CHAPITRE XV
Une pluie de lumière m’éveilla. Il me sembla un instant que le soleil fondait autour de moi en un ruisseau pétillant. J’étais dans mon lit et le matin m’avait réveillé.
Mais quel lit et quel matin ?
La lumière qui baignait ma chambre m’étonna par une qualité mystérieuse. Elle était claire et douce, incandescente et cajoleuse à la fois.
Je crus un instant revivre mon réveil au temple de Raënsa. L’illusion se dissipa en moins d’une minute. Je me trouvais dans un endroit complètement différent, marqué du sceau d’une haute technologie. Peut-être une chambre d’hôpital – un hôpital très moderne.
Et puis je n’étais pas seul. Un homme et une femme, jeunes, vêtus de ce qui me parut une sorte de pyjama orange, se tenaient près de moi. L’homme se pencha, prononça un mot que je compris mal. Son nom peut-être quelque chose comme Rilan. Il ajouta sur un ton respectueux :
— Bienvenue, hexarque Lejeran.
La jeune femme s’avança à son tour, débita rapidement une phrase où je péchai à peine deux ou trois mots. Je lui demandai de répéter. Elle articula :
— Bienvenue, hexarque, en ce quatrième jour du mois de Saturne de l’an 108 !
— L’an 108 ? L’an 108 de quoi ?
Rilan inclina la tête, émit un rire gêné.
— C’est votre premier réveil, au temple de Raënsa, qui a servi de point de départ à notre calendrier.
Cette histoire de calendrier me parut tout à coup très inquiétante. J’essayai de me redresser. D’un geste, Rilan commanda un mécanisme invisible et silencieux une partie de ma couchette se changea en un fauteuil profond, pendant que le reste s’escamotait totalement et se repliait contre le mur.
Les deux techniciens s’écartèrent. La femme au S d’or apparut, immobile, son regard vert fixé sur moi. Syris ? Ellen ? Ni l’une, ni l’autre. Mais elle leur ressemblait.
Elle s’approcha de moi à pas lents.
— Je me nomme Fao Yen La. Je suis la fille clonale de Syris Do Lon, grande prêtresse du Réveil.
Je cherchai désespérément à me souvenir. Tout s’arrêtait dans ma mémoire aux dernières secondes du combat dans la montagne ce coup horrible qui m’avait presque emporté la tête, puis ma chute dans le vide…
À ce moment-là, j’avais perdu conscience. J’avais clairement pensé que rien ne pouvait plus me sauver, même pas l’anneau du pouvoir. À moins que…
La prêtresse Fao Yen posa la main sur mon épaule en souriant.
— Vous avez dormi soixante-quinze ans dans la crypte cryogénique du temple de Raënsa. Nous avons jugé nécessaire de vous réveiller une seconde fois, vous saurez bientôt pourquoi. Ce genre de révélation est prématuré.
Je fermai les yeux et massai longuement mon front que la migraine commençait à mordre.
Je calcule cent huit moins soixante-quinze, reste… Mon cerveau fonctionne bien. Je trouve, instantanément, trente-trois. J’ai tenu le rôle d’hexarque trente-trois années. Le moment venu, j’ai obéi à la loi. J’entends la voix lyrique de la prêtresse Ellen « Un jour, tu rendras l’anneau au peuple qui te l’a donné. N’oublie pas ! »
J’ai donc accepté de me replonger dans le long sommeil, en abandonnant le pouvoir. Et le peuple, délivré à la fois de la tyrannie impériale et de la tutelle de ses chefs, a recouvré à jamais sa liberté, sa joie de vivre, son insouciance…
Enfin, c’est ce que j’espère.
Rilan s’inclina devant la grande prêtresse, comme pour s’excuser de prendre la parole. Puis à moi :
— Nous savons que vous souffrez de certains troubles de mémoire.
— J’ai été blessé dans la montagne de Maidzun. Je ne me rappelle rien après. Rien ou presque.
— Vos souvenirs reviendront très vite, dit Fao Yen.
— Et si nécessaire, nous vous aiderons, ajouta Rilan.
