CHAPITRE V







Juo rêvait d’une colline couverte de papillons de toutes les couleurs. En les admirant, il se récitait leurs noms : vanesses, machaons, aglaïs, bombyx, celerios, utaènes… Une question effleura son esprit : « Où ai-je donc appris les noms des papillons ? » La réponse était évidente…

« Imbécile ! Puisque tu es un Maître, c’est dans ton ancienne vie, avant le Moratoire, que tu as appris tous les noms de tous les êtres de la création ! »

Mais cela ne le satisfaisait pas complètement. « Mon ancienne vie ? Pourquoi je ne m’en souviens pas ? Je me souviens des noms des papillons, mais je ne me rappelle pas en avoir vu voler et encore moins en avoir poursuivi un quand j’étais enfant… »

« Pourquoi m’a-t-on pris mes souvenirs ? Je sais : pour que je me sente moins coupable. Mais… »

Il s’aperçut alors qu’il ne dormait plus. Il s’interrogeait consciemment et lucidement. Peut-être ne s’était-il pas tout à fait endormi. Peut-être avait-il été réveillé, très doucement, par quelque chose ou quelqu’un.

Oui : c’était quelqu’un… Une femme qui venait partager son lit ! Paula ?

Le lit, bien qu’un peu amélioré depuis la nuit de l’ouragan, ressemblait toujours à un nid de rat géant.

La visiteuse essaya maladroitement de pénétrer à l’intérieur, mais n’y réussit pas.

— Paula ? fit Juo à mi-voix.

Non, ce n’était pas Paula. Souple comme une couleuvre et habituée au cocon de Juo, Paula aurait déjà été dans la place. Et puis l’odeur, pourtant familière, n’était pas celle de la piquante fille brune.

— C’est Usha, murmura une voix étrangement douce et timide. Est-ce que tu veux encore de moi ?

A cette question, posée avec un mélange provocant d’humilité et d’assurance, Juo avait envie de répondre : non ! Mais il avait encore plus envie de répondre : oui ! Son cœur, en battant la chamade disait : « Oui, oui, oui… » Ses bras, comme malgré lui, saisissaient l’intruse désirée, l’enveloppaient, l’attiraient dans le nid que ses jambes avaient ouvert. Ses mains reconnaissaient les cheveux, la peau, les formes douces et pleines de sa compagne des mauvais jours. Et bientôt, elle fut tout contre lui et ils s’enlacèrent. Leurs corps se retrouvèrent et se joignirent.

Ils mêlaient leur souffle mais retenaient en même temps leurs caresses et les mots qui montaient à leurs lèvres.

— Shaïa ! Shaïa ! chantonna Juo.

Il se rendit compte qu’il avait inconsciemment imité le ton de Naha.

Et Ushaïa laissa monter un petit rire, continué en soupir et achevé en gémissement. Puis il y eut un long silence.

— Naha m’a raconté l’histoire de la Dormeuse et du puits, dit enfin Ushaïa.

— L’histoire de la Dormeuse et du puits, répéta rêveusement Juo.

Oui, il s’attendait à cela. Mais il eut une brève sensation de déchirure au fond du ventre. La jeune femme pensait avant tout à son rôle dans la communauté et aux moyens de recouvrer son pouvoir perdu. Eh bien, elle était ainsi.

— Tu es venue pour ça ? demanda-t-il.

— C’est simplement une occasion. Je voulais venir depuis longtemps. Mais il y avait Paula.

Il pensa qu’elle mentait un peu, à sa façon utilitaire. Quelle importance ?

— L’histoire de la Dormeuse rouge et du puits, tu veux qu’on en parle maintenant ou après ?

— Après ?

— Quand on aura fait l’amour. A moins que…

— Après, dit-elle. Ce n’est pas pressé. On partira au jour, si tu veux.

— Un jour ?

— Au jour. Je veux dire : à l’aube.

— Ah ! fit Juo. Bien.

Pourquoi pas ? Il balaya résolument ses dernières hésitations. Il partirait avec Ushaïa pour explorer le puits de la faille et son réseau d’alimentation. Elle était la compagne qu’il lui fallait pour cette dangereuse aventure. Et puisqu’il semblait être le compagnon qu’elle souhaitait…



Le ciel gris ressemblait à un immense entonnoir dans lequel la nuit coulait jusqu’à terre. Haut vers le sud, le Baudrier rivait encore à l’espace, par trois clous minuscules, le quadrilatère d’Orion. A l’est, une traînée de jour se levait sur l’horizon, pareille à un fantôme dressé au bord de sa tombe.

