme bête, sous les plantes géantes. Insecte démentiel ? Ou mammifère inédit ? Il ne sait… Ah !… ces choses rondes et blafardes… Des œufs, la créature est en train de pondre…

Klaus s’endort.

Sommeil profond. Mais il rêve tout de même.

Plus de notion de temps. Il vogue dans l’irréel. Et des images se forment, bizarres, invraisemblables.

Le lac, si tranquille tout à l’heure, est subitement agité, mais comme par une tempête intérieure, sous-marine dirait-on. Comme si une main titanesque agitait les eaux alors qu’il n’y a pas de vent. Et le littoral tremble, et le sable ondule et vibre, et des lézardes se forment dans le terrain. Les plantes changent d’aspect, les unes se fanent, croulent, jaunies, flétries. D’autres au contraire croissent à vue d’œil. Klaus voit des fleurs magnifiques, immenses, qui s’épanouissent, évoluent. Des fruits naissent, s’arrondissent, prennent des tons variés et chaleureux, merveilleusement appétissants.

Les œufs… Mais ils éclosent, les œufs. Il en sort de curieuses petites créatures qui ressemblent au monstre qui leur a donné la vie.

Phantasmes d’un cerveau fatigué…

Klaus se dresse brusquement sur son séant, réveillé en sursaut.

Phantasmes ?

Mais le sol vibre sous lui et le secoue violemment. Mais le lac, devant lui, alors que le ciel est serein et qu’aucune brise ne souffle, est soudain terriblement perturbé et des vagues énormes, peu en proportion avec cette pièce d’eau somme toute relativement limitée, montent et se brisent dans un fracas écumeux.

Mais il y a autour de lui des plantes fanées, des tiges racornies qui, quand il a sombré dans le sommeil, étaient encore vertes et vitales. Et par contre ces fleurs spontanées, ces fruits inattendus, il les découvre. Des insectes fantastiques vont et viennent et il y a aussi des cadavres. Les restes d’autres insectes démesurés, de ceux qu’il voyait tout à l’heure avant de fermer les yeux…

Et le sol ? Bouleversé, le sol. Ce qui l’ahurit davantage encore, c’est que le littoral lui paraît avoir changé de configuration. Il lui semble qu’il ne s’est pas endormi à cette place.

Pourtant sa combinaison gît près de lui, à portée de main. Mais le rivage proprement dit a reculé de dix ou quinze mètres. Une marée ? C’est peu vraisemblable, en un monde aquatique si réduit. Et ces lézardes, ces crevasses profondes d’où sortent des vapeurs, cela n’existait pas tout à l’heure.

Tout à l’heure ?

Il se pose la question. Il s’est endormi « tout à l’heure ». Et il a rêvé un certain nombre de phénomènes. Qui s’avèrent, dès son réveil. Tout cela est réalité.

Il a totalement changé de décor tout en restant à la même place.

Cette planète ? Un théâtre inconnu où l’apparence se modifie à une vitesse considérable. Croissance et désuétude des végétaux, évolution des animaux, transformation géologique…

Klaus se palpe. A-t-il vieilli aussi vite, lui aussi ? Mais non, il se retrouve normal. Il a un peu de barbe mais cela n’a rien d’étonnant, étant inculte depuis son embarquement à bord de l’astrobagne, le voyage intersidéral, le débarquement tragique sur Delta IV, l’intervention des pirates, la plongée subspatiale et l’arrivée en ce monde farfelu.

La nature reprend ses droits. Klaus est ébahi, mais il a faim.

Et il y a des fruits.

Il peut toujours y goûter, et il se dirige très simplement vers une de ces plantes extravagantes. Se disant qu’il faut se hâter d’en cueillir la provende si elle est destinée à se flétrir si rapidement.

Alors le groupe des petits animaux nouveau-nés avance vers lui.

Souris énormes ? Mais avec des griffes démesurées, comme le reste. Des yeux multiples, à facettes comme ceux des mouches de la Terre. Hideux !

Et menaçants avec ça !

Klaus est nu et désarmé. Prestement, il saisit sa combinaison et s’enfuit sans prendre le temps de se vêtir.

Il sent le groupe des jeunes monstres sur ses talons. Mais le décor change encore. Une crevasse providentielle se forme entre lui et le groupe terrifiant. Des plantes s’y effondrent. Il se frotte les yeux, parce qu’il voit une ligne de petites collines, devant lui, qui change d’aspect. Des pics croulent, d’autres surgissent. Des ravins sont spontanément créés. Et des fleurs jaunissent à vue d’œil tandis qu’éclatent des bourgeons géants.

— Je deviens fou !…

Et il entend le hurlement. Et il sait que c’est un humain qui a crié.