Le studio d'Alina se trouvait à une extrémité de Temple Bar District, et la boutique de Barrons du côté diamétralement opposé, mais la perspective de devoir traverser ce quartier très animé ne me dérangeait pas, bien au contraire. Même si mon moral était au plus bas, cela me ferait du bien de voir les promeneurs et les clients des pubs déambuler, seuls ou en groupe, et de savourer par procuration leur joie de vivre.
Comme prévu, personne ne m'accorda un regard pendant que je me hâtais le long des ruelles pavées. Ravie de mon déguisement, j'allumai mon iPod pour écouter l'une de mes chansons préférées - une méthode comme une autre pour m'aider à oublier le caractère délirant que ma vie avait pris depuis quelque temps.
Je fredonnais le refrain d'un titre aux paroles un brin audacieuses lorsque mon regard le croisa.
Toute ma bonne éducation disparut en un clin d'œil - pulvérisée, anéantie, volatilisée ! En l'espace d'une seconde, tout bascula en moi.
Pudeur, méfiance, politesse, bienséance furent balayées en une fraction de seconde tandis qu'un nouveau maître prenait possession de mon corps et de mon esprit.
Un maître ? Que dis-je ? Un monarque absolu, de droit divin, ou plutôt diabolique, un seigneur tout-puissant, barbare et primitif, qui ne vivait que pour assouvir ses appétits, ses passions, ses désirs, à n'importe quel prix...
Comme si un vent de folie avait soufflé sur moi, je me sentis soudain brûler de désir. J'avais le souffle court, le cœur battant, les seins lourds.
Une coupable moiteur perlait entre mes cuisses, tandis que je me cambrais involontairement, à la recherche de je ne sais quelle satisfaction inavouable.
Mes sous-vêtements semblaient s'être transformés en quelques secondes en instruments de torture ; ma poitrine frottait douloureusement contre la dentelle de mon soutien-gorge, et je n'avais qu'une idée : me débarrasser de mon slip, plus inconfortable qu'une corde glissée entre mes jambes.
D'ailleurs, cette seule image me rendait folle. Il fallait que j'aie quelque chose - n'importe quoi ! - à cet endroit précis de mon anatomie, que je sois prise, possédée, pénétrée. Plus rien n'avait d'importance, car rien d'autre ne m'apporterait la paix. C'était une question de vie ou de mort...
Incapable de supporter le contact de mes vêtements sur moi, je soulevai le bas de mon tee-shirt et commençai à le retirer.
Le vent sur ma peau nue me retint aussitôt. J'interrompis mon geste, saisie d'un vertige. Que m'arrivait- il?
Ma sœur était morte. Son corps martyrisé était enterré près de l'église que nous fréquentions tous les dimanches depuis l'enfance et dans laquelle nous avions rêvé d'entrer un jour au bras de l'homme de notre vie, en longue robe blanche et couronne de fleurs d'oranger.
Pour elle, ce rêve ne se réaliserait jamais.
A cause d'un faë, sans aucun doute. Les événements des derniers jours m'en avaient convaincue : seul l'un d'entre eux pouvait être responsable de sa mort atroce, des morsures qui l'avaient déchiquetée, des griffures qui l'avaient lacérée, des révoltants outrages qu'elle avait subis... Certes, l'autopsie n'avait pas révélé la présence de sperme dans son corps. Mais ce qu'on avait trouvé en elle était bien pire que cela. C'était totalement inexplicable, et si monstrueux que je ne voulais même pas y penser...
D'un geste impatient, je rabaissai mon tee-shirt et arrachai les oreillettes de mon iPod. Les paroles bien trop explicites de la chanson que j'écoutais ne faisaient qu'ajouter à mon trouble, et je n'avais pas besoin de cela. On n'éteint pas le feu en jetant de l'huile dessus.
— Je ne sais pas ce que vous essayez de me faire, mais vous perdez votre temps, dis-je à l'apparition qui se tenait devant moi. Laissez tomber !
— Je n'ai rien à faire, sidhe-seer. Il me suffit d'être ce que je suis.
— Passionnant ! Et vous êtes ?
— L'incarnation de tes rêves les plus débridés, et de mille autres folies érotiques que tu n'as même jamais imaginées. Je suis l'instrument de ta damnation...
Il sourit, avant d'ajouter :
— Et si je le veux, de ta renaissance.
Sa voix aux intonations riches et sensuelles agissait sur moi comme un coup de langue sur mes seins aux pointes durcies. En un éclair, le brasier qui courait dans mes veines redoubla d'intensité. Je reculai d'un pas... et me heurtai à la vitre d'un pub qui se trouvait derrière moi. Le corps secoué de frissons, je demeurai immobile, plaquée contre la glace.
« Alina est morte à cause de l'un de ces envoyés du diable, me dis-je, avec la ferveur d'un naufragé s'accro- chant à une bouée de sauvetage.
Tu ne vas tout de même pas lui céder ! »
Le faë mâle - ô combien mâle ! - se tenait à quelques pas de moi, au milieu de la ruelle pavée. Les voitures étaient interdites dans cette petite rue, et les passants le contournaient placidement, sans lui accorder un regard.
Ils semblaient tout autant m'ignorer, ce qui, en soi, n'aurait pas été très étonnant si je n'avais de nouveau soulevé mon tee-shirt et dévoilé à tout le monde mes seins gonflés de désir, que peinait à contenir mon soutien-gorge de fine dentelle rose. Au prix d'un effort de volonté surhumain, je descendis de nouveau mon tee-shirt.
Aujourd'hui encore, malgré tout ce que j'ai vu depuis, je ne trouve pas les mots pour donner une idée exacte de la beauté de V'lane, prince des Tuatha Dé Danaan. Certains êtres sont d'une nature si exceptionnelle qu'ils échappent à toute tentative de description.
Voici ce qui s'en approche le plus : imaginez un archange rayonnant de beauté, au corps puissant, doté d'une telle séduction que son seul souvenir vous met encore en émoi. Peignez sa peau de velours mat des plus délicates nuances d'or fauve et de cuivre, dotez-le d'une somptueuse crinière blonde dans laquelle jouent les rayons du soleil, ajoutez-lui des iris ambrés où se reflètent toutes les nuances de la passion...
Vous n'y êtes pas encore.
Il faudrait ajouter à ce portrait les promesses sulfureuses qui scintillaient au fond de ses yeux brillants de passion, l'ébauche des baisers audacieux qui semblaient s'attarder au coin de ses lèvres modelées pour l'amour, l'imperceptible frémissement sensuel de ses narines...
L'être qui se dressait devant moi était l'incarnation de la virilité portée à
son incandescente perfection.
Un geste de lui, et je ne m'appartenais plus...
Je comprenais mieux, à présent. Les faës que j'avais rencontrés jusqu'alors possédaient chacun leur personnalité, leur marque distinctive. L'Homme Gris volait la beauté des femmes. Les Ombres aspiraient leur vitalité. La Chose aux mille bouches dévorait leur chair.
Ce qui se tenait en face de moi les immolait sur l'autel de la passion. Une jouissance meurtrière, voilà quelle était son arme. Le plus pervers était que ses victimes, tout en le suppliant de les satisfaire, étaient probablement conscientes qu'elles ne survivraient pas à son étreinte.
Une image effrayante s'imposa alors à mon esprit : moi, à demi nue dans cette rue très fréquentée, me trémoussant lascivement au milieu des passants aux pieds de l'être invisible, avant de succomber honteusement sur le trottoir.
Jamais !
Il me restait encore un espoir d'échapper à cette ignominie : m'approcher de lui jusqu'à le toucher pour le paralyser, puis m'enfuir à
toute vitesse. Si mes jambes voulaient bien me porter...
Je dus faire appel à toute ma volonté - et aux images terribles du cadavre d'Alina le jour où j'étais allée l'identifier à la morgue - pour m'arracher à
la vitrine du pub et faire un pas en avant.
Le faë recula aussitôt.
Avait-il deviné mon intention ?
— Inutile, mortelle, dit-il d'un ton détaché. Cela ne te servira à rien. Je sais ce que tu es, sidhe-seer. N'essaie pas de jouer à chat avec moi. Je n'ai pas l'intention de te tuer, si c'est ce qui t'inquiète.
— Merci de l'information.
— Tu as trop de valeur à nos yeux, ajouta-t-il, avant de me décocher un sourire ravageur.
Aussitôt, ma détermination fondit comme neige au soleil.
— En revanche, je t'offrirais volontiers une démonstration du plaisir que je puis te prodiguer. Sans mettre ta vie en danger. Nous pouvons aussi faire cela, vois-tu.
À cette perspective, un frisson d'excitation me parcourut. Le plaisir sans la douleur. L'amour sans la mort. Éros sans Thanatos, comme aurait mon ancien prof de philo.
Rappelée à la réalité par une désagréable sensation de froid, je baissai les yeux. Mon tee-shirt gisait dans le caniveau, ainsi qu'un petit tas de dentelle rose. Un vent glacial semblait souffler sur mes seins, durcissant encore leurs pointes, si c'était possible.
Tremblante de froid et rouge de confusion, je me penchai pour ramasser mes affaires et me rhabillai promptement, en évitant de regarder autour de moi. Je récupérai ensuite mon iPod, ainsi que ma pochette kraft, puis rajustai ma casquette, sans toutefois remettre mes lunettes. Je ne voyais déjà que trop l'être qui se tenait devant moi.
Puis, sans hésitation, je me redressai et plongeai vers le faë pour le paralyser. C'était ma seule chance de m'en sortir vivante. Je refusais de penser à ce dont j'aurais été capable si je m'étais laissé attendrir par ses belles paroles...
Avant que j'aie pu l'atteindre, il disparut en un éclair. Manifestement, je venais d'assister à un transfert opéré par un faë. C'était malin ! Où était-il passé ?
— Derrière toi, mortelle, dit une voix.
D'un bond nerveux, je pivotai sur mes talons. Il se trouvait sur le trottoir, à trois ou quatre mètres de moi. Le flot des piétons s'écartait autour de lui, de même que la mer Rouge s'était fendue devant les pas de Moïse. Je remarquai qu'il y avait moins de passants qu'avant autour de nous. Ici et là, je vis se refermer des portes de pubs. Je frissonnai. Un froid anormal pour une soirée d'été avait envahi la rue.
— Nous n'avons pas de temps à perdre en vaines tergiversations, MacKayla Lane.
Je sursautai.
— Vous connaissez mon nom ?
— Nous savons beaucoup de choses sur toi, null. Tu es l'une des plus puissantes sidhe-seers que nous ayons jamais vues, et nous estimons que tu n'as pas encore pleinement exprimé ton potentiel.
— Nous ? répétai-je, méfiante.
— Ceux d'entre nous qui s'inquiètent pour l'avenir de nos deux univers.
— Vous ne pouvez pas être plus précis ?
— Je suis V’lane, prince des Tuatha Dé Danaan, et j'ai été envoyé ici sur ordre d'Aoibheal, notre très révérée souveraine. Elle a une mission à te confier, sidhe-seer.
Je réprimai de justesse un éclat de rire. Votre mission, si vous l'acceptez... C'était bien la dernière chose que je m'attendais à entendre dans la bouche d'un faë !
— N'allez pas croire que je sois en train de vous faire une suggestion, mais n'êtes-vous pas censés nous tuer, nous autres sidhe-seers, plutôt que de nous donner de petits boulots pour vous simplifier la vie ?
— Nous n'avons pas attenté à la vie d'un seul d'entre vous depuis bien longtemps, dit-il. Et pour te prouver notre bonne volonté, j'ai un présent à te remettre, en gage de l'estime dans laquelle te tient notre puissante reine.
— C'est très gentil à vous, mais non merci, dis-je en secouant la tête.
S'il espérait me refaire le coup du cheval de Troie, il se fourrait le doigt dans l'œil. Il pouvait le garder, son cadeau empoisonné !
— Si j'ai bien compris, tu t'es trahie devant un ou deux Unseelie, voire plus, dit-il d'un ton badin.
A ces mots, je tressaillis. Décidément, il était bien informé ! Et qu'entendait-il par « voire plus » ? Les Chasseurs Royaux étaient-ils informés de mon existence ?
— Et alors ? répondis-je avec une désinvolture que j'étais loin de ressentir.
— Le présent que j'ai pour toi t'offrirait une protection, et non des moindres, contre ceux qui te veulent du mal.
— Comme vous, par exemple ?
Si j'étais parvenue jusqu'à présent à soutenir cette conversation, si surréaliste qu'elle fut, cela avait été au prix d'un considérable effort de volonté. Je luttais farouchement contre les pulsions qui m'agitaient, mais par deux fois, j'avais ôté mon tee-shirt avant de le remettre, et je venais de me surprendre en train de déboutonner la braguette de mon jean.
— Contre moi, il n'est pas de bouclier qui vaille, sidhe-seer. Ceux qui, comme moi, appartiennent aux maisons royales affectent les mortels de cette façon. Rien ni personne ne peut s'y opposer.
Plus tard, je comprendrais combien ces paroles étaient mensongères, mais pas avant d'avoir éprouvé, à mon corps défendant, toute la part de vérité qu'elles contenaient.
— Alors, à quoi peut bien me servir votre cadeau ? demandai-je en agrafant mon soutien-gorge.
Mes seins étaient si lourds et si brûlants qu'ils me faisaient mal. Je les pris à pleines mains pour les masser, mais sans y trouver le moindre soulagement.
— À te protéger contre la plupart de ceux qui voudraient te tuer, à
l'exception de ceux qui en ont le droit.
De stupeur, je laissai retomber mes mains... avant de serrer les poings avec rage lorsque je pris toute la mesure de ses paroles.
— Vous voulez dire qu'il y a des créatures qui sont autorisées à nous assassiner ?
Je songeai à Alina. Celui qui lui avait infligé une mort aussi atroce avait-il, en plus, la conscience tranquille que procure le devoir accompli ?
Cette idée m'était insupportable.
— Oui, mais aucun d'entre nous ne le ferait, affirma l'archange.
Bien entendu. Et les piranhas sont végétariens, comme chacun sait.
— Quel est votre cadeau ? m'enquis-je.
Le faë me tendit un bracelet d'or rutilant orné de fil d'argent.
— Le Bracelet de Cruce, que celui-ci fit forger voilà bien longtemps pour une de ses favorites humaines. Il offre une protection contre la plupart des Unseelie... et contre d'autres êtres indésirables.
— Et les Seelie ? demandai-je. Les éloigne-t-il aussi ?
Le faë secoua la tête. Je réfléchis quelques instants.
— Est-ce qu'il me mettra à l'abri des Chasseurs Royaux ?
— Oui.
— C'est vrai ? m'exclamai-je, incrédule.
La tentation était grande d'accepter. Depuis que j'avais appris leur existence, le simple fait de penser aux Traqueurs me donnait la chair de poule. Comme si une terreur propre à ces prédateurs-là avait été gravée dans mon code génétique...
— Où est le piège ? demandai-je, méfiante.
La question était stupide. Comme s'il allait me répondre ! Je n'avais pas oublié la remarque de Barrons, selon laquelle il était pratiquement impossible de distinguer les membres royaux seelie des princes unseelie.
Rien ne me prouvait que l'être qui se tenait devant moi était effectivement envoyé par la Reine Blanche, ni même qu'il s'agissait bien du prince V’lane des Tuatha Dé Danaan.
— Il n'y a pas de piège.
C'était bien ce que je disais. Ma question était stupide.
— Désolée, mais vous ne me convainquez pas. Je ne veux pas de votre cadeau. Maintenant, venez-en au fait. Qu'espérez-vous de moi ?
Je remis mon tee-shirt, pressée d'en finir avec cet entretien de recrutement si particulier.
Tout autour de moi, l'air parut se rafraîchir encore, comme refroidi par le mécontentement du faë.
— La situation en Faery est préoccupante, sidhe-seer, et à ce qu'il me semble, cela ne va guère mieux dans ton univers. Un certain nombre d’Unseelie des basses castes ont commencé à s'échapper de la prison où
ils sont retenus depuis la nuit des temps. Malgré nos efforts pour localiser le point faible dans la trame dont nos mondes sont tissés, nous n'avons pas réussi à comprendre par où ils se sauvent.
Je haussai les épaules.
— Que voulez-vous que je fasse ? Que je reprise votre fichue trame cosmique ? Je suis incapable de tenir une aiguille !
Manifestement, mon humour le laissait de glace.
— Ma souveraine veut le Sinsar Dubh, sidhe-seer.
« Bienvenue au club ! » faillis-je m'exclamer, tandis que le thème de ma prochaine liste s'imposait à mon esprit : je recenserais les gens qui ne voulaient pas ce maudit grimoire. Ce serait sans doute moins long que de faire la liste des gens qui le cherchaient...
— Et alors, qu'est-ce qui l'empêche de le récupérer ? Je croyais qu'elle était la plus puissante de tous les faës?
En tout cas, c'était ce que m'avait dit Barrons. D'après certains, le Roi Noir la surpassait, mais d'autres affirmaient qu'il n'était qu'une marionnette, les Tuatha Dé Danaan - les enfants de la déesse Danu -
étant une lignée matriarcale. En fait, toujours selon Barrons, personne n'était sûr de quoi que ce soit à propos du souverain des Unseelie.
— C'est qu'il y a un petit obstacle, dit le faë d'un ton gêné. Nous ne possédons pas la faculté de percevoir la présence de nos objets sacrés.
Seuls certains sidhe-seers le peuvent, et ils sont rares. Bref, nous avons perdu ce livre et sommes incapables de le retrouver.
A en croire son air ennuyé, il lui en coûtait de l'admettre. Comment se faisait-il que le monde entier ne se prosternât pas à ses sublimes pieds ?
semblait-il se demander. De quel droit l'univers s'insurgeait-il contre la réalisation harmonieuse de ses projets personnels ? Et d'où venait qu'une pauvre mortelle possédât une faculté qui lui était refusée ?
— D'ailleurs, d'autres objets ont disparu, que nous aimerions également retrouver.
— Qu'est-ce que votre reine voudrait que je fasse ?
Je n'aimais pas du tout la façon dont les choses se présentaient. Quelque chose me disait que je risquais d'y laisser ma peau, et que tout ce petit monde s'en fichait pas mal...
— Elle souhaite simplement que tu poursuives ta quête comme tu l'as commencée. Nous nous tiendrons régulièrement au courant de tes progrès. Si tu apprends quoi que ce soit de neuf, fût-ce le plus infime détail, sur n'importe laquelle de nos reliques sacrées, a fortiori sur le Sinsar Dubh, tu nous en informeras immédiatement.
