CHAPITRE III
Jeté-battu, pirouette, arabesque, saut de basque…
La voix de Mlle Olga parvient encore à Stéphanie. Pourquoi a-t-elle eu tout à coup cet éblouissement ?
Oui, certes, à présent elle s’en rend compte. Elle a dû perdre connaissance quelques instants.
Voyons, où en était-on ?…
La leçon… Les deux autres camarades, Ariette et Jenny… Le studio de la place Pigalle… Entrechats-quatre…
Ah ! oui ! toujours ce drame ! On ne parlait plus que de cela depuis le matin. La panique qui commençait. Mais les parents de Stéphanie, des gens équilibrés, n’avaient pas pris tout cela au sérieux.
« Va donc à ton cours de danse. Ne rentre pas trop tard ! »
Pirouette… Jambe tendue, Stéphanie !… Attention… Les mains en corbeille… De la grâce… Tu n’en manques pourtant pas…
C’est à ce moment qu’il y avait eu cette grande rumeur, sur la place.
On avait interrompu la leçon pour courir à la baie, regarder, savoir, avec un peu d’anxiété, ce qui faisait passer un tel frémissement sur la foule massée devant l’écran géant de télémax.
Stéphanie, soudain, pousse un cri de terreur. Tout lui revient !
Le tremblement de terre, l’immeuble de télémax qui s’effondre, le sol qui s’ouvre… des hurlements épouvantables… Le dernier visage humain qu’elle a entrevu…
Un garçon de vingt-sept ou vingt-huit ans, d’allure assez sportive, celui qu’elle a repéré, depuis quelques jours, et qui ne vient à Pigalle que pour elle.
Un type bien. Pas du tout le genre voyou. Elle s’amuse parce qu’il n’a jamais osé l’aborder.
Il était là, elle en est sûre. Il a couru vers elle, au moment où…
Stéphanie a le vertige. Au moment où elle n’a plus senti le sol sous ses pas… Elle a été emportée, dans le plus vertigineux des abîmes…
Mais où est-elle donc, à présent ?
Il fait une chaleur de serre. Une chaleur moite, humide. Elle constate qu’elle porte encore son maillot de laine noir, qui la vêt intégralement des chevilles à la gorge. Aux pieds, ses chaussons de danse, encore convenablement bourrés d’ouate, pour pouvoir faire les pointes…
Elle rêve, sans doute. Elle est aux limites du songe et de la réalité… Mais non, pas de la réalité, puisqu’elle est encore dans une instabilité étrange…
Stéphanie tente de bouger et rien ne la retient. Mais elle ne tombe pas. Elle flotte, comme si elle était en plongée. Pourtant, elle s’en assure de seconde en seconde, elle ne nage pas. Elle est dans l’air. Enfin, dans une atmosphère quelconque.
Seigneur ! Qu’il fait chaud ! Une sorte de brume légère flotte alentour. Elle évolue au travers comme une sylphide et soudain, le vertige la saisit.
Elle danse. Mais elle doit être morte puisqu’elle danse comme si son corps n’avait plus de poids, ou presque. Elle évolue et il n’y a ni haut ni bas, ni droite ni gauche. Plus d’Olga, ni d’Ariette et de Jenny, de studio ni de place Pigalle, de foule horrifiée, ni de Paris, ni de…
Stéphanie ne sait plus. Mais elle se sent très bien, voilà qui est le plus surprenant. Cette impondérabilité corporelle crée en elle une euphorie inconnue.
Stéphanie danse son plus beau ballet, ayant atteint le rêve de toute postulante à la danse : échapper à la pesanteur, évoluer, être aérien, sur une scène infinie, en une chorégraphie qui renie toutes les normes de cette pauvre agitation ridicule que les Terriens admirent sous l’égide de la déesse Terpsichore.
Stéphanie est partagée entre le charme de cet état de bien-être, presque de non-être, qui la chavire heureusement, et l’angoisse de ne pas comprendre, de ne pas savoir…
Elle voit des choses, des ombres, des silhouettes. Elle entend des murmures, des bruissements. Elle ressent d’étonnantes fluctuations venant de partout autour d’elle. Il lui semble qu’elle est plongée au sein d’une immense volière, mais une volière qui serait baignée dans une ambiance de hammam…
Et où les choses n’ont plus de poids.