Le vent froid portait par bouffées des aboiements lointains. Les chiens géants rôdaient quelque part, à la lisière de la plaine brûlée.

Une chouette salua Juo et Ushaïa d’une voix presque humaine. L’écho lugubre roula sur les ruines d’Acharac.

Juo fit passer son fusil sur son épaule gauche pour libérer sa main droite et serrer le bras d’Ushaïa. La jeune femme sourit puis se dégagea lentement.

— Les guetteurs pourraient nous voir.

— Mais ils nous ont vus, dit Juo.

— Ils n’ont pas besoin de savoir que je t’aime.

— Ah… Tu avais oublié de me le dire cette nuit.

— Je n’étais pas encore sûre de moi… ni de toi !

— Ah !… De moi ?

— Je me demandais si tu accepterais de partir.

— Et maintenant ?

— J’ai senti que nos destinées étaient liées.

— Et tu as compris que tu m’aimais en même temps ?

— Oui.

— Parce que nécessité fait loi ?

Elle rit.

— Il y a de ça, convint-elle.

— Et moi ? Tu ne me poses pas de questions sur mes sentiments ?

— Je sais que tu m’aimes assez pour aller explorer avec moi le puits que tu as découvert.

— Et le réseau des tubes.

— Et le réseau des tubes, oui. Alors, ça me suffit.

— Paula…

— Moi, j’ai fait l’amour avec Géronimo et avec Anton. Et aussi avec un jeune que tu ne connais pas… J’aime bien Paula, seulement je ne veux pas qu’elle essaie de devenir maîtresse du nouveau village. Enfin, pas avant longtemps. Un jour peut-être, elle sera mûre pour ça. Dans dix ans, ou vingt ans. En attendant, ça m’est égal que tu couches avec elle. La seule loyauté que je te demande, c’est de ne pas l’aider à me supplanter.

— Oui, je pense que je te dois bien ça. Mais Maria ?

— Maria a été très bien. Mais je vais reprendre ma place. Enfin, si nous réussissons à trouver les stocks… et si nous revenons. Ce sera un peu grâce à toi. Je ne l’oublierai pas, Juo. Quand tu partiras…

— Quand je partirai ?

— Je sais que tu nous quitteras. Tu iras rejoindre les tiens. Où tu te feras loup solitaire. Ou tu t’allieras aux Nomades. Ou je ne sais quoi… Sur la Terre de la Présence, un homme ne peut pas devenir chef de village. Tu te sentirais vite à l’étroit parmi nous. Si Haroun a dit vrai, tu es un Eveillé. Un jour ou l’autre, tu voudras te conduire en Maître. Comme Reno Haban !

— Reno Haban était un Eveillé ?

— Depuis qu’Haroun nous a parlé, je le crois. Tu partiras comme lui.

— Je pense parfois que je retournerai au Sanctuaire de Max Kredi.

— Pour y vivre mille ans ?

— Selon la prédiction du vieux ? C’est long, mille ans ! Je ne me sens pas capable d’une telle longévité. Et si je voulais rester avec toi au village, tu me chasserais ?

— Non. Mais tu devrais te plier à nos règles de vie.

— C’est ce que je ferai peut-être.

Elle reprit la main de Juo.

— Les guetteurs ne peuvent plus nous voir.

Elle tendit sa bouche.

— Ne pensons plus à l’avenir.

Juo posa son sac et son fusil pour embrasser Ushaïa, longuement… Outre leurs armes, ils emportaient quatre jours de vivres, douze litres d’eau, deux lampes, deux rouleaux de cordelette, des crochets, des grappins, une barre de métal et quelques outils… Quelles difficultés allaient-ils rencontrer ? La descente dans le puits, d’abord. Et après ? Après, on verrait. Les dangers, ils préféraient ne pas y penser.

Ushaïa n’avait prévenu que son père et Naha.