Je laissai échapper un soupir de soulagement. Un instant, j'avais cru qu'il envisageait de rester avec moi pendant mes recherches !
— Et comment suis-je censée faire cela ?
Il me tendit de nouveau le Bracelet de Cruce.
— Tu me contacteras avec ceci. Je vais te montrer comment t'en servir.
Je secouai la tête.
— Je n'en veux pas.
— Ne sois pas stupide. Ne comprends-tu pas que ton monde aussi a besoin d'aide ?
— Ça, c'est vous qui le dites. Je n'ai aucun moyen de savoir si je peux vous faire confiance. Ce bracelet, par exemple... Il pourrait très bien me tuer dès que je l'aurai passé à mon poignet !
— Le temps que tu trouves une preuve qui te satisfasse, sidhe-seer, répliqua-t-il d'un ton irrité, il sera trop tard pour toi et tous les tiens.
— Ce n'est pas mon problème. Je n'ai pas demandé à être sidhe-seer, et d'ailleurs, je ne suis même pas certaine d'en être une.
Au lycée, certains de mes camarades rêvaient de destins héroïques.
Certains voulaient s'enrôler dans l'armée pour aller aider les pays en voie de développement ; d'autres se voyaient bien en chirurgiens, pour découper les gens, les réparer et les recoudre...
Pour ma part, je n'avais aucune envie de sauver le monde. Le repeindre aux couleurs de l'arc-en-ciel, éventuellement, mais là s'arrêtaient mes aspirations professionnelles.
Jusque-là, je n'avais été qu'une provinciale, avec des ambitions de provinciale, et cela me convenait très bien. Puis le drame était survenu, m'obligeant à sortir de ma petite existence tranquille.
J'étais venue à Dublin pour venger la mort de ma sœur, mais uniquement pour cela. Ensuite, et seulement ensuite, je pourrais rentrer à la maison avec le sentiment du devoir accompli. Papa, maman et moi pourrions peut-être, avec le temps, panser nos blessures, envisager un avenir, essayer d'être heureux.
Sans Alina.
Ce monde-là, celui de ma famille, était le seul qui me tînt à cœur.
— Très bien, dit le faë. Tu finiras par changer d'avis.
Et il disparut.
Je restai un long moment immobile, le regard rivé sur l'endroit où il s'était tenu avant de se volatiliser. En dépit du tour aussi bizarre qu'angoissant qu'avait pris mon existence depuis quelque temps, en dépit des rencontres effrayantes que j'avais faites, voir quelqu'un disparaître instantanément restait une expérience des plus déconcertantes.
Je regardai par-dessus mon épaule pour m'assurer que le faë n'avait pas réapparu aussi soudainement qu'il était parti, mais la rue était vide.
J'étais seule.
Je m'aperçus tout à coup que la température était tombée si bas dans mon voisinage immédiat que mon haleine formait de petits nuages de buée, comme par une journée d'hiver. Je me trouvais au centre d'un cercle de brume d'une quinzaine de mètres de diamètre, qui se formait là
où se rencontraient le froid et la masse d'air chaud tout autour.
Je l'apprendrais plus tard, ce phénomène était caractéristique de l'apparition des membres de l'une des familles royales. Le déplaisir ou la satisfaction de ceux- ci affectaient leur environnement de façon mineure mais nettement perceptible.
De nouveau, je regardai autour de moi. Personne. Les portes étaient closes, la chaussée déserte.
Partagée entre la honte et l'excitation, je glissai une main dans mon jean.
À peine m'étais-je effleurée que je fus secouée par un spasme de plaisir.
14
Il était 20 h 15 lorsque j'arrivai à la librairie. Dès que je tournai au coin de la rue, je compris que Barrons était déjà rentré. Sa grosse moto noire aux chromes rutilants était garée devant la vitrine brillamment éclairée, non loin de la voiture de Fiona.
Je marmonnai un juron. Les catastrophes continuaient à s'enchaîner !
J'avais espéré que l'employée de Barrons serait partie avant le retour de celui-ci, et surtout, avant qu'elle puisse me dénoncer.
C'était raté.
Je fis demi-tour et entrepris de contourner le bâtiment. J'allais essayer d'entrer par l'arrière et de me faufiler jusqu'à ma chambre, où je prétendrais avoir passé la journée, mon iPod sur les oreilles au cas où
Fiona dirait avoir frappé à ma porte.
Qui sait ? Avec un peu de chance, je pourrais m'en sortir ainsi. Qui ne tente rien n'a rien... D'ailleurs, il était tout à fait possible que personne ne se soit donné la peine de vérifier que j'étais bien là !
Lorsque je parvins de l'autre côté du bâtiment, mon regard se dirigea comme par réflexe vers l'extrémité opposée de l'allée et la zone sombre qu'occupait le quartier abandonné au-delà de la lumière des réverbères.
Je me figeai, tous mes sens en alerte. Il y avait là des ombres qui n'auraient pas dû s'y trouver. Un sourire glacial étira mes lèvres. Je commençais à connaître la chanson.
Je fouillai l'obscurité d'un regard rapide. Deux, trois... Il y avait là quatre ombres qui ne correspondaient à rien. Trois semblaient accrochées à la corniche d'un immeuble un peu plus bas sur ma droite ; la quatrième se trouvait à ma gauche, et elle paraissait faire preuve de moins de prudence.
Elle rampait d'avant en arrière le long du soubassement de pierre de la boutique voisine de celle de Barrons, s'étirant et se rétractant en sombres vrilles, comme si elle palpait les contours extérieurs des halos de lumière qui entouraient les entrées arrière des bâtiments.
À mon approche, toutes quatre furent saisies de la même pulsation avide.
— Restez dans la lumière, m'avait dit Barrons, et vous serez protégée.
Les Ombres ne peuvent vous atteindre que dans le noir absolu. Elles ne supportent pas la plus infime quantité de lumière. Et n'entrez jamais -
jamais, mademoiselle Lane - dans le quartier abandonné une fois la nuit tombée.
— Pourquoi n'envoie-t-on pas quelqu'un quand il fait jour pour réparer tous ces lampadaires en panne ? avais-je protesté, peu convaincue. Cela devrait suffire à éloigner ces créatures, non ?
— La ville a oublié l'existence de cet endroit. Vous ne trouverez aucun département de la police qui lui soit affecté, et si vous vous adressez aux services de distribution d'eau ou d'électricité, on vous répondra qu'il n'existe dans les fichiers aucune adresse correspondant à cette zone.
Je lui avais ri au nez.
— Un quartier entier ne disparaît pas comme ça ! avais-je protesté en ponctuant mes paroles d'un claquement de doigts. C'est impossible !
— Impossible ? avait-il répété, un léger sourire aux lèvres. Avec le temps, vous cesserez d'employer ce mot.
Tout en gravissant les marches qui menaient à la porte de derrière, je brandis mon poing fermé en direction des Ombres. J'avais eu mon content de créatures monstrueuses et autres apparitions surnaturelles pour la journée.
Je sursautai en voyant l'Ombre qui se trouvait le long du mur se hérisser, comme en réponse à mon geste. Un frisson violent me parcourut au vu de cette manifestation d'hostilité.
La porte était fermée à clé, mais la troisième fenêtre que j'essayai d'ouvrir se souleva facilement. Tout en ironisant intérieurement sur l'incroyable manque de prudence de Barrons, je m'assis sur le rebord et me glissai dans la maison.
Une fois dans la place, je fis un rapide détour par les toilettes et me dirigeai vers la librairie.
Je ne sais toujours pas ce qui me fit hésiter au moment d'ouvrir la deuxième porte du sas qui séparait la partie résidentielle du magasin, mais le fait est que je me figeai net, la main sur la poignée. Peut-être avais- je entendu mon prénom, ou bien ma curiosité avait-elle été piquée par le ton inhabituellement véhément de Fiona, dont la voix parvenait jusqu'à moi.
Quoi qu'il en soit, attentive à ne pas dévoiler ma présence, j'entrebâillai discrètement la porte et tendis l'oreille, pour me livrer à une activité qui dut faire se retourner dans leurs tombes ma grand-mère, sa mère, et les dix générations d'aïeules qui l'avaient précédée.
J'écoutai aux portes.
— Tu n'as aucun droit d'agir ainsi et tu le sais très bien, Jéricho ! s'écriait Fiona.
— Quand te décideras-tu à comprendre, Fio ? Je le veux, cela suffit. Je me fiche de savoir si j'en ai ou non le droit.
— Elle n'est pas d'ici ; il faut qu'elle s'en aille. Je ne tolérerai pas sa présence un jour de plus !
— Tu ne toléreras pas ? Depuis quand es-tu chargée de prendre les décisions à ma place ?
Derrière le ton posé, presque doux, de sa voix, il y avait dans ses paroles une intonation menaçante qui ne me trompait pas. Mais Fiona ne la perçut pas, ou refusa de la percevoir.
— Depuis que tu en as besoin. Ce n'est pas prudent de la garder ici. Elle doit s'en aller - ce soir si possible, demain au plus tard. Je ne peux pas passer mon temps à m'assurer qu'il ne lui arrive rien de grave.
— Personne ne te l'a demandé, dit Barrons, assez froidement.
— Il faut bien que quelqu'un s'en charge, pourtant !
— Ne me dis pas que tu es jalouse, Fio. Cela ne te ressemble pas.
Un petit cri outré lui répondit. Il me semblait voir Fiona, ses yeux gris brillants de colère - ou d'une émotion plus tendre ? - et ses pommettes de beauté hollywoodienne se colorant sous l'effet des insinuations de Barrons.
— Admettons que je le sois, puisque, apparemment, tu tiens à envisager tout ceci sous un angle personnel. Je te le répète, je ne veux pas d'elle ici.
Cela dit, la question n'est pas de savoir ce qui me plaît ou me déplaît.
Cette gamine est ignorante, aussi innocente que l'agneau qui vient de naître...
Je contins avec peine une bouffée de rage et m'obligeai à écouter la suite.
— ... et elle n'a pas la moindre idée de ce qu'elle fait. Elle ne se doute pas des dangers qu'elle court. Tu n'as pas le droit de continuer à l'exposer comme tu le fais.
— Je te dis que je me fiche de savoir si j'en ai le droit ou non. Ce n'est pas mon problème, et ça ne l'a jamais été.
— Je ne te crois pas. Je commence à te connaître, Jéricho.
— Ça, ma belle, c'est ce que tu crois. Tu ne sais pas du tout qui je suis.
Reste en dehors de ça, ou va-t’en. Je trouverai quelqu'un d'autre pour...
Il marqua une pause, comme s'il cherchait ses mots.
— ... pour satisfaire mes besoins.
— Oh ! s'écria Fiona d'un ton furieux. Satisfaire tes... Est-ce donc mon seul rôle ici ? Satisfaire tes besoins ? Et tu en serais capable, n'est-ce pas
? Tu trouverais quelqu'un d'autre. Tu me renverrais par le premier train, sans même un adieu ! Et tu ne penserais plus jamais à moi !
Barrons émit un petit rire. Je ne pouvais pas les voir, mais je l'imaginai en train de la prendre par les épaules, peut-être de caresser sa joue pâle du dos de ses doigts.
— Fio, l'entendis-je murmurer. Ma douce, fidèle et incorrigible Fio... Tu seras toujours dans mes pensées, mais je ne suis pas l'homme que tu crois. Tu m'idéalises beaucoup trop.
— Je n'ai jamais rien vu de plus en toi que ce que tu peux devenir, Jéricho, pour peu que tu le veuilles, déclara-t-elle avec une ferveur presque impudique.
Même « l'agneau qui vient de naître » était capable de reconnaître l'aveugle conviction de l'amour dans la voix de Fiona.
Barrons éclata de rire.
— Là, ma belle, tu commets la même erreur monumentale que la plupart des femmes : tomber amoureuse du potentiel d'un homme. Il est rare que nous ayons le même avis que vous sur ce point, et encore plus que nous ayons l'envie de le réaliser. Cesse donc de te faire des illusions sur celui que tu voudrais que je sois, et regarde-moi tel que je suis en réalité.
Il avait prononcé ces derniers mots avec une telle force que je crus le voir la prendre de nouveau par les épaules, avec plus de vigueur, comme pour l'obliger à le regarder. Il y eut un silence, puis un long soupir féminin, et de nouveau, plus rien.
— Elle reste, Fio, murmura finalement Barrons. Et tu ne m'ennuies plus avec cette histoire. Est-ce clair ?
Je commençais à croire que je n'avais pas entendu la réponse de Fiona lorsque Barrons répéta, d'un ton plus dur :
— Est-ce clair, Fio ?
— Très, dit-elle dans un souffle. Je ferai tout ce que tu voudras...
Sa voix avait soudain pris un accent rêveur, aussi insouciant que celui d'une enfant. Stupéfaite par ce soudain changement de registre, je refermai la porte avec précaution. Puis je pivotai sur mes talons et me hâtai de regagner la relative sécurité de ma chambre.
Plus tard dans la soirée, bien après que Barrons fut venu frapper chez moi pour me reprocher, à travers la porte fermée, d'être sortie sans sa permission et d'avoir risqué la sécurité de son détecteur personnel d'OP -
oui, Fiona m'avait dénoncée -, je me postai à ma fenêtre et scrutai l'obscurité.
La plus grande confusion régnait dans mon esprit ; mes pensées s'envolaient et se dispersaient telles des feuilles mortes soulevées par le vent d'automne.
Où était le journal d'Alina ? Je ne pouvais pas croire qu'elle n'en ait pas tenu un. Si elle était tombée amoureuse, elle avait nécessairement consigné cette passion naissante dans un de ses carnets et décrit l'homme qui occupait ses pensées, à plus forte raison si elle n'avait personne avec qui parler de lui.
J'avais envisagé de demander l'aide de Barrons, mais la conversation que j'avais surprise entre Fiona et lui m'avait fait changer d'avis. Il n'était plus question d'aborder ce sujet avec lui, et encore moins celui de ma brève - mais combien intense ! - rencontre avec le dénommé V’lane.
Ce dernier était-il vraiment un prince seelie ? J'avais du mal à
l'admettre. Mais quel faë aurait trouvé grâce aux yeux d'une sidhe-seer comme moi ? En supposant, évidemment, que l'on puisse croire à cette histoire d'humains capables de voir les fées...
Je n'avais pas renoncé à l'espoir que tout cela ne soit qu'un mauvais rêve.
Je me disais encore qu'il suffirait que je me réveille pour que le cauchemar prenne fin... ou alors, que j'avais été renversée par une voiture et que je me trouvais dans un lit d'hôpital à Ashford, souffrant d'hallucinations dues au coma.
J'aurais volontiers accepté toutes les hypothèses, sauf celle qui faisait de moi une sidhe-seer. Cela revenait à accepter ma défaite, à renoncer à
lutter contre la mauvaise fièvre qui semblait s'être emparée de moi depuis que j'avais posé les pieds sur le sol irlandais. Car tout avait commencé le premier soir, lorsque j'avais vu mon premier faë dans ce pub et que la vieille femme s'en était prise à moi.
Avec le recul, je comprenais mieux son attitude. Elle n'était pas folle, comme je l'avais d'abord cru. C'était une sidhe-seer elle aussi, et ce soir-là, elle m'avait tout simplement sauvé la vie. Qui peut dire comment les choses auraient tourné si elle ne m'avait pas empêchée de me trahir ?
« Si vous êtes incapable de faire honneur à votre lignage... » avait-elle dit. Mon lignage? Il existait donc des familles de sidhe-seers ?
Chacune de mes interrogations ne faisait que soulever une série de nouvelles questions... Devais-je en déduire que ma mère était une sidhe-seer, elle aussi ? Je réprimai un fou rire nerveux. Rainey Lane, perpétuellement armée de sa spatule et de son torchon, aurait feint toute sa vie de ne pas voir les faës ? Mon inspecteur des impôts de père m'aurait caché pendant toutes ces années son don de Vision Vraie ?
C'était à peu près aussi plausible que d'entendre Mallucé me pardonner de bon cœur de lui avoir volé sa pierre magique et m'inviter à une virée shopping dans les boutiques de prêt-à-porter gothique de la vieille ville pour fêter cela...
C'est-à-dire hautement improbable, voire impossible, n'en déplaise à
Barrons...
Mes pensées revinrent à V’lane. Et s'il s'était agi d'un faë noir ? S'il avait menti dans le but de libérer le plus possible de ses frères unseelie ? Autre hypothèse, en supposant qu'il ait dit la vérité, pourquoi la Reine de Lumière voulait-elle un livre contenant, pour citer l'un des articles que j'avais lus, « la plus noire de toutes les magies » ? Que comptait-elle en faire ? Et d'ailleurs, comment avait-on pu perdre un ouvrage d'une importance aussi capitale ?
A qui me fier? Vers qui me tourner? Toutes ces interrogations me donnaient le tournis... d'autant qu'elles ne faisaient qu'en susciter d'autres. Alina avait-elle appris tout ce que je découvrais ? Était-elle allée chez McCabe et Mallucé ? Que lui était-il arrivé lorsqu'elle avait débarqué à Dublin, bien des mois auparavant ? Je n'en avais aucune idée, mais elle avait probablement trouvé cela très excitant. Avait-elle, comme moi, rencontré un homme qui lui avait ouvert les portes de ce monde de mystère et de noirceur ? Était-ce un faë qui l'y avait entraînée en la séduisant ?
« Il me ment depuis le début... m'avait-elle dit. Il est l'un d'entre eux.
L'un d'entre eux, Mac ! » Qui étaient ces « eux » ? Les faës ? Je laissai échapper un petit cri de stupeur. Alina s'était-elle éprise de l'un d'eux ?
Avait-elle été manipulée ? Utilisée comme détecteur d'Objets de Pouvoir, elle aussi ? Ma sœur était-elle une null, comme moi ?
Étais-je en train de suivre naïvement ses traces, pour parvenir à une destination identique - la mort ?
Je me mis à compter sur mes doigts. Qui voulait le Sinsar Dubh ?
Barrons, un. McCabe, deux. Mallucé, trois. V’lane, quatre, et selon lui, Aoibheal, la reine seelie, ce qui faisait cinq. Vu la présence des rhino-boys, ces chiens de garde que nous avions croisés chez McCabe et Mallucé, il fallait aussi compter, d'après Barrons, avec un être unseelie de force majeure, probablement appelé le Haut Seigneur. Ce qui nous faisait, en tout, six concurrents.
Sans parler de moi, qui prenais la relève d'Alina...
Que voulaient-ils donc faire de ce livre... en admettant qu'ils poursuivissent le même but ? Quant à ce qui était de ma propre quête, j'étais dans le flou le plus total. « Il ne faut pas le leur laisser ! Nous devons mettre la main dessus avant eux », avait supplié Alina. Voilà tout ce qu'elle m'avait laissé comme instructions...