La lumière est vive, légèrement tamisée par cette vapeur qui englobe toutes choses, si bien que rien n’est distinct. Stéphanie commence avec ahurissement à constater que tout cela est vrai, que son maillot est trempé – transpiration ? bain forcé ? ou quoi ? – et que réellement elle flotte, en mouvements gracieux et lents, qui la déportent plus qu’elle ne le voudrait, et qui la rendent étrangement gauche, elle, l’agile élève de Mlle Olga.
Elle commence à avoir peur, très peur. Elle voudrait appeler, mais la voix s’étrangle dans sa gorge. Tout est tellement incompréhensible ! Elle voudrait que cela fût un cauchemar et que le réveil fût proche.
Mais non, c’est le contraire. Elle a dormi et la voilà éveillée !
Où cela ? Mon Dieu, où cela ?
— Mademoiselle !…
Une voix humaine. On l’a appelée, elle en est sûre.
Elle cherche à voir. Dans le mouvement, elle évolue, elle tourne, lentement et capricieusement, comme si son corps n’était qu’une volute de fumée.
Deux silhouettes avancent vers elle. Deux hommes. Et ce qui foudroie Stéphanie c’est que, eux aussi, dansent le mystérieux ballet. Ils semblent vraiment à ses yeux des nageurs dans quelque aquarium de fantasmagorie. La lumière, en dépit de la brume, est éclatante et fait mal aux yeux. Stéphanie voit des grandes traînées bizarres, d’un vert sombre, qui sont peut-être des arbres comme elle n’en a jamais vus, mais dont elle ne saurait dire dans quel sol ils prennent racine. Et les deux hommes, l’un solide, athlétique, l’autre plus mince, avec la grâce grêle et maladroite de l’adolescence, avancent à sa rencontre.
Ils flottent, nagent, se courbent en l’air comme des clowns sauteurs filmés au ralenti.
Stéphanie entend encore qu’on dit « mademoiselle ». Et elle éprouve un sursaut.
L’un de ces hommes, le plus fort, avec son visage énergique et un peu rêveur à la fois, des yeux bleus contrastant avec des cheveux noirs, elle le connaît. C’est son soupirant de Pigalle.
Ils se regardent et elle voit qu’en dépit de cet invraisemblable position, il a l’air extasié.
Stéphanie est jolie et elle le sait. Lui doit admirer la belle tête avec les cheveux blonds qui tombent en cascades folles, le teint très clair ressortant sur le noir du maillot qui ne cache rien de la ligne pure du corps, avec cette décence qui est l’apanage des danseuses de grand style.
— Vous me reconnaissez, mademoiselle ?
À côté de lui, un petit gars en salopette. Une tignasse ébouriffée sur un visage maigre et amusant, moucheté de son, avec la bouche un peu torve des rejetons privés de leurs géniteurs dès le jeune âge.
— Oui, mademoiselle. Oui, je vais essayer de vous expliquer. Ce qui nous arrive est fou. Nous… nous sommes réveillés depuis deux ou trois heures… Regardez !… Nous dégageons encore de la vapeur.
Stéphanie ne répond pas, car elle vient de constater que cette brume qui tempère l’éclat de la lumière – mais où est donc le soleil ? – cette brume émane d’elle-même, c’est-à-dire de son maillot encore humide que la chaleur ambiante transforme en buée.
Eux aussi sont dans ce cas. Un peu moins.
Stéphanie s’écrie :
— Réveillés ?… Nous avons dormi ?
— Oui. Après la catastrophe !
— Je me souviens, crie-t-elle, et l’angoisse passe sur son minois qui se crispe.
Le solide jeune homme étend le bras vers elle et se rapproche, toujours sans toucher le sol – mais il n’y a décidément pas de sol – et il nage dans l’atmosphère, si l’on peut dire.
— N’ayez pas peur ! Il n’y a pas de danger pour l’instant… du moins je ne crois pas.
— Mais où sommes-nous ?