Naha savait déjà. Chaque jour, l’un d’eux, Paul ou l’enfant, viendrait au puits guetter le retour des voyageurs. Mais Naha avait dit :

— Quand tu rentreras, je le saurai, Shaïa chérie. Je t’aiderai à remonter, si tu ne peux pas toute seule. Ou alors, peut-être, tu reviendras d’un autre côté, naha, na-ha !

Le brouillard couvrait maintenant la plaine brûlée. Un gros rouleau blanchâtre coiffait les collines et étouffait tous les accidents du relief. Juo et Ushaïa s’aperçurent qu’ils avaient dépassé l’entrée de la faille au fond de laquelle se trouvait le mystérieux puits. Ils revinrent sur leurs pas en hésitant. La visibilité était très faible et Juo ne connaissait pas très bien les lieux. Ushaïa elle-même semblait déroutée.

— Ecoute, dit-elle. Il y a longtemps que je ne suis pas venue ici. Le brouillard change complètement le paysage. Mais je ne reconnais rien : c’est quand même extraordinaire !

Ils se remirent à tourner en rond, au creux de la nappe aveuglante, attentifs à ne pas s’éloigner l’un de l’autre.

— Je ne me retrouve pas non plus, avoua Juo. Je n’ai pas assez bien regardé, l’autre jour.

Ils se rejoignirent, un peu démoralisés par ce contretemps. Ils avaient prévu toutes sortes de difficultés à l’étape suivante. Mais ils n’imaginaient pas qu’ils seraient incapables de retrouver la faille et le puits.

— C’est trop absurde ! dit Ushaïa.

Juo lança une exclamation.

— J’ai cru voir… Non !

Il avait cru apercevoir dans la brume cotonneuse un papillon géant pareil à ceux que Naha poursuivait en jouant quand il l’avait rejointe à cet endroit… ou non loin de là. Pourquoi la Dormeuse rouge ou l’ordinateur G.E.C.O., ou n’importe quel meneur de jeu secret, ne lui auraient-ils pas envoyé un papillon pour le guider ? Un papillon ou n’importe quoi de ce genre ? Mais ce n’était qu’une illusion, un vague phosphène jeté contre sa rétine par la blancheur déchirante du brouillard.

Ils avaient l’impression d’errer dans une prison aux murailles infinies et visqueuses. Ils butaient contre de gros rochers sombres, contre les troncs raboteux des pins, les feuillages mouillés, les buissons traîtreusement hérissés. Ushaïa haletait. Elle se mit à tousser. Juo lui demanda si elle avait froid.

— Oh ! écoute, dit-elle, je traîne une bronchite depuis notre voyage en chariot avec les Nomades. Je finirai par en mourir. Pas avant longtemps, j’espère.

— Tu as essayé de te soigner ?

— Il n’y a plus de vrais médicaments !

— Je croyais que Maria en avait encore quelques-uns ?

— Oh ! Maria…

La jeune femme prit le bras de son compagnon.

— J’ai peur !

— Peur de mourir ?

— Imbécile !

Juo scruta le brouillard avec intensité et frissonna.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Naha m’a souvent décrit des endroits imaginaires. Maintenant, je suis sûre que la faille et le puits n’existent pas !

— Mais je les ai vus. Je suis entré dans la seconde faille. J’ai regardé au fond du puits…

— Montre-les-moi !

— Cherchons encore.

Elle se jeta soudain contre lui en gémissant.

— Tu ne comprends pas ? Tout est changé. Ces choses qu’on distingue autour de nous, ces rochers qu’on touche, ces arbres, ici, là… rien de tout cela ne doit exister. Nous sommes perdus dans je ne sais quoi !

— Egarés seulement, dit Juo.

Il essuya ses cils mouillés et son front gelé. Sur son visage, la sueur se mêlait aux gouttelettes piquantes du brouillard. Un liquide visqueux dégoulinait dans son cou, sur sa poitrine et ses épaules.

Il regarda désespérément autour de lui, mais ne put saisir aucun repère identifiable.

— Voici ce que je pense, dit-il. Haroun s’est trompé. Loin d’être déglingué comme il nous l’a raconté, le système de contrôle planétaire des Maîtres fonctionne toujours parfaitement. Et G.E.C.O. est encore capable de manipuler la réalité, ou du moins les apparences. Il y a déjà eu le mirage des chiens… En somme, c’est un message, et il est plutôt rassurant.

— Un message pour nous ?