— Un peu court, sœurette, murmurai-je, le regard perdu dans la nuit.
Qui ne devait pas l'avoir ? Même si, par miracle, je trouvais ce maudit bouquin, non seulement il ne faudrait pas que je le touche, d'après ce que m'avait dit Barrons, mais je ne saurais qu'en faire...
Je laissai échapper un soupir de découragement. Tant de questions, si peu de réponses... et personne pour m'aider ! J'étais entourée de gens qui complotaient - et tuaient - comme ils respiraient.
McCabe, Mallucé, V’lane, Barrons... Il n'y en avait pas un pour racheter les autres. Au mieux, ils étaient fous. Au pire, c'étaient des loups. Une agnelle dans une cité de loups affamés. L'image qu'avait employée Barrons était on ne peut plus parlante. Je tentai de chasser la suite de sa phrase, en vain. Reste à savoir lequel vous dévorera le premier...
Tout le monde avait ses secrets. Alina avait emporté les siens dans sa tombe. V’lane ne m'apporterait pas plus de réponses lorsque je le reverrais - car je n'étais pas assez naïve pour m'imaginer que j'étais débarrassée de lui. Même s'il me répondait, je ne serais guère avancée.
J'étais détecteur d'OP, pas détecteur de mensonges. Barrons ne valait pas mieux. Comme me l'avait confirmé sa petite querelle avec Fiona, lui aussi cultivait le mystère, et si je devais en croire son employée, je courais plus de dangers qu'il ne me l'avait laissé entendre.
Bref, c'était la catastrophe sur toute la ligne... Cet après-midi, en m'échappant pour ma virée à l'appartement d'Alina, j'avais eu l'impression de quitter un sanctuaire inviolable. Mais manifestement, même chez Jéricho Barrons, je n'étais pas en sécurité.
Que ma vie d'autrefois me manquait ! Mes soirées au Brickyard, après la fermeture du bar, en compagnie de mes collègues. Nos virées à Huddle House, où nous allions dévorer une pile de pancakes avant d'aller nous coucher pour prendre quelques heures de repos avant l'aube. Nos après-midi de farniente sur les rives de l'un des lacs de la région...
Cette époque était révolue.
— Demain, nous ions voir Roark O'Bannion, m'avait annoncé Barrons un peu plus tôt dans la soirée, lorsqu'il était monté jusqu'à ma chambre pour le seul plaisir de me harceler. C'est le troisième concurrent sérieux sur ma liste. Entre autres affaires, il possède O'Bannion 's, une brasserie huppée dans le centre-ville fréquentée par le gratin de Dublin et des environs. Comme vous semblez éprouver quelques difficultés à vous habiller, Fiona vous apportera une tenue adéquate. Ne quittez plus le magasin sans moi, mademoiselle Lane. Je ne le répéterai pas.
Je ne m'endormis pas avant 3 heures du matin, et lorsque je sombrai enfin dans le sommeil, ce fut avec la porte du placard grande ouverte et toutes les lampes de la chambre allumées, y compris celle du petit cabinet de toilette adjacent.
15
Roark « Rocky » O'Bannion, né dans une famille catholique très pauvre, était venu au monde doté d'une énergie - et d'un physique - à déplacer les montagnes. Certains auraient pu être tentés de l'appeler l'Irlandais Noir, car un peu de sang arabe, cadeau de quelque lointain ancêtre maure, coulait dans ses veines, lui donnant le teint mat et le tempérament ombrageux qui étaient la marque des O'Bannion.
Grâce à un corps d'athlète et à une volonté de fer, il avait mené une prestigieuse carrière de boxeur. Dans une ville contrôlée par deux clans rivaux aux méthodes mafieuses, les Halloran et les O'Kierney, il s'était rapidement imposé comme le roi du ring, mais cela ne suffisait pas à
satisfaire les appétits de cet ambitieux.
Une nuit, alors qu'il n'avait que vingt-huit ans, les clans Halloran et O'Kierney au grand complet avaient été décimés. Des vieillards aux bébés encore au berceau, tous, même les femmes enceintes, avaient été
assassinés. Égorgés, empoisonnés, abattus, étranglés... une véritable tuerie.
La ville n'avait jamais connu un tel massacre. L'événement avait d'autant plus frappé les esprits que toutes les victimes étaient mortes en même temps, sous les assauts soigneusement coordonnés d'un groupe d'assassins, chez elles ou dans les restaurants, hôtels et clubs de Dublin.
Inhumain ! avaient protesté la plupart des gens. Brillant, avaient applaudi quelques autres. Bon débarras... avait-on généralement conclu.
Le lendemain, lorsque Rocky O'Bannion avait raccroché ses gants et pris la tête du florissant business des Halloran et des O'Kierney, toute la classe des travailleurs pauvres, dont les rêves et les postes de télévision étaient aussi démesurés que leurs comptes en banque étaient maigres, avait salué l'ex-idole des gamins comme un héros populaire, oubliant un peu vite le sang qui tachait ses mains et la bande de malfrats qui constituait sa garde rapprochée.
La gent féminine lui trouvait un charme fou, dans le genre cogneur mais beau gosse. Pourtant, Rocky n'avait jamais abusé de son physique avantageux, en tout cas pas pour séduire une femme mariée. Cet homme qui n'avait aucun respect pour la vie ni pour la loi plaçait au-dessus de tout le saint sacrement du mariage.
Comme je l'ai précisé, il était catholique. À Dublin, on racontait en plaisantant que le jeune O'Bannion avait manqué l'école le jour où le prêtre avait prononcé un sermon sur les dix commandements et que le jour de l'examen, le petit Rocky avait ainsi résumé la question : « Tu ne convoiteras pas la femme de ton voisin, mais tout le reste est en libre-service. »
Malgré ce rapide portrait que m'avait dressé Barrons du troisième personnage à qui nous nous apprêtions à rendre une petite visite - et pas seulement au sens mondain du terme -, je n'étais pas du tout préparée à
ce qui m'attendait. Rocky O'Bannion, comme je le découvris plus tard, était l'être le plus déroutant qui soit.
Je jetai un regard de côté à mon chauffeur, tout en songeant que ma vie ressemblait à un film. Ce soir, Barrons avait choisi dans son ahurissante collection de bolides une Lamborghini Countach, un modèle datant de 1975, et l'une des trois seules Countach Wolf jamais créées.
— Barrons ? Je ne suis pas certaine que ce soit une bonne idée d'aller fouiner dans les affaires personnelles de ce gars-là.
J'avais vu assez de feuilletons télé sur la mafia pour avoir compris au moins une règle de base : on n'attaque pas un parrain de front, à moins d'être candidat au suicide. Et en ce qui me concernait, j'avais déjà
suffisamment d'ennemis comme cela.
— Par ailleurs, j'aimerais bien savoir à quoi vous jouez. Grâce à vous, je vais bientôt avoir toute la faune de la ville aux trousses - les cinglés, les vampires, les faës, et d'ici peu, la mafia. Je vous préviens, pas question que je me teigne les cheveux en roux pour éviter qu'on me reconnaisse !
J'aurais l'impression d'être tombée dans un pot de peinture orange.
Il éclata d'un rire joyeux, incongru. J'en fus si surprise que je sursautai sur mon siège de cuir. C'était bien la première fois que je voyais son expression habituellement fermée s'adoucir un peu !
— Très drôle, mademoiselle Lane.
Puis, après quelques instants de silence, il demanda :
— Voulez-vous prendre le volant ?
— Pardon ?
Que lui arrivait-il ? Depuis que je l'avais rejoint, peu après 23 heures, vêtue de l'inconfortable robe apportée par Fiona (après avoir passé le vêtement, j'étais restée immobile quelques instants en me demandant si le tissu n'était pas imprégné de je ne sais quel poison fulgurant ou, à tout le moins, d'une bonne poignée de poil à gratter), il faisait preuve d'une bonne humeur à toute épreuve.
Il se montrait drôle, détendu, en pleine forme, comme quelqu'un qui aurait pris de la drogue, bien qu'il semblât parfaitement maître de lui-
même. S'il avait été quelqu'un d'autre, je l'aurais soupçonné d'avoir abusé d'une substance illicite, mais cela ne lui ressemblait pas. Barrons se shootait à l'argent, au pouvoir, pas à la coke.
Pourtant, il rayonnait d'une énergie formidable, presque magnétique, si puissante que l'air autour de lui vibrait et crépitait.
— Je plaisantais, dit-il.
Cela aussi était inhabituel. Jéricho Barrons n'avait pas le profil d'un amuseur public.
— Ce n'est pas très gentil, maugréai-je. J'ai toujours rêvé de conduire une Lamborghini C... C... une Lamborghini.
C'est « Countach » qui vous pose problème, mademoiselle Lane ?
Avec son accent européen, « Countach », ou plutôt « Kuhn-tah », prenait une sonorité délicieusement exotique.
— Exactement, répondis-je.
Il me jeta un regard en biais.
— Peut-on savoir pourquoi ?
— Ma maman m'a appris à ne pas dire de gros mots.
Je savais très bien ce que signifiait « Countach ».
C'était mon père qui m'avait transmis le virus des voitures de luxe. Je n'avais que sept ans lorsqu'il avait commencé à m'emmener avec lui visiter les salons de l'automobile haut de gamme, peut-être parce qu'il n'avait pas de fils avec qui partager sa passion pour les bolides. J'étais entrée dans le jeu et, au fil des années, nous avions développé une profonde complicité grâce à notre amour partagé de la belle mécanique.
Comme il me l'avait appris, en me faisant jurer de ne rien répéter à
maman, « Countach », en italien, signifiait approximativement « sacrée putain », et il n'était donc pas question de prononcer ce mot-là à voix haute. Je tenais à respecter un minimum les convenances, même - et surtout - si c'était tout ce que je parvenais à préserver dans le tourbillon malsain qui soufflait sur ma vie.
On dirait que vous vous y connaissez en voitures, mademoiselle Lane, murmura Barrons avec, dans le ton, ce qui me parut être une pointe d'admiration.
— Un peu, répondis-je avec modestie.
En vérité, mon attitude était tout ce que l'on aurait pu trouver de modeste dans ma personne ce soir-là. Alors que nous traversions la première de deux lignes de chemin de fer, je crus que mes seins allaient jaillir de ma robe au décolleté vertigineux. Dans un réflexe, je croisai mes mains sur ma poitrine pour la maintenir sous les quelques centimètres carrés d'étoffe qui la couvraient.
Lorsque nous passâmes sur le second rail, je sentis se poser sur moi le regard de Barrons, si intense que ma peau se mit à me brûler. Je savais, sans avoir besoin de lever les yeux vers lui, que ses traits avaient pris cette expression âpre, tendue, que j'avais déjà surprise sur son visage.
Je m'interdis de tourner la tête de son côté. Nous roulâmes ainsi en silence de longues minutes, chacun plongé dans ses pensées. L'air semblait s'être raréfié dans l'habitacle, comme entièrement absorbé par la présence de Barrons.
— Vous avez vu la nouvelle Gallardo Spyder ? demandai-je tout à trac.
— Pas encore. Comment est-elle ?
Feignant de ne pas remarquer la tension qui avait envahi sa voix et son timbre soudain grave, presque rauque, je me lançai dans une description exhaustive du fabuleux bolide, vantant ses lignes pures, ses cinq cent douze chevaux et son moteur dix cylindres en V.
Avant que j'aie eu le temps de finir, nous nous garions devant O'Bannion's, entre une berline Maybach et une limousine noire. Je remarquai avec satisfaction que les valets étaient humains, ici. Cela changeait agréablement des rhino-boys.
Je l'avoue, je laissai des marques de doigts sur la Maybach. Il fallait que je l'effleure en passant, ne fut- ce que pour pouvoir me vanter devant papa d'en avoir touché une de mes mains !
Si la vie avait été différente, si Alina n'avait pas été assassinée, et si je n'avais pas été plongée jusqu'au cou dans un cauchemar à côté duquel les films d'horreur les plus glaçants prenaient des allures de dessins animés pour enfants, j'aurais immédiatement appelé mon père pour lui décrire l'engin, depuis le capot (que je brûlais de soulever pour découvrir son moteur douze cylindres en V) jusqu'à ses sièges dont le cuir crème offrait un merveilleux contraste avec l'intérieur tapissé de noir laqué. Il aurait demandé des détails, et pour la première fois, j'aurais regretté de ne pas avoir investi dans un portable équipé d'une fonction appareil photo, rien que pour exciter sa jalousie...
Seulement, Alina avait été assassinée, mes parents étaient encore sous le choc, et papa n'aurait rien entendu de mes paroles. Je le savais pour avoir appelé à la maison après m'être habillée, un peu avant 23 heures, soit en début de soirée à Ashford.
Je m'étais assise sur mon lit et j'avais regardé, perplexe, mes bas fixés à
un inconfortable porte-jarretelles, mes talons aiguilles et le rubis gros comme un œuf niché entre mes seins au bout de sa chaînette.
Papa était ivre lorsqu'il avait décroché.
C'était la première fois qu'il se soûlait depuis une éternité - depuis le jour où, six ans et demi plus tôt, son frère s'était tué en se rendant à son propre mariage, laissant devant l'autel une fiancée enceinte de lui qui ne serait même pas officiellement sa veuve, et papa dans son plus beau costume, témoin d'un marié qui n'était déjà plus qu'un macchabée.
J'avais raccroché dès que j'avais entendu sa voix pâteuse, incapable de faire face. J'avais besoin qu'il me console, et non l'inverse.
— Soyez sur vos gardes, murmura Barrons au creux de mon oreille, m'arrachant à mes sombres pensées. Ce n'est pas le moment de manquer de réflexes.
Puis, sans prévenir, il enroula son bras gauche autour de ma taille, posa sa main droite sur mon épaule, ses doigts frôlant les rondeurs de mes seins, et m'entraîna dans la brasserie, dardant des regards menaçants sur les hommes assez téméraires - ou assez stupides - pour s'intéresser d'un peu trop près à mes courbes. Il n'aurait pu le proclamer avec plus de force : j'étais à lui, rien qu'à lui.
A peine étions-nous à l'intérieur que je compris. Voilà donc ce qu'étaient les femmes, ici ! Impeccablement coiffées et maquillées, sexy mais vêtues avec goût, elles n'étaient que des trophées que l'on exhibe. Des pièces de collection aux rires feutrés et aux manières élégantes, aussi jalousement gardées qu'elles étaient pomponnées avec soin. Des signes extérieurs de la réussite de leur homme...
Mac l'Arc-en-ciel aurait été aussi déplacée, ici, qu'un gobelet de plastique dans une vitrine de porcelaine fine.
Je me redressai de toute ma hauteur - augmentée d'une bonne douzaine de centimètres de talons aiguilles - et fis comme si les deux tiers de mon anatomie, que ne recouvrait pas, ou si mal, ma courte robe moulante à
dos nu, n'étaient pas exposés à la vue de tous.
Apparemment, Barrons était un habitué des lieux. Sur notre passage, j'interceptai des hochements de tête et des murmures de bienvenue.
Chez O'Bannion 's, tout était feutré, de bon goût... à condition de détourner le regard de l'arme à feu que semblait posséder chaque homme présent dans l'assistance.
Je m'approchai de mon cavalier pour lui murmurer à l'oreille la question qui me vint soudain à l'esprit. Malgré les talons sur lesquels j'étais juchée, il me dépassait encore d'une bonne tête.
— Vous aussi, vous êtes armé ?
Il me sourit et me répondit, ses lèvres frôlant mes cheveux :
— Dans un endroit comme celui-ci ? C'est la meilleure façon de réduire dramatiquement son espérance de vie. Mais pas de panique, mademoiselle Lane, je ne compte provoquer personne.
Il adressa un bref signe de tête à un énorme type qui mâchonnait un cigare, une jolie fille à chaque bras.
— C'est-à-dire, rectifia-t-il une fois que nous fumes passés, pas dans l'immédiat.
Il m'aida à m'asseoir dans un box et commanda à dîner pour nous deux.
— Qu'est-ce qui vous dit que j'aime mon steak à point ? protestai-je. Et que je veux une salade César ? Vous ne m'avez même pas demandé mon avis !
— Regardez donc autour de vous, mademoiselle Lane. Aucun serveur ici ne prend la commande d'une femme. Chez O 'Bannion 's, vous mangez ce que l'on choisit pour vous, que cela vous convienne ou non. Bienvenue dans une époque révolue. Celle où les femmes se contentaient de ce qu'on leur donnait, et avec le sourire.
Diable ! Et moi qui croyais avoir vu ce que l'on faisait de pire en matière de machisme dans le Sud profond... Barrons avait de la chance : la cuisson de mon steak m'importait peu, j'aimais la salade sous toutes ses formes, et j'étais ravie qu'on me paie un bon repas dans cet établissement luxueux.
Je mangeai donc sans protester, avec d'autant plus d'appétit que je n'avais avalé que deux bols de céréales depuis le matin. Lorsque j'eus fini, je m'aperçus que Barrons n'avait pas touché à son plat. Je l'interrogeai du regard.
— J'ai déjà dîné, dit-il en poussant son assiette vers moi.
Sans me faire prier, je m'attaquai à son filet mignon.
— Alors, pourquoi avez-vous commandé ? demandai- je entre deux bouchées.
— Chez O'Bannion's, on paie d'abord, on discute ensuite.
— Ça promet, marmonnai-je, vaguement agacée par les méthodes de cet O'Bannion.
Au même instant, un grand costaud aux oreilles décollées et au nez aplati d'ancien boxeur s'approcha de notre table.
— Ravi de vous revoir, monsieur Barrons. M. O'Bannion vous invite, vous et madame, à passer derrière pour lui dire bonjour.
Ce n'était pas une invitation, c'était une convocation en bonne et due forme. Barrons, cependant, ne parut pas s'en formaliser. Il se leva, me prit par le bras et m'entraîna à la suite de l'ex-boxeur en me serrant contre lui comme si j'étais aveugle. De quoi avait-il peur ? Que je me cogne contre les murs ?
« Passer derrière » consistait à quitter l'immeuble pour se rendre dans un autre bâtiment situé derrière la brasserie. Il nous fallut d'abord traverser une arrière- salle et les cuisines, puis descendre une longue volée de marches qui nous conduisit dans un tunnel souterrain humide mais bien éclairé.
De la galerie en sous-sol partaient un certain nombre de boyaux secondaires, les uns obstrués par des parpaings et du ciment, les autres fermés par de lourdes portes d'acier hérissées de barres et de verrous.