— Nous avons recréé – ou presque – la science de la grande Variana.
— En soixante-quinze ans ? Oui, c’est possible. Mais…
Il semblait donc que le Serellen eût changé de philosophie après sa libération.
J’essayai de me lever. La jeune femme en pyjama vert me retint d’une main très douce. Fao Yen se courba, fléchit un genou, esquissa un léger salut avec le S de sa chevelure.
— Vous êtes un héros, Lejeran. Le peuple souhaite que vous soyez au milieu de lui. En ces jours de liesse.
Je voulus demander : « Pourquoi ces jours de liesse ? » Un coup de fatigue me creusa le ventre, un vertige me prit, je balbutiai un mot ou deux et retombai au fond de mon siège, la sueur au front.
Je suis seul de nouveau. La prêtresse et ses acolytes m’ont accordé un répit. Mes souvenirs reviennent par bribes, dans le désordre.
Lors du combat dans la montagne de Maidzun, j’ai sans doute été sauvé par l’anneau. Une balle m’a frôlé la tempe et labouré le côté de la tête. J’ai roulé sur la pente et je me suis fracturé le crâne. Mais le champ de Panneau m’a protégé d’une façon ou d’une autre, car j’aurais dû pour le moins me piler les membres et me rompre la colonne vertébrale.
Dann et son commando, ou ce qui en restait, m’ont conduit au fameux sanctuaire de la montagne. Là, je suis resté plusieurs jours entre la vie et la mort. Puis mon cerveau et mon corps ont réagi avec une vigueur étrange. Quelques jours de plus et j’étais prêt pour la suite du voyage.
Ce premier combat s’est soldé, de justesse, par une victoire, ô combien coûteuse en vies humaines. Victoire enfin, et un peu grisés, nous avons décidé qu’il y en aurait d’autres, beaucoup d’autres.
Plus tard, j’ai gagné le Sa Huvlan avec une caravane. J’ai rejoint Syris et Ellen, sa sœur clonale, dans les souterrains secrets de l’ancienne cité de Variana, où les prêtresses du Cheval-Soleil avaient installé leur quartier général. Le gouvernement hexarchique du Yonk et de Serellen réunis était déjà constitué. À cause de mon retard, je n’étais plus que le n° 3. À la mort du numéro un, cinq ans après, le second s’effaça, car c’était sans doute la volonté de Syris. La première place m’échut… et la suite appartient à l’histoire de nos pays, telle que je devrai la réapprendre bientôt les longues années de résistance passive, d’organisation patiente et obscure, la montée en puissance du pouvoir, la création de nouveaux sanctuaires, dix, vingt, cent…, la mobilisation d’une véritable armée entre le désert et la montagne, la guérilla, le sabotage, puis la guerre ouverte.
Les négociations aussi, longues, difficiles, éprouvantes, jalonnées d’intrigues, d’échecs, de traîtrises. Enfin, l’évacuation du Serellen, puis du Yonk, par les armées de Sar. Et, quatre ans après, la remise des anneaux au cours d’une cérémonie qui réunissait trois millions de personnes, dans une immense plaine, à la frontière du Serellen et du Yonk.
J’avais, en tant que Premier, accepté solennellement le retour au sommeil. Je savais que ce ne serait pas un vrai sommeil, puisque j’aurais l’illusion de vivre, dans l’Univers-ombre, le long passé de Terrego, la Terre.
Durant ces trente-trois années, je n’avais jamais pu me défaire de l’impression que j’étais manipulé, sinon trompé par l’Archum solaire, le collège des prêtresses. Déjà, sur la route du Sa Huvlan, avant et après Anjiak, les premiers doutes m’étaient venus.
À présent, après soixante-quinze ans d’hibernation et de plongée dans l’Univers-ombre, ils continuent de me hanter. Une intuition déchirante me souffle que je ne vais pas tarder à savoir la vérité.
Je fis mes premiers pas guidé par Rilan et la jeune femme nommée Lona, dans une salle du temple de Raënsa, aux vastes baies ruisselantes de fleurs, de lumières, de feuillages. Le mois de Saturne est le quatrième des dix mois de l’année le printemps flamboyait autour du temple ; mais cela ne me semblait pas un très bon présage. Les trop beaux printemps ne m’ont jamais inspiré confiance.