— Peut-être. Pour… Oui, pour nous.

— Et maintenant, c’est une épreuve que G.E.C.O. nous envoie ?

Juo éclata de rire.

— Non, ce n’est pas le genre de ces machines ! Plutôt une sorte d’initiation. Il faut sans doute que nous apprenions à accepter des choses qui nous paraissent fantastiques, que nous nous préparions à en découvrir d’autres, plus fantastiques encore. Voilà : ça doit être une sorte de préparation.

— Mais qu’allons-nous faire ?

Juo hésita.

— Je ne vois qu’une solution : le programme.

Il s’efforça encore de distinguer les détails du paysage embrumé. Mais en vain. C’était une mer grise, un peu houleuse, sur laquelle se dressaient des dizaines de récifs indistincts, badigeonnés de brume laiteuse.

— On va dérouler une corde, dit-il. Je prendrai un bout. Tu tiendras l’autre pour ne pas me perdre. Tu me suivras de loin. Je vais courir le plus vite que je pourrai. Tu comprends ?

— Non !

— Le pays n’est peut-être pas exactement tel que nous le voyons. En tout cas, il est très accidenté. Je risque donc de me cogner à un arbre, de tomber dans un trou, de m’assommer contre un rocher ou qui sait quoi encore. Je peux me blesser gravement, me tuer même. Donc, le programme doit se déclencher pour m’empêcher de prendre ces risques. Non ?

— Je ne sais pas, dit Ushaïa. Je n’ai pas confiance.

— Attends ! dit Juo.

Les symptômes connus se manifestaient déjà : accélération du rythme, amélioration de la vision, léger bourdonnement dans la tête…

— Je crois que tout ce cirque ne sera pas nécessaire. Le programme est là ! Prends quand même la corde. Je vais essayer d’explorer les environs très vite, en tournant autour de toi. Tu es prête ?

Quelques minutes plus tard, c’était l’échec. Juo s’en tirait sans fêlure ni entorse, avec seulement quelques déchirures aux bras et aux mains, une bosse au front et un accroc à sa veste. Mais il n’avait pas retrouvé la faille. Ni le paysage qui – dans ses souvenirs – entourait le puits. Le puits existait-il ? Peut-être ; mais il n’était pas là. En fin de matinée, le brouillard se dissipa.

Ushaïa put s’orienter. Le paysage était le sien : pas celui que Juo avait vu – ou cru voir – lors de son expédition à la poursuite de la Dame rouge.

Il s’obstina.

— Cherchons encore !

— Tu as rêvé, dit Ushaïa. Naha a rêvé, comme d’habitude, et elle t’a entraîné dans son rêve.

— Donne-moi encore une chance. Je crois reconnaître quelque chose, là, au nord-ouest. Cette espèce de rocher blanc, avec un bouquet de pins au-dessus. Tu vois ?

— C’est beaucoup trop loin. Vous n’avez pas pu aller jusque-là, Naha et toi, l’autre jour.

— Essayons.

— Essayons, dit Ushaïa. De toute façon, je ne veux pas rentrer au village avant ce soir.

…Et ils rentrèrent le soir, au crépuscule, furtivement, plus harassés que s’ils avaient exploré pendant une semaine le réseau des tubes de stocks. Naha les attendait en chantonnant : «Na-ha ! Na-ha ! » Ushaïa l’empoigna par le bras avec une certaine brutalité.

— Cette histoire de Dormeuse rouge et de puits caché, tu l’as inventée, méchante fille !

La petite infirme geignit sans arrêter tout à fait sa chanson.

— Je l’ai inventée, na-ha ! na-ha ! Je ne me souviens plus. Tu crois ? Oh ! ce n’est pas moi : c’est la Dormeuse rouge !

— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Juo.

— C’est la Dormeuse rouge qui a inventé cette histoire de puits pour se moquer de moi !

— Tais-toi ! dit Ushaïa. Ça n’a aucun sens.

Cette nuit-là, Juo dormit seul. Les suivantes aussi. Paula ne lui pardonnait pas d’être parti avec Ushaïa pour une expédition dont le secret fut bientôt trahi. Et Ushaïa ne lui pardonnait pas d’avoir perdu la face, l’histoire s’étant ébruitée dans tous ses détails.