— Dans certains quartiers de Dublin, murmura Barrons à mon oreille, il y a une autre ville sous la ville.
— Pas très rassurant, répondis-je alors que, sous nos pieds, le sol recommençait à s'élever.
Je m'attendais, je l'avoue, à tomber sur une scène digne des aventures d'Elliott Ness - un groupe de types patibulaires en bras de chemise, des auréoles de sueur sous les bras, sanglés d'un holster et mâchonnant un cigare, des piles de pièces et de billets devant eux, assis autour d'une table de tripot dans une salle enfumée aux murs ornés de posters de filles nues.
La réalité était un peu différente. Il y avait là une demi-douzaine d'hommes en complets élégants, qui discutaient tranquillement dans une pièce spacieuse meublée de cuir et d'acajou, et la seule femme dont le portrait ornait les murs était une Vierge à l'Enfant. Elle était entourée d'une multitude de crucifix, d'images pieuses et d'étagères supportant une collection de Bibles qui aurait donné le vertige au Saint-Père lui-même. Jamais je n'avais vu autant de croix ! Certaines étaient en argent, d'autres en or, la plupart en bois, et il y en avait même une en plastique phosphorescent.
Derrière un impressionnant bureau ministre, une série de douze peintures illustraient la Passion du Christ, et le manteau de la cheminée supportait une Cène de vastes dimensions. À l'autre extrémité de la pièce, deux petits autels couverts de bougies allumées en flanquaient un autre, plus grand, sur lequel j'aperçus un reliquaire en orfèvrerie qui contenait je ne sais quelles saintes reliques.
Un homme brun, puissamment charpenté, nous tournait le dos dans une attitude de prière.
En franchissant le seuil, je feignis de trébucher. Aussitôt, Barrons me rattrapa et tourna la tête vers moi.
— H... op ! m'exclamai-je en lui adressant un regard insistant.
Allait-il comprendre le message ? Nous n'étions convenus d'aucun code, mais j'espérais avoir été assez explicite : il y avait de l'OP dans l'air...
Peut-être pas dans la pièce, mais tout près de nous, dans cette « ville sous la ville » à laquelle Barrons avait fait allusion. Je le savais à la nausée qui m'avait saisie et à la sensation de brûlure désormais familière qui courait sous ma peau.
Si Barrons capta mon signal, il n'en montra rien. Son visage demeura imperturbable, son regard braqué sur l'homme devant l'autel.
Lorsque ce dernier pivota vers nous, il fut aussitôt imité par les deux Unseelie qui le flanquaient. Je ne savais toujours pas qui était le faë de haute caste qui recherchait le Sinsar Dubh, mais manifestement, il avait placé ses chiens de garde ici aussi.
Notre rival inconnu faisait surveiller les mêmes personnages qui intéressaient Barrons : McCabe, Mallucé, O'Bannion. En revanche, contrairement aux rhino-boys que j'avais vus chez les deux premiers, ceux que j'avais sous les yeux ne se donnaient pas la peine de prendre une apparence humaine, ce qui m'intriguait fort.
Il me fallut quelques instants pour m'apercevoir qu'ils n'en avaient pas besoin, pour une raison simple : ils étaient invisibles. Personne ne pouvait les voir, sauf les sidhe-seers tels que Barrons et moi.
Pourquoi avaient-ils fait ce choix, au lieu de s'insérer dans l'entourage d'O'Bannion, comme leurs collègues auprès de McCabe et Mallucé ? Je n'en avais aucune idée, mais cela ne me facilitait pas la tâche, car j'allais devoir veiller à faire comme si je ne les remarquais pas, sous peine de me trahir. L'exercice menaçait d'être périlleux, je n'avais pas droit à l'erreur.
Si je laissais mon regard s'arrêter à l'endroit précis de l'espace qu'ils occupaient... eh bien, je n'osais même pas songer à ce qui pourrait advenir.
Calquant mon attitude sur celle de mon compagnon, je concentrai mon attention sur l'homme qu'ils encadraient et qui ne pouvait être que le fameux Rocky O'Bannion.
À le voir, on comprenait immédiatement comment il s'était hissé en haut de l'échelle sociale : à la force de ses poings. Dans n'importe quel pays, à
n'importe quelle époque, l'Irlandais aurait été un guerrier, un chef, un meneur d'hommes.
Brun, tout en muscles, très grand, il portait une veste de cuir noir, une chemise blanche et un pantalon noir à la coupe parfaite. Ses manières avaient l'élégance un peu rude de ceux qui sont habitués à être obéis au doigt et à l'œil. Son épaisse chevelure sombre était coupée très court, et ses dents luisaient d'un blanc trop éclatant pour être honnête. L'ancien boxeur avait manifestement investi pour réparer les dégâts causés par dix années sur le ring...
Son sourire était vif comme l'éclair... et à peu près aussi rassurant.
— Ravi de vous revoir, Barrons.
— Bonsoir, O'Bannion, répondit celui-ci avec un hochement de tête rapide.
— Qu'est-ce qui me vaut le plaisir de votre visite ?
Barrons commença par le féliciter pour la cuisine servie à la brasserie puis, ayant fait dévier la conversation sur une société de navigation que possédait l'Irlandais et avec laquelle celui-ci avait eu quelques soucis, il laissa entendre qu'il possédait des informations susceptibles de l'intéresser.
Je les observai en essayant de dissimuler ma curiosité. Physiquement, Rocky O'Bannion était un roc. Un mètre quatre-vingt-dix de force musculaire, quatre- vingt-dix kilos de pur charisme. Les hommes devaient l'envier, et les femmes rêver de lui appartenir. J'ai bien dit appartenir. L'égalité dans le couple devait être une notion parfaitement abstraite à ses yeux.
Je n'en doutais pas un instant, ce monument de virilité, si séduisant qu'il fut, avait un cœur de pierre. Je l'imaginais très bien tuer de sang-froid quiconque se plaçait en travers de sa route. Et si j'en jugeais par l'ostentatoire dévotion avec laquelle il tentait de masquer ses noirs péchés, il était aussi un psychopathe en puissance.
Et pourtant, cela ne changeait rien à l'attirance que j'éprouvais pour lui -
ce qui donnera peut-être une assez juste idée de sa formidable séduction.
Il me révoltait, mais je savais qu'il lui suffirait de poser sur moi son regard sensuel aux paupières lourdes pour que je ne réponde plus de moi... et rien que pour cette raison- là, il me terrorisait.
À ma grande surprise, Barrons n'en menait pas large lui non plus, ce qui n'était pas pour me rassurer. D'ordinaire, rien n'impressionnait mon formidable coéquipier. Pourtant, je voyais clairement des rides de tension plisser le coin de ses yeux et les commissures de ses lèvres. Toute son humeur légère s'était évanouie pour faire place à une nervosité
presque palpable, et son teint cuivré semblait plus pâle que d'habitude.
Malgré ses quelques centimètres de plus que notre hôte, malgré sa carrure plus solide, malgré l'extraordinaire vitalité qui était la sienne, il n'était que l'ombre de lui-même. Un spectre. Comme si - l'image est étrange, mais c'est celle qui s'imposa alors à mon esprit - quatre-vingt-dix-neuf pour cent de sa personne étaient ailleurs, occupés à je ne sais quelle mystérieuse activité, tandis que seul un pour cent de lui-même se trouvait dans la pièce, en face d'O'Bannion.
— Beau brin de fille, commenta ce dernier en me désignant du menton.
Je frémis et, comme je l'avais craint, je me mis à rougir. Le boxeur s'approcha de moi, me contourna en me regardant avec attention, puis je l'entendis émettre un grognement d'approbation bien masculin.
— N'est-ce pas ? répondit Barrons.
— Elle n'est pas irlandaise.
— Américaine.
— Catholique ?
— Protestante, mentit Barrons.
Je feignis de ne pas m'offusquer.
— Quel dommage... commenta l'Irlandais.
Puis, se tournant de nouveau vers Barrons, il reprit :
— Ravi de vous avoir revu, Barrons. Si vous en apprenez plus sur mon affaire, sur les docks...
— Je vous tiens au courant.
— Vous aimez bien ce type-là, dis-je d'un ton accusateur, tandis que nous marchions dans les rues à peine éclairées.
A cette heure tardive - près de 4 heures du matin -, la vieille ville était déserte. Barrons avait les traits tirés par la concentration. Pourquoi cet air soucieux ? Manifestement, O'Bannion avait été ravi des informations qu'il lui avait fournies, à propos d'un gang qui s'en était pris à l'un de ses entrepôts.
— Détrompez-vous, mademoiselle Lane.
— D'accord, vous ne l'aimez pas. Mais vous avez de l'estime pour lui, n'est-ce pas ?
Il secoua la tête.
— En êtes-vous bien sûr ? insistai-je, plus curieuse que je ne voulais le montrer.
Barrons avait témoigné à l'Irlandais une déférence à laquelle aucun de ses rivaux n'avait eu droit, et j'étais bien déterminée à savoir pourquoi.
Il réfléchit quelques instants, puis me répondit :
— Si j'étais dans un pays en guerre et que je doive choisir entre un compagnon, même sans arme, et toute une batterie d'artillerie, je prendrais O'Bannion. Je ne l'aime pas, je n'ai aucune estime pour lui, mais je sais ce qu'il vaut.
Nous marchâmes en silence pendant quelques instants, et je me félicitai d'avoir troqué mes talons aiguilles pour de confortables chaussures de toile.
Après avoir quitté O'Bannion's, nous étions rentrés à la librairie, et Barrons m'avait demandé un rapport complet de ce que j'avais perçu.
Puis il m'avait laissée seule dans la boutique pour aller, selon ses propres paroles, « en reconnaissance dans les zones les plus intéressantes du réseau d'égouts de la ville ».
En son absence, j'étais montée dans ma chambre pour me changer. Je n'avais pas besoin de ses conseils pour savoir comment m'habiller pour une descente dans les égouts de Dublin : plus ce serait sombre, vieux et abîmé, mieux ce serait.
Nous étions ensuite retournés dans le quartier où se trouvait la brasserie de l'Irlandais, à bord d'une voiture banale, gris foncé, que je n'avais encore jamais remarquée dans le fascinant garage de son propriétaire.
Après avoir laissé notre véhicule à quelques centaines de mètres de notre destination, nous avions fini à pied le reste du trajet.
— Ne bougez pas, me dit soudain mon compagnon en m'arrêtant d'un geste.
Intriguée, je le vis descendre du trottoir et se poster au milieu de la chaussée. Lui aussi s'était changé et portait à présent un jean usé, un vieux tee-shirt noir et des bottes au cuir râpé, une tenue dans laquelle je ne l'avais jamais vu mais qui ne faisait que souligner sa puissante musculature et renforcer sa séduction... à condition bien sûr d'être sensible au genre beau ténébreux au corps d'acier.
Un fauve en jean, me dis-je, parcourue d'un frisson. Un prédateur en liberté dans la ville...
Puis je le vis soulever une plaque d'égout, la déposer sur le pavé, se glisser dans le trou et me faire signe de le rejoindre.
— Vous plaisantez ? murmurai-je.
— Par où pensiez-vous entrer dans le réseau, mademoiselle Lane ?
demanda-t-il d'un ton impatient.
— Aucune idée. Je crois que je n'avais pas très envie d'y penser, entre nous. Il n'y a pas un escalier, ou quelque chose ?
— Ni d'escalier ni de quelque chose.
Puis, après un regard en direction du ciel, il reprit :
— Nous devons être sortis d'ici aussi vite que possible, mademoiselle Lane. Je vous serais reconnaissant de bien vouloir vous dépêcher.
De fait, l'aube était sur le point de se lever. Les rues n'allaient pas tarder à être envahies par tout un peuple matinal, et il ne ferait pas bon jaillir de la trappe d'accès sous le regard des passants... ou, pire, devant une voiture lancée à pleine vitesse.
Je m'approchai de l'ouverture avec prudence.
— Je parie que c'est plein de rats, là-dedans.
— Exact.
— Génial. Et les Ombres ?
— Il n'y a rien à manger là-dessous pour elles. Elles préfèrent les rues.
Prenez ma main et suivez-moi.
— Comment allons-nous sortir ? demandai-je, méfiante.
— Par un autre chemin.
— Avec un escalier ?
— Non.
— C'était trop beau. Alors, comment allons-nous...
— Vous le verrez bien. Bon, vous venez ou je pars sans vous ?
Effrayée par cette perspective, je pris la main qu'il me tendait et me glissai dans la bouche d'égout, direction la ville sous la ville, une version encore plus inquiétante du Dublin nocturne que je connaissais déjà.
16
Tout compte fait, le Dublin souterrain n'était pas aussi effrayant que je l'avais craint. Du moins pas plus que ne l'avait été le Dublin terrestre depuis quelque temps...
Tout en suivant mon guide le long des canaux noirs et puants, je songeai à ce qu'était devenue ma vie. En d'autres temps, les odeurs nauséabondes, les grattements furtifs de dizaines de rats courant dans l'obscurité - sans parler de la perspective d'abîmer mes ongles sur les aspérités des murs - m'auraient fait hurler d'horreur.
Mais qu'était tout ceci, à côté du quotidien qui était maintenant le mien ?
Mes terreurs, à présent, s'appelaient l'Homme Gris ou la Chose aux mille bouches. Ou encore Rocky O'Bannion, l'homme qui n'avait pas hésité à
assassiner vingt-sept personnes en une nuit, sous le simple prétexte qu'elles se trouvaient entre lui et le but qu'il s'était fixé...
Et surtout, qu'étaient mes craintes d'autrefois, au regard du vol audacieux que je m'apprêtais à commettre ?
Refusant de penser aux risques insensés que nous prenions, je marchais sur les traces de mon guide qui, éclairant ses pas d'une lampe torche, virait à droite, puis à gauche, le long de galeries parfois vides, parfois obstruées par d'ignobles paquets brunâtres. Lentement mais sûrement, le sol descendait en s'enfonçant toujours plus profondément dans les entrailles de la terre.
— Qu'est-ce ? demandai-je en désignant un large canal aux eaux rapides qui passait derrière une barrière de métal logée dans la muraille.
Nous avions déjà vu de telles grilles, mais plus petites, et fixées plus bas.
La plupart contenaient un répugnant liquide noirâtre. Ce que je voyais semblait très différent. On aurait dit un vrai cours d'eau.
C'était le cas.
— C'est la Poddle, me confirma Barrons. Elle coule sous la ville et se jette dans la Liffey par une grille semblable à celle-ci, au pont de Millenium. À
la fin du XVIIIe siècle, deux chefs rebelles se sont enfuis du château de Dublin, où ils étaient retenus, par les égouts. Il est assez facile de naviguer sous la ville, pour qui connaît son réseau de canaux souterrains.
— Comme vous, par exemple.
— Comme moi.
Mentalement, je comptai sur mes doigts. Les reliques sacrées, la façon de bloquer un compte bancaire digne de la Couronne d'Angleterre, la faune branchée de Dublin et les soirées privées qu'elle fréquentait, le plan exact de la ville souterraine...
— Y a-t-il des choses que vous ne connaissiez pas ? ne pus-je m'empêcher de demander.
— Assez peu.
Si surprenant que cela puisse paraître, il n'y avait pas d'arrogance dans ses paroles. Il avait parlé sur le ton de la constatation.
— Où avez-vous appris tout cela ?
— Et vous, depuis quand êtes-vous devenue un moulin à paroles ?
Vexée, je me tus. Il ne voulait pas m'entendre ? Très bien, je ne dirais plus rien.
— Où êtes-vous né ? m'entendis-je alors demander.
Je me mordis les lèvres, mais trop tard. La question avait fusé d'elle-même.
— Désolée, ajoutai-je. Je ne sais pas ce qui m'a pris de vous poser cette question. Mais bon, il faut reconnaître que je ne sais pas grand-chose de vous. J'ignore d'où vous venez, si vous avez une famille, ce que vous faites exactement dans la vie... Avouez que c'est agaçant.
— Je n'avoue rien, et vous savez tout ce que vous avez besoin de savoir, mademoiselle Lane. Et maintenant, avançons. Nous n'avons que très peu de temps.
Une cinquantaine de pas plus loin, il m'aida à gravir les barreaux d'une échelle d'acier fixée à la muraille... échelle au sommet de laquelle je fus soudain prise de violentes nausées.
Un Objet de Pouvoir était là, juste devant moi. Et pas le moindre, à en juger par la formidable énergie qu'il émettait.
— Juste derrière ça, dis-je. Désolée, mais je crois qu'on est coincés.
« Ça », c'était ce qui ressemblait à s'y méprendre à une porte blindée.
Vous savez, de celles que l'on voit dans les banques (je veux dire, dans les films qui racontent des braquages spectaculaires), qui mesurent presque un mètre d'épaisseur, sont fabriquées dans des alliages virtuellement indestructibles, et s'ouvrent en actionnant une gigantesque roue.
Pas de chance, nous étions du mauvais côté de la « poignée »...
— Je suppose que vous n'avez pas de bâtons de dynamite dans votre poche ?
J'étais rompue de fatigue, et mes nerfs éprouvés par les émotions commençaient à lâcher. J'avais voulu plaisanter, mais après tout, peut-
être Barrons allait-il me répondre par l'affirmative. À force de côtoyer le danger, de nager à contre-courant dans un univers absurde, j'en venais à
perdre le sens de la réalité.
Barrons, en tout cas, paraissait très sérieux.
Je le vis examiner l'énorme porte quelques instants, puis fermer les yeux. Sous ses paupières, il me sembla que ses globes oculaires roulaient rapidement dans leurs orbites, comme s'il passait au scanner le plan du réseau d'égouts de la ville à une vitesse accélérée pour localiser notre position, examiner les points d'accès à notre but, déterminer le trajet optimal...
Puis ses yeux s'ouvrirent.
— Vous êtes bien certaine qu'il y a quelque chose derrière cette porte ?
— Absolument, dis-je en luttant contre un haut-le-cœur. D'ailleurs, je crois que je vais être malade.
— Tâchez de vous contenir, je vous prie.
Puis, tout en pivotant sur lui-même pour s'éloigner, il m'ordonna :
— Ne bougez pas.
Je tressaillis. La perspective de rester seule, sans autre compagnie que ma lampe de poche, ne me plaisait pas du tout.
— Où allez-vous ?
— O'Bannion compte sur les barrières naturelles pour protéger son trésor, me lança-t-il sans se retourner. Ce qu'il n'a pas prévu, c'est que je suis bon nageur.
