CHAPITRE IX
J’ai reconnu le galop des chevaux. Une troupe de cavaliers arrivent au village.
J’essaie d’ouvrir mes yeux brûlés par le soleil. Je porte lentement mes mains à mes paupières collées… Nous sommes sur la passerelle depuis cinq ou six heures – ou l’éternité. Il me semble que l’après-midi touche à sa fin. Je n’avais plus d’espoir qu’en la tombée de la nuit.
Je somnole, appuyé à la rambarde, les jambes tremblantes et la tête bourdonnante de fièvre. Je ne sens plus ma langue dans ma bouche. Les plaintes d’Ellen ont cessé depuis un moment. Parfois, je les entends encore… Ellen ? Je me souviens.
Elle a essayé de se jeter dans le vide. Les soldats l’ont d’abord attachée à la balustrade. Puis ils l’ont emmenée sur ordre du lieutenant. Celui-ci l’interroge peut-être. Elle réussira à le convaincre si seulement il la laisse parler.
J’espère qu’un officier de garde plus élevé se trouve parmi ces cavaliers. J’aperçois le peloton au moment où il pénètre dans le village, précédé par un fanion. Mon cœur s’arrête une seconde. Le fanion… Je rassemble mes souvenirs de la Terre. C’est forcément un officier supérieur, peut-être un officier général… Je les vois tout à coup. Uniformes fantaisie, cercles d’argent sur les manches. Les soldats qui nous gardent se raidissent. Des cris, des appels montent de tous côtés. Les chevaux hennissent. La soif explose dans tout mon corps.
Je dis lentement, au prix d’un effort douloureux :
— Donnez-nous à boire… vite… ou je me plaindrai à vos chefs !
Et ça marche.
Les hommes se regardent. L’un d’eux s’approche de moi, me tend son bidon. J’essaie de le prendre. Mes mains battent le vide. Le soldat me verse l’eau tiède dans la bouche. Puis il m’asperge la figure. Je me baigne les yeux. Je suis toujours aveuglé, mais je me sens revivre. Je résiste au réflexe de dire merci.
Tradaï boit aussi et s’ébroue.
— On dirait que les choses sérieuses vont commencer, Hexarque Lejeran !
— Leur lieutenant me paiera ça, dis-je.
À l’écart, les soldats discutent entre eux, en sarren.
— Qu’est-ce qu’ils ont dit ?
— Pas fait attention.
— Que le lieutenant paierait.
— Et le Noir… comment il a appelé l’autre ?
— Hexarque.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Je crois qu’ils sont ce qu’ils disaient.
— Les types qu’on cherchait ?
— Bien fait pour le lieutenant !
Le sous-officier arrive en courant. On nous pousse sur la passerelle en direction du village. L’ombre des grands arbres se pose comme une caresse sur mes paupières enflammées. Je respire et en même temps, j’ai peur. Pour la première fois depuis mon départ du temple de Raënsa. Peur des officiers impériaux. Peur d’être exécuté immédiatement comme ennemi de Sar. Et peur aussi de la volonté sauvage que je sens bouillonner en moi…
Le sous-officier au crâne lisse nous entraîne dans la rue principale en toute hâte. Et on ne voit plus son crâne, car il a enfoncé sa casquette brune jusqu’aux yeux. Plusieurs fois, je demande « Où est Ellen ? » Personne ne me répond.
J’ai un malaise dû à l’insolation. Un vertige. Je trébuche. Un moment d’absence… Le sous-officier nous conduit à une grande maison de pierre, entourée d’arcades et flanquées de deux « tours oiselles ». Quatre ou cinq gros rapaces gris veillent paisiblement au bord de leur nid. Cette espèce est chargée de la garde et du nettoyage dans les bourgs du Yonk. Au moment où nous entrons dans la cour, deux d’entre eux s’enlèvent en poussant des cris aigres. Un peu tard pour l’alerte.
Une flèche siffle, jaillie d’un fusil-arbalète. Un oiseau s’abat avec un choc assourdi au milieu d’un massif de dahlias. Le tireur se montre. C’est un officier à cheval.
— Sale bête ! Ah, sergent, le général Kar Hourman vous attend avec les prisonniers. Dépêchez-vous !
Une sentinelle, deux. Quelques cris à la gloire de l’Empire.