— Ah ! ça !…
La tignasse, près de lui, se secoue et si énergiquement que le gosse (ou presque) dérive. Son compagnon le cueille d’une poigne solide. Ils sont tous deux face à Stéphanie, comme des ludions dans un bocal.
Une question stupide vient aux lèvres de la danseuse :
— Pourquoi cette vapeur ? Je ne comprends pas.
— Bien sûr. Je n’aurais pas compris, moi non plus, si je n’avais vu un chien, tout à l’heure… Il était enrobé de glace, comme nous l’avons été… et cela a fondu… alors il est revenu à la vie…
— Enrobé de glace ? Nous étions…
— Oui, congelés comme des biftecks, s’écria la tignasse en éclatant de rire.
Ce rire bref sonna étrangement. Et les trois personnages, stagnant entre deux couches d’air comme des libellules figées, en demeurèrent un peu gênés.
Le coupable, d’ailleurs, s’en rendit compte et rougit jusqu’aux oreilles, comprenant qu’il avait commis une bêtise.
Stéphanie murmurait :
— Mais alors… mais alors…
Le jeune homme, cette fois, la saisit par le bras. Elle ne s’en offusqua pas. Bien au contraire, ce fut la première fois depuis son réveil qu’elle éprouvât un peu de réconfort, à ce contact humain.
— Je ne peux vous expliquer, dit-il. Je ne sais rien. J’ai constaté, c’est tout. Mais essayez de vous souvenir, comme je l’ai fait, une heure durant, en compagnie de ce jeune homme. Nous étions place Pigalle… la panique venait d’éclater à la suite d’un formidable accident atomique. Il y a eu l’émission de télémax… puis tout s’est écroulé.
— Et des gens volaient, avec des tas de trucs, dit encore la tignasse, qui voulait placer son grain de sel.
Stéphanie passa ses mains longues et très artistes sur son joli visage régulier. Fermant les yeux, elle chercha dans son souvenir.
— Oui, dit-elle. Je me… c’est fou !… Je me suis envolée…
— Comme nous, dit la tignasse. Et je m’accrochais…
— À mon bras, dit le jeune homme. Et le plus fort, c’est que nous avons perdu connaissance et que nous nous sommes réveillés encore accrochés de la même façon.
Stéphanie cria soudain :
— Mais où sommes-nous ? C’est cela que je veux savoir. Et pourquoi flottons-nous comme ça ?
— Voilà le drame. Je ne peux vous répondre. J’ai l’impression que nous échappons à une… congélation comme dit ce garçon, mais qui a duré… je n’en ai aucune idée… Et nous nous trouvons dans un milieu bizarre !
— Est-ce que le… l’ouragan atomique – car ce devait être ça – nous aurait transportés dans un autre pays ?
Le jeune homme parut soucieux et hésita avant de répondre :
— Il doit y avoir de cela ! En tout cas, je me demande dans quel pays il peut exister un… un milieu pareil !
La tignasse émit, avec une naïveté qui frôlait la plus grande sagesse sans le faire exprès :
— On se croirait plutôt dans un autre monde !
Le mot tomba sur eux trois comme un coup de matraque. Ils y pensaient obscurément mais ni Stéphanie, ni Rod, plus mûrs déjà, plus réfléchis, n’avaient osé émettre cette opinion.
Stéphanie éclata en sanglots.
— Je ne veux pas ! Maman !… Je ne te reverrai plus ! Je veux revenir chez nous !… Maman !…
Rod, désolé, voulait la consoler, mais le simple fait de vouloir la prendre dans ses bras supposait un travail de gymnastique exceptionnel.
Il y réussit, cependant, et la tignasse, d’un air compatissant, regardait ce singulier couple, assez semblable à un couple d’anges issus d’on ne savait quel firmament et habillés à la mode du XXe siècle expirant.
La crise de larmes calma un peu Stéphanie.
Après, ils se décidèrent enfin à se présenter. Ils étaient tous trois parisiens, même Rod, qui s’appelait en fait Rodrigue, eu égard à une marraine éprise de théâtre classique. Stéphanie et lui y trouvèrent un lien artistique entre eux puisqu’elle se destinait à la danse. Quant à la tignasse, c’était un banal Jean-Pierre ne se connaissant d’autre origine que l’Assistance publique, d’autre éducation que celle des faubourgs, d’autre métier que la vente des journaux, fortement concurrencés d’ailleurs par les émissions de télémax.