Impuissante, je regardai la lueur de sa torche s'éloigner le long d'une galerie qui se trouvait sur ma gauche, puis disparaître. J'étais entourée par les ténèbres, seule, avec pour unique protection contre la crise de panique une dérisoire lampe de poche. Jamais de ma vie je n'avais autant détesté l'obscurité.
Après ce qui me parut une éternité - sept minutes trente secondes selon ma montre -, un Jéricho Barrons ruisselant ouvrit l'énorme porte.
— Dites-moi que je rêve ! murmurai-je en décrivant un tour complet sur moi-même.
Je n'en croyais pas mes yeux. Nous nous trouvions dans une salle creusée à même la roche, encombrée du sol au plafond d'objets de culte en tout genre et d'armes anciennes. Vu les lignes sombres qui couraient le long de la muraille, cette salle souterraine était parfois inondée.
Toutefois, les pièces de la collection d'O'Bannion, accrochées à des supports fixés dans la roche ou disposées sur de hauts piédestaux de pierre, étaient à l'abri de la montée des eaux. J'imaginais assez bien le boxeur psychopathe arpentant cette petite salle pour contempler son trésor, ses yeux aux lourdes paupières brillant de fanatisme idolâtre...
Des traces de pas humides traversaient la pièce, depuis une grille placée au niveau du sol, derrière laquelle on devinait le reflet de l'eau, jusqu'à la massive porte blindée. Barrons ne s'était même pas arrêté pour regarder autour de lui lorsqu'il était venu m'ouvrir.
— Trouvez-le, prenez-le et allons-y, gronda-t-il.
J'avais oublié qu'il ne pouvait savoir lequel, parmi tous ces articles, était l'Objet de Pouvoir dont j'avais perçu la présence. Moi seule en étais capable. Je pivotai lentement sur moi-même, toutes mes « antennes »
mentales déployées.
Tout à coup, je fus secouée par une violente nausée. Je frémis en songeant qu'O'Bannion aurait beau jeu de me retrouver, s'il pouvait faire identifier le contenu de mon estomac ! Par chance, je parvins à me maîtriser.
— Là, dis-je en tendant la main vers un objet accroché juste au-dessus de ma tête, parmi des dizaines d'autres exactement semblables.
En me retournant, je vis que Barrons était derrière moi, à l'extérieur de la porte blindée, et qu'il scrutait la galerie d'accès. Il revint vers moi et regarda l'article que je lui montrais.
— Enfer ! marmonna-t-il en donnant un coup de poing sur la porte. Je ne l'avais pas vue.
Retournant à son poste d'observation, il ajouta :
— Vous en êtes bien certaine ?
— Absolument.
— Alors, prenez-la, mademoiselle Lane. Ne restez pas plantée là.
— Moi?
— Vous êtes juste à côté.
— Mais je vais être malade ! protestai-je.
— Eh bien, c'est le moment idéal pour apprendre à gérer votre phobie.
Allons, dépêchons !
Le cœur au bord des lèvres, je m'étirai et décrochai d'une main tremblante l'objet accroché au mur. Le crochet de métal qui le retenait se souleva dans un cliquetis sonore lorsque je le libérai du poids qu'il soutenait.
— Et ensuite ? demandai-je.
Barrons émit un rire sec, dont l'écho se répercuta contre les murs de pierre.
— Ensuite ? Vous courez aussi vite que vous le pouvez, mademoiselle Lane. Vous venez de déclencher une bonne douzaine d'alarmes.
Je sursautai.
— De quoi parlez-vous ? Je n'entends rien !
— Je parle des sonneries installées dans toutes les maisons que possède O'Bannion. Selon l'endroit où il se trouve pour l'instant, nous avons entre un peu de temps et très peu de temps pour disparaître.
Décidément, Jéricho Barrons exerçait une très mauvaise influence sur moi. En l'espace d'une soirée, je m'étais habillée comme une poule de luxe, transformée en as de la cambriole, et voilà que je jurais comme un charretier.
— Merde ! m'exclamai-je en détalant.
Ce ne fut qu'en parcourant à toutes jambes les ruelles de Dublin encore noyées d'obscurité, une lance plus grande que moi glissée sous mon bras, que je pris conscience qu'il ne me restait probablement que quelques heures à vivre.
— Du nerf, mademoiselle Lane ! s'exclama Barrons d'un ton optimiste lorsque je lui eus fait part de mes sombres pressentiments. Vous connaissez le proverbe ? « Aide-toi, le Ciel t'aidera. »
Je le regardai sans comprendre, le souffle court, les poumons en feu, tout en essayant de monter dans la voiture. En vain : la lance restait coincée en travers de la portière.
— Faites-la glisser par-dessus votre siège vers l'arrière, dit Barrons en contournant le véhicule.
J'exécutai la manœuvre, puis baissai la vitre côté passager pour laisser dépasser la lance, trop longue pour rentrer dans l'habitacle. Je m'assis en même temps que Barrons se glissait derrière le volant, et nos deux portières claquèrent à l'unisson.
— Attendez-vous à mourir... commença Barrons.
Je tournai les yeux vers lui, le cœur serré par l'angoisse.
— ... et il vous arrivera malheur, poursuivit-il. La puissance de l'esprit sur la matière est bien plus importante que ne le croient beaucoup de gens.
Il démarra en trombe et lança la voiture à toute vitesse, avant de laisser échapper un juron.
Je remarquai alors qu'un véhicule de police nous croisait en roulant très lentement. Comme je me trouvais sur la gauche, je me rassurai en me disant que les Gardai ne pouvaient voir l'extrémité de la lance qui dépassait à la hauteur de ma vitre.
— Nous ne faisons rien de mal, murmurai-je, espérant sans doute m'en convaincre moi-même. En tout cas, ils ne peuvent rien nous reprocher.
Pas encore. L'alarme n'a pas encore été donnée à la police, n'est-ce pas ?
— Qu'elle l'ait été ou non, nous ne pourrons plus nier que nous nous trouvions dans les parages au moment critique, vous et moi. Nous sommes sur les terres d'O'Bannion, mademoiselle Lane. À votre avis, qui paie les Gardai pour patrouiller à une heure pareille ?
Il me fallut quelques secondes pour comprendre ses paroles.
— Vous voulez dire que même si ces flics ne savent pas qui nous sommes, une fois qu'ils auront appris qu'O'Bannion a été victime d'un vol...
— ... ils feront le rapprochement avec nous.
— Alors, nous sommes morts.
— Décidément, vous êtes une incorrigible pessimiste, dit-il d'un ton presque amusé.
— Je suis réaliste, rectifiai-je. Regardez les choses en face, Barrons.
O'Bannion ne se contentera pas de venir récupérer son joujou en nous faisant promettre de ne pas recommencer.
— Nos pensées façonnent la réalité, mademoiselle Lane. Vous devriez vous méfier des vôtres. Elles me paraissent dangereusement négatives.
Je ne compris que bien plus tard ce qu'il essayait de me faire toucher du doigt ce soir-là. L'unique - mais décisif - avantage que l'on peut avoir sur l'adversaire dans un combat, c'est l'espoir. Un sidhe-seer qui a renoncé
d'avance est un sidhe-seer mort, car le doute est une arme qu'il retourne contre lui. Moralité, il n'y a que deux options : l'espoir ou la peur. Le premier lui donne des ailes, le second l'enterre vivant.
N'ayant pas encore assimilé cette leçon, je me contentai de me rencogner dans mon siège tandis que nous roulions à vive allure dans les rues désertes de Dublin, jusqu'à l'allée brillamment éclairée qui longeait l'arrière de l'immeuble de Barrons.
— Au fait, qu'avons-nous volé ? demandai-je pendant que la porte du garage se soulevait lentement.
Dans le puissant faisceau des phares, les plaques d'immatriculation de sa superbe collection de bolides brillèrent un instant. Nous traversâmes le garage jusqu'à l'autre extrémité, où Barrons gara la berline.
— Elle est connue sous diverses appellations, mais vous en avez sans doute entendu parler sous le nom de Lance de Longin.
— Connais pas.
— Et la Lance du Destin ? Ou la Sainte Lance ?
Je secouai de nouveau la tête.
— Vous n'appartenez à aucune confession religieuse, mademoiselle Lane
?
— Il m'arrive d'aller à l'église, répondis-je en descendant de voiture, avant de me pencher pour récupérer l'arme.
— Eh bien, la lance que vous tenez entre vos mains est celle qui perça, voilà deux mille ans, le flanc du Christ sur la croix.
De stupeur, je faillis la laisser tomber.
— Cet objet a tué Jésus-Christ ? m'exclamai-je.
Je courus après lui vers la porte du garage. Je n'étais pas une grenouille de bénitier, mais la seule idée de toucher cet objet m'était soudain insupportable. Je luttais à grand-peine contre une folle envie de le jeter au loin et d'aller me laver les mains.
Je passai sous la porte qui redescendait déjà et traversai l'allée à la suite de Barrons. Des Ombres rôdaient dans l'obscurité, à la lisière de la zone éclairée, je ne leur accordai pas un regard. Je n'avais qu'une hâte : rentrer dans l'immeuble pour me protéger de la nuit, dans laquelle les gardes du corps d'O'Bannion braquaient peut-être déjà leurs revolvers sur moi.
— Il était mort lorsque c'est arrivé, si cela peut vous rassurer. C'est un soldat romain, Gaius Cassius Longinus, qui tenait la lance. Le lendemain était le jour de Pessah, la Pâque juive, et les autorités juives ne voulaient pas voir le spectacle des criminels crucifiés le jour de cette fête sacrée.
Elles demandèrent à Ponce Pilate de hâter le trépas des malheureux, afin qu'ils soient descendus de leurs croix. La crucifixion était une mort lente, qui pouvait prendre des jours. Lorsque les soldats brisèrent les jambes des deux compagnons d'infortune du Christ, ceux-ci, incapables de pousser sur leurs membres inférieurs pour respirer, décédèrent par suffocation. Le Messie, lui, semblait déjà mort. Pour ne pas avoir à lui briser les jambes, l'un des soldats lui perça le flanc afin de s'assurer qu'il n'était plus en vie. De façon assez curieuse, on a prêté par la suite des pouvoirs surnaturels à la fameuse Lance de Longin. Nombreux sont ceux qui affirmèrent la posséder : l'empereur Constantin, Charlemagne, Otton Ier le Grand, et même Adolf Hitler, pour n'en citer que quelques-uns.
Tous voyaient en elle la source de leur puissance.
Je bondis dans le vestibule, claquai la porte derrière moi et contournai mon hôte afin de lui barrer le passage.
— Si je comprends bien ce que vous me dites, Barrons, nous sommes entrés par effraction dans le musée personnel d'un gangster psychopathe pour nous emparer de l'objet dont il croit tirer tout son pouvoir ?
Il hocha la tête.
— Et pourquoi avons-nous fait cela ?
— Parce que cette lance, mademoiselle Lane, est également appelée la Lance de Luin, ou de Luisne, ou encore la Lance Brillante. Ce n'est pas une arme romaine, mais un artefact introduit dans ce monde par les Tuatha Dé Danaan. Bref, il s'agit de l'un des quatre Piliers de Lumière, et il se trouve que c'est aussi l'une des deux seules armes au monde capables de tuer un faë. N'importe quel faë, quelle que soit sa caste. On dit que la souveraine seelie elle-même craint cette lance... Maintenant, si cela vous fait plaisir, je peux appeler O'Bannion pour lui proposer de la lui rapporter. Avec un peu de chance, il passera l'éponge.
J'agrippai l'arme, le cœur gonflé d'un espoir nouveau.
— Pourrait-elle tuer la Chose aux mille bouches ?
Il acquiesça d'un signe de tête.
— Et l'Homme Gris ?
Nouveau hochement de tête.
— Et les Traqueurs ?
Il répéta son geste.
— Même les faës de sang royal ?
Il fallait que ce point soit parfaitement clair.
— Absolument, mademoiselle Lane.
— Promis ?
— Juré.
Je baissai les yeux vers l'arme.
— Et O'Bannion ? demandai-je. Qu'allez-vous lui dire ? Car vous pensez bien qu'il ne va pas en rester là...
Pour toute réponse, Barrons passa devant moi, alluma le plafonnier du vestibule et éteignit les lumières extérieures. Derrière l'imposte, je vis l'obscurité envahir l'allée qui longeait l'immeuble.
— Montez dans votre chambre, mademoiselle Lane, et n'en sortez sous aucun prétexte - aucun, vous m'entendez ? - jusqu'à ce que je vienne vous chercher. Me suis-je bien fait comprendre ?
Je le regardai, incrédule. Il n'imaginait tout de même pas que j'allais attendre bien sagement qu'on vienne m'assassiner dans mon sommeil ?
— Je n'ai pas l'intention de me laisser...
— Montez ! répéta-t-il.
S'il y a quelque chose que je déteste, c'est bien qu'on me coupe la parole, surtout pour me donner des ordres. Pour qui Barrons me prenait-il ?
Pour une autre Fiona, prête à tout accepter en échange d'une caresse ou d'un mot gentil ?
— Désolée de vous décevoir, Barrons, mais je ne suis pas F...
Cette fois-ci, je me félicitai qu'il m'interrompe avant que je ne me trahisse en avouant que j'avais écouté aux portes et surpris sa conversation avec son employée.
— Vous comptiez passer la nuit ailleurs, peut-être ? me demanda-t-il froidement.
Un sourire suffisant étira ses lèvres.
— Dans ce cas, permettez-moi d'éclaircir pour vous un ou deux points de détail. Rentrez au Clarin House, et Mallucé ne vous laissera aucune chance. Vous pouvez nager au milieu d'un lac d'eau bénite avec une bouée de gousses d'ail autour de la taille, cela n'empêchera pas un vampire affamé de faire de vous ce qu'il veut. Essayez un nouvel hôtel, et c'est O'Bannion qui vous aura retrouvée avant l'aube. À moins que vous n'ayez l'espoir de rentrer chez vous, en Géorgie ? Dans ce cas, je suis désolé de vous ôter vos illusions, mais il est trop tard.
Je n'eus pas le courage de lui demander ce qu'il entendait par là.
Qu'O'Bannion me rattraperait avant que j'aie atteint l'aéroport ? Que les envoyés de Mallucé viendraient me chercher jusqu'en Géorgie ? Que lui-même m'empêcherait de quitter l'Irlande ?
— Je vous hais, murmurai-je.
Avant qu'il ne m'entraîne chez les pires oiseaux de nuit que comptait Dublin - vampires, chefs mafieux et noceurs interlopes - et qu'il ne m'oblige à les voler comme une vulgaire cambrioleuse, j'avais encore une chance de m'en sortir. Une chance infime, mais une chance tout de même.
À présent, les règles du jeu avaient changé. Il me semblait que j'allais devoir lutter à tâtons dans l'obscurité la plus complète contre des adversaires équipés de lunettes à infrarouges... Et ce qui m'effrayait le plus, c'était la certitude que Barrons, depuis le début, avait manœuvré
pour en arriver là. Il m'avait acculée dans une impasse, afin que je n'aie plus qu'une chance de survie : lui.
J'étais furieuse contre lui, mais aussi contre moi- même. Comment avais-je pu me laisser manipuler de la sorte ? Maintenant, je n'avais plus le choix. J'allais devoir me plier à sa volonté.
Cela dit, je n'étais pas complètement sans ressources. Certes, j'avais besoin de Barrons... mais Barrons aussi avait besoin de moi. Et je n'allais pas me priver de le lui rappeler.
— Très bien, dis-je en ravalant mon dépit. En attendant, je garde ceci, et je n'accepterai aucune discussion sur ce point.
Tout en parlant, j'élevai la lance pour lui signifier qu'elle était à moi. Elle ne me suffirait sans doute pas pomme protéger des gangsters et des vampires, mais grâce à elle, je donnerais du fil à retordre aux faës en tout genre.
Il regarda l'arme pendant quelques secondes d'un air indéchiffrable, puis il dit :
— Elle était pour vous, de toute façon. Je vous suggère de retirer la hampe, qui n'est pas d'origine, afin de pouvoir la transporter plus aisément. Seule la pointe vous sera utile.
J'ouvris des yeux ronds de surprise. Pour moi ? Non seulement cette relique devait valoir une fortune au marché noir, mais Barrons, qui était lui aussi sidhe-seer, aurait pu en avoir l'usage pour sa propre protection.
Pourquoi me l'abandonnait-il ?
— Elle est pour moi ? Vraiment ? demandai-je, méfiante.
Il hocha la tête.
— Obéissez-moi, mademoiselle Lane, et je vous aiderai à rester en vie.
— Je n'aurais jamais été en danger si vous ne m'aviez pas entraînée dans une telle galère, lui rappelai-je d'un ton acide.
— Ce n'est pas moi qui vous ai demandé d'arpenter Dublin en criant sur les toits que vous recherchiez le Sinsar Dubh. Vous avez été assez naïve, ou assez stupide, pour vous jeter vous-même dans la gueule du loup. Et pour mémoire, je vous rappelle que je vous avais prévenue. Ne vous avais-je pas dit de rentrer chez vous ?
— Oui, avant que vous ne compreniez que je pouvais vous être utile.
Maintenant, vous n'hésiteriez pas à me ligoter et à me droguer pour me garder auprès de vous.
— Possible. À moins que je n'emploie une méthode plus simple, et tout aussi efficace...
Je le fusillai du regard. Il semblait si sérieux que je n'avais aucune envie de lui demander de se montrer plus précis.
— Cela dit, reprit-il, étant donné les menaces qui pèsent sur votre personne, je pense que je n'aurai pas besoin d'en arriver là. Ce qui nous ramène à notre point de départ. Montez dans votre chambre et n'en descendez sous aucun prétexte tant que je ne serai pas venu vous chercher. Suis-je bien clair ?
L'humilité n'a jamais été mon fort, et je n'avais pas envie de m'améliorer dans ce domaine pour l'instant. Comprenant que répondre reviendrait à
capituler, je me contentai de regarder la lance. Sa tête triangulaire luisait, tel de l'argent pur, dans la vive lumière du vestibule. Si je la désolidarisais de sa hampe, elle ne mesurerait qu'une trentaine de centimètres de long. Sa pointe était acérée comme une lame, sa base large comme la main. Elle rentrerait assez facilement dans mon sac à
main. La seule difficulté serait de faire en sorte qu'elle ne le transperce pas...
Lorsque je relevai les yeux, j'étais seule.
Barrons avait disparu.
17
Mes parents appartenaient à une génération bien différente de la mienne. Leur credo était : « Le travail, même le plus pénible, est une récompense en soi. » Ils avaient bien sûr leurs problèmes, mais ils n'en faisaient pas une montagne.