— Vor Sar !
— Ker Sar !
Bruits de bottes. Claquements de talons. Nous entrons dans une pièce très vaste, peut-être une salle à manger communautaire, où sont entassés des objets d’art et d’artisanat. Le pillage a commencé.
Le général bleu se tient derrière une table taillée dans un tronc d’arbre géant. Ils sont sept ou huit autour de lui, les manches cerclées. Uniformes bleus, verts ou gris. Et le même nombre de soldats s’alignent le long des murs, leurs armes pointées vers le sol.
J’ai un nouveau malaise, un peu plus long que le précédent. Probablement une insolation. Les soldats me soutiennent. Je suis maintenant effondré sur une banquette, avec un coussin dans le dos. La pièce est bien ventilée, je respire, je me sens mieux. Je réclame à boire.
Je n’ai pas plutôt prononcé le mot boire en sarren que l’eau fraîche coule dans ma bouche. Mon statut est déjà changé. Je demande Ellen.
— Je suis là, Lejeran. Ils ne m’ont pas fait de mal.
Une tache blanche et rose bouge devant mes yeux.
Les soldats impériaux lui ont donné une robe propre. Après la nuit dans la cache de Mellen, la sienne était en triste état.
Je me redresse et me trouve face à une manche d’uniforme bleu pâle, ornée de quatre cercles d’or entrelacés.
— Général Kar Hourman, de la Cavalerie impériale. Êtes-vous Robert Lejeran ?
— Oui.
— Qui sont ces deux ?
Je réponds sans hésiter, trop vite peut-être :
— Lui est mon guide. La femme est une… inconnue que nous avons rencontrée dans le train, entre Jonoem et Anjiak.
Est-ce la meilleure façon d’aider Ellen ? Je l’ai cru un instant. Je n’en suis plus si sûr, maintenant.
— Nous verrons, dit un autre officier, la voix froide et lointaine.
Celui-ci porte un uniforme gris foncé, presque noir, avec deux cercles d’or sur les manches et l’épaule droite.
— Colonel Ren Frantesek, des Chevaliers de Sar.
Ce sont leurs SS. J’ai un petit frisson dans le dos, mais j’essaie de faire bonne figure. Je suis satisfait d’avoir en face de moi les interlocuteurs que j’attendais… Ils n’ont pas l’air très bavards. Après un long silence, le colonel Frantesek se décide.
— J’ai l’ordre de m’assurer de votre identité, mais de ne pas vous interroger sur le fond. Vous serez remis le plus vite possible au baron impérial Gazim Kar Sloan, Protecteur du Yonk.
Il se retourne vers le général.
— Monsieur, avez-vous encore des questions à poser aux prisonniers ?
— Non. Mes questions sont posées.
Il se tourne à son tour vers les autres officiers. « Vous, messieurs ? » Puis à Frantesek avec un geste raide.
— Faites votre travail, colonel.
Frantesek me regarde longuement.
— Mon rôle est de m’assurer que vous êtes bien un des six hommes désignés par l’Archum solaire du Serellen pour revendiquer le pouvoir dans ce pays au nom du Cheval-Soleil. Si cela est prouvé, vous êtes bien, en effet, Robert Lejeran. Nous avons pu nous emparer du code hypnotique utilisé par vos grandes prêtresses.
« Tel un joyau resplendissant, la cité reposait au sein du désert…
Je poursuis sans réfléchir :
— Elle avait connu autrefois le changement et la modification, mais le temps, maintenant, ne passait plus pour elle[1].
Demi-tour. Le colonel s’incline devant le général et son état-major.
— Nous sommes d’accord, messieurs. Il est entendu que nous ne posons aucune question sur la cité du désert, ni sur l’éveil du pouvoir par l’Archum solaire. Mais si vous voulez interroger le prisonnier sur sa personnalité, je vous le laisse.
— Certainement pas, Frantesek. L’armée a accompli au mieux sa mission. Elle n’a pas de questions à poser.
Un officier en vert, trois cercles d’or sur les manches, s’avance sur le devant de la scène.
— Un point de détail, s’il vous plaît, colonel Frantesek.
— Oui ?
— Vous avez prononcé une phrase codée. Le prisonnier a répondu aussitôt par une autre, comme s’il tenait à se faire reconnaître de vous. Pourquoi ?