Et ils se mirent en route, synchronisant leurs mouvements, comme des nageurs de rêve, constatant qu’ils progressaient plus aisément en se soutenant mutuellement. C’était une adaptation à réaliser et ils faisaient des progrès à chaque instant.
Maintenant, oubliant momentanément leurs préoccupations personnelles, ils glissaient littéralement dans l’air ambiant. Les vapeurs s’estompaient, leurs vêtements séchant rapidement. Ils constataient même que la température semblait encore augmenter et la tignasse commençait à échancrer sa chemise tout en « volnageant », verbe néologique qu’il venait d’inventer, provoquant pour la première fois un sourire chez ses compagnons d’aventure, avec cette vivacité d’esprit des gamins de son espèce.
Ils regardaient…
Le regard se perdait dans une nébulosité lointaine, sans aucun horizon précis. Ni haut ni bas, ni terre ni ciel, c’était la première constatation qui s’imposait.
Pourtant, au loin, on voyait briller quelque chose. Une surface, semblait-il, d’une très vaste étendue. Cela paraissait non pas plat, mais assez fortement courbé et luisait de façon éclatante. Il semblait même que la lumière vive éclairant cet étrange univers trouvât là son origine.
Instinctivement, eux qui flottaient dans une sorte de néant, de bocal sans parois, ils se dirigèrent vers cette surface, trouvant inlassablement des améliorations aux mouvements nécessaires à ce « vol natatoire ».
Malgré tout, ils devaient convenir que l’ensemble n’était pas dénué de beauté. D’abord la lumière triomphait. Rod, cependant, pensait qu’elle n’émanait pas directement de la surface inconnue, qui semblait tout au plus refléter les rayons d’un soleil, mais quel soleil ?
Une certaine irisation se produisait par endroits et des arcs-en-ciel naissaient souvent, qu’ils découvraient au fur et à mesure qu’ils progressaient. Des halos étranges, aux tons flamboyants, des rayons multicolores, nés de prismes insaisissables, créaient des mirages aussi enchanteurs que fugaces, qui déroutaient et envoûtaient, luttant heureusement toutefois contre l’aspect morne de l’ensemble.
Surtout, ils regardaient ce qu’ils croyaient être des arbres.
Êtres fantastiques, aux formes tordues, contournées, bossuées et curieusement difformes, cela ressemblait en effet à d’immenses végétaux. Les feuillages affectaient des formes humaines ou animales et se balançaient, non avec la régularité produite par un vent particulier, mais bien comme si des courants divers, contradictoires, eussent soufflé d’azimuts variés.
Des animaux évoluaient. Rod et Jean-Pierre reconnurent le chien qu’ils avaient aperçu, sortant de sa carapace de glace, avec le poil tout fumant par la vaporisation de l’humidité. C’est ainsi, ils l’expliquèrent à Stéphanie, qu’ils avaient compris qu’ils sortaient tous de blocs de glace qui fondaient, Dieu savait pourquoi.
Ils appelèrent l’animal mais celui-ci, un épagneul bâtard, semblait totalement égaré. Il chercha à les fuir et, pataugeant aériennement avec ses pattes gauches, il réussit à s’éloigner, se perdit dans les frondaisons des arbres inconnus, toujours frémissants sous des impulsions incompréhensibles.
Stéphanie se rendit compte tout à coup qu’elle ne vivait pas dans le silence mais qu’au contraire l’atmosphère était emplie d’incessants bourdonnements. Cela formait un murmure permanent, si total qu’on finissait par ne plus s’en rendre compte. Elle en dit deux mots à Rod.
— Oui, répondit le jeune homme, je le sais. Mais je ne comprends pas d’où cela peut venir. On dirait… des voix humaines… inarticulées et assez faibles, mais jacassant incessamment par centaines, peut-être par milliers…
Ils se rapprochaient de la surface.
Lentement, ils descendaient vers elle. Elle creva devant eux. Stéphanie hurla de terreur. Un être étrange jaillissait, formidable, bondissant à leur rencontre.