Notre mot d'ordre, à nous, ce serait plutôt : « J'y ai droit. » La plupart des gens de mon âge semblent persuadés qu'ils n'ont eu qu'à se donner la peine de naître pour mériter ce qu'il y a de mieux et que si leurs parents ne cèdent pas à tous leurs caprices, ils les condamnent à une existence de misère et d'exclusion.
Élevés parmi les jeux vidéo, la télé satellite, Internet et les derniers gadgets électroniques du moment - que leurs parents se tuent à la tâche pour leur payer -, ils sont incapables d'assumer leurs échecs et en rejettent la faute sur leurs géniteurs... trop accaparés par leurs ambitions professionnelles pour s'occuper correctement d'eux !
Personnellement, je n'ai jamais eu l'impression que mes parents étaient pour quoi que ce soit dans mes déboires. La seule et unique responsable de ce qui pouvait m'arriver, c'était moi, et personne d'autre.
Tout cela pour en venir au fait que je commençais à comprendre ce que voulait dire papa lorsqu'il me répétait : « Cela ne sert à rien d'affirmer que ce n'était pas ton intention, Mac. Que tu l'aies voulu ou non, le résultat est le même. »
La différence est à peu près la même qu'entre donner la mort par accident et tuer de sang-froid. La victime est morte, et son cadavre se fiche bien des subtilités sémantiques qui entourent son décès.
Bref, volontairement ou non, deux barres chocolatées, une orange, un sac de bretzels et vingt-six heures plus tard, j'avais du sang sur les mains.
Je n'avais jamais été aussi heureuse que je le fus ce matin-là de voir les premiers rayons du soleil levant. Car j'avais fini par faire exactement ce que je m'étais juré de ne jamais faire : je m'étais tapie dans ma chambre un jour et une nuit entiers, tremblante de peur, toutes lumières allumées, en essayant de faire durer aussi longtemps que possible mes maigres réserves, et en me demandant par quel moyen Jéricho Barrons comptait nous protéger des représailles de Rocky O'Bannion.
Même s'il parvenait à tenir à distance les premiers hommes de main de l'Irlandais, d'autres viendraient, plus forts, mieux armés. Seul, il n'avait aucune chance contre le chef mafieux et ses lieutenants, tous d'anciens boxeurs plus ou moins voyous, qui autrefois avaient décimé deux familles entières.
En voyant l'aurore rosir le ciel derrière les rideaux, je me précipitai à la fenêtre de ma chambre pour les ouvrir. J'avais survécu à une nouvelle nuit dans Dublin, et cela était en soi un motif de réjouissance. Je restai un long moment immobile, le regard perdu dans l'allée en contrebas, avant de comprendre ce que je voyais.
Dans la mesure où je pouvais donner un sens au spectacle que j'avais sous les yeux...
Incapable de refréner ma curiosité, je quittai ma chambre, dévalai les trois étages et me ruai dans le vestibule de derrière, avant de sortir dans l'air froid du petit matin. Sous mes pas, les marches de l'escalier étaient couvertes de rosée. Je descendis dans l'allée en frissonnant.
À quelques pas de là, dans la lumière du jour naissant, était garée une Maybach noire rutilante, toutes portières ouvertes. Un obsédant cliquetis tintait dans l'air, signe que le contact n'avait pas été coupé et que la batterie fonctionnait encore. Derrière, pare-chocs contre pare-chocs, trois autres véhicules noirs aux vitres fumées s'alignaient le long du trottoir en direction du quartier désert qui commençait au bout de l'allée. Tous étaient dans le même état - moteur allumé, portières ouvertes.
Avec, devant chacune des portières, un petit tas de vêtements et une paire de chaussures.
Une image me revint soudain en mémoire. Une voiture abandonnée dans ce coin perdu de la ville, et la pile d'affaires juste à côté, avec les souliers un peu plus loin, comme si leur propriétaire s'était volatilisé.
Volatilisé ? Pas exactement...
Un frémissement d'horreur me parcourut, si violent que j'en eus la nausée. Comment n'avais-je pas deviné ce qui s'était passé ? N'importe quel idiot aurait tout de suite compris ! Du moins, n'importe quel sidhe-seer sachant ce qui rôdait dans les ténèbres de ce quartier maudit...
Je tentai de reconstituer le déroulement des événements au cours des dernières vingt-six heures. Les flics qui nous avaient croisés au volant de leur voiture de patrouille, la veille, à l'aube, avaient dû faire leur rapport à O'Bannion, et celui-ci était venu le soir même avec ses nervis nous rendre une visite... qui n'était pas purement amicale, si l'on considérait qu'ils s'étaient discrètement garés dans l'allée de derrière.
Et c'était alors que cela était arrivé.
Le plan de Barrons était confondant de simplicité et d'efficacité. Il s'était contenté d'éteindre les éclairages qui donnaient sur l'allée, ainsi que, probablement, ceux de devant, afin de plonger dans l'obscurité les abords de l'immeuble. À peine descendus de voiture, O'Bannion et ses sbires avaient été massacrés.
Barrons savait qu'ils viendraient, et en nombre. Il avait prévu qu'ils n'auraient même pas le temps de traverser l'allée... Il n'avait pas menti en affirmant que j'étais en sécurité à l'intérieur. Et pour cause ! Une fois les lumières allumées à l'intérieur et éteintes dehors, aucun être, humain ou non, n'aurait pu m'atteindre.
Il avait tendu un piège mortel à ces hommes. Par ma faute.
Quand je m'étais emparée de la lance, que je l'avais décrochée du mur de la salle du trésor souterraine, j'avais signé l'arrêt de mort d'une quinzaine de malheureux et de leur chef.
Lentement, je pivotai sur moi-même et levai les yeux vers le bâtiment, qui m'apparut soudain sous un angle radicalement différent.
Ce n'était pas un immeuble. C'était une arme.
Lorsque, pour la première fois, j'avais posé mon regard sur la bâtisse, j'avais eu la très nette impression qu'elle se tenait, tel un bastion, entre la partie vivante, lumineuse, de Dublin et sa partie morte : le quartier fantôme.
Ce n'était pas une impression, mais la réalité. Cet immeuble constituait le dernier rempart de la ville contre les ténèbres, dont Barrons repoussait les assauts à grand renfort de lumière. En contrepartie, tout ce qu'il avait à faire pour se protéger des agressions nocturnes était d'éteindre les éclairages extérieurs et de laisser s'approcher les Ombres, cerbères jamais repus de chair humaine...
Mue par une fascination malsaine, ou peut-être par une curiosité
atavique pour tout ce qui concernait les faës, je m'approchai de la Maybach. La pile de vêtements qui gisait devant la portière côté
conducteur était surmontée d'une veste de cuir noir qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à celle que j'avais vue sur le dos de Rocky O'Bannion l'avant-veille.
Réprimant à grand-peine un haut-le-cœur, je me penchai pour la ramasser. Lorsque je la soulevai, une sorte de pellicule jaunâtre, toute parcheminée, en tomba. Je sursautai et lâchai le vêtement. Ce n'était pas la première fois que je voyais cette... matière jaune sale et desséchée.
J'en avais croisé des dizaines de fragments, de différentes tailles, de différentes formes, poussés par les rafales dans les rues du quartier désert où je m'étais égarée un jour de fog. J'avais cru alors qu'il y avait
«ne usine de papier dans les parages. Je m'étais trompée. Ce n'était pas du papier qui volait autour de moi, dans le silence épais de cette fin d'après-midi.
C'étaient des gens. Ou plutôt, ce qu'il en restait...
Et ce jour-là, si mes pas ne m'avaient pas portée vers l'immeuble de Jéricho Barrons avant la tombée de la nuit, j'aurais rejoint la cohorte de ces résidus d'humanité racornis.
Je poursuivis mon examen. Je n'avais pas besoin de soulever d'autres vestes pour comprendre que ces parchemins jaunis étaient tout ce qu'il restait de Rocky O'Bannion et de ses hommes, mais j'inspectai malgré
tout trois autres tas. Puis je renonçai. C'était plus que je n'en pouvais supporter.
Au moins, me dis-je, les malheureux n'avaient-ils pas eu le temps de comprendre ce qui leur arrivait. Un instant, je me demandai si les Ombres s'en étaient d'abord prises aux premiers à poser le pied sur le trottoir, avant de régler leur compte aux suivants, lorsqu'ils étaient descendus à leur tour, l'arme au poing, en s'inquiétant de ne pas voir revenir leurs camarades, ou bien si elles avaient attendu que les hommes soient tous sortis des véhicules pour les attaquer.
La seconde hypothèse, me dis-je, supposait qu'elles soient capables d'un minimum d'intelligence. Dans la première, il leur suffisait de libérer leurs ignobles appétits de chair humaine...
Si elles m'avaient attaquée la nuit où je m'étais perdue, j'aurais, contrairement aux hommes d'O'Bannion, vu ce qui m'attaquait, en ma qualité de sidhe-seer. Toutefois, ignorant cette particularité, je n'aurais pas eu le réflexe de tendre la main pour les toucher et les paralyser, comme me le permettaient mes dons de null. D'ailleurs, les Ombres possédaient-elles une enveloppe physique que j'aurais pu toucher? Il faudrait que je pose la question à Barrons.
Je laissai mon regard errer sur l'alignement de véhicules et sur les petits tas qui jonchaient le pavé, pitoyables restes de seize hommes solides et vigoureux. Des vêtements, des souliers, quelques bijoux, et des armes.
Beaucoup d'armes. Ils devaient en posséder au moins deux chacun, car l'asphalte luisait d'éclats d'acier bleuté. Soit les Ombres avaient été si rapides que les hommes d'O'Bannion n'avaient pas eu le temps de dégainer, soit les revolvers étaient munis de silencieux, car je n'avais pas entendu un seul tir la nuit précédente.
Peu m'importait qu'ils aient été des assassins et des criminels. Peu m'importait qu'ils aient tué de sang- froid près d'une trentaine de personnes, dont des vieillards et des nourrissons. J'aurais toujours leur mort sur ma conscience. Que je l'aie voulu ou non, mes mains resteraient à jamais couvertes de leur sang.
Fiona arriva un peu avant midi pour ouvrir le magasin. Dans le courant de l'après-midi, le ciel s'assombrit et l'air se rafraîchit. Je me pelotonnai devant la cheminée du coin lecture situé vers le fond de la boutique, une pile de magazines sous la main, en regardant avec envie les clients qui entraient et sortaient d'un air insouciant. Pourquoi ne pouvais-je pas avoir une vie normale, moi aussi ?
Postée derrière son comptoir, la fidèle employée de Barrons se montra d'une humeur charmante avec tout le monde sauf avec moi, avant de fermer sa caisse et de quitter les lieux à 20 heures précises en verrouillant avec soin la porte derrière elle.
Quelques heures après le massacre perpétré indirectement par le propriétaire des lieux, les affaires continuaient chez Barrons - Bouquins
& Bibelots. Devant un tel cynisme, je ne pus m'empêcher de me demander lequel des deux hommes était le plus dangereux : l'ex-boxeur reconverti dans le grand banditisme ou le libraire amateur de belles voitures ?
Le premier était mort. Quant au second, je le vis pousser la porte de la librairie, tout à fait vivant et ruisselant de pluie, à 21 h 30, soit un peu plus tard que l'horaire auquel il arrivait d'ordinaire.
Après avoir refermé à clé derrière lui, il se dirigea vers le comptoir pour prendre connaissance des notes que lui avait laissées Fiona, puis il me rejoignit et s'installa dans un fauteuil en face du canapé dont j'avais fait mon QG officiel.
Malgré moi, je le parcourus d'un regard rapide. Sa chemise de soie rouge sombre, mouillée de pluie, était plaquée sur son large torse comme une seconde peau, de même que son pantalon noir, sous l'étoffe duquel je devinais ses longues jambes musclées. Il portait d'étranges bottines de cuir noir rehaussées de métal au niveau des talons et des orteils, un lourd bracelet d'argent aux motifs celtiques, qui m'évoquait de mystérieuses cérémonies parmi des cercles de mégalithes, ainsi qu'un torque noir et argent. Comme toujours, il rayonnait d'énergie vitale, de virilité charnelle et de ténébreuse séduction.
Puis je croisai son regard. Nous nous dévisageâmes un moment sans mot dire. Il ne demanda pas : « Je suppose que vous avez vu les voitures dans l'allée de derrière ?» et je ne répondis pas : « Espèce de monstre, comment avez-vous pu faire une chose pareille ? » Il ne répliqua pas : «
Vous êtes vivante. N'est-ce pas ce qui compte, mademoiselle Lane ? », ce qui m'évita d'avoir à lui rappeler que c'était lui qui m'avait mise en danger...
Je ne saurais dire combien de temps dura cette conversation silencieuse.
Son regard brillait d'une telle intelligence et d'un si vaste savoir que j'eus un instant l'impression de contempler l'Arbre de la Connaissance. Je n'aurais qu'à tendre la main, me dis-je, pour saisir ses fruits rouges et appétissants...
Je me ressaisis aussitôt, honteuse de ma faiblesse. Qu'étais-je allée imaginer ? Il n'y avait dans ses iris noirs que le reflet des flammes qui crépitaient dans l'âtre et celui de l'éclat soyeux de sa chemise couleur sang.
— Avez-vous seulement réfléchi à ce que vous faisiez ? N'avez-vous eu aucun état d'âme ?
Comme il ne répondait pas, j'insistai :
— Vous n'avez pas pensé à leurs familles, même un instant ? Qui vous dit qu'il n'y avait pas parmi eux un pauvre bougre arrivé là par hasard et qui n'avait rien de plus grave à se reprocher que d'avoir volé le goûter d'un copain à l'école primaire ?
Si l'on pouvait tuer d'un regard, j'aurais assassiné Barrons à ce moment-là. Toute la journée, j'avais pensé aux enfants dont le père ne rentrerait pas à la maison, aux femmes qui ne sauraient jamais ce que leur mari était devenu... Devais-je rassembler leurs effets personnels -je ne parle pas de leurs restes parcheminés - et les déposer anonymement au poste de police le plus proche ?
Tout à coup, je me réjouis d'avoir eu, dans mon malheur, la chance de savoir ce qu'il était advenu d'Alina.
D'avoir vu son corps, de l'avoir enterrée, d'avoir pu la pleurer. Si elle avait simplement disparu, j'aurais passé le reste de mon existence à la chercher, à guetter son visage et sa silhouette dans la foule, à me demander si elle était en vie, ailleurs, loin de moi. À espérer qu'elle ne soit pas entre les mains de quelque détraqué...
— Demain, déclara Barrons, vous irez au National Muséum.
Dans un petit rire incrédule, je relâchai mon souffle, que je retenais depuis de longues minutes sans même m'en rendre compte, dans l'attente de sa réponse. C'était bien Barrons ! Lui posiez-vous une question qu'il vous répondait par un ordre.
— Terminés, les « Vous resterez ici jusqu'à mon retour, mademoiselle Lane » ? demandai-je en imitant ses inflexions arrogantes.
Puis, me souvenant que si O'Bannion n'était plus dans la course, un certain seigneur gothique, lui, s'y trouvait toujours, j'ajoutai :
— Et que faites-vous de notre ami Mallucé ?
J'avais beau posséder à présent une arme contre les faës, je ne m'estimais pas suffisamment équipée pour faire face à un vampire en colère.
— Il a été convoqué loin de Dublin hier soir par quelqu'un dont il n'a pas pu, ou pas voulu, discuter les ordres, m'expliqua Barrons. Sa garde rapprochée ne l'attend pas avant quelques jours, voire une semaine.
À ces mots, je retrouvai un peu de sérénité. J'allais profiter de ce répit pour sortir à ma guise et vivre comme une personne normale, sans avoir à redouter de faire de mauvaises rencontres, à part avec les faës, que je n'avais plus de raisons de craindre. J'allais enfin pouvoir me rendre à
l'appartement d'Alina, et là, je verrais s'il était raisonnable d'endommager un peu plus les lieux dans l'espoir de mettre enfin la main sur le journal de ma sœur...
J'en profiterais pour renouveler ma provision d'encas et de barres chocolatées, au cas où je serais une fois de plus consignée dans ma chambre, et peut-être aussi pour m'offrir une petite folie : des haut-parleurs miniatures pour mon iPod. Je ne supportais plus les écouteurs, qui m'empêchaient d'entendre les possibles dangers autour de moi.
Puisque je n'avais plus à payer de frais d'hôtel, je pouvais me permettre cet achat.
— Au National Muséum ? répétai-je. Que voulez- vous que j'y fasse ?
— J'aimerais que vous y cherchiez des... OP, comme vous les appelez. Il y a bien longtemps que je me demande si certaines reliques des faës ne s'y trouvent pas, exposées à la vue de tous et cataloguées sous des références erronées. À présent que je vous ai, je vais pouvoir vérifier cette théorie.
— Je croyais que vous connaissiez tous les OP et que vous saviez à quoi ils ressemblaient, dis-je.
Il secoua la tête.
— Ce n'est pas si simple. Les faës eux-mêmes ne se souviennent pas de tous leurs objets sacrés.
Un petit rire désabusé lui échappa.
— C'est ce qui arrive quand on vit aussi longtemps qu'eux, je suppose...
Pourquoi s'ennuyer à se souvenir, à conserver une trace de ce qui a été ?
Qui s'en soucie ? Vous vivez aujourd'hui. Vous vivrez demain. Les humains passent, le monde change, mais vous restez le même. Avec le temps, mademoiselle Lane, les détails suivent la même voie que les émotions.
— Pardon ?
— Les faës ne sont pas comme les humains. Leur extraordinaire longévité fait d'eux des êtres profondément différents de nous. N'oubliez jamais cela.
— Croyez-moi, je n'ai aucune raison de les confondre avec les humains.
Je sais que ce sont des monstres, même les plus séduisants d'entre eux.
À ces mots, une lueur d'intérêt s'alluma dans son regard.
— Les plus séduisants d'entre eux? répéta-t-il. Je croyais que tous ceux que vous aviez croisés étaient répugnants. Me cacheriez-vous quelque chose ?
J'avais failli parler de V’lane, un sujet que je n'avais aucune envie d'aborder avec Barrons. Jusqu'à ce que je sache à qui je pouvais me fier et jusqu'à quel point, je jugeais plus prudent de garder pour moi un certain nombre d'informations.
— Et vous, monsieur Barrons, me cacheriez-vous quelque chose ?
rétorquai-je avec un détachement étudié.
De quel droit se permettait-il une telle réflexion, lui qui ne me disait pas le dixième de ce qu'il savait ? Je commençais à me lasser de ce petit jeu où j'étais toujours perdante. Désormais, j'allais adopter ses méthodes.