Fao Yen, plus hiératique que jamais, s’avança à ma rencontre, en glissant sur les dalles de marbre, ornées de S géants. Une jeune novice vêtue de blanc l’accompagnait, deux pas en arrière. Quand elles furent à cinq mètres de moi, la novice vint à la hauteur de la prêtresse, fit une profonde révérence et annonça :
— Fao Yen La, grande prêtresse impériale de Terrego !
Je restai abasourdi, écrasé, le sang caillé dans les veines, en proie à un affreux vertige.
Prêtresse impériale de Terrego…
Syris avait réussi !
Il y eut un silence lourd comme un soleil mort. Fao Yen s’expliqua d’une voix sereine, pensive, à peine un peu froide. Elle ne pouvait toutefois s’empêcher de se tordre un peu les mains et de pincer ses fines jointures.
— Ce n’est pas un hasard si nous vous avons réveillé en ce mois de Saturne 108, cher Lejeran. Car aujourd’hui, l’Empire du Serellen domine totalement la planète. Sauf… Eh bien, nous avons encore un minuscule problème dans les montagnes entre Sar et le désert. Mais l’impératrice vous en parlera elle-même.
— L’impératrice ?
— Mais oui. Sa Majesté Syris Do Lon en personne !
Pour la seconde fois, je vais retrouver Syris au cœur du Sa Huvlan, dans son palais de Variana, la cité éternelle. La seconde fois ? Non, la dixième ou la centième, car durant les trente-trois années du pouvoir, je n’ai jamais cessé de faire la navette entre les sanctuaires des territoires et le temple suprême.
Curieusement, tous ces épisodes se superposent dans ma mémoire et s’effacent mutuellement. Si bien que j’ai l’impression de revivre mon premier rendez-vous avec l’envoyée sur Terre du Cheval-Soleil.
Moins d’une heure de vol depuis Raënsa. Le nouveau Serellen n’était pas loin d’avoir retrouvé l’antique puissance technologique de Variana. « L’Empire, disait un slogan, c’est la magie du Cheval-Soleil au service du peuple tout entier ! » La longévité moyenne en ce temps béni dépassait cent cinquante ans. (Mais je soupçonnais les prêtresses et leurs affidés d’avoir une espérance de vie deux ou trois fois supérieure…)
Un léso marqué d’un E et d’un S entrelacés me prit à l’aéroport de Variana et me conduisit au-dessus du palais. En attendant l’autorisation d’atterrir, il se fixa un moment à la verticale de la cour d’honneur, dominant les hautes flèches de verre, les tours iridescentes et les dômes vitreux où le soleil se réfléchissait cent mille fois. Il plongea enfin et un quart d’heure plus tard, encadré de gardes en uniformes bleu pâle et de dignitaires exagérément décorés, je pénétrai dans une vaste salle, couleur d’une nuit d’été, sonore et presque nue.
L’impératrice Syris me tournait le dos, assise devant un écran panoramique long de vingt mètres, haut de cinq. Un très curieux personnage se tenait debout près d’elle. Il se retourna pendant que nous approchions et ne bougea plus. Grâce à l’expérience acquise dans l’Univers-ombre, j’identifiai sans hésiter un robot d’aspect humain, une sorte d’androïde.
Auprès de l’impératrice, il symbolisait le triomphe total et définitif de la technologie.
Syris Do Lon se leva souplement, pivota avec grâce et me fit signe d’avancer. Une tresse blonde mêlée de fils d’argent ceignait sa tête comme un diadème, dégageant son front haut et pâle. En guise de salut, elle toucha de la main droite le S d’or au revers de sa veste corail. Un S barré d’un I… Impératrice du Serellen ou quelque chose de ce genre.
Elle était habillée en officier général, avec un pantalon très ajusté, un ceinturon noir et de courtes bottes argent. Je la soupçonnai d’avoir emprunté cet uniforme à l’un de ses maréchaux elle ne devait pas en manquer.