— Il est conditionné hypnotiquement à répondre.
— Bien. Toutefois, il n’a jamais nié être Robert Lejeran, délégué de l’Archum solaire. Si je comprends bien, il s’est même présenté aux soldats sous ce nom ?
— Intéressant, dit le général Kar Hourman. Qu’en déduisez-vous, Boerman ?
— Rien, monsieur. Rien… sinon que l’Archum solaire aurait pu prévoir une doublure pour chacun de ses envoyés. Et celui-ci pourrait être la doublure, au lieu du véritable Lejeran.
Hourman regarda Frantesek avec un sourire provocant.
— Un beau défi, colonel. Qu’en dites-vous ?
— Une chance sur cent, monsieur. L’opération est assez complexe en elle-même. Le conditionnement des doublures aurait… doublé pour le moins la difficulté. Avec un certain risque d’affrontement entre le vrai et le faux délégué… Quoi qu’il en soit, la phrase codée serait presque sûrement un moyen pour la grande prêtresse de les différencier.
— À condition que ce soit la bonne ! fit le général Boerman.
Frantesek accusa le coup, grimaça, serra les poings et se mit à marcher de long en large devant l’aréopage des généraux.
— J’ai confiance en nos agents. Ils ont percé à jour toute la conspiration de l’Archum solaire. Je n’ai aucune raison de douter de la phrase de reconnaissance.
— Très bien, dit Hourman. Nous n’en doutons pas non plus. Mais pourquoi celui-ci s’est-il livré ?
— Je crois le savoir, répondit Frantesek. Je remettrai mon rapport au baron impérial. Mais rien ne vous empêche de poser la question au prisonnier.
J’ai suivi l’échange avec un intérêt angoissé. Je me trouve maintenant dans une position difficile. Je ne peux pas avouer devant Tradaï que je me suis rendu parce que j’ai tout simplement choisi de me rallier à l’Empire. À moins que… Tradaï croira que c’est une ruse. Et même s’il ne le croit pas, un conflit ouvert entre nous peut renforcer ma position. Je me lève sans attendre que le général m’interroge.
— Messieurs, dis-je, vous devez comprendre que j’ai été conditionné pour détenir et exercer le pouvoir. Le Serellen a besoin de chefs pour pouvoir affronter l’Empire…
Les officiers se sont rapprochés de moi. Ils m’entourent. Frantesek s’est placé à mon côté, comme pour me protéger. Je prends conscience d’exprimer l’exacte vérité et j’en suis bouleversé. Je dois essayer de maîtriser mon émotion. Je poursuis, alors que Tradaï se tait :
— Qu’est-ce qui s’est passé en réalité ? Je me suis rendu compte de mon impuissance face aux forces impériales. Votre aviation surtout m’a impressionné.
J’entends Tradaï haleter à trois ou quatre pas. Est-ce qu’il se prépare à se jeter sur moi ? J’évite de le regarder. Les sept ou huit officiers m’écoutent dans un silence religieux.
— Quand je me suis rendu compte que nous étions encerclés, que toute la région était bouclée et la route du Sa Huvlan coupée, j’ai dû reconnaître que le plan de l’Archum solaire avait échoué. Je n’avais aucune chance. Entre-temps, j’avais vu que les populations du Serellen et du Yonk ne s’opposent pas à l’Empire et n’ont aucune envie de se battre. J’ai pensé que je ne pourrais jamais les mobiliser. D’ailleurs, je ne veux pas la guerre. J’ai donc décidé de négocier la paix avec l’Empire. Au nom du Cheval-Soleil !
J’ose enfin regarder Tradaï. Mon vieux compagnon baisse les yeux. Je devine en lui une soupçonneuse admiration. Mais il est dépassé et n’ose pas réagir dans un sens ni dans l’autre.
Les officiers se taisent aussi. Ellen s’avance vers moi. Sur un geste du colonel, les soldats la laissent passer. À trois pas, elle s’arrête, incline la tête.
— Merci pour ce que tu as fait. Personne ne veut la guerre. Tous les Yonkaïs seront avec toi.
Le général Hourman se racle la gorge.
— Frantesek ? Ce que vient de dire Lejeran coïncide avec votre rapport… secret ?
— Oui, monsieur.