Pourquoi m'épuiser à prétendre que je ne lui cachais rien ? Il avait son jardin secret, j'avais le mien. Et s'il se montrait trop curieux, je n'aurais qu'à faire comme lui : répondre à ses questions par d'autres questions.
Nous eûmes une nouvelle conversation silencieuse, où nous abordâmes, cette fois-ci, le sujet des faux- semblants, de la vérité et du mensonge, et de leurs avantages et inconvénients respectifs. Je progressais à grands pas, me félicitai-je en comprenant qu'il renonçait à m'interroger.
Manifestement, il avait décidé qu'il n'avait rien à gagner à une confrontation qui l'aurait obligé à en livrer plus qu'il ne le souhaitait...
— Essayez de boucler rapidement votre visite, reprit-il comme si de rien n'était. Lorsque vous aurez vu le musée, nous nous occuperons des différents sites, à travers toute l'Irlande, où pourraient se trouver les pierres restantes et le Sinsar Dubh. Nous n'avons pas de temps à perdre.
La liste est longue.
— Pour qui me prenez-vous ? Pour un chien de chasse que vous allez promener à travers le pays en lui ordonnant de chercher vos fichus OP ?
— Voulez-vous toujours retrouver le Sinsar Dubh, mademoiselle Lane ?
— Oui, bien sûr !
— Savez-vous où il pourrait être ?
Je réprimai un soupir agacé. Pourquoi me posait-il une question dont il connaissait déjà la réponse ?
— Ne pensez-vous pas que le meilleur moyen de mettre la main sur le Livre Noir et sur l'assassin de votre sœur est encore de vous immerger dans le monde où elle a trouvé la mort ? insista Barrons.
Je haussai les épaules. Tout cela était si évident que je ne voyais pas l'intérêt d'y revenir.
— Bien entendu, répondis-je. À condition de ne pas y laisser ma peau...
Or, j'ai comme l'impression que je n'y ai pas que des amis.
Il esquissa un sourire.
— Vous m'avez, moi. Et je ne permettrai pas que l'on attente à votre vie.
Il se leva et traversa la pièce. Arrivé à la porte, il me lança par-dessus son épaule :
— Un jour, vous me remercierez.
Il devait plaisanter. Espérait-il vraiment que je lui serais reconnaissante de m'avoir souillé les mains de sang ?
— Cela m'étonnerait, Barrons, répondis-je.
Il ne m'entendit pas. La porte s'était déjà refermée sur lui, tandis qu'une fois de plus il disparaissait dans la nuit humide de Dublin.
18
Ombres : probablement mes pires ennemis parmi les faës.
Je posai mon stylo sur mon carnet et consultai ma montre. Il me restait encore une dizaine de minutes à patienter avant que le National Muséum ouvre ses portes.
Après une mauvaise nuit agitée de rêves inquiétants, j'avais quitté la librairie avec précipitation, sans même vérifier les horaires du musée, poussée par le besoin de m'immerger dans la chaleur de cette matinée ensoleillée, de retrouver l'animation des rues, de me balader le nez au vent, comme n'importe quel touriste...
Malgré une halte dans un pub pour prendre un café et un scone, j'étais arrivée une demi-heure trop tôt. Des dizaines de visiteurs attendaient déjà, la plupart en groupes, sur les marches ou sur les bancs situés face au dôme par lequel on entrait dans le musée historique et archéologique de Kildare Street.
J'avais trouvé une place pour m'asseoir et décidé de profiter de ce temps libre pour consigner dans mon carnet les récents développements de mon enquête et résumer mes dernières découvertes.
Mon désir de retrouver le journal d'Alina était tel qu'il influençait ma façon d'écrire et le choix des sujets que j'abordais : j'essayais de n'omettre aucun détail, même anodin. Qui sait quels rapports je pourrais établir, avec le recul, entre des faits qui me semblaient pour l'instant sans lien ? Et s'il m'arrivait malheur, je voulais laisser derrière moi le plus d'indices possible, au cas où quelqu'un s'intéresserait à moi - même si, en toute franchise, je ne voyais pas qui pourrait le faire. Il ne me restait qu'à espérer qu'Alina avait fait de même...
Je repris mon stylo.
D'après Barrons, les Ombres n'ont pas de substance, ce qui signifie que je ne peux ni les paralyser ni les transpercer avec la lance. Il semble donc que je n'aie aucun moyen de défense contre ces castes inférieures des Unseelie.
Ce qui était un comble, quand j'y réfléchissais. Ces êtres étaient les plus rudimentaires de leur catégorie, mais la lance logée dans mon sac à main (j'avais entouré la pointe d'une boulette de papier d'aluminium), censée pouvoir tuer le plus redoutable des faës, ne pouvait rien contre eux.
J'allais devoir les éviter avec soin et m'équiper des seules armes dont je disposais pour m'en protéger. Tournant la page, j'ajoutai un alinéa à une liste de courses en préparation.
Plusieurs douzaines de lampes de poche de différentes tailles.
Il faudrait que je pense à en avoir toujours une ou deux sur moi, et à en cacher un peu partout dans la librairie, dans l'éventualité où l'électricité
viendrait à manquer un jour... ou plutôt, une nuit.
Malgré la chaleur de cette belle matinée, je frissonnai à cette perspective.
Depuis que j'avais découvert, la veille, les tas de vêtements effondrés sur l'asphalte, littéralement vidés de leurs propriétaires, dont les restes jaunâtres et parcheminés menaçaient de s'envoler au vent, je ne parvenais pas à chasser les Ombres de mon esprit.
— Pourquoi laissent-elles les affaires de leurs victimes derrière elles ?
avais-je demandé à Barrons lorsque je l'avais croisé dans le vestibule de derrière, la veille, en montant me coucher.
Entre parenthèses, cet homme était un authentique oiseau de nuit.
J'avais beau être bien plus jeune que lui, j'avais les yeux cernés lorsque je veillais au-delà de 1 heure du matin, tandis que lui continuait à rayonner d'énergie et de vitalité. Bien sûr, il faut dire à ma décharge que ma vie avait pris depuis quelque temps un tour particulièrement stressant, mais cela n'expliquait pas tout...
Je savais que ma question n'était pas d'une très grande importance étant donné notre situation, mais en général, ce sont les détails les plus insignifiants qui excitent ma curiosité.
— De même que l'Homme Gris chasse une beauté qu'il ne possédera jamais, m'avait répondu mon mentor, les Ombres sont attirées par ce qu'elles ne peuvent avoir : une enveloppe physique. Aussi volent-elles celles de leurs victimes, avant de laisser derrière elles ce qui n'est pas animé. Les vêtements, qui sont inertes, ne les intéressent pas.
— Et que sont ces feuilles de papier mâché ? avais- je interrogé, poussée par une curiosité morbide. Je suppose que ce sont des restes humains, mais de quoi s'agit-il exactement ?
— On broie du noir, mademoiselle Lane ? m'avait- il demandé.
Puis il avait haussé les épaules dans un geste évasif, et j'avais admiré, malgré moi, le jeu de ses muscles puissants sous la soie pourpre de sa chemise.
— Je ne saurais le dire exactement, avait-il repris. Peut-être des reliquats de peau, d'os broyés, d'émail dentaire, vidés de leur pulpe... à moins que ce ne soit ce qui reste de nos cerveaux et qu'elles ne l'apprécient pas, tout comme elles détestent, par exemple, les grenouilles.
Je réprimai un frisson de dégoût en finissant de noter la conversation que j'avais eue avec Barrons. Puis, levant les yeux, je m'aperçus que tout le monde autour de moi s'en était allé. Le musée avait ouvert ses portes.
Je remis mon journal avec soin dans mon sac à main, le rangeant de sorte qu'il ne m'empêche pas d'y prendre rapidement la pointe de ma lance en cas de besoin, passai la lanière sur mon épaule et me levai.
Je supportais de mieux en mieux le contact avec l'objet sacré, et j'avais presque oublié mes nausées. C'était une chance, car j'étais bien résolue à
l'emporter partout avec moi. Je m'étais d'ailleurs obligée cette nuit-là à
dormir avec la lance, de façon à m'accoutumer le plus vite possible à son contact. Manifestement, cela avait fonctionné.
Pleine d'entrain, j'entrai sous le vaste dôme qui marquait l'entrée du bâtiment. J'ai toujours aimé les musées. Je pourrais prétendre que c'est dû à ma soif de culture et de connaissances, mais la vérité, c'est tout simplement que j'adore les jolis bibelots et les objets précieux, et que les musées en sont pleins à craquer. J'étais impatiente de voir les trésors que recelait celui-ci.
Hélas, la visite se révéla très différente de ce que j'avais imaginé.
Un jour, je parviendrais à conserver mes vêtements sur moi en présence de V’lane, mais cet exploit aurait un prix. Quelques onces de mon âme, rien de moins.
En cet instant, alors que j'arpentais le National Muséum en réprimant de petits cris d'admiration devant les trésors d'une exposition consacrée à
l'or des Celtes, j'étais loin d'imaginer qu'on pouvait, littéralement, perdre un peu de son âme.
C'était l'époque où je ne voyais pas encore tout ce qui se tramait autour de moi... J'avais vingt-deux ans, la vie devant moi, j'étais jolie, et un mois auparavant, la seule menace qui planait sur mon existence était que ma marque de vernis à ongles préférée interrompe la fabrication de la référence Pétale d'Argent, ce qui aurait été un désastre majeur car cette nuance s'accordait idéalement à la minijupe parme que je portais ce jour-là avec un top gris perle ultra-moulant et une paire de sandales argentées qui rehaussaient à la perfection mon bronzage doré. Une perle portée en pendentif entre mes seins, des boucles d'oreilles et un bracelet assortis complétaient cette tenue dans laquelle je me sentais délicieusement sexy.
Avec mes boucles d'ébène qui dansaient autour de mon visage, je faisais se tourner plus d'une tête sur mon passage, et j'étais secrètement ravie de ces hommages masculins à ma jeunesse et à ma beauté.
Quelques salles plus loin, je m'aperçus qu'un homme, près de l'escalier, m'observait avec insistance. Grand, bien bâti, il était brun et possédait le plus beau regard bleu que j'aie jamais croisé. Il devait avoir à peu près mon âge, peut-être plus, et il était tout à fait le genre de garçon que j'aurais fréquenté en temps ordinaire.
Voyant qu'il avait attiré mon attention, il me décocha un grand sourire, assorti d'un hochement de tête admiratif. On n'aurait pu se montrer plus clair.
« Soyez plus futées que les autres ! nous disait notre mère, fine mouche.
Ne répondez pas trop vite aux avances des garçons, faites-vous désirer.
S'ils doivent se donner du mal pour vous conquérir, vous n'en aurez que plus de prix à leurs yeux. »
Des conseils qui valaient de l'or, si j'en jugeais d'après l'empire qu'elle exerçait toujours sur papa après trente ans de mariage. Rainey Lane était sa vie, son soleil, et s'il lui arrivait un jour de ne pas se lever, c'était le monde entier qui plongeait dans les ténèbres. Alina et moi n'avions jamais manqué d'amour, mais il avait toujours été évident que pour chacun de mes parents, l'autre passait avant tout, y compris ses propres enfants.
Et ils s'aimaient à la folie... Nous trouvions dégoûtant, et en même temps étrangement rassurant, de les voir s'enfermer à clé dans leur chambre à
n'importe quelle heure du jour ou de la nuit - parfois à deux reprises dans la même journée ! Nous prenions des mines offusquées, mais dans ce monde où le taux de divorces grimpait plus vite que le prix de l'essence, l'amour passionnel de nos parents brillait comme un phare pendant une nuit de tempête.
Je faillis répondre au beau gosse par un sourire réservé, mais je me ravisai. À quoi bon ? Je n'allais tout de même pas sortir avec lui ! Je m'imaginais mal caser nos rendez-vous entre un entretien avec un vampire, une course-poursuite avec un faë et une séance de chasse à
l'Objet de Pouvoir... Et puis, je ne pourrais jamais lui dire de venir me chercher à la librairie. Qu'adviendrait- il de lui si mon mystérieux hôte décidait d'éteindre de nouveau ses lumières extérieures ? Adieu, beau gosse ! Il ne resterait plus de mon admirateur qu'une pile de vêtements et un vilain parchemin jaunâtre...
Glacée d'horreur à cette perspective, j'accélérai le pas, impatiente de me soustraire aux regards du jeune homme. Il était temps de me mettre au travail. J'entrai dans la salle suivante et me concentrai sur mes toutes nouvelles facultés, étirant mes antennes mentales en tous sens, comme si je palpais à distance l'espace qui m'entourait.
En vain.
Je passai à la salle suivante, où je réitérai l'expérience, sans plus de résultat. J'explorai ainsi une succession de pièces sans ressentir l'ombre d'une nausée. En revanche, mes hormones tournaient à plein régime.
Etait-ce le souvenir du jeune homme aux yeux bleus ? Toujours est-il que des pensées diablement érotiques m'envahissaient, détournant mon attention des reliques sagement alignées derrière leurs vitrines.
Une question incongrue traversa soudain mon esprit. Beau Gosse avait-il un frère, voire deux ? Si c'était le cas, j'aurais volontiers tenté avec eux quelques jeux coquins...
Lorsque cette idée me traversa l'esprit, je réprimai un éclat de rire gêné.
Que m'arrivait-il ? Cela ne me ressemblait pas du tout de nourrir de tels fantasmes ! En matière de vie amoureuse, j'avais toujours eu des goûts très simples. Un homme, une femme, un peu de lumière tamisée, et voilà
tout !
Je secouai la tête et me remis au travail. J'étais ici pour chercher des Objets de Pouvoir, et non pour me lancer dans je ne sais quelle expérience hors normes.
Manifestement, le musée ne comportait aucune pièce susceptible d'intéresser Jéricho Barrons. J'étais venue pour rien. Je venais de faire demi-tour lorsque mon attention fut attirée par un petit tas de dentelle rose tombé sur le sol. Intriguée, je me penchai pour le ramasser... et me figeai, les joues brûlantes de confusion.
C'était mon slip.
Je le pris d'un geste rapide, avant de procéder discrètement à un inventaire de mes vêtements. Jupe, OK. Top, OK. Soutien-gorge, OK. Je laissai échapper un soupir de soulagement. À l'exception d'un courant d'air inhabituel au niveau de mon postérieur - et de l'état d'excitation presque douloureux qui était le mien -, tout était normal.
Apparemment, j'avais ôté ma culotte sans même m'en rendre compte, avant de poursuivre mon chemin comme si de rien n'était. Je me félicitai de ma passion pour le rose. Si mon regard n'avait pas été attiré par la couleur vive de mon sous-vêtement gisant à terre, j'aurais pu continuer à
m'effeuiller, toute à mes rêveries audacieuses, jusqu'à me retrouver en tenue d'Ève au milieu du musée.
Par chance, personne autour de moi ne semblait prêter la moindre attention à mon manège. Partagée entre le soulagement, la frustration et un sentiment croissant d'irritation, je me rhabillai et rabattis ma jupe sur mes cuisses.
Je commençais à comprendre qui m'avait plongée dans une telle excitation...
— Où es-tu ? marmonnai-je en regardant autour de moi.
Quelque part dans cette salle, peut-être tout près de moi, un faë était à
l'œuvre, voilant son charme puissamment érotique. V’lane. L'ange de la mortelle séduction ! Qui d'autre qu'un faë de volupté fatale aurait pu faire naître dans mon esprit des images si torrides, et dans mon corps une telle fièvre ?
Il me sembla qu'un rire moqueur résonnait derrière moi, tandis qu'une inavouable moiteur perlait entre mes cuisses. Mes jambes ne me portaient plus, mon souffle s'était fait haletant, et j'avais soudain si chaud que le contact de mes vêtements m'était insupportable. Pire : j'éprouvais un tel désir que si je ne l'assouvissais pas sur-le-champ, j'en mourrais probablement !
Je frémis en sentant quelque chose de froid, doux et rond, juste à l'orée de ma féminité. Des perles. Celles de mon bracelet, que l'on frottait d'un geste lent et déterminé contre les plis humides de mon intimité, ce qui m'arrachait de petits gémissements de plaisir...
Un léger cliquetis retentit à mes pieds, attirant mon attention vers le sol.
Mon bracelet de perles... et à côté, mon slip. Entre mes cuisses, les élancements se firent plus impérieux. Qui m'avait prodigué ces caresses audacieuses ? Moi, ou...
— V’lane ? appelai-je, furieuse et confuse.
Malgré moi, je portai mes mains à mes seins. Ils étaient lourds, brûlants, gonflés de désir... de même que les replis les plus secrets de mon intimité, qui s'étaient couverts d'une tendre rosée. Tout mon corps, compris- je avec un mélange d'horreur et d'impatiente volupté, se transformait pour accueillir son seigneur et maître.
— Offre-toi, mortelle ! ordonna celui-ci.
— Va te faire cuire un œuf, suppôt de Satan ! grommelai-je.
Il rit de nouveau. La sonorité cristalline de sa voix ne fit qu'aviver l'incendie qui courait dans mes reins.
— Un jour, sidhe-seer, tu me supplieras de te prendre. Même si tu dois le payer de ta vie.
L'agressivité, songeai-je. Cette réaction m'avait déjà sauvée des griffes du puissant faë. Il y avait également un autre terme, qui commençait aussi par un A. Nom de nom, quel était ce mot magique ? Il rôdait à la lisière de mon esprit, avec son cortège de tristesse et de regrets qui me glaçait jusqu'au sang et me donnait le sentiment d'être déjà morte à l'intérieur...
Amie ? Âme ? Arme ? Non, ce n'était pas cela. Ange ? Adam ? Ardeur ?
Adoration ? À propos, n'étais-je pas censée me donner au maître ? Il me l'avait demandé, et qui étais-je pour oser désobéir ?
Tel un automate, je m'agenouillai sur le marbre froid du musée et remontai ma jupe sur mes hanches, comme on me l'avait ordonné.
— À quatre pattes ! tonna le faë dans un rire de triomphe.
Semblables à un jet d'alcool sur des flammes, ces paroles intensifièrent encore, si cela était possible, le brasier qui me consumait. Je mis mes paumes sur le sol et, dans un gémissement d'impatience, me cambrai pour mieux m'offrir aux appétits de mon seigneur.
Déjà, mes pensées se dissolvaient. Rien ne comptait plus que l'étreinte mortelle que j'appelais maintenant de tout mon corps, et à laquelle je me soumettais sans l'ombre d'une rébellion. Dire que je ne savais toujours pas de façon certaine si celui qui s'apprêtait à me posséder était V’lane ou un autre faë !