Vingt-quatre heures plus tard, il n’avait plus d’amis. Et il ne trouvait plus de place dans aucune équipe de travail du nouveau village. Il aurait pu partir à la chasse en solitaire, mais il était très éprouvé et il n’avait plus le courage de quitter sa tanière. Sa tanière qu’on ne lui disputait pas encore : ça viendrait sans doute bientôt.

Il savait que les survivants d’Acharac allaient se mettre insensiblement à réfléchir à son cas ; bientôt, il serait suspect. Après, sa situation deviendrait vite précaire… Mais il aurait déjà pris la piste. A moins que…

De toute façon, il n’attendrait pas l’hiver pour s’en aller. Mais il ne renonçait pas à retrouver le fameux puits au fond de la faille disparue.

Il y eut deux journées de pluie, pendant lesquelles il se terra. C’était, après plus de deux mois d’errance, un vrai repos : enfin. Les livres lui manquaient. Mille choses irremplaçables qui existaient à Géonord lui manquaient affreusement. Son moral était bas. Il n’avait plus la force de croire à l’avenir.

Cette solitude cernée d’hostilité devint très vite insupportable. Dès qu’un pâle rayon filtra sur un pâteux après-midi de décembre, il repartit vers l’ouest. Il avançait avec une telle concentration qu’il avait l’air d’un somnambule. Seuls les rats, les lapins, les corbeaux et d’autres menues bestioles assistaient à son équipée. On disait que les loups étaient arrivés ; cependant, ils ne se montraient pas.

Le ciel se couvrit de nouveau et quelques flocons de neige se mirent à voleter. Pas de faille ni de puits, naturellement. Et la nuit approchait. Juo s’assit sur une pierre plate et fit l’inventaire de son sac.

Ses biens se réduisaient à presque rien. Enfin, non : une longue carabine et cinquante-cinq cartouches, une lampe avec une pile de rechange, un couteau avec une lame très affûtée qui servait de rasoir, deux rouleaux d’étoffe dans lesquels on pouvait tailler des sous-vêtements, quelques épingles, une longue lanière de cuir, une gourde, un briquet avec une fiole d’alcool presque pleine… Ce n’était pas rien !

Les provisions manquaient cruellement. Il n’avait que deux petites briquettes de miel et une mince tranche de galette, couverte d’une couche, plus mince encore, de pâté de lapin.

De toute façon, s’il rentrait au village pour y passer la nuit, il repartirait le lendemain. Définitivement. Il n’oserait pas demander de la nourriture à emporter. Alors… à quoi bon rentrer ? D’autant qu’à la nuit tombée, les remparts du quartier d’habitation étaient fermés. Il serait obligé de solliciter d’un guetteur méprisant la permission de regagner son repaire. Un repaire qu’il occupait sans droit, du moins aux yeux des survivants…

Non, le peu qu’il avait laissé dans son coin, près de la paillasse qu’il avait partagée, certains soirs glorieux, avec Paula ou Ushaïa, ne valait pas ce difficile retour.

Il décida de ne pas rentrer. Il éviterait en outre ce qu’il appréhendait par-dessus tout : des adieux à sens unique au petit matin.

Maintenant, il lui fallait s’orienter et commencer à marcher en cherchant un abri. Un abri pour la nuit ou quelque chose qui en tienne lieu. Ou peut-être marcherait-il jusqu’à l’aube, si la neige ne tombait pas trop dru et s’il pouvait se guider sur les étoiles.

Pour la direction, il n’hésitait pas : plein ouest. Vers la maison forte de Térive d’Allac. La maison du pont de pierre… Lorsqu’ils se trouvaient là-bas, après la disparition du vieux Max Kredi, Ushaïa avait pris divers repères et affirmé que son village était situé à l’est.

Et maintenant, Juo ne pouvait imaginer une autre destination.

Le Sanctuaire du vieux serait-il encore vide de tout occupant, en dehors des rats et des araignées ? Les Nomades n’auraient-ils pas achevé sa destruction, par le fer et par le feu ? Cette dernière hypothèse semblait peu probable. La vieille forteresse, enrobée dans son cocon de fourrés denses, de marécages et d’éboulis ne devait pas être facile à brûler.