— Vie éternelle à notre impératrice bien-aimée ! déclama l’officier qui m’accompagnait en portant la main à sa poitrine constellée de décorations.
— Le Serellen au-dessus de tout ! répondit Syris sur un ton sec.
L’officier s’inclina d’un air obséquieux et servile. Je me contentai d’un signe de tête. Syris me montra un siège.
— Heureuse de vous voir, Lejeran.
— Sentiment partagé, chère Majesté.
Je la trouvais à la fois inchangée et extraordinairement vieillie. Impressions contradictoires, bien sûr, et émouvantes. Je pris conscience pour la première fois du temps écoulé depuis ma plongée dans le sommeil cryogénique. Un voile noir se mit à danser devant mes yeux. Mes nerfs furent comme déconnectés, mes muscles se figèrent et je restai paralysé devant l’impératrice de la Terre qui levait vers moi sa longue main blanche où brillait l’améthyste d’un anneau. Une aura violette m’enveloppait et je compris que j’étais sous l’influence d’un champ psychique. Utile démonstration je savais maintenant où était le pouvoir.
Syris abaissa ses paupières bleues, dissimulant un regard sardonique. Elle ramena lentement sa main sur la couture de son pantalon. Je me sentis tout de suite délivré et me laissai tomber dans un fauteuil bas qu’elle m’avait désigné. Elle prit place en face de moi sur un siège beaucoup plus haut. D’un revers de main, j’essuyai la sueur de mon front.
L’impératrice joignit les doigts devant sa bouche en un geste bénisseur.
— Lejeran, vous êtes là pour fêter avec nous le triomphe du Serellen et l’unification de la planète, œuvre de nos vaillantes armées. Ce n’est que justice. Les fêtes seront grandioses.
« Mais nous avons encore besoin de vous. Je connais vos qualités. Je suppose que vous avez eu le temps de les affiner encore dans l’Univers-ombre l’histoire est notre maîtresse à tous. L’unique maîtresse.
« Vous étiez autrefois aussi efficace dans l’action et dans la négociation. Et… voici. Nos ennemis ont cessé la résistance partout, sauf dans les montagnes d’Ejehir, à la limite de Sar et du désert. Une région sauvage et peu accessible, que le prince Lor To Gellan, fils de l’ex-empereur Sar To Slon, tient avec quelques milliers d’hommes. Nous ne voulons pas utiliser les armes nucléaires ou chimiques contre ces misérables bandes. C’est contraire à notre éthique et attaquer une colonie de puces avec un gros marteau est à la fois maladroit et ridicule.
« Vous vous rendrez sur place. Vous étudierez la situation. Vous prendrez contact avec le prince. Vous vous êtes déjà rencontrés plusieurs fois, je crois. Vous le convaincrez de déposer les armes dans des conditions honorables.
« S’il refuse de céder, vous aurez tous les moyens pour le ramener à de meilleurs sentiments et, si nécessaire, l’écraser. De toute façon, je compte sur vous pour préférer la ruse à la force c’est pour cela aussi que je vous ai fait tirer du sommeil cryogénique.
« Je vous en dirai plus quand j’aurai votre réponse. Prenez votre temps pour réfléchir. Mais… »
— Mais je n’ai pas le choix ?
— Qui dit que vous n’avez pas le choix ?
— Moi, Majesté. Si je refusais, il ne me resterait, la fête finie, qu’à retourner à la crypte de Raënsa et à replonger pour toujours dans l’Univers-ombre.
— Qui dit cela ?
— Que ferais-je dans ce monde, dans ce temps, si je refusais cette mission ?
— Oui, c’est juste. Ce qui signifie…
— Que j’accepte la mission, Majesté. À vos ordres.
Dès cet instant, ma décision fut prise. L’impératrice de Terrego pouvait me faire confiance pour préférer la ruse à la force. Je rejoindrais le prince Lor To Gellan dans les montagnes de Sar et je m’engagerais à ses côtés dans la lutte contre le nouvel Empire.
Jusqu’à la victoire finale.
FIN