Des mains se posèrent sur mes hanches, et mon cœur s'arrêta de battre.
Je me figeai. Enfin, l'instant tant attendu arrivait ! J'avais tout oublié, à
présent. Que j'étais une null, et qu'en tant que telle je possédais le pouvoir de paralyser les faës. Que dans mon sac à main se trouvait la lance censée me protéger des plus puissants de mes prédateurs. Que j'avais eu autrefois, dans ce qui me semblait maintenant une autre vie, une sœur tendrement aimée, qui avait trouvé la mort dans une ruelle sombre de Dublin...
— Alina ! hurlai-je tout à coup, comme un appel au secours.
Il n'en fallait pas plus pour que je retrouve mes esprits. D'une brusque détente, je pivotai sur moi- même, me libérai de l'ignoble étreinte et posai les mains sur la poitrine de... V’lane.
— Immonde porc ! m'écriai-je en le repoussant de toutes mes forces.
Puis je me jetai sur le côté, en direction de mon sac à main, que j'avais lancé à quelques pas de moi, avec mes chaussures et mon top gris.
Le temps que j'atteigne mes affaires éparpillées, le faë avait retrouvé sa liberté de mouvement. Barrons avait dit juste : plus la caste à laquelle appartenait le faë était haute, plus il était puissant. Manifestement, les princes des maisons royales ne pouvaient guère être paralysés plus de quelques secondes. Il m'en aurait fallu dix fois plus ! me dis-je avec angoisse.
— Je ne suis pas un porc. C'est vous, les mortels, qui n'êtes que du bétail
! gronda-t-il en se relevant.
— Espèce de brute ! Vous n'auriez pas hésité à abuser de moi !
— Abuser ? répéta-t-il d'un ton condescendant. Tu me désirais. Tu me désires encore, d'ailleurs. Ton corps brûle de passion pour moi, mortelle
! Tu n'as qu'une envie, c'est de te donner à moi. À genoux !
Mortifiée, je m'aperçus qu'il disait vrai. Mon corps tout entier n'était qu'attente et frustration. Malgré moi, mes seins se tendaient, mes reins se cambraient, tandis que le bouton de chair niché au plus secret de mon être se durcissait sous l'effet d'un désir inassouvi.
En tremblant, je m'emparai de mon sac à main.
— Ne me touchez pas ! m'écriai-je, le souffle court.
À en croire son expression furieuse, sa priorité n'était pas, pour le moment, de s'approcher de moi. Le puissant faë était manifestement déconcerté. Comment une simple mortelle avait-elle pu le repousser, ne fut-ce qu'un instant ?
— Pourquoi es-tu venue ici, sidhe-seer ? demanda-t-il en désignant la salle d'un geste de la main. Y aurait- il dans cet endroit des reliques sacrées appartenant aux miens ?
Discrètement, j'ouvris mon sac et retirai la boulette de papier d'aluminium qui protégeait la pointe de la lance, que je laissai toutefois à
l'intérieur. Je ne la sortirais qu'au dernier moment, afin de prendre mon ennemi au dépourvu.
— Non, répondis-je.
— Tu mens.
— Je vous assure qu'il n'y a rien ici qui soit à vous, insistai-je.
Je n'avais guère à me forcer pour paraître crédible, car j'étais intimement persuadée qu'aucun objet sacré ne se trouvait dans le musée. Bien entendu, dans le cas contraire, je n'aurais pas hésité à
mentir comme une arracheuse de dents.
— Qu'as-tu pris chez O'Bannion ? me demanda-t-il alors.
Je tressaillis. Comment se faisait-il qu'il soit au courant ?
— Il est mort en essayant de reprendre son bien, répondit-il, comme si j'avais posé la question à voix haute. Je sais où tu habites. Inutile de me cacher la vérité.
Je préférai me dire qu'il avait lu sur mon visage et non dans mes pensées, c'était moins inquiétant. J'étais déjà suffisamment déstabilisée par les caresses audacieuses qu'il me prodiguait... Car il avait recommencé son petit jeu. Il s'était emparé de mon bracelet, dont il frottait les perles contre mon bouton de chair, l'une après l'autre, avec une lenteur délibérée qui ne faisait qu'accroître mon excitation.
— Réponds, sidhe-seer !
— Vous tenez vraiment à savoir ce que j'ai pris ? Eh bien, je vais vous le montrer.
D'un geste rapide, je refermai mes doigts autour de la base de la lance, la sortis de mon sac et la brandis vers le faë.
— Ça!
L'expression qui se peignit sur son visage était tout à fait nouvelle pour moi, et elle m'emplit d'une joie sauvage, presque plus violente que la folie érotique qui s'était emparée de mon corps et de mon esprit.
V’lane, prince des Tuatha Dé Danaan, avait peur.
Et l'objet de son effroi se trouvait dans ma main.
Tout à coup, le faë disparut. Volatilisé ! Je me laissai tomber sur le sol en fermant les yeux, brisée par tant de tension nerveuse. J'avais besoin de temps pour recouvrer mes esprits.
Autour de moi, la réalité retrouva ses droits. J'entendis le brouhaha de voix, leur écho dans les salles aux plafonds hauts, tandis que des silhouettes aux contours flous se penchaient vers moi. Puis elles se précisèrent, et je distinguai des bribes de phrases.
— À ton avis, qu'est-ce qu'elle fait ?
— Aucune idée, mon vieux, mais elle a un cul d'enfer.
Puis une voix féminine aux inflexions pincées se fit entendre.
— Cache-toi les yeux, Danny. Allons, vite ! Cette fille est horriblement incorrecte.
Un sifflement admiratif résonna un peu plus loin, suivi du flash d'un appareil photo.
— Ah, oui ? Moi, je la trouve très bien comme ça ! répliqua un homme à
l'accent goguenard.
— Qu'est-ce qu'elle tient dans la main ? On ne devrait pas appeler la police ?
— Ou le SAMU ? Elle n'a pas l'air d'aller fort.
Je regardai autour de moi, hébétée. J'étais assise par terre, au centre d'un cercle de curieux qui m'observaient avec stupeur, les femmes d'un air méfiant, les hommes sans dissimuler un certain intérêt pour mon anatomie.
Tout en ravalant un sanglot de rage et de frustration, je rangeai la lance dans mon sac, rabattis ma jupe sur mes hanches, rajustai mon soutien-gorge, passai en hâte mon haut, remis mes chaussures et me levai en chancelant.
— Fichez-moi la paix ! m'écriai-je en fendant la foule aux regards avides.
Puis je fondis en larmes et me mis à courir.
Pour quelqu'un d'aussi âgé, la femme avait une sacrée foulée. Elle me rattrapa au premier carrefour après le musée et se planta devant moi pour me barrer le passage. Sans ralentir l'allure, je la contournai par la gauche et poursuivis mon chemin.
— Halte ! s'écria-t-elle.
— Allez au diable ! répondis-je sans même me retourner, les joues ruisselantes de larmes.
La joie de ma victoire sur V’lane avait été de courte durée. Jamais je n'avais été aussi humiliée de ma vie que lorsque, revenant à la réalité, j'avais senti sur moi le poids de tous ces regards, à la fois choqués et émoustillés. Combien de temps étais-je restée dans cette position dégradante, offrant à la vue de tous ce qu'aucun homme n'avait jamais examiné à la lumière du jour, sauf muni d'un spéculum et d'un doctorat en médecine ? Pourquoi personne n'avait-il eu le réflexe de couvrir ma nudité ? Chez moi, dans le Sud, il se serait forcément trouvé un gentleman pour jeter sa chemise sur moi. Bien sûr, il aurait peut-être laissé son regard s'attarder un instant de trop sur ma poitrine - un homme sera toujours un homme -, mais là d'où je viens, la galanterie avait encore cours.
— Bande de voyeurs ! marmonnai-je en hâtant le pas. Vautours !
Charognards !
Depuis l'avènement de la téléréalité (mais de quelle réalité parle-t-on ?), la plupart des gens ne font plus la différence entre la mise en scène et la vie privée. Triste époque ! Plutôt que de tendre la main aux personnes en détresse, on s'installe confortablement pour jouir du spectacle...
La vieille dame me rattrapa de nouveau et se posta devant moi. Je me détournai, cette fois-ci vers la droite, mais elle me prit de vitesse, et je la heurtai violemment, au risque de la renverser. Elle était si fluette que je craignis un instant de l'avoir blessée. À cet âge, une fracture est si vite arrivée !
Mon éducation l'emportant sur mon humeur massacrante, je la pris par le coude pour l'empêcher de tomber.
— Eh bien, lui dis-je, que voulez-vous ? Me frapper encore sur le crâne ?
Allez-y, ne vous gênez pas ! Je ne suis plus à cela près. Mais vous devez savoir que je ne pouvais pas ne pas voir celui-là et que je me trouve dans une situation... comment dire... relativement complexe.
Mon assaillante n'était autre que la sorcière qui m'avait agressée dans un pub, le soir de mon arrivée à
Dublin. C'était elle qui, après m'avoir cogné sur la tête de son poing fermé, m'avait vertement reproché mon manque de discrétion lorsque je regardais le faë, avant de me dire d'aller me faire pendre ailleurs. J'étais bien consciente qu'elle m'avait probablement sauvé la vie, mais j'aurais préféré qu'elle le fasse avec moins de hargne, et quoi qu'il en soit, je n'étais pas d'humeur à me confondre en remerciements.
Rejetant la tête en arrière, elle me considéra d'un air stupéfait.
— Mais enfin, qui êtes-vous ? s'exclama-t-elle.
— Comment, qui je suis ? Pourquoi me harcelez- vous si vous ne le savez même pas ? Vous n'avez rien d'autre à faire que de vous en prendre aux inconnus ?
— J'étais au musée, dit-elle. Je vous ai vue ! Par tous les saints du Ciel, mais qui êtes-vous donc, ma fille ?
— Vous m'avez vue ? répétai-je, outrée au-delà de toute expression. Vous avez compris ce que cet être infâme essayait de me faire et vous n'avez pas levé le petit doigt pour m'aider ? S'il m'avait violée, vous auriez applaudi le spectacle, comme les autres ? Je commence à me demander qui sont les plus monstrueux - eux ou nous !
Sur ces paroles, je m'éloignai, mais c'était oublier sa ténacité. Avec une force surprenante pour une femme aussi petite et mince, elle s'agrippa à
mon bras.
— Vous savez très bien pourquoi je ne suis pas intervenue, dit-elle. Vous connaissez les règles.
D'un geste agacé, j'écartai sa main de mon coude.
— Justement, non. Il semble que tout le monde les connaisse, sauf moi.
— Un de trahi, un de perdu, récita-t-elle. Deux de trahis, deux de perdus.
Nous sommes trop peu nombreux pour prendre le risque de nous condamner en intervenant pour aider l'un des nôtres. Chacun d'entre nous est précieux. Cela dit, vous vous êtes défendue avec une bravoure qui vous fait honneur. Je n'avais jamais vu cela. Et contre un prince, rien de moins ! Jésus Marie Joseph ! Comment avez-vous fait ? Qui êtes-vous
?
Elle m'examina de son regard bleu, vif comme l'éclair.
— Au début, je me suis laissé tromper par votre couleur de cheveux, puis j'ai reconnu la jeune fille du pub. Cette peau, ces yeux, cette démarche...
Och ! J'ai cru voir Patrona elle-même. Mais vous ne pouvez pas être d'elle, ou je le saurais. De quelle branche des O'Connor descendez-vous ?
Qui est votre mère ?
Je secouai la tête, réprimant à grand-peine mon impatience.
— Mais enfin, madame, je vous l'ai déjà dit, je ne connais pas cette famille. Je m'appelle Lane, MacKayla Lane, et je viens de Géorgie. Ma mère est Rainey Lane, et son nom de jeune fille était Frye. Voilà, vous savez tout. Désolée de vous décevoir, mais il n'y a pas l'ombre d'un O'Connor dans mon arbre généalogique.
— Alors, vous avez été adoptée, me répondit-elle avec un aplomb désarmant.
— Écoutez, répliquai-je aussi calmement que me le permettaient mes nerfs survoltés, les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures.
Soyez gentille de me laisser tranquille.
— Pas question. Je veux savoir qui vous êtes. Je me demande bien comment une O'Connor a pu se retrouver de l'autre côté de l'Atlantique...
— Puisque je vous dis que je m'appelle Lane ! L-A- N-E, vous entendez ?
Je suis née à Christ Hospital, tout près de chez nous. Mon père a assisté
à ma naissance, comme il avait assisté à celle de ma sœur. Je n'ai pas été
adoptée, et vous ne savez rien de moi ni de ma famille.
— Manifestement, vous non plus, rétorqua-t-elle, imperturbable.
Renonçant à discuter avec cette folle, je me détournai et m'éloignai au pas de course. La contredire ne ferait que la conforter dans son délire !
— Où allez-vous ? s'écria-t-elle en se lançant à ma poursuite.
Je laissai échapper un gémissement d'irritation. Je ne réussirais donc jamais à me débarrasser d'elle ?
— Il y a un certain nombre de choses que je dois absolument savoir, reprit-elle en trottinant à mes côtés.
Elle se mit à compter sur ses doigts.
— Qui vous êtes, si nous pouvons vous faire confiance, et comment, par tous les saints, l'une de leurs reliques est tombée entre vos mains ! La première fois que je vous ai vue, je vous ai prise pour une pri-ya, à cause de la façon dont vous le regardiez. Vous aviez l'air tellement bizarre !
Je ne connaissais pas le mot pri-ya, mais dans sa bouche, il ressemblait à
tout sauf à un compliment.
— Je n'ai aucune idée de ce que vous êtes vraiment, poursuivit-elle. Le mieux, c'est que vous veniez avec moi. Tout de suite.
Puis, comme je ne ralentissais pas l'allure, elle tonna :
— Arrêtez-vous immédiatement, O'Connor !
Autrefois - en fait, il n'y avait pas si longtemps-, ces paroles, prononcées avec une telle autorité, m'auraient fait stopper net, ne fut-ce que par respect pour cette femme qui était mon aînée. Seulement, je n'étais plus la jeune fille impressionnable que j'avais été. En vérité, je me demandais parfois si celle-ci avait bel et bien existé, ou si elle n'avait été qu'un joli ectoplasme vêtu à la dernière mode, la tête pleine de musique facile et de rêves d'adolescente sans grande ambition.
— Je vous interdis de me parler comme cela, dis-je par-dessus mon épaule. Maintenant, fichez-moi la paix.
Je m'élançai au pas de course, pas assez rapidement, toutefois, pour que ses dernières paroles ne m'atteignent pas. Lorsqu'elle les prononça, elles me blessèrent comme autant de cailloux dans mes chaussures.
— Interrogez donc votre mère ! cria-t-elle derrière moi d'un ton de défi.
Puisque vous êtes certaine de ne pas avoir été adoptée, MacKayla Lane, demandez à la femme que vous appelez maman si elle vous a réellement mise au monde !
19
— Quel est le programme, ce soir ? demandai-je à Barrons au moment où il poussa la porte de la librairie.
Je venais de passer un long moment à faire les cent pas devant la vitrine, toutes lumières allumées dedans comme dehors, en regardant la nuit tomber à l'extérieur de la forteresse illuminée.
J'avais dû parler d'un ton trop aigu, car il me jeta un regard intrigué.
— Il y a quelque chose qui ne va pas, mademoiselle Lane ?
— Pas du tout, je vais très bien. J'aimerais seulement que vous me disiez à quelles activités je vais consacrer ma soirée. Vol avec effraction suivi d'homicide par procuration, ou meurtre de sang-froid ?
J'étais bien consciente du ton hargneux que j'employais, mais j'avais besoin de savoir jusqu'où j'allais tomber. Chaque matin, j'éprouvais un peu plus de difficultés à reconnaître la femme dont je croisais le regard dans le miroir de la salle de bains.
Barrons fit quelques pas autour de moi, sans me quitter des yeux.
— Êtes-vous certaine que tout va bien ? Je vous trouve un peu tendue.
Je tournai en même temps que lui, au centre du cercle qu'il décrivait.
— Je vous dis que tout va très bien.
Il plissa les yeux d'un air méfiant.
— Avez-vous trouvé quelque chose au musée ?
— Non.
— Vous avez bien examiné toutes les salles ?
— Non.
— Tiens donc ! Et pourquoi cela ?
— Parce que je n'en avais pas envie.
— Vous n'en aviez pas envie ? répéta-t-il, déconcerté.
Manifestement, il avait du mal à concevoir qu'on puisse ignorer l'un de ses ordres pour la simple raison que l'on ne souhaitait pas lui obéir.
— Je ne suis pas votre chien de chasse, expliquai-je. Il se trouve que j'ai une vie, figurez-vous. En tout cas, j'en avais une... Une existence normale, où j'allais au cinéma et au restaurant avec des amis. Où je fréquentais des garçons. Où les vampires, les monstres et les gangsters n'avaient pas leur place. Où personne ne me prenait pour son esclave.
Je lui lançai un regard furieux.
— Est-ce que je planifie vos journées, moi ? Non. Alors, faites-en autant et fichez-moi la paix. De toute façon, vous n'êtes jamais content... Je vais vous dire une chose, Barrons. Vous avez bien de la chance que j'accepte de vous aider !
Il s'approcha de moi, si près que je pouvais sentir la chaleur de son grand corps musclé. Je renversai la tête en arrière pour soutenir son regard... et réprimai un mouvement de surprise. J'avais oublié que ses yeux d'un noir profond pouvaient briller avec une telle intensité et que sa peau dorée était si lumineuse. Quant à sa bouche au dessin parfait, il me semblait la découvrir. Pourtant, j'avais déjà remarqué sa lèvre inférieure au modelé sensuel qui appelait les baisers, et sa lèvre supérieure au tracé
un peu sévère, signe d'une personnalité aussi exigeante avec soi-même qu'avec les autres... Je m'étais déjà demandé ce que je ressentirais s'il...
Non, bien entendu. Il n'en était pas question.
Je secouai la tête, comme pour en chasser les images brûlantes qui s'y bousculaient. Ma rencontre avec V’lane m'avait laissée dans un état d'excitation tel que plusieurs orgasmes, suivis d'une longue douche glacée, avaient tout juste réussi à faire tomber la fièvre érotique qui courait dans mes veines. Je n'avais apparemment pas trouvé la bonne solution pour calmer mes ardeurs, car la seule présence d'un homme me plongeait de nouveau dans une tension que rien ni personne ne semblait pouvoir apaiser...
A moins que la solution à mon problème ne s'appelle Jéricho Barrons ?
Je n'eus pas le loisir de vérifier cette intéressante théorie, car l'intéressé