Et si quelqu’un était venu s’installer dans la demeure séculaire de Max Kredi, Juo qui s’estimait légitime héritier du vieux était prêt à se battre pour qu’on lui fasse une place. Se battre, oui. Ce n’était pas son genre, mais il ferait une exception. Avec l’aide du programme, si nécessaire. Et le programme l’aiderait aussi à parcourir rapidement la distance inconnue qui le séparait du Sanctuaire. Il l’aiderait à affronter les dangers de la route, encore aggravés par l’hiver, le froid, peut-être la neige et sûrement la solitude.

Des dangers dont un au moins lui était encore inconnu : les loups. Ils étaient arrivés, maintenant. On le disait au village. Ils ne risquaient pas d’obéir à ses injonctions mentales, comme les chiens géants. Et il ne possédait pas de fusil thermique pour les griller en masse. Pas de fusil thermique, non plus, pour se frayer un passage dans les taillis hyperdenses qui défendaient la maison forte. Mais Ushaïa et lui avaient découvert une entrée plus commode : une sorte de tunnel dans les ruines.

Le Sanctuaire ? Ni sa compagne ni lui-même n’avaient cru tout d’abord l’histoire que Max Kredi leur avait racontée avant de s’enfuir. Or, ils avaient tort d’être aussi sceptiques. Le récit du vieux concordait pour une bonne part avec les révélations du chef Haroun. Max Kredi avait le programme. Même s’il était à demi fou, vieux de cent cinquante ans et solitaire comme un chien malade, c’était sans doute un Eveillé surgi sans mémoire d’une caverne d’hibernation. « Comme Haroun, comme Naha… et comme moi ! » pensa Juo. Mais il n’y croyait toujours qu’à moitié.

En tout cas, la maison forte de Térive d’Allac pouvait bien être réellement un Sanctuaire des Maîtres. Et elle méritait d’être revisitée selon ce point de vue.

Juo frissonna. Il releva le col de son paletot fourré, écouta un bruit lointain qui ressemblait à un hurlement de loup ; mais ce n’était peut-être que le vent dans une faille. Bien réelle, celle-là !

La neige continuait de tomber, en grains de glace minuscules et secs que le vent du nord lui jetait sur la joue droite. En avant ! Qu’est-ce que tu attends donc ?

Ah ! il n’irait pas loin cette nuit. Une montagne de charbon mouillé recouvrait la Grande Ourse et l’étoile polaire avait disparu dans un morne océan de noirceur trouble.

Il lui fallait chercher un abri en toute hâte.

Il caressa la petite fiole d’alcool glissée dans une pochette sur le côté de son sac. Non, trop précieux pour le briquet. En avant !

— En avant ! dit-il à haute voix, avec un rire de dérision.

Et il ne se décidait pas à partir.

Le voyage serait long et difficile. Une plongée vers un destin angoissant. Il n’avait presque aucune expérience du froid. Géonord était une base climatisée. Au cours des missions hivernales, il portait toujours, comme tous les Surveillants, une combinaison thermostatique. Il n’avait connu une température inférieure à 0 degré que très brièvement, lors des épreuves d’endurance. Comment supporterait-il la neige et le gel ? Bien sûr, le programme lui permettrait de résister…

Cependant, Acharac était derrière lui, à moins de deux heures de marche. Acharac ou ce qu’il en restait : quelques débris rassemblés au milieu des ruines encore chaudes. Tout de même un nid accueillant. Par comparaison, Térive d’Allac était le val d’enfer.

Si Juo rentrait au village le lendemain matin, humble et repenti, suppliait Maria, Ushaïa, Paul, Géronimo et les autres de le reprendre avec eux, peut-être l’accepterait-on, sinon pour toujours, du moins pour quelques mois, jusqu’à la fin de l’hiver. Au printemps, il chercherait une colline et s’y installerait. Pas trop loin d’Acharac, pour que Paula et Ushaïa puissent lui rendre visite de temps en temps, quand elles lui auraient pardonné son échec.

Ah ! c’était cela le pire : avoir tant rêvé aux vertes collines de la Terre depuis les îles marines et les plates-formes de Surveillance et choisir comme refuge ultime un trou à rats et à serpents, poisseux et glauque !

Mais il ne retournerait pas à Acharac. C’était un autre rêve, non moins fou.

Il respira profondément, releva un peu plus son col et se mit en marche. Vers l’ouest. Vers le trou à serpents.